Propriété et cote R: une perspective démocratique de la formation générale, Richard Vaillancourt

Richard Vaillancourt

Département de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’idée d’une propriété privée absolue est au cœur du système capitaliste actuel et du néolibéralisme qui semble animer l’actuel gouvernement libéral québécois (2016). Il s’agit dans cet article d’identifier l’une des justifications philosophiques célèbres de la propriété privée : celle de John Locke. Malgré quelques intuitions intéressantes, Locke échoue à justifier adéquatement la légitimité d’une propriété privée absolue. L’idée de propriété semble tout de même devoir participer aux fondements de l’existence humaine et si l’on veut lui conserver une place importante en philosophie politique, il faut arriver à restreindre son étendue.

La propriété absolue a toutefois des conséquences dans des secteurs d’activités que l’on pourrait croire totalement séparés du système économique comme tel. Si les écarts de richesses ont des répercussions importantes sur l’activité démocratique dans le domaine politique, nous verrons aussi dans ce texte que la conception de la propriété s’immisce aussi au cœur de notre système d’éducation. La nécessité de réfléchir sur cette conception trouve son moment privilégié au sein des cours de la formation générale au collégial. Cette formation, comprise comme entreprise critique, se révèle être d’une importance accrue pour remettre en doute les idées dominantes qui semblent aller de soi, mais qui souvent nécessite un véritable fondement philosophique.

 

 

Let me tell you how it will be, there’s one for you, nineteen for me,

Cause I’m the taxman, yeah, I’m the taxman.

Should five per cent appear too small, be thankful I don’t take it all,

Cause I’m the taxman, yeah I’m the taxman

« Taxman », The Beatles, 1966

 

Une idée philosophique qui dirige le Québec

«Quelles idées philosophiques dirigent la société québécoise actuelle? » Pour répondre à cette question : il faudrait lire The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State[1]. Ce livre, publié en 2014, serait l’inspiration philosophico-politique majeure de celui qui dirige le Québec, le premier ministre Philippe Couillard. On y trouverait l’apologie néolibérale d’un amincissement de l’État au nom de la liberté individuelle et une défense d’une politique « austère » afin de remettre de l’ordre dans l’économie mondiale.

Je ne m’attarderai pas à cet ouvrage parce que cette idée d’une réinvention de l’État n’est pas nouvelle et qu’il apparaît plus pertinent d’aller examiner les fondements mêmes de cette approche, que l’on retrouve au sein de la grande famille conceptuelle du libéralisme de tous azimuts.

S’il y a une idée philosophique qui dirige le Québec, il se pourrait bien que ce soit elle qui dirige aussi la plupart des pays occidentaux, c’est-à-dire la propriété privée. Si la liberté est évidemment au cœur du libéralisme, la propriété est souvent ce qui vient la définir. C’est d’ailleurs le cas du « père » du libéralisme, John Locke, qui vient légitimer la propriété privée par une argumentation que nous aimerions présenter et remettre en question.

À partir d’une analyse de la propriété privée chez John Locke, nous présenterons quelques objections bien connues qui sont adressées à cette légitimation de la propriété et nous tâcherons de voir en quoi cette conception se manifeste autrement que dans l’activité économique. Je m’intéresserai donc en deuxième partie de ce texte à l’éducation, comme meilleur exemple de cet empiétement de l’idéologie économique sur d’autres activités humaines. Je soulignerai ensuite que les cours de la formation générale au cégep permettent un espace idéal pour porter un regard critique sur les idées qui dirigent le Québec et ainsi favoriser l’égalité démocratique.

  1. La propriété comme fondement du libéralisme économique

La position libérale d’une propriété privée absolue

Dans deux de ses écrits les plus importants, le Second traité du gouvernement civil et la Lettre sur la tolérance, John Locke, philosophe anglais du dix-septième siècle (1632-1704) identifie trois motivations principales qui poussent les êtres humains à s’associer et à vivre en communauté qu’il regroupe sous l’appellation intérêts civils : la vie (sécurité),  la liberté et la propriété.[2] Ces trois motivations sont intimement liées et Locke les regroupe aussi souvent sous l’expression biens propres[3] ou le seul terme de propriété.[4] En effet, la vie et la liberté peuvent être comprises comme l’actualisation de la propriété de son propre corps alors que la propriété prise dans son sens plus restreint doit être comprise comme propriété des ressources matérielles. La théorie politique de Locke est essentiellement une défense et une légitimation de ses deux formes de propriété.

