Le corpus littéraire au secondaire : fondement d’une « Communauté imaginée » de lecteurs au Québec, Laurence Isabelle

DSC_6439_Emma Maerten Georges de la Tour

Une oeuvre d’Emma Maerten (inspirée par Georges de la Tour)

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« Au Québec, un élève peut entrer à l’université sans jamais avoir lu une œuvre de Michel Tremblay »

 Ce constat, partagé par la professeure de didactique Marie-Christine Beaudry dans le cadre du débat sur l’adoption d’une liste d’œuvres littéraires québécoises obligatoires au secondaire, fut hautement médiatisé en 2010. Dans cette lignée, une panoplie d’auteurs et d’enseignants défendaient l’adoption de ce corpus dans l’optique de réaffirmer que le but premier de l’enseignement de la littérature est la transmission d’une « culture commune » tout en ajoutant qu’« il n’y a pas qu’en histoire et dans les cours d’éthique et de culture religieuse qu’on se bâtit une identité commune[1] ». Ainsi, le corpus littéraire proposé accordait une place prépondérante aux auteurs québécois dits « classiques » : Émile Nelligan, Anne Hébert, Michel Tremblay et Réjean Ducharme[2] pour n’en nommer que quelques-uns. Rappelons que le terme « classique[3] » est employé ici pour désigner les œuvres littéraires ayant fait l’objet d’une reconnaissance durable depuis plusieurs générations au sein de notre société. En contrepartie, on entendait prioriser les « aptitudes fonctionnelles[4] » des élèves en enseignant « la littérature davantage dans le but de leur faire aimer la lecture et de développer leur compétence[5]» revendiquant ainsi la liberté de l’enseignant en ce qui a trait au choix des auteurs présentés en classe.

Bien, qu’à l’époque, ce débat a su semer la controverse chez les enseignants de littérature, voire la population entière, l’indignation semble s’être rapidement dissipée. Encore aujourd’hui, le constat demeure le même; plusieurs élèves reçoivent leur diplôme d’études secondaires sans avoir été initiés aux œuvres classiques de la littérature québécoise. Malgré la présence notoire de critères socioculturels qui encadrent les choix littéraires des enseignants tels que les exigences relatives aux « rapports égalitaires entre les personnages des deux sexes » et à « une juste représentation des personnages des groupes minoritaires »[6], très peu de balises assurent la présence d’auteurs québécois. En effet, la seule règle écrite qui assure la présence d’œuvres québécoises établit qu’elles doivent constituer la moitié[7] des livres présentées durant l’année.

Or, comme le souligne Olivier Dezutter, vice-doyen à la recherche à l’Université de Sherbrooke, plusieurs enseignants ne se plient pas à cette « loi » et que « personne ne peut rien contre ça [8]» C’est pourquoi j’entends démontrer, envers et contre ce genre d’attitude défaitiste que « oui nous le pouvons » et que seul un corpus littéraire obligatoire le permettrait. Rappelons ici que nos voisins français ont, quant à eux, non seulement une, mais bien quatre listes[9] d’ouvrages dans lesquelles les enseignants de chaque niveau d’enseignement peuvent choisir librement. Ainsi, l’exemple français nous démontre que la liberté de choix des enseignants peut et doit s’exercer de concert avec l’adoption d’un corpus. Il va sans dire que le statu quo actuel se traduit inévitablement par une disparité des œuvres présentées dans les différents établissements québécois, ce qui ne peut que venir aggraver la perte généralisée de repères. Cette absence de référents littéraires communs est symptomatique de la crise de la mémoire et de la fragmentation de l’imaginaire qui fragilisent la conscience identitaire des Québécois. Il m’apparait essentiel de réitérer en ce sens que la littérature de fiction, autant que les travaux des historiens, demeure le socle sur lequel repose notre identité nationale telle que conçue dans Imagined Communities de Benedict Anderson. J’entends ainsi faire valoir que le fait de reléguer la littérature québécoise au second rang dans nos propres institutions d’enseignement n’a pas seulement pour effet de négliger la transmission d’une culture littéraire qui nous fait déjà terriblement défaut, mais vient surtout saper un des fondements de la conscience historique et politique du Québec. Pour ce faire, j’entends mobiliser l’apport théorique de penseurs tels que Benedict Anderson, Martha Nussbaum et John Dewey, afin de mettre à l’épreuve ma position – qui s’apparente in fine à celle de Hannah Arendt –  qui consiste à défendre l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires afin que les œuvres québécoises puissent enfin jouir de la place qui leur revient dans la transmission de l’héritage de culture qui est le nôtre.

 

Esquisse de la « crise littéraire » au Québec 

De prime abord, il importe de rappeler que la problématique liée au choix des œuvres littéraires présentées dans nos écoles n’a vu le jour au Québec qu’à la suite de la commission Parent entre 1963 et 1966[10]. Avant cette période charnière, les enseignants ne disposaient pas d’une liberté aussi notoire quant au choix des œuvres présentées en classe. La contrainte, en grand partie tributaire du respect des traditions et de l’Église dans les institutions, s’est vue progressivement substituée par le mouvement de sécularisation et d’étatisation de ces dernières, se traduisant ainsi par le développement de méthodes d’enseignement diversifiées. Plus encore, à cette époque caractérisée mondialement par un nombre croissant de mouvement de revendications identitaires postcoloniales, l’avènement de moyens de télécommunications globales aura aussi permis l’accès à un répertoire beaucoup plus diversifié en provenance des quatre coins de la planète. C’est dans ce contexte que l’éducation dite « classique » qui assurait pendant longtemps déjà une certaine unité du corpus littéraire où « la culture enseignée était principalement littéraire et classique et la pédagogie reposait sur l’imprégnation et l’imitation des modèles[11] » fut graduellement remplacée par une vision plus progressiste de l’enseignement de la littérature au tournant des années 1970. Cinquante ans plus tard, il n’est pas inutile de rappeler que ce changement de paradigme qui se fait toujours sentir aujourd’hui ne fut pas seulement l’apanage de la société québécoise. Aux États-Unis c’est sous le signe d’une véritable « cultural war » que les écoles conservatrices et progressistes de l’éducation se sont affrontées dans les années 90 afin de statuer sur les enjeux des canons littéraires qui devraient ou non prévaloir au sein des institutions d’enseignement. Dans son ouvrage American Literature & the Culture Wars, Gregory S. Jay nous rappelle que la littérature a toujours pris part à un mouvement plus large visant à transmettre des idéaux sociaux, politiques et moraux aux nouvelles générations d’étudiants[12]. Intentionnellement ou non, la sélection des livres que nous présentons aux étudiants agirait donc comme un miroir de notre société tout en offrant une vision de notre futur. Par-delà les clivages idéologiques qui ont marqué la culture américaine, un corpus littéraire québécois pourrait-il dépasser ces visions antithétiques de l’enseignement de la littérature qu’elles soient conservatrices ou progressistes ? C’est ce que nous tenterons d’examiner dans les paragraphes suivants.

 

Les classiques de la littérature comme « piliers » du monde

L’émergence d’une vision moderne de la pédagogie, nous dit Hannah Arendt, est en grande partie responsable du rejet des œuvres culturelles traditionnelles de la part des institutions. Elle considère d’ailleurs ce rejet comme étant le symbole de la « crise » actuelle, car il mettrait en péril la stabilité du monde dans lequel nous vivons. Il va sans dire qu’aux yeux de Arendt les œuvres d’art, ces « objets qui ne sont pas consommés, mais utilisés et habités », sont ce qui permet d’assurer sa « durabilité » et sa « permanence ». [13] Or, dans une perspective comme celle d’Arendt, cette volonté d’assurer la permanence et la stabilité du monde est une condition de possibilité pour que la nouveauté puisse venir au monde, pour que la « natalité[14] » soit possible, concept qui s’apparente comme nous le verrons plus loin avec la notion de progrès tel que Dewey la définit. Arendt réitère en effet que pour avoir droit à une réelle liberté d’agir dans le monde, nos actions doivent pouvoir s’inscrire au sein d’un espace commun qui est à même de perdurer dans le temps., Elle considère qu’au même titre que toutes les autres formes d’art, les œuvres littéraires sont constitutives d’un monde qui est le produit de l’activité humaine[15]– en assurant sa continuité. Ainsi, en plus de faire le pont entre les différentes générations, la stabilité du monde de la culture est ce qui permet de tracer les repères qui jalonnent l’histoire de l’humanité. L’éducation doit donc conserver les œuvres classiques du passé afin d’introduire les jeunes au « monde déjà ancien[16] » afin qu’ils puissent se le réapproprier et innover[17]. C’est pourquoi nous croyons qu’Arendt prônerait le retour au corpus traditionnel où les grands auteurs classiques ont une place assurée.

De surcroît, Arendt appuierait non seulement un corpus qui garantirait la présence de classiques, mais aussi l’unification des différents corpus présentés en vue de favoriser le développement du sens commun chez les jeunes d’une même nation, voire d’une pluralité d’États. Le sens commun[18]  est compris ici comme la capacité qui nous permet de nous adapter à ce « monde unique commun [19]» et y cohabiter harmonieusement. Bien que l’on puisse croire à première vue que ce sens commun se développerait par le partage de valeurs imposées de l’extérieur aux étudiants –par la conception morale du monde transmise par les auteurs retenus dans le corpus par exemple-, cette capacité se manifesterait plutôt par le développement de la faculté de juger. Cette faculté de juger – définie par Kant comme étant cette capacité à rendre notre jugement de goût personnel « universellement communicable [20]» en plus de prendre en considération le regard de l’autre sur le monde – ne fut pas abordée explicitement dans La crise de l’éducation. Néanmoins, si l’on reprend les écrits de Kant sur l’éducation, on comprend que le jugement, plutôt que de « s’apprendre » au sens traditionnel du terme, est une faculté qui se développe par la pratique[21] , ou plutôt par l’habitude, pour reprendre Aristote. Ainsi, la lecture s’avère un moyen non seulement efficace, mais essentiel pour que l’étudiant exerce cette faculté. C’est non seulement en tant que « spectateur » que le lecteur est à même de juger d’un point de vue esthétique de la valeur d’une œuvre, mais c’est en tant « qu’acteur » qu’il participe en imagination au destin des protagonistes du drame. Il est ainsi lui-même soumis aux variations du jugement tantôt moral, tantôt politique qui s’abat sur le destin comique ou tragique des personnages. Arendt voit dans le développement de cette faculté de juger le moyen de remédier à la « crise actuelle [22]», dans la mesure où des individus capables d’un jugement éclairé seraient à même de « de créer de nouveaux critères permettant de changer le monde [23]»

