Une oeuvre d’Emma Maerten (inspirée par Georges de la Tour)
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« Au Québec, un élève peut entrer à l’université sans jamais avoir lu une œuvre de Michel Tremblay »
Ce constat, partagé par la professeure de didactique Marie-Christine Beaudry dans le cadre du débat sur l’adoption d’une liste d’œuvres littéraires québécoises obligatoires au secondaire, fut hautement médiatisé en 2010. Dans cette lignée, une panoplie d’auteurs et d’enseignants défendaient l’adoption de ce corpus dans l’optique de réaffirmer que le but premier de l’enseignement de la littérature est la transmission d’une « culture commune » tout en ajoutant qu’« il n’y a pas qu’en histoire et dans les cours d’éthique et de culture religieuse qu’on se bâtit une identité commune[1] ». Ainsi, le corpus littéraire proposé accordait une place prépondérante aux auteurs québécois dits « classiques » : Émile Nelligan, Anne Hébert, Michel Tremblay et Réjean Ducharme[2] pour n’en nommer que quelques-uns. Rappelons que le terme « classique[3] » est employé ici pour désigner les œuvres littéraires ayant fait l’objet d’une reconnaissance durable depuis plusieurs générations au sein de notre société. En contrepartie, on entendait prioriser les « aptitudes fonctionnelles[4] » des élèves en enseignant « la littérature davantage dans le but de leur faire aimer la lecture et de développer leur compétence[5]» revendiquant ainsi la liberté de l’enseignant en ce qui a trait au choix des auteurs présentés en classe.
Bien, qu’à l’époque, ce débat a su semer la controverse chez les enseignants de littérature, voire la population entière, l’indignation semble s’être rapidement dissipée. Encore aujourd’hui, le constat demeure le même; plusieurs élèves reçoivent leur diplôme d’études secondaires sans avoir été initiés aux œuvres classiques de la littérature québécoise. Malgré la présence notoire de critères socioculturels qui encadrent les choix littéraires des enseignants tels que les exigences relatives aux « rapports égalitaires entre les personnages des deux sexes » et à « une juste représentation des personnages des groupes minoritaires »[6], très peu de balises assurent la présence d’auteurs québécois. En effet, la seule règle écrite qui assure la présence d’œuvres québécoises établit qu’elles doivent constituer la moitié[7] des livres présentées durant l’année.
Or, comme le souligne Olivier Dezutter, vice-doyen à la recherche à l’Université de Sherbrooke, plusieurs enseignants ne se plient pas à cette « loi » et que « personne ne peut rien contre ça [8]» C’est pourquoi j’entends démontrer, envers et contre ce genre d’attitude défaitiste que « oui nous le pouvons » et que seul un corpus littéraire obligatoire le permettrait. Rappelons ici que nos voisins français ont, quant à eux, non seulement une, mais bien quatre listes[9] d’ouvrages dans lesquelles les enseignants de chaque niveau d’enseignement peuvent choisir librement. Ainsi, l’exemple français nous démontre que la liberté de choix des enseignants peut et doit s’exercer de concert avec l’adoption d’un corpus. Il va sans dire que le statu quo actuel se traduit inévitablement par une disparité des œuvres présentées dans les différents établissements québécois, ce qui ne peut que venir aggraver la perte généralisée de repères. Cette absence de référents littéraires communs est symptomatique de la crise de la mémoire et de la fragmentation de l’imaginaire qui fragilisent la conscience identitaire des Québécois. Il m’apparait essentiel de réitérer en ce sens que la littérature de fiction, autant que les travaux des historiens, demeure le socle sur lequel repose notre identité nationale telle que conçue dans Imagined Communities de Benedict Anderson. J’entends ainsi faire valoir que le fait de reléguer la littérature québécoise au second rang dans nos propres institutions d’enseignement n’a pas seulement pour effet de négliger la transmission d’une culture littéraire qui nous fait déjà terriblement défaut, mais vient surtout saper un des fondements de la conscience historique et politique du Québec. Pour ce faire, j’entends mobiliser l’apport théorique de penseurs tels que Benedict Anderson, Martha Nussbaum et John Dewey, afin de mettre à l’épreuve ma position – qui s’apparente in fine à celle de Hannah Arendt – qui consiste à défendre l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires afin que les œuvres québécoises puissent enfin jouir de la place qui leur revient dans la transmission de l’héritage de culture qui est le nôtre.