Si, pour Locke, le rôle de la société est principalement de venir protéger la propriété en l’établissant en droit, l’on doit se demander comment s’acquiert cette propriété et sous quelles conditions on peut la considérer comme légitime. D’une part, le principe de propriété de soi est un droit fondamental selon Locke. Chaque individu est moralement le seul propriétaire légitime de sa propre personne et de ses possibilités et donc chacun est moralement libre d’agir à sa guise avec celles-ci tant qu’il n’affecte pas agressivement autrui. La liberté devient ainsi une liberté de faire ce que je veux de mon propre corps.

D’autre part, la propriété des ressources externes est beaucoup plus controversée. Locke affirme un deuxième droit fondamental qui garantit à l’être humain une juste appropriation des ressources externes. Les biens et services sont créés à partir de ressources qui n’appartiennent initialement à personne. Pourquoi l’appropriation des ressources extérieures est-elle juste et non pas un vol de ce qui aurait dû rester en commun?[5]

Pour acquérir une partie de la nature, il faut la travailler. Lorsqu’une terre ou une ressource est modifiée par le travail humain, il est légitime que celui qui l’a modifiée puisse la reconnaître comme sienne. La propriété est donc le fruit du travail de l’individu :

« Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes.»[6]

La pensée de Robert Nozick, philosophe libertarien du vingtième siècle (1938-2002),  vient en quelque sorte justifier le courant du néo-libéralisme dans un angle politique. Dans Anarchie, État et utopie, Nozick reprend sensiblement le même argument que John Locke pour venir légitimer l’appropriation. Pour Locke et Nozick, les individus peuvent légitimement devenir propriétaires, de manière inégale, d’un nombre illimité de ressources externes tant que cette appropriation est le fruit de leur travail. L’inégalité de condition relative à la propriété des ressources ainsi possiblement créée trouve ici sa légitimité morale. Le fait de vouloir réduire cette inégalité en redistribuant la propriété privée, par la taxation par exemple, devient la violation d’un droit fondamental. Pour Nozick, toute imposition est donc reconnue comme un vol de la propriété privée, exception faite de l’impôt nécessaire au soutien d’institutions qui viennent réguler le droit de propriété.

La force de séduction de la propriété de soi

L’objection classique de ceux qui s’opposent aux inégalités provenant de l’appropriation des ressources extérieures est de rejeter en bloc la propriété de soi (corps et ressources externes) parce qu’elle génère nécessairement de l’inégalité.[7] L’égalité de condition est une valeur fondamentale à leurs yeux et ceux qui ont le plus de possibilités et de propriétés doivent aider ceux qui en ont le moins au nom de cet idéal d’égalité des conditions. Mais cette objection est impuissante et les intellectuels et citoyens auraient intérêt à la reformuler ou à la refonder conceptuellement. Cet argument est impuissant, principalement parce que la thèse de la propriété de soi est immédiatement séduisante et convaincante!

Pour illustrer ce pouvoir de séduction, je ne peux m’empêcher de penser à cet agent de la CIA dans la télésérie Narcos qui, rappelant la priorité de s’attaquer aux révolutionnaires communistes plutôt qu’aux trafiquants de drogue, précise : « c’est que j’adore posséder des choses ». En effet, nous aimons tous à différents degrés posséder des choses.

Sans qu’il soit question d’un chalet, d’une troisième voiture ou d’un manteau de fourrure, il semble qu’il y ait un seuil minimal de possession qu’il soit légitime d’universaliser. Seriez-vous prêt à accepter que l’État vienne vous enlever un œil pour le redistribuer aux plus défavorisés en vision? Accepteriez-vous qu’une personne dans la rue vous prenne votre manteau en vous laissant votre tuque et vos mitaines au nom de l’égalité de condition? Seriez-vous d’accord pour qu’un passant trouvant votre maison accueillante vienne s’établir dans votre lit pour la prochaine semaine ?

Ces questions viennent éclairer la pertinence et l’intérêt du concept de propriété de soi quand il est question du corps et de la propriété de ressources externes essentielles aux besoins primaires. S’il est permis de penser que la grande majorité répondrait non à ces questions, nous n’aurions probablement pas de consensus si clair s’il était question de la propriété des ressources extérieures dépassant les besoins essentiels. Il semble donc nécessaire de diviser le concept de propriété de soi en trois: la propriété de son corps, celle des ressources externes nécessaires pour répondre aux besoins essentiels et celle des ressources externes dépassant cette nécessité.