 

La littérature comme fondement de l’imaginaire collectif

Reconnu pour ses écrits sur le nationalisme, Benedict Anderson considère que l’enseignement de littérature se distingue par sa capacité à construire l’idée de nation dans l’imaginaire de l’individu par le bais de la lecture. Dans cette optique, le sociologue établit dans son ouvrage L’imaginaire national que l’idée de nation est « imaginée » par les individus qui y prennent part. Nous nous pencherons donc ici sur le processus qui permet aux œuvres littéraires de contribuer à créer cette « nation imaginée ». Pour Anderson, la lecture d’œuvres littéraires communes forme des « cérémonies de masse [24]» qui unissent les individus – les jeunes en l’occurrence – dans une même communauté de lecteurs. Ainsi, lorsque plusieurs jeunes lisent un même livre, comme l’observait Hegel avec la lecture du journal, ils sont conscients de participer à une même cérémonie[25], à un rituel collectif qui se répète de génération en génération. Cette continuité de la transmission des œuvres littéraires n’est pas sans rappeler la question de la continuité du monde commun chez Arendt. Anderson stipule en effet que la structure narrative du roman est ce qui sert de « case vide » ou d’« espace homogène [26] »  afin de permettre au lecteur ou à l’étudiant de se transporter dans un présent-passé qui donne une signification à son expérience de la temporalité. Mieux, c’est en raison de cette configuration de la temporalité par le biais de l’imaginaire que les classiques de la littérature deviennent les vecteurs d’une conscience historique en phase avec l’univers culturel contemporain, permettant de ce fait à l’élève de se transporter et de s’inscrire lui-même dans la durée du temps historique.

Cette perspective permet de jeter un pont entre le développement du sens commun prôné par Arendt et la formation de l’identité nationale sur la base de l’imaginaire narratif. Comme nous l’avons déjà annoncé, Anderson défend la thèse que la littérature transmet des valeurs propres à une nation particulière. « La fiction s’infiltre paisiblement et continûment dans la réalité, créant cette remarquable confiance de la communauté dans l’anonymat[27]». Ainsi, de manière consciente ou inconsciente, l’œuvre littéraire transmet aux lecteurs, par le biais des actions des personnages, une conception morale du monde qui lui est propre. Le partage de lectures communes permettrait ainsi la construction de références d’ordre moral qui sont selon lui une condition essentielle au vivre-ensemble. Compte tenu de ce qui précède, il nous est permis de conclure que, pour que la théorie d’Anderson s’applique, le corpus devrait être composé d’œuvres québécoises et devrait rester relativement fixe dans le temps afin que plusieurs générations de lecteurs puissent s’identifier à cette même communauté, bien qu’on puisse aussi concevoir qu’il laisserait une place aux œuvres plus actuelles afin que le lecteur puisse plus facilement s’identifier à l’intrigue et aux personnages. Considérant que la littérature porte en elle une certaine fonction sociale, voire politique, en formant la communauté, il nous est permis de croire qu’Anderson favoriserait que l’État soit responsable du choix des œuvres  enseignées dans les écoles. Ainsi, la fonction de ce corpus serait, à son sens, de solidifier les liens entre les individus d’une même nation, ce qui, implicitement, leur permettrait de mener à terme un projet politique commun.

 

L’enseignement de la littérature comme formation du « citoyen du monde[28] »

Bien qu’ à l’origine de la critique d’Arendt, les visions progressistes de l’éducation de Nussbaum et Dewey partagent sa conception des arts comme « la colonne vertébrale[29] » du système d’éducation.  À cet égard, Nussbaum attribue deux rôles fondamentaux à l’enseignement des arts que nous appliquerons ici à l’enseignement de la littérature. D’une part, cet enseignement cultive « les capacités de jeu et d’empathie[30] » des jeunes. Selon elle, c’est par le libre jeu créé par la lecture que le jeune développe son imagination narrative c’est-à-dire, la « capacité d’imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre[31] ». Dès lors, en se mettant dans la peau du protagoniste, le lecteur fait l’expérience de l’altérité [32], comprend les émotions qui traversent les personnages et ainsi peut développer de l’empathie, valeur qui, pour elle, est une des vertus fondamentales à la démocratie. La lecture d’auteurs de nationalités diverses permet ainsi au lecteur de voir la pleine humanité, qu’il ne croiserait que de manière superficielle en temps normal[33].Cette attestation rappelle immanquablement le concept de « communauté de lecteurs » que nous avons établi plus tôt. Or, on remarque que Nussbaum applique ce concept non pas pour réaffirmer le sentiment de nationalisme propre à une nation en particulier, mais en visant plutôt de former une communauté mondiale de lecteurs afin de former de jeunes « citoyens du monde [34]». La reconnaissance de cette fonction sociale de l’éducation rappelle la volonté de Dewey de permettre une « compréhension commune[35] » par l’éducation. C’est pourquoi Nussbaum favoriserait la présence d’œuvres dépeignant des genres et ethnicités diversifiés au sein du corpus afin de favoriser la compréhension interculturelle.

Bien que le premier rôle de l’enseignement de la littérature, celui de développer l’empathie, puisse être « joué par des œuvres éloignées de l’époque[36] » à laquelle le jeune évolue, il n’en va pas de même pour le deuxième. En effet, le deuxième rôle qu’elle attribue à l’enseignement de la littérature, ou des arts en général, est celui de traiter des problèmes sociaux actuels. Ici, la lecture se veut le moyen de développer la « capacité socratique de critiquer les traditions mortes ou inadéquates[37] » du jeune. Ainsi, pour elle, les œuvres lues devraient avoir pour but ultime de stimuler une réflexion, voire une critique, chez l’étudiant afin qu’il puisse se départir des préjugés du passé[38]. En ce sens, les œuvres choisies devraient mettre en lumière « l’étroitesse d’esprit traditionnelle [39] » d’un œil critique. En outre, ce corpus évolutif dans le temps devrait s’actualiser au rythme des stéréotypes et des problèmes sociaux. Ici, l’accent est plutôt mis sur la fonction critique des œuvres littéraires plutôt que sur leur fonction historique. En conférant une fonction critique aux œuvres artistiques  ici littéraires  Nussbaum estime qu’elles développent la créativité et l’imagination de l’étudiant, capacités essentielles à l’innovation. Bien qu’elle puisse sembler une activité passive à première vue, la lecture pourrait ainsi favoriser le progrès de nos sociétés tant par le développement des capacités décrites ci-dessus que par la critique des anciens modèles. Ainsi, les œuvres du corpus devraient être choisies dans le but de développer la capacité chez l’étudiant de transposer les connaissances acquises pendant la lecture aux autres sphères de la vie. Considérant l’égalité comme le fondement de la démocratie, Nussbaum s’oppose à la sélection d’œuvres d’art en fonction de standards traditionnels. Dès lors, on peut croire qu’à l’instar de Dewey, elle favoriserait un mode de sélection démocratique où tous,y compris les enfants,peuvent avoir leur mot à dire quant au choix des œuvres qui composeraient le corpus. La participation citoyenne y prendrait tout son sens.

 

Le corpus littéraire : la voie de la réconciliation ?

Force est de l’admettre, Bourdieu avait raison : « le monde littéraire est un espace conflictuel – un champ de bataille  où différents agents luttent constamment pour acquérir ou préserver un capital symbolique, économique et surtout idéologique[40] ».  Le conservatisme d’Arendt et d’Anderson et le progressisme de Nussbaum à égard de l’enseignement de la littérature nous auront permis de comprendre les enjeux centraux de ce débat. Dès lors, je tenterai de conjecturer comment l’adoption d’un corpus littéraire permettrait d’inclure certains éléments de ces trois visions.

Tous s’entendent : l’enseignement de la littérature permet de transmettre à l’étudiant une vision du monde qui reflète les valeurs et richesses singulières du « monde commun[41] » dans lequel celui-ci évolue. De manière plus concrète, il serait faux de prétendre aujourd’hui que ce « monde commun » se limite au Québec. À une ère où nos moyens de télécommunications permettent dorénavant à l’humanité d’habiter un même présent à l’échelle planétaire, une « compréhension commune[42] » est de mise. Dès lors, je crois qu’il est capital que le corpus reflète la pluralité de cultures qui composent notre monde afin que l’étudiant considère les autres cultures non pas comme des entités éloignées et superficielles, mais bien comme des civilisations aussi complexes et riches que la sienne. Néanmoins, à une ère où la technique mène à la normalisation du monde, les efforts mis pour assurer la préservation des particularités de nos cultures doivent être décuplés. Ainsi, je suis d’avis que c’est, entre autres, par la littérature et les arts qu’il nous est possible de préserver les singularités culturelles propres à la culture québécoise. Il en va donc de la volonté de l’État de préserver la culture québécoise que d’imposer des mesures concrètes comme celles-ci pour y parvenir. Notre corpus littéraire devrait assurer une majorité d’œuvres d’auteurs québécois tout en comportant certaines œuvres qui reflètent les particularités des cultures étrangères ; l’un n’exclut pas l’autre. Dès lors, la fonction sociale que j’accorde à la mise en place de ce corpus prend tout son sens dans un contexte multiethnique comme celui du Québec. Comme Arendt le constate, l’éducation aura permis aux États-Unis de « fondre les groupes ethniques les plus divers en un seul peuple [43]», non pas par une solubilisation complète qui mènerait les individus à se départir de leurs particularités culturelles, mais bien par le développement d’un certain degré de sens commun et le partage de certaines valeurs. Ainsi, je considère que la formation d’une « communauté de lecteurs » par le partage d’œuvres littéraires favoriserait la compréhension commune à la base d’une démocratie saine.

Devrions-nous réellement craindre une forme d’endoctrinement, voire d’intégration, par l’imposition d’œuvres québécoises ? Paul Ricœur répondrait que « nul ne saurait se rendre maître [d’un texte] : pas plus le narrateur lui-même que le scribe, le savant ou le commun des lecteurs. C’est à dire que la liberté d’interprétation ne saurait, inversement, s’exercer contre le texte ni servir à le tordre abusivement dans le sens de nos convictions ou de nos désirs.[44]» Bien que l’auteur transmette sa vision du monde, c’est au lecteur que revient la tâche d’interpréter et de juger de la vision qui lui est proposée. Ainsi l’interprétation du récit demeure ouverte, ce qui permet l’évolution de diverses formes d’interprétation au fil des époques[45]. Dès lors, je crois donc que les œuvres classiques restent tout aussi actuelles et pertinentes à inclure dans ce corpus, cela même si elles ont été publiées il y a déjà plusieurs siècles dans la mesure où elles s’appliquent encore aux débats sociaux actuels. Pensons ici à la lecture de La Bête humaine de Zola, qui peut s’avérer fort pertinente lorsque l’on s’intéresse à la question de la criminalité dans nos sociétés contemporaines.

