Censurer pour enseigner? Ani Chakhalyan

Crédit photo: Vincent Cianci Poirier, Le géant, 2023

Dans sa plus célèbre allégorie, Platon nous présente des prisonniers enfin libérés de la caverne de l’ignorance pour contempler la vérité. Ces « éveillés » retournent ensuite au fond de la caverne pour tenter de sortir les autres du sommeil de l’ignorance. Socrate le premier « woke »?

Au Québec, on désigne habituellement comme « woke » quelqu’un « dont le militantisme s’inscrit dans une idéologie de gauche radicale, qui est structurée en fonction de questions identitaires (liées à la race, mais aussi au genre, à l’orientation sexuelle, etc.).[1] » Ainsi, le « wokisme » met de l’avant une plus grande justice sociale et la reconnaissance de certaines conditions particulières injustes que vivent certains groupes marginalisés, notamment, les femmes, les personnes racisées et les personnes LGBTQ+.

L’avenir est-il « woke » ? Comme l’éducation est la clef du développement des sociétés futures, nous prendrons ici l’angle de l’éducation pour répondre à cette question. L’éducation permet de réduire les inégalités et elle représente le socle des sociétés éclairées et tolérantes : l’éducation forge l’avenir de l’humanité. L’éducation doit-elle être « woke »? Peut-on utiliser l’éducation « comme un instrument constructif de l’amélioration de la société »[2] en assumant l’intention d’assurer un développement plus juste et égalitaire des générations futures? En effet, puisque la culture « woke » cherche à enrayer les injustices, la présence de celle-ci dans le cadre scolaire apparaît a priori bénéfique.

« Wokisme » et identité

C’est la thèse de bell hooks, qui sans se qualifier de « woke », défend des idées liées aux études culturelles et aux théories critiques de la race que l’on associe généralement au « wokisme ». Pour cette intellectuelle afro-américaine, il est primordial de laisser s’exprimer les différentes identités particulières en classe afin de les reconnaître et de redonner du pouvoir aux individus vivant des injustices.

En effet, hooks croit que le recours à l’expérience devrait avoir sa place au sein de la société, car il permet aux personnes qui vivent des injustices de les dénoncer et de participer activement aux rétablissements de celles-ci. Plus spécifiquement, dans le cadre scolaire, la reconnaissance des particularités identitaires peut être très avantageuse, car en utilisant les connaissances expérientielles des étudiants, on peut améliorer l’apprentissage de toute la communauté. Effectivement, accueillir les expériences subjectives des étudiants permet de combiner l’analytique et l’expérientiel, ce qui mène à un « moyen plus riche de savoir »[3]. De plus, « […] lorsque les enseignant.es affirment l’importance de l’expérience, les étudiant.es ressentent moins le besoin de marteler que c’est une façon privilégiée de savoir »[4]. Plus on essaye de rejeter la connaissance expérientielle des jeunes, plus ils voudront se révolter et utiliser cette dernière d’une façon erronée. Alors, il est mieux d’accueillir l’expérience au sein de la classe pour désamorcer des situations tendues.

D’ailleurs, il est très important de ne pas entièrement nier la subjectivité au nom d’une prétendue universalité, car ceci ne ferait qu’augmenter l’ampleur de la discrimination que vivent les groupes marginalisés.  En effet, il semble que les demandes de reconnaissance des identités particulières deviennent problématiques seulement lorsque les minorités en font usage. En revanche, quand les structures institutionnalisées dans lesquelles on opère encouragent des postulats identitaires qui profitent à la majorité, les connaissances expérientielles ne sont soudainement plus dénigrées ou critiquées. En d’autres mots, les élites ne se rendent pas toujours compte qu’ils recourent eux-mêmes au particularisme, car les systèmes de domination déjà en place accordent, par défaut, une plus grande importance à leurs expériences considérées comme étant l’universel. Donc, rejeter complètement la place des identités particulières à l’école invisibiliserait les étudiants issus de groupes marginaux et renforcerait les postulats essentialistes qui profitent à la majorité.