Un oubli important : Les conséquences sur autrui

Comme nous l’avons vu, si l’on peut considérer important que la société vienne protéger la propriété de soi et des ressources qui permettent un bien-être minimal, cela ne va pas de soi pour la propriété des autres ressources extérieures. C’est par contre un raccourci souvent évoqué par les défenseurs du néo-libéralisme ou du libertarisme. Mais ce qu’ils oublient trop souvent, c’est que Locke énonce deux conditions importantes qui viendraient certifier une appropriation légitime. Celui qui s’approprie des ressources ne doit pas gaspiller les ressources qu’il acquiert et il doit en laisser suffisamment pour autrui :

« … s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes […] Si l’on passe les bornes de la modération, et que l’on prenne plus de choses qu’on n’en a besoin, on prend, sans doute, ce qui appartient aux autres. »[8]

Que l’on voie la situation qui précède l’appropriation comme une absence de propriété ou  comme une prépropriété collective, on ne peut écarter les conséquences qu’aura sur autrui l’appropriation.

La tradition du libéralisme économique, encore dominante à notre époque, a conservé cette primauté de l’idée de propriété et les sources de sa légitimité. Cette tradition semble toutefois écarter de plus en plus les limites lockéennes telles que l’on peut le voir dans la philosophie de Nozick. La philosophie libertarienne de Nozick, bien qu’elle se réclame explicitement de John Locke, laisse de côté cet impératif de modération et c’est aussi le cas du néo-libéralisme.[9]

Selon les limites lockéennes initiales, la conception libérale d’une propriété privée absolue telle qu’on la connaît aujourd’hui n’est pas légitime. Les propriétaires prennent bien souvent plus que ce qui viendrait combler leurs besoins essentiels et les inégalités actuelles nous montrent clairement que certains souffrent du besoin de ce que certains ont en trop.[10] En fait si l’on veut se réclamer de la philosophie initiale de l’appropriation de Locke, elle est si exigeante (en laisser assez pour autrui, ne pas passer les bornes de la modération), qu’elle nous rapproche plus d’une forme quelconque de socialisme que du capitalisme actuel.[11]

Pourquoi l’appropriation des ressources extérieures est-elle juste et non pas un vol de ce qui aurait dû rester en commun? La tradition libérale et libertarienne ne peut répondre adéquatement à cette question et peut difficilement se réclamer de la théorie de l’appropriation lockéenne. Il semble qu’il n’y ait en fait aucun fondement philosophique satisfaisant à l’appropriation. Elle repose donc purement sur une convention dont les clauses demeurent à être précisées. Le fait que l’on considère que l’on doit récolter la totalité des fruits de notre travail est le produit d’une convention sociale. La convention pourrait aussi être inversée. Les fruits de mon travail pourraient entièrement être la propriété de la communauté qui décidera ensuite quelle partie retournera dans les mains des individus. Cela pourrait aussi être autrement, même dans une philosophie de type capitaliste et libérale, en imposant un plafond pour l’appropriation par exemple. Si l’on peut penser qu’il est primordial que les différences d’efforts que sont prêts à mettre les individus doivent être récompensées d’une façon ou d’une autre et que l’on doit inclure une certaine forme de propriété privée, cela ne peut être seulement régulé par les lois du marché.

Mais cette idée que l’on mérite complètement les fruits de son travail est bien ancrée dans la société actuelle. On pourrait même avancer qu’elle participe de l’hégémonie culturelle : la plupart des individus acceptent cette idée, peu importe leur place dans la société, même si elle vient possiblement leur nuire. La propriété privée absolue vient ainsi justifier les intuitions ou les comportements des individus à plus faibles revenus quand il est question de l’imposition sur le revenu : « Le fruit de mon travail m’appartient et je peux en faire ce qu’il me plaît. J’en ai si peu qui si le gouvernement m’en prend plus je serai encore plus pauvre. » La puissance de cette idée est manifeste parce qu’elle rejoint les préférences immédiates du plus grand nombre. S’il est vrai que l’on tolère l’existence des inégalités de richesses, n’est-ce pas parce que la richesse est devenue (redevenue ou demeure…) une forme d’idéal individuel généralisé ? Cette justification idéologique plus ou moins consciente des inégalités semble être ancrée dans l’envie ou l’espoir des moins privilégiés de parvenir au statut des plus riches. En ce sens, la propriété absolue des fruits de son travail donne l’impression de s’approcher de cet idéal et toute forme d’imposition semble venir directement y nuire, alors qu’en réalité une plus grande imposition progressive viendrait concrètement en aide aux plus défavorisés.