De surcroît, la présence d’œuvres classiques, particulièrement les classiques québécois, au sein du corpus jouent un rôle non négligeable ; celui d’enseigner et de transmettre l’histoire. Ainsi, je partage la thèse d’Anderson lorsqu’il attribue une fonction historique à la littérature, tout en la renchérissant d’une constatation de Gadamer : « La jeunesse demande des images qui parlent à l’imagination et forment la mémoire[46]». Si l’enseignement de l’histoire du Québec au secondaire parvient à éduquer les nouvelles générations sur les faits et les évènements importants qui composent notre histoire, c’est l’enseignement de la littérature québécoise qui permet de donner vie à ce récit. À titre exemplaire, la lecture des Belles-Sœurs de Michel Tremblay est un moyen percutant de plonger les élèves au cœur de la vie des femmes québécoises des années 1960 ce qui, par le fait même, les aide à comprendre le confinement social vécu par ces dernières à cette époque. Dès lors, contrairement à Nussbaum, je ne crois pas que les œuvres présentes au sein du corpus doivent être écrites dans l’optique de condamner la tradition, mais bien qu’il relève du jugement critique de l’étudiant d’adhérer ou de rejeter ces traditions. Pour ce faire, il serait judicieux que le corpus contienne des œuvres issues de différentes époques, qui exposent des vérités contradictoires sur un même thème afin que l’étudiant puisse envisager le problème de plusieurs angles et prendre position. Cette réflexion critique permettrait ainsi à l’étudiant de se départir des préjugés influencés par son contexte socio-historique et échapper « aux restrictions du groupe social dans lequel il est né[47]». Nous pourrions ainsi considérer que le rôle de ce corpus serait d’« exiler les élèves des coutumes sociales ambiantes[48]». Également, la prépondérance d’œuvres dites classiques au sein de ce corpus permettrait une démocratisation de la culture classique culture classique souvent réservée aux cercles érudits.

Afin que cette démocratisation de la culture s’opère avec succès par la formation d’un corpus, il est impératif que le choix des œuvres ne soit pas uniquement entre les mains d’une minorité d’élites, mais bien un processus démocratique qui mobilise une majorité d’experts dans le domaine. Il nous serait permis d’envisager ici la formation d’une commission rassemblant divers acteurs du milieu de l’éducation (professeurs, bibliothécaires), acteur de la scène artistique québécoise (auteurs, artistes, directeurs de musées), étudiants universitaires de domaines connexes (littérature, arts, philosophie, histoire, sociologie, psychologie) en plus de quelques acteurs politiques québécois (membres du Ministère de l’Éducation et Ministère de la Culture et des Communications). Afin d’assurer un juste choix des œuvres étrangères, l’étude exhaustive des corpus étrangers et la rencontre d’auteurs représentant ces divers groupes culturels serait judicieuse. Bien que je considère que chaque acteur énuméré ici soit à même de faire un choix éclairé, je juge aussi qu’il serait pertinent que l’opinion des étudiants soit prise en compte au sein de cette commission afin que ce projet rejoigne la participation et la responsabilité de tous ceux concernés.

Bien que, pour plusieurs, ce problème puisse sembler superficiel à première vue, la question de l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires soulève des enjeux centraux quant à notre conception du rôle de la littérature au sein de notre système d’éducation. Il en va de notre volonté d’offrir une vision cohérente de notre futur à la jeunesse québécoise que de se positionner sur ce corpus. Un consensus est-il possible ? Au lecteur de décider. Certes, bien que nous ayons tenté de réconcilier certaines d’entre elles, il nous est permis de conclure que plusieurs tensions demeurent entières entre les visions des différents auteurs présentés face à cet éventuel corpus. Chose certaine, tous considèrent que la littérature porte en elle une fonction vitale : celle de donner la capacité aux jeunes de voir le monde d’un œil critique et d’aspirer à changer ce qu’ils jugent imparfait ensemble grâce au développement d’une compréhension commune. Si notre présent est commun, il n’en va pas de même de la pluralité de nos histoires ; ainsi, c’est dans les livres que ces histoires se doivent d’être racontées afin de favoriser la compréhension à la fois de notre passé en tant que nation, mais aussi de l’histoire des nations que nous côtoyons maintenant au quotidien afin de pouvoir agir ensemble dans ce monde commun. Dès lors, l’adoption d’un corpus littéraire prend tout son sens dans l’optique d’assurer que chaque élève de notre système bénéficie des conditions propices pour développer cette faculté de juger.

 

[1] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.

[2] « Littérature québécoise: suggestions de spécialistes » dans La Presse , publié le 7 septembre 2008 [http://www.lapresse.ca/arts/livres/200809/19/01-669481-litterature-quebecoise-suggestions-de-specialistes.php] (page consultée le 27 octobre 2017).

[3] Charles SAINTE-BEUVE, « Qu’est-ce qu’un classique ? » ,1850, [http://www.tierslivre.net/litt/lundi/classique.PDF], (page consultée le 27 octobre 2017)

[4], Jean-Louis, DUFRAY, La lecture littéraire : des « pratiques du terrain » aux model du discours, Lidil, no 33, 2006, p. 79.

[5] Judith ÉMERY-BRUNEAU, La littérature au secondaire québécois : conceptions d’enseignants et pratiques déclarées en classe de français, Revue de linguistique et de didactique des langues [https://lidil.revues.org/3454#bibliography] (page consultée le 20 octobre 2017).

[6] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION ET DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, Matériel didactique approuvé pour l’enseignement secondaire : Ensemble didactique approuvée ,2017-2018, p. 6.

[7] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (1995), Programme d’étude. Le français : enseignement secondaire. Québec : Gouvernement du Québec.

[8] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.

[9] ÉDUSCOL, Informer et accompagner les professionnels de l’éducation [https://ries.revues.org/2690?lang=en] (page consultée le 27 octobre 2017).

[10] MUSÉE McCORD, « L’éducation au Québec, avant et après la réforme Parent », [http://collections.musee-mccord.qc.ca/scripts/explore.php?Lang=2&tableid=11&elementid=107__true&contentlong](page sonsultée le 6 Décembre 2017)

[11] Jean-Louis DUFAYS, La lecture littéraire, des « pratiques du terrain » aux model du discours . Lidil, p.5

[12] Gregory S. JAY, American Literature & the Culture Wars, Cornell University Press, 1997, p.7

[13] Hannah, ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket auteur, 2002, p.107.

[14] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, Folio essais, 1972, p.225.

[15] Ibid., p. 192.

[16] Ibid., p.228.

[17] Ibid., p.228.

[18]Hannah ARENDT, Juger: sur la philosophie politique de Kant, Éditions du Seuil, 1991, p.101.

[19] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.230.

[20] Hannah ARENDT, Juger, op. cit., p.99.

[21]Marie-Véronique BUNTZLY, Le jugement comme faculté politique chez Hannah Arendt ,thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, 2015, [www.theses.fr/2015EPHE5061.pdf] (page consultée le 6 Décembre 2017).p.229

[22] p.230

[23] Marie-Véronique BUNTZLY, loc. cit., p.234

[24] Benedict ANDERSON, L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p.46.

[25] Ibid. p.46.

[26] Ibid. p.35.

[27] Benedict ANDERSON, op. cit. p.47.

[28] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.101,

[29] Ibid. p.148

[30] Ibid. p.137

[31] Ibid., p.121-122

[32] Ibid., p.125-126

[33] Ibid., p.136

[34] Ibid. p.101

[35] John DEWEY, Démocratie et éducation, Paris, Armand Collin, 2011, p.82

[36] Martha NUSSBAUM, op.cit., p.137

[37] Ibid., p.138

[38] Ibid., p.139

[39] Ibid., p.135

[40]  Pierre BOURDIEU cité par Jean-François BOUTIN, La problématique du corpus en classe de langue première, thèse de doctorat, Université Laval, [http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape7/PQDD_0018/NQ47558.pdf] (page consultée le 1er novembre 2017).

[41] Ibid., p.230.

[42] John DEWEY, op. cit., p.82.

[43] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.225.

[44] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté

[45] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté, Seuil, Points Essais, 1985. p.285.

[46] Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,1976, p.37.

[47] John DEWEY, op. cit., p.100.

[48] Paul RICOEUR, op. cit., p.285.

 

Médiagraphie

ANDERSON, Benedict. L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, 237 pages.

ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne, Pocket auteur, 2002, 406 pages.

ARENDT, Hannah. La Crise de la culture, Folio essais, 1972, 379 pages.

ARENDT, Hannah. Juger: sur la philosophie politique de Kant, Éditions du Seuil, 1991, 243 pages.

Jean-François BOUTIN, La problématique du corpus en classe de langue première, thèse de doctorat, Université Laval, [http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape7/PQDD_0018/NQ47558.pdf] (page consultée le 1er novembre 2017).

BOURDIEU, Pierre. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris, Éditions du Seuil. 1992.

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Lettre à mon fils, Stéphanie Grandmont

DSC_6432_Audry Rochon W-A. Bouguereau

Une oeuvre d’Audry Rochon (inspirée par W-A. Bouguereau)

***

Mon Xavier,

5 janvier 2001 : je te tiens, émue, pour la première fois dans mes bras. Septembre 2006 : c’est ta grande entrée à la petite école, la boîte à lunch dinosaure en main. Septembre 2012 : tu t’engouffres dans ce long corridor, parfois sombre, parfois lumineux, que sera le secondaire. 1er mars 2018 : date butoir de ta demande d’admission au cégep. Quand est on est mère et professeure, le temps se compte en années scolaires.

Mais ce n’est pas juste la mère en moi qui t’écrit aujourd’hui, non plus que l’enseignante; c’est aussi et avant tout l’ancienne élève qui quittait sans trop de nostalgie le secondaire, il y a 29 ans, pour entrer tout comme toi au cégep, cet univers que j’allais tellement aimer que j’y passerais ensuite toute ma vie professionnelle.