Esquisse de la « crise littéraire » au Québec
De prime abord, il importe de rappeler que la problématique liée au choix des œuvres littéraires présentées dans nos écoles n’a vu le jour au Québec qu’à la suite de la commission Parent entre 1963 et 1966[10]. Avant cette période charnière, les enseignants ne disposaient pas d’une liberté aussi notoire quant au choix des œuvres présentées en classe. La contrainte, en grand partie tributaire du respect des traditions et de l’Église dans les institutions, s’est vue progressivement substituée par le mouvement de sécularisation et d’étatisation de ces dernières, se traduisant ainsi par le développement de méthodes d’enseignement diversifiées. Plus encore, à cette époque caractérisée mondialement par un nombre croissant de mouvement de revendications identitaires postcoloniales, l’avènement de moyens de télécommunications globales aura aussi permis l’accès à un répertoire beaucoup plus diversifié en provenance des quatre coins de la planète. C’est dans ce contexte que l’éducation dite « classique » qui assurait pendant longtemps déjà une certaine unité du corpus littéraire où « la culture enseignée était principalement littéraire et classique et la pédagogie reposait sur l’imprégnation et l’imitation des modèles[11] » fut graduellement remplacée par une vision plus progressiste de l’enseignement de la littérature au tournant des années 1970. Cinquante ans plus tard, il n’est pas inutile de rappeler que ce changement de paradigme qui se fait toujours sentir aujourd’hui ne fut pas seulement l’apanage de la société québécoise. Aux États-Unis c’est sous le signe d’une véritable « cultural war » que les écoles conservatrices et progressistes de l’éducation se sont affrontées dans les années 90 afin de statuer sur les enjeux des canons littéraires qui devraient ou non prévaloir au sein des institutions d’enseignement. Dans son ouvrage American Literature & the Culture Wars, Gregory S. Jay nous rappelle que la littérature a toujours pris part à un mouvement plus large visant à transmettre des idéaux sociaux, politiques et moraux aux nouvelles générations d’étudiants[12]. Intentionnellement ou non, la sélection des livres que nous présentons aux étudiants agirait donc comme un miroir de notre société tout en offrant une vision de notre futur. Par-delà les clivages idéologiques qui ont marqué la culture américaine, un corpus littéraire québécois pourrait-il dépasser ces visions antithétiques de l’enseignement de la littérature qu’elles soient conservatrices ou progressistes ? C’est ce que nous tenterons d’examiner dans les paragraphes suivants.