Chose certaine, le concept de propriété tel que défini par Locke et Nozick ne peut venir justifier les grands écarts dans la possession des ressources externes. La propriété de soi n’entraîne pas nécessairement l’inégalité de distribution des ressources externes, certainement pas les inégalités démesurées que l’on peut constater aujourd’hui. Si ce concept est pertinent, il n’est pas suffisant dans sa définition actuelle. Ajoutons à cela que la théorie de Locke, en assurant la liberté individuelle de plusieurs individus par la propriété absolue, vient au final asservir simultanément plusieurs autres que sont les non propriétaires. Comme le souligne Karl Marx dans le Manifeste du parti communiste, le statut des plus riches est rendu possible par l’existence du statut inverse; la richesse des uns implique la pauvreté des autres.[12] Un argument plus réaliste pour venir s’opposer à l’appropriation illimitée peut donc être de rappeler l’importance d’examiner les conséquences sur autrui de l’appropriation.

L’argument du ruissellement

Un argument fréquemment évoqué pour soutenir l’importance du capitalisme et de la propriété privée absolue est l’argument du ruissellement de la richesse sur autrui. En répondant à la critique que nous venons de présenter (l’absence de considération des conséquences sur autrui de l’appropriation illimitée), on pourrait évoquer qu’au contraire les entreprises individuelles capitalistes permettent de créer de la richesse non seulement pour les entrepreneurs, mais aussi pour l’ensemble de la société. En effet, les profits de l’entrepreneur sont réinvestis dans l’économie ce qui favorise l’activité économique collective. De plus, l’activité capitaliste crée de l’emploi et une amélioration technique des conditions de vie des individus. Donc, en recherchant son intérêt personnel, l’entrepreneur vient consciemment ou non bénéficier à l’intérêt général.

S’il est vrai que le sort de l’humanité s’améliore depuis le début du dix-neuvième siècle, certains sont manifestement plus avantagés par cette amélioration. Les inégalités de revenus sont bien documentées[13] et les rémunérations démesurées de certains hauts dirigeants de grandes entreprises sont bien connues. Nous avons récemment atteint le seuil où 1% de la population mondiale possède plus de 50% des richesses disponibles. Ces inégalités ne sont pas sans créer un certain malaise chez une grande partie de la population mondiale. Pour reprendre les mots de John Locke, en acquérant ce qui dépasse les bornes de la modération, il semble que certains prennent ce qui appartient aux autres. Ce ne serait donc pas tant l’imposition qui serait un vol, mais une partie de l’appropriation initiale des ressources externes qu’exercent certains individus privilégiés de manière arbitraire.

N’oublions pas non plus que l’État joue un grand rôle dans ce ruissellement et que sans lui la richesse ruissellerait au compte-gouttes vers le bas. L’État joue ce rôle en venant précisément limiter la propriété privée absolue par l’imposition, ce qui lui permet de redistribuer la richesse. On peut donc affirmer que le ruissellement s’effectue par une limitation de la propriété privée absolue et non seulement par l’effet d’une « main invisible ». On peut aussi imaginer d’autres formes de création de richesses qui viennent favoriser un plus grand ruissellement, les sociétés d’État ou les coopératives en sont des exemples probants. Ces manières de repenser la propriété et sa distribution s’oppose toutefois au grand pouvoir qu’a l’idée de propriété privée traditionnelle.