Liberté d’expression en péril 

Toutefois, il est important de distinguer les valeurs du mouvement « woke » avec les méthodes employées parfois extrêmes pour les promouvoir. Paradoxalement, en voulant enrayer des injustices, le mouvement « woke » pourrait en causer davantage. En effet, le « wokisme » dans sa version extrême utilise la censure et le bannissement social pour condamner des propos offensants. Un exemple évident de cet avènement du « wokisme » en éducation serait l’épuration littéraire qui a eu lieu dans les bibliothèques du Conseil scolaire catholique Providence en 2019. Ce conseil, qui regroupe plus de 30 écoles dans le sud-ouest de l’Ontario, a brûlé près de 5000 livres d’enfants sous prétexte que ceux-ci perpétuaient des stéréotypes blessants et inappropriés à propos des personnes autochtones[5].

La valorisation de l’expérience subjective et la prise en compte des injustices particulières comme celles qu’ont vécues plusieurs personnes autochtones est certes un côté positif du « wokisme » comme il est question de rétablir des injustices et de mieux renseigner les jeunes sur les enjeux sociaux actuels. D’autre part, si la culture « woke » se manifeste par des autodafés, de la censure et de la condamnation sociale l’avenir est moins reluisant. Effectivement, en réponse à ce que les activistes wokes considèrent comme des offenses impardonnables, les méthodes qu’ils emploient heurtent la liberté d’expression de plein fouet. Or, comme l’affirme John Stuart Mill, il est difficile de mettre une limite claire sur le droit à ne pas être offensé : « […] on ne peut soutenir qu’il suffit de ne pas offenser ceux dont l’opinion est attaquée, car l’expérience le prouve : ils se sentiront offensés toutes les fois que l’attaque sera vigoureuse, et ils accuseront de manquer de modération tout adversaire qui les mettra dans l’embarras ».[6] La censure n’est donc pas une solution d’avenir considérant l’importance de la liberté d’expression et du choc des idées pour la recherche de la vérité.

Quoique hooks souligne l’importance des connaissances expérientielles, elle reconnaît aussi les dangers de l’expérience subjective. Cette dernière pourrait être utilisée à des fins d’exclusion ou de domination. En effet, si nous accordons une place trop importante à l’expérience, on pourrait croire que celle-ci nous confère une certaine autorité. Par conséquent, puisque nos expériences nous procurent une autorité, on aurait le droit de faire taire les autres et de les réduire au silence. Par exemple, un homme blanc n’aurait pas le droit de s’exprimer sur des enjeux concernant les personnes racisées, car il n’a jamais vécu leur réalité et risquerait de les offenser en exposant son point de vue. Évidemment, ce principe a de graves répercussions sur la liberté d’expression. La liberté d’expression inclut la possibilité de blesser les autres. Il est donc pratiquement impossible de fixer des limites claires concernant le droit à ne pas être offensé dans un établissement scolaire démocratique. Oui, nous devrions être sensibles face aux revendications des personnes qui se sentent blessées, mais ces personnes doivent aussi reconnaitre qu’elles ne peuvent pas imposer des restrictions pour préserver leur supposé droit à ne pas être offensées.

Crédit photo: Gabriel Jean, Nature artificielle, 2023

Perte d’autonomie

Si les écoles adoptent une posture « woke » dans leur enseignement, cela risque de nuire au développement de l’autonomie des futurs citoyens. En effet, pour qu’un individu puisse prendre position sur un sujet, il doit avoir été exposé à plusieurs points de vue différents.  Pour qu’une personne puisse réellement affirmer qu’elle a fait un choix autonome, elle doit avoir choisi son opinion parmi une multitude d’autres. Comment peut-elle affirmer être autonome si l’opinion qu’elle régurgite est la seule qui lui a été enseignée en classe?

Le rôle de l’école n’est pas « d’enseigner des opinions comme des vérités »[7]. En effet, si le système éducatif souhaite développer l’esprit critique et l’autonomie des citoyens, il doit dispenser les savoirs élémentaires, et ce, sans dicter de supposées vérités absolues sur le plan moral et politique. En revanche, le discours « woke » est extrêmement binaire et il établit une forme d’orthodoxie ressemblant à des dogmes religieux. Donc, l’intégration de cette idéologie au sein d’une classe s’apparenterait drôlement à l’endoctrinement.