Sais-tu, Xavier, que les cégeps ont été créés il y a 50 ans? Que c’est une invention québécoise et unique au monde? C’est d’ailleurs cette unicité que plusieurs de ses détracteurs houspillent, périodiquement, dans cette habitude par trop répandue chez nous de pourfendre nos choix, nos productions, nos institutions, notre culture dans un mépris de soi qui trahit un complexe d’infériorité inguérissable. Pourtant, c’est grâce au cégep que le Québec tient aujourd’hui, au Canada, le haut du pavé en matière de diplomation post-secondaire chez les 25-44 ans[1], alors qu’il y a 50 ans, les Québécois, majoritairement non instruits, restaient cantonnés à une infériorité sociale séculaire dont la Révolution tranquille a pu seule les faire émerger.

À l’occasion de cet important 50e anniversaire des cégeps, on a demandé à plusieurs personnalités, issues de différents milieux (artistique, sportif, monde des affaires, des communications, etc.), de prendre la parole afin de résumer, en leurs mots, leur expérience collégiale. D’autonomie à transition, en passant par connaissance, expérience et plaisir, ces capsules vidéo[2] livrent l’essence même du cégep et quiconque y a mis le pied y reconnaîtra ses propres souvenirs.

Je souhaite donc me prêter au jeu, à mon tour, afin d’évoquer, non pas en un mais en trois mots, ce qui traduit le mieux, selon mon expérience, l’esprit du cégep. J’espère ainsi titiller ta hâte d’y entrer à ton tour.

Liberté

Liberté. C’est le premier mot que j’aurais, personnellement, choisi. Il est vrai qu’après avoir connu les horaires serrés et les règles parfois rigides du secondaire, cette liberté soudaine peut en effrayer certains. Je me rappelle de mes premières semaines en tant que cégépienne : j’avais perdu mes anciens repères, j’étais souvent déstabilisée. Je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas de suppléant quand un professeur s’absentait, ni ce que je devais faire des trous qui criblaient mon horaire, et je ne savais pas très bien comment m’intégrer à cette école qui avait la dimension d’une petite ville. Le même sentiment d’égarement t’habitera peut-être au début. Mais tu verras qu’après avoir vaincu ces premières résistances, dépassé ces premières appréhensions, on trouve ses repères et on goûte une liberté dont il est impossible de se sevrer ensuite!

Entends-moi bien : je ne suis pas en train de te dire que les contraintes n’existeront plus, que les règles auront disparu ou que les plages vides à l’horaire se rempliront par le fumage [bientôt légal!] de drogue, comme l’a laissé niaisement entendre un certain chef de parti! Mais tu entreras enfin dans une phase de ta vie où tu ne feras plus les choses par déférence à l’autorité, parentale ou professorale, mais bien par choix, par motivation, pour toi-même. Déjà, d’ailleurs, tu es confronté à un premier choix, celui de ton programme et du collège où tu passeras tes prochaines années. À toi, ensuite, de faire d’autres choix : celui d’y rester, d’y réussir, de chercher pour y trouver ta voie.

Car c’est bien de cette liberté qu’il s’agit : pas de celle qui te fait répéter ad nauseam « J’ai le droit! », tu sais comme quand tu as découvert, vers l’âge de quatre ou cinq ans, le sens – ô combien enivrant! – de cette phrase! Non. Plutôt de ce genre de liberté qui rime avec responsabilité, de celle qui donne le vertige par sa vastitude, excitante tout autant qu’angoissante (Sartre peut t’en « jaser tout un chapitre », d’ailleurs! Pas de doute que tu dialogueras avec lui au cégep!).

Tu l’as compris : il est question de cette liberté qui te fait passer de l’adolescence à l’âge adulte. Voici ainsi venu le moment où nous, tes parents, mais aussi tes grands-parents, tes enseignants, où tous les adultes qui t’ont vu grandir te disent : eh ben voilà, on t’a donné de l’amour, du temps, du soutien, des conseils, des mises en garde, des connaissances, des joies, des contraintes, des principes et des valeurs; on a fait naître en toi des rêves, des désirs; on t’a encouragé, on t’a puni parfois, on t’a fait embrasser des projets, on t’a montré tes forces, posé des défis, forcé à avancer, à mûrir, à vaincre les écueils, à exploiter tes talents, à ouvrir tes horizons; bref, on t’a amené, tous ensemble, du mieux qu’on le pouvait, en te proposant des modèles, jusqu’au seuil de la majorité. C’est maintenant le temps pour toi d’hériter : on te confie ta vie, prends-la à bras-le-corps, aime-la, prends-en soin. Cette vie t’appartient toute entière, Xavier; tu es libre de la façonner selon tes aspirations, de lui donner les angles que tu veux, de la peindre selon tes goûts. Fais en sorte qu’elle te ressemble. Elle est encore jeune et, comme tout enfant ou adolescent, elle a besoin d’être alimentée pour grandir : nourris-la bien d’émotions, de rêves, de découvertes.

Liberté, donc. Commences-tu, maintenant, à comprendre la véritable portée de ce mot? Celle-ci est à l’échelle de ce que tu es et seras capable d’assumer. Ne t’inquiète pas, nous serons encore là, nous, les parents, grands-parents, professeurs, pour répondre aux questions, t’accompagner, te soutenir et pour te faire faire de nouveaux apprentissages. Mais les grandes décisions t’incomberont désormais. Car « la liberté est choix [3]» et « l’homme est condamné à être libre[4] ». Bienvenue dans la cour des grands!

Exploration

Ce n’est pas anodin si c’est au cégep qu’on atteint l’âge significatif, symbolique, de 18 ans. L’âge de la majorité. Ou plutôt, tu l’as compris, de la liberté, au sens plein du terme. Car le cégep, c’est l’étape de la transition. Tu y entres ado et en ressors adulte. Si ça peut te rassurer, tu as droit à l’erreur. C’est même plutôt bien, les erreurs! Il ne faut pas avancer contre elles, ou en dépit d’elles, mais plutôt avec elles. Bien sûr, les réussites sont satisfaisantes, agréables, douces pour l’ego : c’est le dessert qui couronne un repas d’efforts, qui procure du plaisir et de la satisfaction. Mais qui ne mangerait que du sucré? L’erreur est un peu plus amère, j’en conviens, son goût déplaît généralement au début. Mais elle nous ouvre à de nouvelles saveurs, étend notre palette gustative.

Je sais, je sais, je me laisse emporter par une métaphore culinaire un peu éculée, désolée; mais comme tu aimes manger, tu comprendras ce que j’essaie de te dire : le cégep est comme un vaste buffet à volonté. Tu y piges ce que tu veux parmi différentes propositions. Et si tu as faim, tu peux te gaver longtemps!

En entrée, les menus littéraire, philosophique, sportif et linguistique : ceux-là sont incontournables. Ils mettent la table de la formation générale. Aux côtés d’étudiants issus de programmes et d’horizons divers, tu y cultiveras les lettres, les idées, l’esprit critique, les efforts physiques. Mens sana in corpore sano[5]. L’esprit humaniste au coeur du projet collégial, tel qu’il a été conçu il y a plus de 50 ans. Certains étudiants, désireux de pouvoir se consacrer exclusivement à « leur » programme, s’y montrent rébarbatifs; ce sera peut-être ton cas, je ne sais pas. Mais ne te laisse pas impressionner ou apeurer par ces noms que tu fréquenteras sans doute, de session en session : Socrate, Shakespeare, Molière, Hugo, Kant, Dickens, Sartre, Arendt, Roy, Hébert, Tremblay, Laferrière, et tous les autres que je ne nommerai pas, mais que tes professeurs jugeront importants de te présenter. C’est au collège que j’ai entendu pour la première fois parler de la Commedia dell’arte, que j’ai lu mon premier Flaubert, que j’ai découvert la poésie de Miron, que j’ai plongé dans la philosophie platonicienne ou appris, par Thomas Hobbes, que « l’homme est un loup pour l’homme »! Mes premiers grands classiques du cinéma québécois, c’est aussi au cégep qu’on me les a présentés : Les Bons Débarras de Francis Mankiewicz, Les Ordres de Jacques Brault, Le confort et l’indifférence de Denys Arcand, même Deux femmes en or de Claude Fournier! Ces noms, pour la plupart, ne sont pas familiers pour toi? Pas d’inquiétude! Le cégep est un magnifique lieu de rencontre, tu apprendras à les connaître. Ne crains pas de te frotter à eux, à leurs univers, à leurs théories, à leur art. Plonge, même si ça fait mal, même si certains couloirs sont obscurs, même si tu n’es pas sûr de les suivre, même si certains t’ennuient. Au final, l’expérience immersive en vaut la peine, tu verras! Car c’est aussi faire l’expérience de la vie que de te confronter à la difficulté, au sentiment d’être perdu ou à l’ennui. (Et ce, en dépit de cette image qu’on cherche souvent à nous vendre d’un monde hédoniste, qui ne valorise que la facilité, le plaisir et la consommation rapide au service du sacro-saint divertissement. Épicure et Horace se retourneraient dans leur tombe s’ils savaient à quel point certains publicitaires font leurs choux gras de leur maxime Carpe diem! La vie n’est pas (qu’) un spectacle d’humoriste. Et le plaisir n’est pas toujours facile. On goûte aussi une grande satisfaction à triompher d’un texte difficile.)

D’ailleurs, ces grands noms que j’évoquais sauront aussi t’étonner, te déstabiliser, te faire sourire, t’émouvoir et te faire réfléchir. Déjà pas mal, non? En dépit de ce qu’en disent certains de nos (plus mauvais) politiciens et décideurs, nous ne sommes pas que des contribuables, des consommateurs, des clients et autres payeurs de taxes. Citoyens, amis, parents, nous sommes avant tout des humains à part entière. Et c’est à former non pas uniquement des travailleurs, mais aussi et surtout des êtres pensants, sensibles, ouverts et créatifs, que s’emploie la formation générale au collégial. Même si certains cherchent à l’abolir, ou à la trafiquer, ou à la contourner. Donne-leur tort, Xavier. Même si, a priori, la littérature et la philo, ouais…bof…tu sais, ça ne t’emballe pas. Essaie quand même. Puise chez ces auteurs et penseurs des outils pour faire de toi un citoyen aguerri, capable de participer à ce que Normand Baillargeon nomme « la conversation démocratique ». Capable d’échanger. Capable de discréditer une argumentation fantoche, de désamorcer une tentative de manipulation, de repérer les fake news. Et montre à tous ces dirigeants à courte vue que le magasinage n’est pas un projet de société.