Les classiques de la littérature comme « piliers » du monde
L’émergence d’une vision moderne de la pédagogie, nous dit Hannah Arendt, est en grande partie responsable du rejet des œuvres culturelles traditionnelles de la part des institutions. Elle considère d’ailleurs ce rejet comme étant le symbole de la « crise » actuelle, car il mettrait en péril la stabilité du monde dans lequel nous vivons. Il va sans dire qu’aux yeux de Arendt les œuvres d’art, ces « objets qui ne sont pas consommés, mais utilisés et habités », sont ce qui permet d’assurer sa « durabilité » et sa « permanence ». [13] Or, dans une perspective comme celle d’Arendt, cette volonté d’assurer la permanence et la stabilité du monde est une condition de possibilité pour que la nouveauté puisse venir au monde, pour que la « natalité[14] » soit possible, concept qui s’apparente comme nous le verrons plus loin avec la notion de progrès tel que Dewey la définit. Arendt réitère en effet que pour avoir droit à une réelle liberté d’agir dans le monde, nos actions doivent pouvoir s’inscrire au sein d’un espace commun qui est à même de perdurer dans le temps., Elle considère qu’au même titre que toutes les autres formes d’art, les œuvres littéraires sont constitutives d’un monde qui est le produit de l’activité humaine[15]– en assurant sa continuité. Ainsi, en plus de faire le pont entre les différentes générations, la stabilité du monde de la culture est ce qui permet de tracer les repères qui jalonnent l’histoire de l’humanité. L’éducation doit donc conserver les œuvres classiques du passé afin d’introduire les jeunes au « monde déjà ancien[16] » afin qu’ils puissent se le réapproprier et innover[17]. C’est pourquoi nous croyons qu’Arendt prônerait le retour au corpus traditionnel où les grands auteurs classiques ont une place assurée.
De surcroît, Arendt appuierait non seulement un corpus qui garantirait la présence de classiques, mais aussi l’unification des différents corpus présentés en vue de favoriser le développement du sens commun chez les jeunes d’une même nation, voire d’une pluralité d’États. Le sens commun[18] est compris ici comme la capacité qui nous permet de nous adapter à ce « monde unique commun [19]» et y cohabiter harmonieusement. Bien que l’on puisse croire à première vue que ce sens commun se développerait par le partage de valeurs imposées de l’extérieur aux étudiants –par la conception morale du monde transmise par les auteurs retenus dans le corpus par exemple-, cette capacité se manifesterait plutôt par le développement de la faculté de juger. Cette faculté de juger – définie par Kant comme étant cette capacité à rendre notre jugement de goût personnel « universellement communicable [20]» en plus de prendre en considération le regard de l’autre sur le monde – ne fut pas abordée explicitement dans La crise de l’éducation. Néanmoins, si l’on reprend les écrits de Kant sur l’éducation, on comprend que le jugement, plutôt que de « s’apprendre » au sens traditionnel du terme, est une faculté qui se développe par la pratique[21] , ou plutôt par l’habitude, pour reprendre Aristote. Ainsi, la lecture s’avère un moyen non seulement efficace, mais essentiel pour que l’étudiant exerce cette faculté. C’est non seulement en tant que « spectateur » que le lecteur est à même de juger d’un point de vue esthétique de la valeur d’une œuvre, mais c’est en tant « qu’acteur » qu’il participe en imagination au destin des protagonistes du drame. Il est ainsi lui-même soumis aux variations du jugement tantôt moral, tantôt politique qui s’abat sur le destin comique ou tragique des personnages. Arendt voit dans le développement de cette faculté de juger le moyen de remédier à la « crise actuelle [22]», dans la mesure où des individus capables d’un jugement éclairé seraient à même de « de créer de nouveaux critères permettant de changer le monde [23]»
La littérature comme fondement de l’imaginaire collectif
Reconnu pour ses écrits sur le nationalisme, Benedict Anderson considère que l’enseignement de littérature se distingue par sa capacité à construire l’idée de nation dans l’imaginaire de l’individu par le bais de la lecture. Dans cette optique, le sociologue établit dans son ouvrage L’imaginaire national que l’idée de nation est « imaginée » par les individus qui y prennent part. Nous nous pencherons donc ici sur le processus qui permet aux œuvres littéraires de contribuer à créer cette « nation imaginée ». Pour Anderson, la lecture d’œuvres littéraires communes forme des « cérémonies de masse [24]» qui unissent les individus – les jeunes en l’occurrence – dans une même communauté de lecteurs. Ainsi, lorsque plusieurs jeunes lisent un même livre, comme l’observait Hegel avec la lecture du journal, ils sont conscients de participer à une même cérémonie[25], à un rituel collectif qui se répète de génération en génération. Cette continuité de la transmission des œuvres littéraires n’est pas sans rappeler la question de la continuité du monde commun chez Arendt. Anderson stipule en effet que la structure narrative du roman est ce qui sert de « case vide » ou d’« espace homogène [26] » afin de permettre au lecteur ou à l’étudiant de se transporter dans un présent-passé qui donne une signification à son expérience de la temporalité. Mieux, c’est en raison de cette configuration de la temporalité par le biais de l’imaginaire que les classiques de la littérature deviennent les vecteurs d’une conscience historique en phase avec l’univers culturel contemporain, permettant de ce fait à l’élève de se transporter et de s’inscrire lui-même dans la durée du temps historique.