Conclusion sur la propriété libérale absolue

En conclusion, il semble difficile d’écarter complètement la propriété privée d’une philosophie sociale et politique cohérente. Certains traits de la propriété, surtout en ce qui regarde la propriété de son propre corps et de l’accès à des ressources permettant de combler des besoins essentiels, sont reconnus autant par Karl Marx[14] que chez ses opposants. Par contre, les inégalités que l’on constate actuellement, rendues possibles par l’appropriation potentiellement sans limites des ressources matérielles, ne sont aucunement légitimées, ce qui est d’autant plus problématique que rien n’oblige les propriétaires à examiner les conséquences de cette appropriation sur autrui. Plusieurs philosophes contemporains repensent cette convention  et certains États tentent d’en limiter concrètement les conséquences. Ce concept est toutefois au cœur de l’idéologie capitaliste contemporaine et a des conséquences dans des secteurs d’activités que l’on pourrait croire totalement séparés de cette idéologie. Si les conséquences des grands écarts de richesses ont des répercussions importantes sur l’activité démocratique dans le domaine politique, nous verrons dans la section suivante que la propriété s’immisce aussi au cœur de notre système d’éducation.

  1. Propriété, mérite et avantage positionnel en éducation

Les défenseurs des inégalités de distribution des richesses utilisent différents arguments pour justifier cette situation. L’un des arguments les plus utilisés est certainement celui du mérite, inspiré par Locke, qui affirme que je mérite entièrement ce qui résulte de mon travail. Cela s’inscrit dans un discours plus large de valorisation de l’individualisme, au sein d’un libéralisme économique et politique qui seul peut lui permettre de se réaliser.

Dans une analyse serrée de la philosophie de Hobbes et Locke[15], C.B. Macpherson (1911-1987), tire de la philosophie de ces auteurs différentes propositions qui viennent établir la fondation du libéralisme. Selon Macpherson, ces propositions seraient encore au cœur de la philosophie libérale actuelle. Voici quatre des sept propositions :

1-      L’individu est essentiellement le propriétaire de sa propre personne et de ses capacités, ce pour quoi il ne doit rien à la société.

2-      La société consiste en une série de relations de marché.

3-      Puisque la liberté de dépendance à la volonté d’autrui est une condition nécessaire d’humanité, la liberté individuelle peut être légitimement limitée seulement par des obligations et des lois qui sont nécessaires à assurer une liberté égale pour autrui.

4-      La société politique est un moyen pour la protection de la propriété individuelle dans sa personne et ses biens et pour la régulation de relations légitimes d’échanges entre les individus propriétaires d’eux-mêmes.[16]

Cette vision rejoint notre analyse initiale de la propriété de soi et du mérite relié au travail de l’individu. Transposons maintenant cette analyse dans une facette particulière de la vie en société, l’éducation. Plusieurs considèrent que l’éducation est un bien en soi. Mais elle est aussi un moyen d’assurer son avenir économique en permettant de mieux se positionner sur le marché du travail. Cet avantage positionnel que donne l’éducation est proportionnel aux talents naturels de l’individu et aux efforts qu’il est prêt à fournir. Comme le fruit des efforts d’un individu devient sa propriété absolue selon le principe de mérite, l’avantage positionnel qu’il gagne par ses efforts en éducation est ainsi tout à fait légitime. Tout comme dans la théorie de l’appropriation discutée plus haut, les inégalités qui découlent de l’avantage positionnel sont elles aussi légitimées par le fait qu’elles soient causées par le travail de certains. Mais est-ce vraiment le cas ?

La dystopie éducationnelle

Pour tenter d’éclairer le problème de la légitimité des inégalités découlant de l’avantage positionnel créé par l’éducation, imaginons les liens que peut entretenir l’individu dans le système d’éducation selon la conception libérale définie ci-dessus.

Selon cette conception, l’individu voit l’école comme l’endroit où il peut assurer à long terme sa propriété par des relations d’échanges informationnelles entre lui, ses collègues et ses enseignants. Il cherchera donc à obtenir le meilleur échange, selon un calcul des coûts et intérêts, ce qui informera ses rapports sociaux scolaires compris comme relations de marché. Plus il sera efficace dans ses relations, plus il améliorera son positionnement en rapport à autrui, ce qui lui donnera un avantage pour atteindre une plus grande propriété. Cet avantage positionnel est même calculé progressivement lors de son parcours par une cote complexe qui représente en fait ses perspectives d’accès futur à la propriété. Par ailleurs, pour les bénéfices obtenus lors de ses relations éducationnelles, il ne doit rien à la société, mais seulement à ses efforts, son travail et sa perspicacité dans les échanges. De plus, comme dans une relation de marché, il est à même de choisir lui-même l’information qu’il doit obtenir et qu’il pense lui être pertinent pour le bien de sa propriété présente et future. S’il en est incapable, ses parents l’informeront pour qu’il puisse choisir sa formation. Outre les préférences des individus, ce sont les lois du marché qui dicteront les connaissances et compétences pertinentes dans les relations éducationnelles.