Passé ces entrées consistantes, tu goûteras au plat principal que tu as commandé : ta formation spécifique. Ce sera cuisiné et apprêté selon le talent et la passion dont feront preuve tes enseignants. Là encore, tu n’aimeras peut-être pas tout. Mais tu y préciseras ainsi, peu à peu, tes intérêts et tes goûts, orientant du même coup la suite de ta formation et tes choix professionnels. C’est là, avant tout, que tu voudras te démarquer et mettre à profit ce potentiel qui t’appartient et qui n’attend que le moment de s’illustrer. Peut-être même conviendras-tu finalement que le programme choisi ne répond pas à tes attentes et ne dessert pas suffisamment tes talents. Encore une fois, tu as droit à l’erreur. Ne crains pas le changement, ni de t’aventurer sur une route autre que celle choisie au départ. Ne succombe pas à la tyrannie de la cote R – si celle-ci t’est encore étrangère, ne t’en fais pas, tu la connaîtras bien vite, trop vite! – ni ne te rends aux discours bêtes de ceux qui croient qu’il n’y a d’avenir que dans les sciences. Sois audacieux! Essaye, découvre, plonge! Car l’autre mot qui, à mes yeux, définit bien cette étape qu’est le cégep, c’est « exploration ».

Je sais que tu aimes les voyages : tu seras choyé au cégep! Désolée, je ne parle pas de toutes ces odyssées excitantes en Asie, en Amérique du Sud ou en Europe que forcément on te proposera au cours de ton parcours étudiant, non. Je parle d’autres formes moins coûteuses de périples. Proust écrivait avec beaucoup de justesse : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres.[6] » Voyager, c’est donc appréhender le passé, le présent et l’avenir de l’humanité à travers le regard d’auteurs, de penseurs et d’artistes, d’hier et d’aujourd’hui.

Mais le cégep se veut aussi une immersion dans la culture québécoise. L’auteur québécois d’origine hongroise Akos Verboczy écrivait que c’est au cégep qu’il avait découvert le Québec[7]. Une rencontre tardive, quand on sait qu’il avait pourtant fait ses études secondaires ici. Comme toi. Comme moi. Comme des millions d’autres élèves québécois qui, durant ces cinq années d’études, ne se sont pratiquement jamais frottés à notre littérature ou à nos artistes (ou très peu et de manière bien superficielle). Je n’entamerai pas aujourd’hui un long chapitre de récriminations sur cette absence ostentatoire de la culture québécoise au sein de l’enseignement secondaire, mais je te fais au moins la promesse que le cégep palliera à cette lacune pédagogique. Québec d’hier et Québec d’aujourd’hui, toujours vulnérable et néanmoins toujours vivant. Le Québec, avec toutes ses contradictions et ses errances, ses velléités, ses victoires et ses échecs, ses grandeurs et ses petitesses. Pas meilleur ni pire qu’un autre peuple, mais néanmoins le nôtre. Qu’on doit se réapproprier ou découvrir, faire vivre à travers soi, parce qu’on y est né ou qu’on y a immigré. Et parce qu’on a décidé d’y vivre. Et à défaut de bien en connaître l’histoire, la langue ou les artistes, les cégépiens pourront au moins aller à sa rencontre, en espérant qu’ils développeront ainsi envers lui un plus grand sentiment d’appartenance.

Mais l’exploration n’apporte pas qu’un bagage de connaissances (hé oui : pour ce genre de voyage, vois-tu, c’est au retour que tu rentres avec des bagages!). Bien au-delà de la culture et des incontournables « compétences » que tu acquerras lors de ton passage au cégep, c’est avant tout à un véritable parcours initiatique que tu es invité. Tu connais les rites d’initiation? Je ne te parle pas de ces beuveries orgiaques auxquelles tout étudiant se trouve un jour mêlé lorsqu’il est accueilli dans un nouveau programme! Plutôt de ces étapes cruciales de la vie où on doit faire preuve de témérité, ou de courage, ou de force morale, ou d’engagement, ou de dépassement. Ces moments où on doit aller au fond de soi, pour y puiser de la motivation et de la force, pour affronter des déceptions ou des échecs. Ou encore où l’on s’investit avec confiance dans un projet d’envergure pour exploiter ses talents, mûrir, se dépasser. Des épisodes d’émotions fortes, des expériences nouvelles et formatrices. Ce genre de moments, Xavier, tu en vivras pendant ton aventure collégiale, parce qu’ils accompagnent nécessairement toutes les importantes périodes de transition.

Apprendre à devenir adulte et à s’épanouir, c’est le projet d’une vie! (Je dis ça pour t’encourager, bien sûr!) Tu n’es qu’au début de ce parcours. Personnellement, j’ai beaucoup mûri intellectuellement et socialement pendant mes deux années de cégep. Je pense qu’on s’y développe autant en deux ou trois ans que dans tout le passage au secondaire. Au-delà des cours, partagée que j’étais alors entre différents comités étudiants (association étudiante, journal étudiant, café étudiant), j’ai non seulement appris à travailler en équipe, à exploiter et stimuler ma créativité, à exercer certains de mes jeunes et modestes talents ou à en développer de nouveaux, mais j’ai surtout beaucoup gagné en confiance, sans oublier l’essentiel et rassurant sentiment d’appartenance à une communauté étudiante que j’ai ainsi développé. Pourquoi essentiel? Parce que, pour la première fois de ma vie, j’aimais aller à l’école, j’en redemandais! Et je sentais que j’y avais ma place.

Quelle sera ta manière d’explorer? En t’impliquant toi aussi au sein de divers comités? En te lançant dans différents projets? Et rencontrant de nouvelles personnes? En apprenant de l’expérience de tes enseignants? En participant à la vie démocratique de ton collège (assemblées étudiantes, manifs, grèves, peut-être?)? Peu importe, l’important, c’est le voyage lui-même! Trouve ta voix. Mais si tu veux aimer le cégep et en retirer un vrai bagage, vis l’expérience à fond. Certains étudiants se contentent d’aller à leurs cours (c’est déjà bien, tu me diras!), d’y assister l’esprit vaguement absent et de rentrer chez eux dès qu’ils ont terminé. À mon sens, c’est une erreur de vivre ainsi cette étape. Tu y gagneras peu de choses en somme. Un mélange de connaissances et de compétences, bien sûr. Mais peut-être aussi un peu d’ennui, ou de l’indifférence. Si tu veux en ressortir avec une personnalité plus riche et plus affirmée, les bras chargés de souvenirs pour le jour où, à ton tour, tu partageras avec tes enfants ton expérience collégiale, alors vise plus haut. Le cégep bouillonne d’énergie, d’activités. Il te fera tout plein de propositions. Tu n’es pas obligé de toujours accepter. Mais dis « oui » parfois. Souvent. Ose. Tu ne le regretteras pas.

Amitié

Du voyage intellectuel et culturel à l’exploration de soi, tu passeras inévitablement (et heureusement) à l’expérience empirique de la vie même. C’est en effet souvent au cégep qu’on pousse la porte des premières relations amoureuses significatives. On met le pied sur un nouveau territoire, à la fois hasardeux et prometteur. On y écrit des histoires d’amour, dont le récit s’allonge et dont le point final s’avère souvent plus douloureux. Des rencontres nées au hasard d’un regard, dans un cours, ou à la faveur d’une activité parascolaire, d’un projet de session, d’un 5 à 7 étudiant, qui sait? L’amour se trouve souvent de manière impromptue, au cégep, au bout d’un corridor!

Bien sûr, j’y ai moi-même vécu quelques flirts et connu un premier grand amour. Tendre, profond, unique, marquant…mais néanmoins largué au large de l’université, quelques années après et aujourd’hui enfoui dans le flot des souvenirs! L’amour va et vient, comme les vagues, mon fils. Mais ce qui a marqué plus que tout mon passage au collégial, ce sont les grandes amitiés que j’y ai nouées. Des gars, des filles, brillants, drôles, talentueux, issus d’horizons divers. De la ville, de la banlieue ou de la région éloignée. De milieux modestes ou petits bourgeois, intellos ou pas. Le cégep, comme un carrefour de la pluralité. Bien que différents, nous étions tous portés par ce même enthousiasme, par cette même énergie créatrice de la jeunesse. Tous avides d’apprendre et de faire nos marques, avec des rêves, des idéaux, qui se faisaient et se défaisaient comme des tricots. Et tous, comme les cégépiens typiques que nous étions alors, avec des envies de faire la fête les vendredis soirs et de rigoler un bon coup, entre deux cours!

Certaines de ces amitiés se sont révélées provisoires, c’est vrai. Des amitiés circonstancielles, la plupart nées au local du journal étudiant, dont je garde encore d’excellents et vifs souvenirs (et quelques photos!). D’autres revêtaient un caractère un peu différent : je parle de ces amis-mentors, ces enseignants inspirants qui repèrent nos talents mieux que nous-mêmes, nous poussent à aller de l’avant, galvanisent la confiance; des guides complices à qui, avec le recul, on comprend qu’on doit beaucoup. J’ai connu quelques modèles semblables au collège, des profs passionnés, créatifs, parfois carrément fous! Dédiés à leur travail, ils étaient animés d’un sincère amour de l’enseignement. C’est en partie à eux que je dois, par un effet d’émulation, ma décision d’enseigner. Sans oublier qu’à titre de professeure, j’ai moi aussi, à travers le temps, comme tu as pu en être témoin, tissé des liens plus étroits avec quelques élèves, dont certains sont devenus de véritables amis.

Mais le cégep fut surtout le prélude à une de mes plus grandes amitiés, une de celles, très rares, qui nous accompagnent longuement, témoin de toutes les grandes étapes de notre vie, complice qui en partage tous les soubresauts. Tu connais cet ami qui est aussi ton parrain. Je te souhaite un de ces coups de foudre d’amitié dont le cégep a le secret.

Amitiés éphémères, mentors ou grands amis, tous ont marqué mon cégep, tous ont laissé une empreinte et ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui.