Cette perspective permet de jeter un pont entre le développement du sens commun prôné par Arendt et la formation de l’identité nationale sur la base de l’imaginaire narratif. Comme nous l’avons déjà annoncé, Anderson défend la thèse que la littérature transmet des valeurs propres à une nation particulière. « La fiction s’infiltre paisiblement et continûment dans la réalité, créant cette remarquable confiance de la communauté dans l’anonymat[27]». Ainsi, de manière consciente ou inconsciente, l’œuvre littéraire transmet aux lecteurs, par le biais des actions des personnages, une conception morale du monde qui lui est propre. Le partage de lectures communes permettrait ainsi la construction de références d’ordre moral qui sont selon lui une condition essentielle au vivre-ensemble. Compte tenu de ce qui précède, il nous est permis de conclure que, pour que la théorie d’Anderson s’applique, le corpus devrait être composé d’œuvres québécoises et devrait rester relativement fixe dans le temps afin que plusieurs générations de lecteurs puissent s’identifier à cette même communauté, bien qu’on puisse aussi concevoir qu’il laisserait une place aux œuvres plus actuelles afin que le lecteur puisse plus facilement s’identifier à l’intrigue et aux personnages. Considérant que la littérature porte en elle une certaine fonction sociale, voire politique, en formant la communauté, il nous est permis de croire qu’Anderson favoriserait que l’État soit responsable du choix des œuvres enseignées dans les écoles. Ainsi, la fonction de ce corpus serait, à son sens, de solidifier les liens entre les individus d’une même nation, ce qui, implicitement, leur permettrait de mener à terme un projet politique commun.
L’enseignement de la littérature comme formation du « citoyen du monde[28] »
Bien qu’ à l’origine de la critique d’Arendt, les visions progressistes de l’éducation de Nussbaum et Dewey partagent sa conception des arts comme « la colonne vertébrale[29] » du système d’éducation. À cet égard, Nussbaum attribue deux rôles fondamentaux à l’enseignement des arts que nous appliquerons ici à l’enseignement de la littérature. D’une part, cet enseignement cultive « les capacités de jeu et d’empathie[30] » des jeunes. Selon elle, c’est par le libre jeu créé par la lecture que le jeune développe son imagination narrative c’est-à-dire, la « capacité d’imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre[31] ». Dès lors, en se mettant dans la peau du protagoniste, le lecteur fait l’expérience de l’altérité [32], comprend les émotions qui traversent les personnages et ainsi peut développer de l’empathie, valeur qui, pour elle, est une des vertus fondamentales à la démocratie. La lecture d’auteurs de nationalités diverses permet ainsi au lecteur de voir la pleine humanité, qu’il ne croiserait que de manière superficielle en temps normal[33].Cette attestation rappelle immanquablement le concept de « communauté de lecteurs » que nous avons établi plus tôt. Or, on remarque que Nussbaum applique ce concept non pas pour réaffirmer le sentiment de nationalisme propre à une nation en particulier, mais en visant plutôt de former une communauté mondiale de lecteurs afin de former de jeunes « citoyens du monde [34]». La reconnaissance de cette fonction sociale de l’éducation rappelle la volonté de Dewey de permettre une « compréhension commune[35] » par l’éducation. C’est pourquoi Nussbaum favoriserait la présence d’œuvres dépeignant des genres et ethnicités diversifiés au sein du corpus afin de favoriser la compréhension interculturelle.