Cette description est-elle une dystopie éducationnelle? Qu’y aurait-il de mal à cette perspective en éducation? Est-ce si loin de notre réalité actuelle?

Il est tentant de voir dans cette description (peut-être un peu caricaturale) une lourde tendance contemporaine en éducation. Cette tendance ne vient pas seulement du marché du travail et des individus eux-mêmes, mais est même soutenue par certains États. L’importance démesurée accordée aux résultats chiffrés et à la cote R, permettant de mieux comparer les individus entre eux, sont des symptômes de cette tendance. Ajoutons à cela l’arrimage souhaité de plus en plus important entre le contenu des études supérieures et le marché du travail, sans oublier le problème d’une formation générale « au choix » de l’étudiant. Rappelons aussi la volonté de diminuer, voire d’abolir les disciplines sans utilité apparente à la croissance économique.[17]

Mais concentrons-nous sur la situation de la cote R dans les études collégiales. Pour ceux qui veulent atteindre les programmes les plus contingentés et donnant généralement  accès aux emplois les mieux rémunérés, il faut tenter de maximiser les notes obtenues afin de se démarquer du lot et gravir des échelons que d’autres ne pourront atteindre. Cette cote est calculée en rapport aux notes d’autrui et l’étudiant se retrouve ainsi dans un rapport de compétition avec les autres. Il a donc avantage à travailler plus fort que les autres pour mériter une meilleure note. Cette note sera considérée comme le fruit de son propre travail pour lequel il ne doit rien à personne d’autre qu’à lui-même. On valorise ainsi des comportements compétitifs au sein de l’éducation; on éduque à la compétition, non comme un simple jeu, mais comme manière de vivre ensemble. En focalisant ainsi sur les mérites de l’individu, on favorise des comportements sociaux compétitifs et une vision du monde où il faut défendre ardemment la propriété privée des fruits du travail personnel. De plus, ceux qui seront les plus compétitifs et qui répondront le mieux à ce système seront ceux qui deviendront les élites de demain et qui auront tendance à reproduire ces comportements ou à les valoriser dans d’éventuelles politiques publiques.

Une perspective démocratique de l’éducation

Le problème avec cette perspective est que la société n’est pas qu’un ensemble de relations de marché et que l’individu est en partie redevable à la société pour ce qu’il est. Les deux présupposés de la théorie libérale qui affirment le contraire méritent d’être discutés et révisés. L’éducation est une activité démocratique. Cette activité n’est possible que par la coopération d’un ensemble d’individus partageant les mêmes buts. Ce qu’apprend l’étudiant, les fruits qu’il récolte, proviennent en partie de ses efforts, mais aussi d’un ensemble de personnes dédiées à son éducation dans un rapport qui s’éloigne de ce qui prévaut dans une économie de marché. L’enseignement va bien au-delà de ce type de relation et nécessite des valeurs qui présideront au rapport éducationnel.

Les rapports entre étudiants sont aussi fondamentaux, et l’éducation n’est possible que parce que plusieurs individus réussissent à collaborer dans un endroit restreint et à vivre selon un ensemble de règles communes. Ceci implique avant tout de partager un seul professeur, de sacrifier un rapport plus personnel et direct centré sur ses propres difficultés en acceptant une progression plus générale, plus égalitaire. Il ne faut pas oublier que dans un système public, c’est cette collaboration qui permet à certains (souvent les plus talentueux) de mieux réussir que d’autres.

L’avantage positionnel serait donc le fruit du travail de plusieurs et l’étudiant serait ainsi redevable à l’ensemble de la société pour les bénéfices qu’il tirera de son emploi futur. Ceci est d’autant plus vrai dans un système d’éducation public où tous les citoyens contribuent à l’éducation.