Cela dit, tes souvenirs ne seront pas les miens. Ils n’ont pas à l’être. À toi de tricoter les tiens. Le cégep n’est d’ailleurs plus, depuis longtemps, celui que j’ai connu en tant qu’étudiante. Son visage a beaucoup changé avec les années; j’en suis, à titre d’enseignante, un témoin privilégié. Il a connu, dans les années 1990, la réforme Robillard qui a transformé les connaissances en compétences[8]. Puis la cote Z est devenue la cote R : j’aurais été bien en peine, il y a 29 ans, de t’expliquer la première, tant celle-ci ne nous préoccupait pas à l’époque; quant à la seconde, obsession étudiante d’aujourd’hui, on veut nous faire croire qu’elle détermine la valeur d’un élève, comme si un individu pouvait se résumer par une cote. (Même si les scénaristes de Black Mirror[9] l’ont imaginé et que les dirigeants chinois s’apprêtent à le faire[10]… Triste réalité.) Mais c’est le plus insidieux des mensonges, car une cote, Z ou R, restera toujours une mesure approximative et surtout imparfaite des capacités d’un élève. La cote R ne reflète ni ton engagement étudiant, ni la richesse de ta personnalité; elle ne mesure pas vraiment la créativité, non plus que l’empathie, l’humour, le sens moral ou l’ouverture d’esprit d’un jeune. Elle élude dans ses calculs tant de formes d’intelligence qu’il serait absurde, à mon sens, d’en faire un miroir de l’étendue des capacités et du potentiel d’un étudiant. Encore plus d’y reconnaître sa valeur comme humain. Quelle que sera ta cote, résiste à son joug, n’en fais jamais un instrument de mépris, de toi-même ou des autres. Et si ta cote grimpe lors d’une session, réjouis-toi de tes réussites… tout en en relativisant la valeur.

Autre changement qu’on peut évoquer : la marchandisation de l’éducation[11]. On « magasine » aujourd’hui son cégep, les collèges rivalisent de stratégies de marketing pour aller chercher de nouveaux « clients », on ferme des programmes qui ne « rapportent » pas assez, et on voudrait former pas tant des étudiants cultivés que des travailleurs efficaces et des consommateurs, afin que la grande roue de l’économie ne cesse jamais de tourner. Pour citer Amin Maalouf[12], un écrivain que j’aime beaucoup, en pensant faire des choix pour un monde meilleur, on risque de créer « le meilleur des mondes [13]» : voulons-nous vraiment ressembler à ces travailleurs ignorants et stupides, qu’on peut manipuler à souhait et dont le seul but dans la vie est de consommer? Symptôme d’une époque mercantile, préoccupés comme le sont nos dirigeants de répondre aux « impératifs du marché », on vise en effet depuis quelques années un plus parfait arrimage entre l’école et le monde du travail. Le cégep subit ainsi les assauts de ces apôtres de l’économie. Je pourrais te parler du rapport Demers (mais ça t’ennuierait), de tous ces pourfendeurs de culture qui, lorsqu’ils lisent les mots « éducation », « étudiants », « diplôme » comprennent plutôt « formation à l’emploi », « main d’œuvre » et « productivité accrue ». Je pourrais m’étendre sur le sujet, mais ne le ferai pas. Ce n’est pas le but de ma lettre. Ça t’embrouillerait; ça me déprimerait.

D’ailleurs, tous les changements qui ont modernisé le cégep ne sont pas négatifs. Malgré ces constats navrants, tu ressortiras de ton parcours collégial avec une formation sans doute plus rigoureuse que celle que ma génération y a reçue. L’offre de programmes y est aussi beaucoup plus dynamique et diversifiée aujourd’hui. Un programme comme celui dans lequel tu t’apprêtes à entrer n’aurait jamais existé à la fin des années 1980. Les possibilités qui s’offrent aujourd’hui aux élèves sont vastes et enlevantes! D’Animation 3D aux cours de mandarin, en passant par les doubles DEC, des programmes d’art avec des profils comme Cinéma, Muséologie ou Danse aux programmes d’Histoire et civilisation, Science, lettres et arts ou Informatique et mathématiques, sans oublier les domaines de pointe comme l’intelligence artificielle ou le multimédia, le choix est foisonnant! Je t’envie beaucoup, en fait.

Et c’est sans compter l’incroyable mosaïque de cultures qui se croisent et se côtoient dans les corridors de nos cégeps d’aujourd’hui. Cela donne souvent lieu, dans nos classes, à des échanges intéressants, stimulants, à des dynamiques nouvelles. Pour les étudiants adultes, immigrants, qui courageusement apprennent le français et recommencent une formation, ou pour ceux, plus jeunes, récemment arrivés chez nous, les collèges francophones constituent un essentiel vecteur d’intégration, une porte ouverte sur les gens et la culture d’ici.

C’est sur cette note optimiste que se termine ici cette longue lettre, Xavier. J’ai écrit beaucoup de choses, tu n’as peut-être pas tout saisi ou retenu. Pas grave. J’aimerais surtout que tu te rappelles de ces trois mots : liberté, exploration, amitié. Voilà avant tout ce qui traduit mon expérience collégiale et sans doute celle, aussi, de milliers d’autres jeunes…et moins jeunes! Quels mots résumeront ton propre parcours de cégepien? Tu sauras me le dire…dans quelques années!

Bonne route! J’espère que ma lettre t’aura donné un petit aperçu de ce qui t’attend dans quelques mois et qu’elle t’aidera à négocier le virage important que tu t’apprêtes à prendre. Aie confiance en tes talents, et va au-devant de la vie!

Ta mère, éternelle cégépienne

[1] Jean-François VENNE, « Une formule profitable pour le Québec », Le Devoir [en ligne], 21 octobre 2017, [https://www.ledevoir.com/societe/education/510696/retombees-socioeconomiques-une-formule-profitable-pour-le-quebec], (page consultée le 2 avril 2018).

[2] LECEGEP.COM, Capsules vidéo, [http://www.lecegep.com/fr/capsules-video], (page consultée le 2 avril 2018).

[3] Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant, 1943.

[4] Idem.

[5] « Un esprit sain dans un corps sain. »

[6] Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, « La prisonnière », 1923.

[7] Akos VERBOCZY, Rhapsodie québécoise, 2016.

[8] CSQ. 50e anniversaire des cégeps, [http://50ansdescegeps.lacsq.org/histoire/1993-reforme-robillard-et-le-renouveau-pedagogiqie/], (page consultée le 2 avril 2018).

[9] Charlie BROOKER, Rashida JONES et SCHUR, Mike. Black Mirror, épisode « Nosedive », réalisé par Joe Wright, Netflix, 2016.

[10] Elsa TRUJILLO, « La Chine commence déjà à mettre en place son système de notation des citoyens pour 2020 », Le Figaro.fr, 27 décembre 2017, [http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2017/12/27/32001-20171227ARTFIG00197-la-chine-met-en-place-un-systeme-de-notation-de-ses-citoyens-pour-2020.php], (page consultée le 2 avril 2018).

[11] Marianne DI CROCE, « Yves Bolduc, le rapport Demers et la marchandisation de l’éducation », IRIS, 4 novembre 2014 [https://iris-recherche.qc.ca/blogue/yves-bolduc-le-rapport-demers-et-la-marchandisation-de-leducation], (page consultée le 2 avril 2018).

[12] Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, 1998.

[13] Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1931.

 

 

 

 

Rabelais, le pantagruélisme et nous, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo: « Des sentiments floraux », Nicolas Veilleux, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’œuvre de François Rabelais (1483-1553), médecin, écrivain et humaniste de la Renaissance unifie une incroyable diversité de discours et de connaissances autour d’une philosophie néo-platonicienne et chrétienne, le pantagruélisme. Compte tenu de l’impact culturel de Rabelais sur l’ensemble de la francophonie, il n’est pas exagéré de dire que le pantagruélisme fait partie de l’esprit même de la langue française. Nous pensons que la revitalisation de l’humanisme passe aujourd’hui par une revitalisation du français grâce à la présence évanescente, mais encore bien réelle, du démon Pantagruel dans nos bouches, nos têtes et nos coeurs.

L’humanisme de Rabelais

Les textes de la Renaissance nous ont légué une parole encore vivante. À la Renaissance, le monde, évalué à l’aune de la réalité humaine, s’humanise. L’humanisme éduque tranquillement la chrétienté à devenir l’Europe des nations, et prépare l’Église à céder la place publique à la science, à la démocratie, à la liberté artistique. Toutefois, après quelques siècles d’éducation humaniste, notre humanité nous échappe. L’humain semble en guerre contre la nature, contre lui-même. Notre connaissance nous scinde en sujet et en objet, en conscient et en inconscient, en déterminismes multiples qui se disputent notre vie. Le corps, le langage et la pensée ont-ils encore un centre humain ? L’humanisme semble dépassé, mort et enterré. Pourtant, les textes de la Renaissance nous touchent encore. Ne serait-ce que de la nostalgie ? Est-il possible de faire revivre l’humanisme en lui redonnant sa juste mesure et son unité ?

Pour les Français d’Amérique, du Québec, de l’Acadie ou d’ailleurs, la langue des humanistes français est étrangement familière. Parmi eux, celui en qui nous nous reconnaissons le plus facilement est François Rabelais, à cause de son vocabulaire et de son humour crus[i]. Toutefois, chercher le sens de l’humanisme chez un auteur reconnu pour sa démesure peut sembler voué à l’échec. L’oeuvre rabelaisienne déborde de toutes parts de ses innombrables influences, au premier chef les langues savantes, le latin et le grec, mais aussi l’hébreu, le chaldéen, les langues vulgaires, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, et jusqu’à de multiples patois locaux. Auxquels on ne doit pas oublier d’ajouter la culture populaire, contes, légendes, chansons, jeux de mots et blagues, et surtout les grands auteurs : Lucien, Plutarque, Cicéron, Virgile, Boccace, Érasme, More, et, plus que tout autre, Platon. Si l’inspiration littéraire principale de Rabelais est le satiriste Lucien de Samosate, son inspiration philosophique principale est Platon. En fait, il y a une idée directrice dans l’oeuvre rabelaisienne, une philosophie que Rabelais nomme le « Pantagruelisme », moyennant lequel les vaillant héros « […] jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques ilz congoistront sourdre de bon, franc et loyal couraige[ii]». ll s’agit d’un amalgame de platonisme et de christianisme, avec quelques emprunts au stoïcisme et au scepticisme[iii]. Le pantagruélisme est sans doute l’une des plus belles émanations du néo-platonisme évangélique de la Renaissance et nous voudrions ici suggérer qu’il est peut-être encore une philosophie qui puisse inspirer une vie vraiment humaine.