Bien que le premier rôle de l’enseignement de la littérature, celui de développer l’empathie, puisse être « joué par des œuvres éloignées de l’époque[36] » à laquelle le jeune évolue, il n’en va pas de même pour le deuxième. En effet, le deuxième rôle qu’elle attribue à l’enseignement de la littérature, ou des arts en général, est celui de traiter des problèmes sociaux actuels. Ici, la lecture se veut le moyen de développer la « capacité socratique de critiquer les traditions mortes ou inadéquates[37] » du jeune. Ainsi, pour elle, les œuvres lues devraient avoir pour but ultime de stimuler une réflexion, voire une critique, chez l’étudiant afin qu’il puisse se départir des préjugés du passé[38]. En ce sens, les œuvres choisies devraient mettre en lumière « l’étroitesse d’esprit traditionnelle [39] » d’un œil critique. En outre, ce corpus évolutif dans le temps devrait s’actualiser au rythme des stéréotypes et des problèmes sociaux. Ici, l’accent est plutôt mis sur la fonction critique des œuvres littéraires plutôt que sur leur fonction historique. En conférant une fonction critique aux œuvres artistiques ici littéraires Nussbaum estime qu’elles développent la créativité et l’imagination de l’étudiant, capacités essentielles à l’innovation. Bien qu’elle puisse sembler une activité passive à première vue, la lecture pourrait ainsi favoriser le progrès de nos sociétés tant par le développement des capacités décrites ci-dessus que par la critique des anciens modèles. Ainsi, les œuvres du corpus devraient être choisies dans le but de développer la capacité chez l’étudiant de transposer les connaissances acquises pendant la lecture aux autres sphères de la vie. Considérant l’égalité comme le fondement de la démocratie, Nussbaum s’oppose à la sélection d’œuvres d’art en fonction de standards traditionnels. Dès lors, on peut croire qu’à l’instar de Dewey, elle favoriserait un mode de sélection démocratique où tous,y compris les enfants,peuvent avoir leur mot à dire quant au choix des œuvres qui composeraient le corpus. La participation citoyenne y prendrait tout son sens.
Le corpus littéraire : la voie de la réconciliation ?
Force est de l’admettre, Bourdieu avait raison : « le monde littéraire est un espace conflictuel – un champ de bataille où différents agents luttent constamment pour acquérir ou préserver un capital symbolique, économique et surtout idéologique[40] ». Le conservatisme d’Arendt et d’Anderson et le progressisme de Nussbaum à égard de l’enseignement de la littérature nous auront permis de comprendre les enjeux centraux de ce débat. Dès lors, je tenterai de conjecturer comment l’adoption d’un corpus littéraire permettrait d’inclure certains éléments de ces trois visions.