Ainsi, si nous voulons réfléchir à la place du « wokisme » en éducation, nous devons nous questionner sur la place de l’endoctrinement en éducation. Comme Condorcet, je crois que l’endoctrinement est l’antithèse même de l’éducation : « [l’instruction] ne doit pas avoir pour objet de propager telles ou telles opinions, d’enraciner dans les esprits des principes utiles à certaines vues, mais d’instruire les hommes des faits qu’il leur importe de connaître, de mettre sous leurs yeux les discussions qui intéressent leurs droits ou leur bonheur, et de leur offrir les secours nécessaires pour qu’ils puissent se décider par eux-mêmes »[8]. En somme, l’éducation doit fournir les outils nécessaires pour développer l’esprit critique des citoyens. Ainsi, je crois que les initiatives « woke » de bannissement et de censure ne devraient pas être encouragées, car ces dernières ne poussent pas les élèves à exercer leur jugement critique. En brûlant des livres, l’école envoie un message clair et net de la « bonne » et de la « mauvaise » opinion. Elle affirme clairement « où réside la vérité [et] où se trouve l’erreur »[9] : littéralement le contraire de ce que Condorcet prône en éducation. En faisant un autodafé, le Conseil scolaire catholique Providence a communiqué le message suivant : ces livres dépeignant des stéréotypes dépassés se situent dans l’erreur et nous, en les condamnant, nous nous situons dans la vérité.

D’autant plus qu’il ne faut pas oublier que l’éducation est censée nous heurter. Évidemment, ce n’est pas facile de se remettre en question perpétuellement, mais c’est ce qui permet de réellement développer notre esprit critique. Il est clair qu’en adoptant la censure en enseignement on ne permet pas aux enfants d’être confrontés avec la réalité et de développer leur esprit critique. En condamnant au silence les réalités qui ne nous plaisent pas, on s’enferme dans une bulle d’opinions agréables et homogènes où la discussion et le débat ne sont pas les bienvenus. Bref, si nous souhaitons que l’avenir soit « woke » pour rétablir les injustices faites à certaines minorités, nous jugeons que le but de l’éducation est de cultiver l’esprit démocratique d’une société et de former des citoyens critiques. Il faudrait plutôt, comme le suggèrent Mill et hooks, que le « wokisme » apprenne à mieux discuter. Pour ce faire, il faudrait implanter ce que Mill, inspiré par Socrate, appelle l’éthique de la discussion dans le cadre scolaire. En d’autres mots, au lieu de transformer l’école en un « safe space » où l’on ne s’exprime pas par peur d’offenser les autres, il faudrait plutôt en faire un espace démocratique où le dialogue est au rendez-vous : « Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique. »[10].

Bibliographie 

BARRY, Amadou Sadjo. « La liberté universitaire à l’épreuve de la diversité »dans Policy Options, 9 mars 2021, [https://policyoptions.irpp.org/magazines/march-2021/la-liberte-universitaire-a-lepreuve-de-la-diversite/], (page consultée le 20 mai).

CONDORCET. Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, 380 p.  

DEWEY, John. Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin Éditeur, 2011, 516 p.   

GERBERT, Thomas. « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux Autochtones, dont Tintin et Astérix » dans Radio Canada, 7 septembre 2021, [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817537/livres-autochtones-bibliotheques-ecoles-tintin-asterix-ontario-canada], (page consultée le 13 mars 2022).

HOOKS, bell. Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté, Paris, Éditions Syllepse, 2019, 192 p.

MARTIN, Gabriel. « Le sens québécois du mot “woke” », dans Le Devoir, 23 septembre 2021, [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/634599/idees-le-sens-quebecois-du-mot-woke], (page consultée le 23 mai).

MILL, John Stuart. De la liberté, Anjou,Les Éditions CEC, 2013, 189 p.


[1] Gabriel MARTIN, « Le sens québécois du mot “woke” », dans Le Devoir, 23 septembre 2021, [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/634599/idees-le-sens-quebecois-du-mot-woke], (page consultée le 23 mai).

[2] DEWEY, John. Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Paris, Armand Colin Éditeur, 2011, p. 161.

[3] bell HOOKS, Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté, Paris, Éditions Syllepse, 2019, p. 86

[4] Ibid. p. 85

[5] Thomas GERBERT, « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux Autochtones, dont Tintin et Astérix » dans Radio Canada, 7 septembre 2021, [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817537/livres-autochtones-bibliotheques-ecoles-tintin-asterix-ontario-canada], (page consultée le 13 mars 2022).  

[6] John Stuart MILL, De la liberté, Anjou,Les Éditions CEC, 2013, p. 122.  

[7] CONDORCET. Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, p. 37

[8] Ibid., p. 43.

[9] Ibid., p. 37.

[10] bell HOOKS, Apprendre à transgresser : L’éducation comme pratique de la liberté, Paris, Éditions Syllepse, 2019, p. 42

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