Du réalisme grotesque au spiritualisme

L’oeuvre de Rabelais consiste principalement en cinq livres des aventures du géant Pantagruel, de son non moins gigantesque père, Gargantua, et de ses comparses, Panurge, Ponocrates et frère Jan. Dans le premier livre, Gargantua est envoyé à Paris par son père Grangousier pour suivre une éducation humaniste. Après avoir vaincu avec ses amis l’horrible Picrochole qui menaçait le domaine paternel, Gargantua fonde l’abbaye de Thélème, modèle de christianisme et d’humanisme.  Dans le livre second, Pantagruel, fils de Gargantua, quittera à son tour le domaine paternel pour s’instruire, et nouera une amitié avec Panurge. Dans le Tiers-livre et le Quart-livre, Pantagruel et compagnie feront le tour du monde afin de résoudre une terrible question posée par Panurge: dois-je me marier ? La quête se conclura dans le Cinquième livre, où la découverte de  la Dive-bouteille de l’oracle Bacbuc résoudra l’énigme par une blague absurde.  Ce qui frappe le plus chez Rabelais, c’est le langage populaire cru, une langue qui brasse, qui déménage et fait rire gras. C’est le Rabelais populaire, drôle, scatologique, mais aussi passionnant, qui emprunte aux récits de chevalerie d’innombrables scènes d’actions et retournements imprévus. Toutefois, les réflexions érudites, les questions philosophiques, la finesse poétique ne s’absentent jamais longtemps, pas plus que l’engagement politique – les critiques de l’Église, de l’éducation scolastique, le parti pris gaulliste. Les héros rabelaisiens sont la plupart du temps en voyage pour acquérir des connaissances, soit en voyage d’étude, soit en quête d’illustres sages à questionner aux quatre coins du monde, que Rabelais décrit avec les meilleures connaissances géographiques de son époque. C’est le Rabelais humaniste qui fait flèche de tout bois au nom de la raison, de la  passion, de la vie.

On s’est souvent demandé comment le Rabelais populaire s’articule avec le Rabelais humaniste. La réponse tient d’abord à l’époque de Rabelais. La culture savante n’avait pas encore divorcé de la culture populaire. De plus, les conditions de vie du XVIe siècle, plus naturelles, plus frustes qu’aujourd’hui, rendaient le corps, ses cycles, ses productions et déjections plus familiers qu’ils ne peuvent l’être pour nous.  Jamais Rabelais ne cesse d’être un amoureux du monde terrestre. Il faut lire l’oeuvre de Rabelais à voix haute pour en savourer tous les jeux sonores. Ce plaisir de la matérialité du langage semble une invitation à tous les plaisirs des sens, à la gourmandise, à la sexualité, à l’ivresse sous toutes ses formes, aussi bien qu’à une sage exploration de la nature, à l’observation, au voyage.  La matière est chez lui douée de sens, si bien que plusieurs ont vu chez lui un joyeux matérialiste, un hédoniste athée. Selon la thèse importante que Mikhaïl Bakhtine[iv] a développée d’un point de vue marxiste, l’humour scatologique se hausse chez Rabelais  au niveau d’un « réalisme grotesque », où les processus vitaux, corporels du monde matériel sont dévoilés dans leur vérité aussi bien que célébrés. Il s’agirait d’une « littérature du bas matériel » dans laquelle la matière, douée de son propre dynamisme, de son ordre propre, produit tout esprit, toute âme et tout sens dans une sphère de parfaite immanence.

Mais il y a un autre Rabelais, le Rabelais platonicien, qui, comme il se doit au XVIe siècle, est aussi un Rabelais stoïcien et évangélique. Il y a une réelle spiritualité chez Rabelais, spiritualité ignorée aussi bien par ceux qui voient en Rabelais seulement un humoriste décapant ou un humaniste éclairé. Les deux premiers livres, Pantagruel et Gargantua, furent de grands succès populaires, grâce à leur humour et aux rebondissements des aventures des géants. Les références à Platon y sont déjà nombreuses. Dans les légendes populaires, Pantagruel était un petit démon, un démon qui se glisse sur les navires et donne aux marins une soif inextinguible. Soif de vin pour les personnages romanesques, soif de connaissance pour les lecteurs de Rabelais. Le vocabulaire platonicien est présent tout au long de l’oeuvre de Rabelais, en premier lieu, le terme démon, importé par Rabelais directement de Platon, daemon[v]. De même pour les mots « idée » et « archétype », introduits en français par Rabelais. Dans le Tiers, le Quart et le Cinquième livre des aventures de Pantagruel, le ton devient plus sérieux, et le spiritualisme platonicien de plus en plus affirmé. Le thème platonicien le plus évident chez Rabelais est sans doute le banquet. Le banquet rabelaisien est prétexte à des propos grivois, tout autant qu’à des échanges cultivés et philosophiques. Dans le banquet, le matériel se sublime en langage, et le langage en communion des esprits. Au cours des aventures des géants, le banquet orgiaque et désordonné est appelé à se civiliser. Avec l’humaniste Ponocrates, le jeune Gargantua apprendra à partager avec de savants convives un repas sain et frugal, où tout ce qui est mangé est d’abord nommé, expliqué, et où le tapage des soulards obscènes est remplacé par des lectures savantes. Le banquet est un festin théorique, une invitation à la connaissance. Comme Platon, dont les dialogues étaient destinés au grand public, Rabelais donne l’eau à la bouche à ses lecteurs par des oeuvres qui attisent l’amour de la sagesse.

Alors que l’ironie platonicienne est implicite, celle de Rabelais se retrouve au premier plan et elle se mue en bouffonnerie. Chez les deux auteurs, l’humour sert à gentiment remettre à sa place, à enseigner l’humilité, rarement à démolir un adversaire. Le comique est un rabaissement de ce qui est faussement élevé, et une élévation de ce qui est bas. Ce rire platonicien est en même temps un rire évangélique, dans lequel on découvre que la réalité quotidienne, apparente, se tient la tête en bas et est appelée à un grand retournement: les premiers seront les derniers, les pauvres seront les riches, les sages sont fous et les fous sont sages. Là où l’ironie de Rabelais est la plus mordante au point de condamner, c’est dans le combat contre les sophistes remplacés à son époque par les scolastiques. Enfermée dans des formes figées et dans un verbalisme souvent creux, la scolastique péchait en outre par son latin de mauvaise qualité et son ignorance du grec, de l’hébreux et de l’arabe. Rabelais dénonce chez les sophistes scolastiques d’abord l’abstraction excessive de leurs raisonnements, mais aussi leur manque de rigueur linguistique et herméneutique. C’est toujours au nom de la rigueur, de la vérité et du sens que s’exerce la critique rabelaisienne. Le cynisme actuel, vulgaire ou raffiné, critique sans rien affirmer, met tout à l’envers, rien sur ses pieds. L’ironie rabelaisienne, au contraire, critique pour affirmer et renverse pour redresser.

Aussi bien l’ironie rabelaisienne que les banquets somptueux de Gargantua et Pantagruel supposent un sens du vrai, du beau et du bien, qui se fonde sur la théorie platonicienne des Formes, ou Idées. La théorie des Idées apparaît chez Rabelais notamment dans une scène surréaliste où, au beau milieu de l’océan, des mots sans locuteurs volent librement en l’air après avoir dégelé. On apprend ensuite que les mots et les Idées gèlent, et qu’il faut attendre leur fonte pour pouvoir les comprendre. Le monde terrestre d’ici-bas est constitué par les Idées qui fondent et qui coulent, depuis un lieu idéal nommé le manoir de Vérité.

Selon le philosophe Petron (Plutarque), il existe plusieurs réalités :

 «[…] plusieurs mondes soy touchant les uns les autres en figure triangulaire æquilatérale, en la pate et centre desquels disait estre le manoir de Vérité et le habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires et portraictz de toutes choses passées et futures; autour d’icelles estre le Siècle. Et en certaines années, par long intervalles, part d’icelles tomber sus les humains comme catarrhes[vi] et comme tomba la rousée sus la toizon de Gédéon, part là rester réservée pour l’advenir, jusques à la consommation du Siècle[vii]. »

On retrouve ici les grandes lignes de la métaphysique platonicienne. L’être se constitue de couches de réalité hiérarchiquement ordonnées selon leur proximité avec un modèle de perfection. Notre monde spatio-temporel est l’image dégradée de l’éternité. Le bien et l’être d’ici-bas, dans toute leur richesse et leur beauté, ne sont en fait que les pâles reflets d’une perfection absolue. Dans les mots de Platon :

« Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et de puissance.

Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama:

– Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !

– C’est toi le responsable, repris-je, tu m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet[viii]. »

Glaucon se moque de Socrate parce que celui-ci ose livrer la pensée qui l’habite, la pensée d’un Absolu. Qu’est-ce qui est drôle en définitive ? Est-ce le fait de prétendre qu’il y a une perfection absolue, alors que la réalité serait bien plus banale et relative ? Ou plutôt qu’un simple mortel ose parler du Divin ? Le platonisme chrétien de Rabelais, c’est l’optimisme de croire que malgré le grotesque et la petitesse de la condition humaine, un certain rapport au Bien en soi est possible. Sous le soleil de la Renaissance, ce Bien se révèle comme agapè et caritas, amour et charité, amour des langues, des savoirs, du monde et de la vie.

Comme chez Platon, la principale condition de l’accès au Bien pour Rabelais est l’éducation. L’éducation humaniste qui transforme, mais en douceur, rend moral et droit, au point que les lois deviennent superflues : « FAY CE QUE VOULDRAS[ix] » n’est-elle pas d’ailleurs la devise de l’abbaye de Thélème ? Rabelais propose une formation de l’être humain par une éducation qui suive la hiérarchie naturelle de l’être. Cette éducation est d’abord celle du corps, qui est doué d’un sens propre qui s’élabore dans le sport et dans la danse. Le scatologique rabelaisien montre le corps indiscipliné. Les disciplines sportives, diététiques, hygiéniques et artistiques haussent ensuite le corps à sa vraie nature. Par l’éducation, le corps trouve son équilibre, et finit par incarner des significations spirituelles. Corps, langage et esprit s’enchaînent naturellement lorsque l’enfant est guidé par un maître aimant. Les possibilités humaines infinies font de chaque enfant un géant potentiel. L’unification de l’humain n’est possible que par un gigantisme qui accueille et digère les multiples connaissances pour leur donner une forme dotée de sens. Dans les magnifiques lettres que Gargantua envoie à son fils Pantagruel, Rabelais nous rappelle que l’éducation est avant tout une responsabilité filiale. Alors qu’il encourage son fils à l’excellence, Gargantua le rassure en ces mots : « Et ce que présentement te escriz n’est tant affin qu’en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te rescousses et te refraischisses en courage pareil pour l’avenir[x]. » À la différence de Platon, Rabelais assigne à l’éducation la formation d’humains complets, non spécialisés dans une tâche, non réduits à des fonctions sociales. Il s’approprie toutefois l’idéal du philosophe roi, personnifié par le sage et débonnaire Gargantua. Comme chez Platon, le sage dirigeant doit avant tout veiller à l’éducation de ceux dont il a la responsabilité, éducation dont le but final est spirituel, soit la formation d’une âme vertueuse, où le salut chrétien remplace la métempsycose. Gargantua comprend que son propre salut passe par celui de son fils. Je n’ai ménagé aucun effort pour ton éducation, lui dit-il :

 «[…] comme si je n’eusse aultre thrésor en ce monde que de te voir une foys en ma vie absolu et parfait […] et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir représentant la personne de moy ton père, et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir[xi]

L’humain n’est jamais complet, il n’est jamais parfait, sinon dans l’amour du parent pour son enfant, et l’amour ne se dit jamais si complètement que dans les lettres.