Tous s’entendent : l’enseignement de la littérature permet de transmettre à l’étudiant une vision du monde qui reflète les valeurs et richesses singulières du « monde commun[41] » dans lequel celui-ci évolue. De manière plus concrète, il serait faux de prétendre aujourd’hui que ce « monde commun » se limite au Québec. À une ère où nos moyens de télécommunications permettent dorénavant à l’humanité d’habiter un même présent à l’échelle planétaire, une « compréhension commune[42] » est de mise. Dès lors, je crois qu’il est capital que le corpus reflète la pluralité de cultures qui composent notre monde afin que l’étudiant considère les autres cultures non pas comme des entités éloignées et superficielles, mais bien comme des civilisations aussi complexes et riches que la sienne. Néanmoins, à une ère où la technique mène à la normalisation du monde, les efforts mis pour assurer la préservation des particularités de nos cultures doivent être décuplés. Ainsi, je suis d’avis que c’est, entre autres, par la littérature et les arts qu’il nous est possible de préserver les singularités culturelles propres à la culture québécoise. Il en va donc de la volonté de l’État de préserver la culture québécoise que d’imposer des mesures concrètes comme celles-ci pour y parvenir. Notre corpus littéraire devrait assurer une majorité d’œuvres d’auteurs québécois tout en comportant certaines œuvres qui reflètent les particularités des cultures étrangères ; l’un n’exclut pas l’autre. Dès lors, la fonction sociale que j’accorde à la mise en place de ce corpus prend tout son sens dans un contexte multiethnique comme celui du Québec. Comme Arendt le constate, l’éducation aura permis aux États-Unis de « fondre les groupes ethniques les plus divers en un seul peuple [43]», non pas par une solubilisation complète qui mènerait les individus à se départir de leurs particularités culturelles, mais bien par le développement d’un certain degré de sens commun et le partage de certaines valeurs. Ainsi, je considère que la formation d’une « communauté de lecteurs » par le partage d’œuvres littéraires favoriserait la compréhension commune à la base d’une démocratie saine.
Devrions-nous réellement craindre une forme d’endoctrinement, voire d’intégration, par l’imposition d’œuvres québécoises ? Paul Ricœur répondrait que « nul ne saurait se rendre maître [d’un texte] : pas plus le narrateur lui-même que le scribe, le savant ou le commun des lecteurs. C’est à dire que la liberté d’interprétation ne saurait, inversement, s’exercer contre le texte ni servir à le tordre abusivement dans le sens de nos convictions ou de nos désirs.[44]» Bien que l’auteur transmette sa vision du monde, c’est au lecteur que revient la tâche d’interpréter et de juger de la vision qui lui est proposée. Ainsi l’interprétation du récit demeure ouverte, ce qui permet l’évolution de diverses formes d’interprétation au fil des époques[45]. Dès lors, je crois donc que les œuvres classiques restent tout aussi actuelles et pertinentes à inclure dans ce corpus, cela même si elles ont été publiées il y a déjà plusieurs siècles dans la mesure où elles s’appliquent encore aux débats sociaux actuels. Pensons ici à la lecture de La Bête humaine de Zola, qui peut s’avérer fort pertinente lorsque l’on s’intéresse à la question de la criminalité dans nos sociétés contemporaines.
De surcroît, la présence d’œuvres classiques, particulièrement les classiques québécois, au sein du corpus jouent un rôle non négligeable ; celui d’enseigner et de transmettre l’histoire. Ainsi, je partage la thèse d’Anderson lorsqu’il attribue une fonction historique à la littérature, tout en la renchérissant d’une constatation de Gadamer : « La jeunesse demande des images qui parlent à l’imagination et forment la mémoire[46]». Si l’enseignement de l’histoire du Québec au secondaire parvient à éduquer les nouvelles générations sur les faits et les évènements importants qui composent notre histoire, c’est l’enseignement de la littérature québécoise qui permet de donner vie à ce récit. À titre exemplaire, la lecture des Belles-Sœurs de Michel Tremblay est un moyen percutant de plonger les élèves au cœur de la vie des femmes québécoises des années 1960 ce qui, par le fait même, les aide à comprendre le confinement social vécu par ces dernières à cette époque. Dès lors, contrairement à Nussbaum, je ne crois pas que les œuvres présentes au sein du corpus doivent être écrites dans l’optique de condamner la tradition, mais bien qu’il relève du jugement critique de l’étudiant d’adhérer ou de rejeter ces traditions. Pour ce faire, il serait judicieux que le corpus contienne des œuvres issues de différentes époques, qui exposent des vérités contradictoires sur un même thème afin que l’étudiant puisse envisager le problème de plusieurs angles et prendre position. Cette réflexion critique permettrait ainsi à l’étudiant de se départir des préjugés influencés par son contexte socio-historique et échapper « aux restrictions du groupe social dans lequel il est né[47]». Nous pourrions ainsi considérer que le rôle de ce corpus serait d’« exiler les élèves des coutumes sociales ambiantes[48]». Également, la prépondérance d’œuvres dites classiques au sein de ce corpus permettrait une démocratisation de la culture classique culture classique souvent réservée aux cercles érudits.
Afin que cette démocratisation de la culture s’opère avec succès par la formation d’un corpus, il est impératif que le choix des œuvres ne soit pas uniquement entre les mains d’une minorité d’élites, mais bien un processus démocratique qui mobilise une majorité d’experts dans le domaine. Il nous serait permis d’envisager ici la formation d’une commission rassemblant divers acteurs du milieu de l’éducation (professeurs, bibliothécaires), acteur de la scène artistique québécoise (auteurs, artistes, directeurs de musées), étudiants universitaires de domaines connexes (littérature, arts, philosophie, histoire, sociologie, psychologie) en plus de quelques acteurs politiques québécois (membres du Ministère de l’Éducation et Ministère de la Culture et des Communications). Afin d’assurer un juste choix des œuvres étrangères, l’étude exhaustive des corpus étrangers et la rencontre d’auteurs représentant ces divers groupes culturels serait judicieuse. Bien que je considère que chaque acteur énuméré ici soit à même de faire un choix éclairé, je juge aussi qu’il serait pertinent que l’opinion des étudiants soit prise en compte au sein de cette commission afin que ce projet rejoigne la participation et la responsabilité de tous ceux concernés.
Bien que, pour plusieurs, ce problème puisse sembler superficiel à première vue, la question de l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires soulève des enjeux centraux quant à notre conception du rôle de la littérature au sein de notre système d’éducation. Il en va de notre volonté d’offrir une vision cohérente de notre futur à la jeunesse québécoise que de se positionner sur ce corpus. Un consensus est-il possible ? Au lecteur de décider. Certes, bien que nous ayons tenté de réconcilier certaines d’entre elles, il nous est permis de conclure que plusieurs tensions demeurent entières entre les visions des différents auteurs présentés face à cet éventuel corpus. Chose certaine, tous considèrent que la littérature porte en elle une fonction vitale : celle de donner la capacité aux jeunes de voir le monde d’un œil critique et d’aspirer à changer ce qu’ils jugent imparfait ensemble grâce au développement d’une compréhension commune. Si notre présent est commun, il n’en va pas de même de la pluralité de nos histoires ; ainsi, c’est dans les livres que ces histoires se doivent d’être racontées afin de favoriser la compréhension à la fois de notre passé en tant que nation, mais aussi de l’histoire des nations que nous côtoyons maintenant au quotidien afin de pouvoir agir ensemble dans ce monde commun. Dès lors, l’adoption d’un corpus littéraire prend tout son sens dans l’optique d’assurer que chaque élève de notre système bénéficie des conditions propices pour développer cette faculté de juger.
[1] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.
[2] « Littérature québécoise: suggestions de spécialistes » dans La Presse , publié le 7 septembre 2008 [http://www.lapresse.ca/arts/livres/200809/19/01-669481-litterature-quebecoise-suggestions-de-specialistes.php] (page consultée le 27 octobre 2017).
[3] Charles SAINTE-BEUVE, « Qu’est-ce qu’un classique ? » ,1850, [http://www.tierslivre.net/litt/lundi/classique.PDF], (page consultée le 27 octobre 2017)
[4], Jean-Louis, DUFRAY, La lecture littéraire : des « pratiques du terrain » aux model du discours, Lidil, no 33, 2006, p. 79.
[5] Judith ÉMERY-BRUNEAU, La littérature au secondaire québécois : conceptions d’enseignants et pratiques déclarées en classe de français, Revue de linguistique et de didactique des langues [https://lidil.revues.org/3454#bibliography] (page consultée le 20 octobre 2017).