Langage et humanisme

C’est donc l’éducation qui humanise, c’est elle qui met la table pour le banquet des idées, qui affute l’ironie anti-sophistique et unifie les possibles humains. Avant tout, l’éducation est un rapport personnel où se transmet un langage. C’est par le langage que la connaissance et l’action sont possibles. Rabelais lui-même est en ce sens notre Gargantua à tous. Comme Dante, l’un des pères spirituel de l’humanisme, qui a donné une dignité à l’Italien dans le but de fédérer certaines villes italiennes, Rabelais a contribué à donner une langue à la France. Olivétan, l’un des premiers traducteurs de la Bible en français, puis Du Bellay, La Fontaine, Molière, Diderot, Voltaire, Flaubert, Balzac, Michelet et Hugo ont tous une dette, en général reconnue de bon coeur, envers « L’utile doux Rabelais » (Du Bellay, La Musagnœmachie)[xii]. Nous lui devons les mots « mythologie », « encyclopédie », « sympathie », « ichtyophage », « catastrophe », « hiéroglyphe », « scatophage », « archétype », « atome », parmi d’autres. Selon André Belleau, au moins quatre vingt-quinze latinismes et cent-quinze néologismes rabelaisiens sont restés durablement en usage dans la langue française. Le lexique de Rabelais compterait plus de cent mille mots, le double de celui de Victor Hugo[xiii]. Combien de trésors sont encore enfouis dans le gouffre de l’esprit qu’est le rire énorme de cet Eschyle de la mangeaille, pour paraphraser Victor Hugo[xiv]? Bien sûr, la création humaine n’est jamais ex nihilo. C’est sa maîtrise des langues anciennes, surtout le grec et le latin, qui permet à Rabelais ces inventions, qui sont souvent obtenues par la francisation de mots déjà existants. Il faut toutefois prendre la mesure de ce que peut vouloir dire le verbe « franciser » dans le cas de Rabelais. Franciser, c’est pour lui faire passer une langue de l’enfance à la maturité. L’humanisme de Rabelais, c’est la formation du français.

Former une langue, c’est d’abord lui donner une unité. Rabelais ne ménage pas ceux qui mettent des mots latins et grecs dans le français sans les adapter. À un Limousin qui mélange bêtement latin et français, Pantagruel décoche cette violente invective : « Tu écorches le latin; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard, car te écorcherai tout vif. » Mélanger les langues sans les travailler, ce n’est pas parler, c’est baragouiner. Chez Rabelais, la diversité de langages et de niveaux de langage utilisés, mais non-confondus entre eux, fait ressortir pour le lecteur le caractère matériel, contingent, mais aussi poétique de tout langage. Un travail poétique d’intégration est nécessaire pour que cette matière sonore acquiert un sens. Comme les autres humanistes, Rabelais utilisait les langues mortes comme modèles de beauté et de sens. Puisqu’elles sont mortes, elles sont achevées et on pouvait donc les considérer comme des oeuvres d’art inspirantes pour la formation des langues vivantes. Le multiple ne prend sens que par la participation à des modèles d’unité asymptotiquement orientés vers une unité parfaite. Après l’écroulement de Babel qui a fait éclater le langage, l’Un ne prend sens pour nous que dans des unités relatives, et pour cette raison plurielles. La multiplicité des langues est une pluralité d’unités différentes. Chaque langue cherche à reproduire l’unité du réel, même si cela reste toujours imparfait. Le grand ennemi de la multiplicité est non seulement l’homogénéisation, mais tout autant la confusion. En se mélangeant de façon désorganisée, aussi bien l’Un que le multiple se dissolvent dans l’indéterminé.

Former une langue, c’est aussi lui donner un rapport à la vérité. Pour Rabelais, seules les paroles du manoir de Vérité constituent une langue parfaite – un  logos divin – et elles ne durent que jusqu’à la consommation du Siècle[xv]. Les langues classiques elles-mêmes ne sont que des copies imparfaites d’idéaux éternels. Ici-bas, la pureté linguistique est donc toujours relative. Rabelais suit le Platon du Cratyle : entre le conventionnalisme et le naturalisme, il y a l’exigence de chercher les Idées (Eïdos) par le langage. Le langage n’a de sens que par la consistance du réel auquel il se réfère. C’est par ce rapport à une réalité idéale que le langage devient substantiel. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la célèbre phrase de Rabelais, qui fonde l’herméneutique en nous enjoignant de nous rendre pareils au chien, qui est selon Platon l’animal le plus philosophe du monde:

« À l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse, légiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantifique mouelle[xvi][…] »

Lorsque le langage saisit le réel, les livres sont un festin de moelle. Le pantagruélisme prend le contre-pied de tous les nihilismes de la référence, de toutes les philosophies du langage vide, des mots qui ne réfèrent qu’à d’autres mots, donc à rien du tout.

Une langue bien formée, belle et vraie, est en définitive une condition essentielle de l’action humaine. Les oeuvres de Rabelais avaient une fonction économique et politique. Elles puisaient à la petite littérature populaire pour être accessible et se vendre, et lui auraient ainsi assuré une sécurité matérielle. Outre les diverses prises de positions théologiques qui appuyaient l’évangélisme catholique et le gaullisme, Rabelais promouvait activement par ses oeuvres la pédagogie humaniste, le pouvoir du Roi contre celui de Rome, les intérêts de ses protecteurs – les Du Bellay et le Cardinal de Châtillon[xvii]. La raison pour laquelle Rabelais a tellement marqué la langue française, c’est qu’il a contribué par sa littérature à influencer les institutions de la France et de l’Occident. La langue n’est pas un simple outil, mais elle n’est pas non plus une pure oeuvre d’art, elle est ancrée dans le monde. L’humanisme est pour Rabelais la tentative réussie de motiver une action collective par une littérature qui donne soif de vérité et d’idéal. Cela n’est possible que par un recours à la fois au langage populaire et à la culture savante.

L’humanisme semble mort parce que nous nous sentons impuissants à agir pour donner un sens à notre monde, et cette impuissance est en définitive notre impuissance à nous exprimer véritablement. Le grand obstacle à la revitalisation de l’humanisme est peut-être la fracture que nous observons entre le monde populaire et le monde savant, fracture qui est directement proportionnelle à celle qui existe entre les disciplines savantes. L’humain ne peut être  « un abysme de science » que s’il garde en mémoire que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme[xviii] ». Or la conscience humaine ne se forme que dans une communauté linguistique. Pour combler ces gouffres qui nous déchirent et retrouver l’unité d’une conscience humaine, il faudrait aujourd’hui une institution capable de donner un langage commun au savant et à l’homme du peuple, d’une part, et de l’autre aux sciences, aux techniques, aux arts et aux lettres. Ce langage commun, comme nous l’avons vu, ne doit pas être homogène ou se soumettre à une norme rigide, il doit unifier les divers niveaux de langage et les diverses connaissances comme les fibres d’un arbre qui s’élance vers le ciel.

Rabelais et nous

Proposer une revitalisation de l’humanisme par l’étude d’auteurs de la Renaissance comme Rabelais peut sembler futile, tant les siècles qui nous séparent d’eux les rendent obscurs aux yeux de nombre de nos contemporains. J’ai quant à moi la conviction que, lorsque Rabelais, Montaigne et Du Bellay nous paraissent étrangers et lointains, c’est probablement parce que nous oublions que nous parlons une langue dans laquelle on entend encore la leur. Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Antonine Maillet et Réjean Ducharme ont bien montré à quel point Rabelais est vivant dans le Québec et l’Acadie d’aujourd’hui. Il vit encore aussi bien dans la littérature populaire d’un Bertrand Leblanc que dans celle, plus intellectuelle, d’un Louis Hamelin. Rabelais peut nous apprendre à apprécier à sa juste mesure notre langue à l’accent circonflexe, un accent un peu vieillot, plus proche de Panurge que de Swann, un bel accent qui a déjà servi le roi de France, la pédagogie humaniste, la réforme de la théologie et la réactualisation du platonisme. L’humain peut sembler perdu aujourd’hui, probablement parce que nous avons oublié qu’il ne se forme que par la douce rigueur du langage. L’oeuvre de Rabelais est pour nous un lieu d’écoute et de retrouvailles. Elle nous convie au festin de nos mots de gueule et d’esprit, au banquet de nos discours où nous rions de nous-mêmes et des sophistes d’un rire qui remet chacun à sa place et qui épure graduellement tout ce qui est grossier. L’idéalisme qui anime Rabelais semblera naïf ou dépassé à plusieurs esprits fins d’aujourd’hui. Pourtant, tout comme le bon peuple, nombre d’artistes, de scientifiques et de penseurs rêvent encore du vrai, du beau et du bien. Si l’écoute de la voix puissante du géant Pantagruel, résonnant du XVIe siècle au XXIe, accomplissait en nous la réminiscence du Bien, peut-être pourrions nous rappailler l’être humain. L’Amérique, où le français est demeuré plus rabelaisien qu’ailleurs, est un endroit aussi bon qu’un autre pour repantagruéliser le monde.

[i] Voir à ce sujet André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, et Antonine Maillet, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Presses de l’Université Laval, 1980

[ii] François Rabelais, Le Tiers Livre, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.327

[iii] Voir à ce sujet Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992

[iv] Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970

[v] Manuel De Diéguez, Rabelais par lui-même, Éditions du Seuil, 1960, p.92

[vi] Un «catarrhe» est l’écoulement d’un fluide corporel.

[vii] François Rabelais, Le Quart Livre, Chap. LV, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.691

[viii] Platon, La République, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2008,  p.1676

[ix] François Rabelais, Gargantua, Chap. LVII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.159

[x] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.203-204

[xi] Ibid., p.204

[xii] Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais, Librairie Universitaire J. Gamber, 1930

[xiii] André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.119

[xiv] Cité par André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.17

[xv] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.544

[xvi] François Rabelais, Gargantua, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.4-5

[xvii] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.38

[xviii] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.206