[6] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION ET DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, Matériel didactique approuvé pour l’enseignement secondaire : Ensemble didactique approuvée ,2017-2018, p. 6.
[7] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (1995), Programme d’étude. Le français : enseignement secondaire. Québec : Gouvernement du Québec.
[8] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.
[9] ÉDUSCOL, Informer et accompagner les professionnels de l’éducation [https://ries.revues.org/2690?lang=en] (page consultée le 27 octobre 2017).
[10] MUSÉE McCORD, « L’éducation au Québec, avant et après la réforme Parent », [http://collections.musee-mccord.qc.ca/scripts/explore.php?Lang=2&tableid=11&elementid=107__true&contentlong](page sonsultée le 6 Décembre 2017)
[11] Jean-Louis DUFAYS, La lecture littéraire, des « pratiques du terrain » aux model du discours . Lidil, p.5
[12] Gregory S. JAY, American Literature & the Culture Wars, Cornell University Press, 1997, p.7
[13] Hannah, ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket auteur, 2002, p.107.
[14] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, Folio essais, 1972, p.225.
[15] Ibid., p. 192.
[16] Ibid., p.228.
[17] Ibid., p.228.
[18]Hannah ARENDT, Juger: sur la philosophie politique de Kant, Éditions du Seuil, 1991, p.101.
[19] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.230.
[20] Hannah ARENDT, Juger, op. cit., p.99.
[21]Marie-Véronique BUNTZLY, Le jugement comme faculté politique chez Hannah Arendt ,thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, 2015, [www.theses.fr/2015EPHE5061.pdf] (page consultée le 6 Décembre 2017).p.229
[22] p.230
[23] Marie-Véronique BUNTZLY, loc. cit., p.234
[24] Benedict ANDERSON, L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p.46.
[25] Ibid. p.46.
[26] Ibid. p.35.
[27] Benedict ANDERSON, op. cit. p.47.
[28] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.101,
[29] Ibid. p.148
[30] Ibid. p.137
[31] Ibid., p.121-122
[32] Ibid., p.125-126
[33] Ibid., p.136
[34] Ibid. p.101
[35] John DEWEY, Démocratie et éducation, Paris, Armand Collin, 2011, p.82
[36] Martha NUSSBAUM, op.cit., p.137
[37] Ibid., p.138
[38] Ibid., p.139
[39] Ibid., p.135
[40] Pierre BOURDIEU cité par Jean-François BOUTIN, La problématique du corpus en classe de langue première, thèse de doctorat, Université Laval, [http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape7/PQDD_0018/NQ47558.pdf] (page consultée le 1er novembre 2017).
[41] Ibid., p.230.
[42] John DEWEY, op. cit., p.82.
[43] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.225.
[44] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté
[45] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté, Seuil, Points Essais, 1985. p.285.
[46] Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,1976, p.37.
[47] John DEWEY, op. cit., p.100.
[48] Paul RICOEUR, op. cit., p.285.
Médiagraphie
ANDERSON, Benedict. L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, 237 pages.
ARENDT, Hannah. Condition de l’homme moderne, Pocket auteur, 2002, 406 pages.
ARENDT, Hannah. La Crise de la culture, Folio essais, 1972, 379 pages.
ARENDT, Hannah. Juger: sur la philosophie politique de Kant, Éditions du Seuil, 1991, 243 pages.
Jean-François BOUTIN, La problématique du corpus en classe de langue première, thèse de doctorat, Université Laval, [http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape7/PQDD_0018/NQ47558.pdf] (page consultée le 1er novembre 2017).
BOURDIEU, Pierre. Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris, Éditions du Seuil. 1992.
BUNTZLY, Marie-Véronique. Le jugement comme faculté politique chez Hannah Arendt, thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, 2015, [www.theses.fr/2015EPHE5061.pdf] (page consultée le 6 Décembre 2017).
DEWEY, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand Collin, 2011.
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