La formation générale comme entreprise critique

Quelle est la place de la formation générale dans cette perspective? Celle-ci doit-elle s’occuper de fournir à l’individu un avantage positionnel quant au marché du travail? Doit-elle livrer des renseignements stratégiques qui contribueront au développement de compétences utiles au fleurissement  de la propriété privée ? Devrait-elle permettre, comme toute relation de marché, une liberté de choix quant à son contenu? Quel sens donner à la formation générale dans le cégep du XXIe siècle? Je trouve important de citer ici Jean Grondin expliquant la pensée de Hans-Georg Gadamer, elle-même inspirée par les textes pédagogiques d’Hegel :

« …si l’essence de la culture ou la formation est de nous élever à l’universalité, c’est parce qu’elle nous apprend à nous ouvrir à d’autres contenus, à des perspectives autres et plus générales. Savoir prendre une distance par rapport à la particularité, en commençant par la sienne, voilà en quoi consiste le savoir essentiel qui en est un de culture et de formation, parce qu’il nous transforme. »[18]

La littérature, la philosophie et l’histoire (injustement écartée de la formation générale dans les cégeps) permettent de prendre une distance par rapport aux thèses dominantes transmises par la société et la tradition, de prendre conscience que ces « vérités » consistent plutôt en un débat et un dialogue en cours. La réflexion sur la propriété nous montre que la manière dont nous la concevons provient d’une décision commune plus ou moins consciente; ce qui signifie que cette décision peut être critiquée et qu’elle doit être remise en doute et repensée. La formation générale permet ce regard critique sur les autres savoirs et doit aussi se concevoir comme un dialogue ouvert et critique face à la tradition occidentale. Cette attitude critique est le fondement même de la philosophie, de la science et de la démocratie. En ce sens, elle est non seulement une préparation à la citoyenneté démocratique, mais une expérience démocratique en elle-même. Elle doit être une entreprise vécue de justification, dialectique et critique, au point de vue personnel, mais surtout universel. Comme le dit Gadamer, elle permet de prendre une distance face à sa propre particularité et est donc ouverture à autrui.

L’état du monde actuel nous est souvent présenté comme un résultat naturel immuable qu’il faut accepter tel quel. C’est souvent ainsi que l’on analyse la propriété privée. La formation générale transforme parce qu’elle permet de repenser les conventions, de passer du descriptif au normatif, de repenser notre rapport au monde et à autrui.

S’il y a déphasage évident avec la réalité actuelle, comme le soutiennent certaines critiques récentes [19], c’est dans le rapport critique que favorise la formation générale face au modèle ou à la forme actuelle, l’état du monde. De là proviennent probablement les nombreuses critiques des ténors de l’économie et d’une certaine frange politique qui considèrent la formation comme modelage ou donation d’une forme particulière conservatrice. Pour eux valoriser une posture critique peut sembler inutile et même nuisible! Toutefois, questionner l’ordre actuel des choses, celle du monde et de ma propre connaissance est la seule manière de prendre une distance et de m’assurer du bien-fondé de l’action individuelle et collective. En ce sens, l’éducation n’est définitivement pas un bien transigeant dans une économie de marché; elle est une expérience démocratique collective et coopérative d’ouverture à autrui, envers qui je suis redevable. Il est certainement possible de penser la propriété comme faisant aussi partie de cette expérience.

[1] Micklethwait, John et Wooldridge, The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State, Penguin Press, 2014.

[2] Locke, John, Lettre sur la tolérance, GF- Flammarion, Paris, 1992, p.168.

[3] Locke, John, Second traité du gouvernement civil, GF- Flammarion, Paris, 1992, p.206.

[4] Second traité du gouvernement civil, p.237.

[5] C’est la question que se pose aussi G.A Cohen dans Self-ownership, freedom and equality, Cambridge university press, Cambridge, 1995, p.73.

[6] Second traité du gouvernement civil, p.163.

[7] Cet argument est résumé par G.A Cohen dans Self-ownership, freedom and equality, p.69-70

[8] Second traité du gouvernement civil, p.166.

[9] La condition de Nozick considère l’impact sur autrui, mais de manière beaucoup moins exigeante que celle de Locke. Voir : Nozick, Robert, Anarchie. État et Utopie, Quadrige-PUF, Paris, 1988, p.188-192. Par ailleurs, Locke lui-même trouvera des arguments de nature antidémocratique pour éviter ses propres limites!

[10] Je reprends cette expression de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF-Flammarion, Paris, 2008, p.126.

[11] Locke lui-même trouvera des arguments de nature antidémocratique pour éviter ses propres conditions (!) dans le Second traité du gouvernement civil.

[12] Marx, Karl, Manifeste du parti communiste, GF-Flammarion, Paris, 1998, p.94-95.

[13] Voir entre autres l’éclairant ouvrage de Thomas Piketty, Le capitalisme au XXIème siècle, Éditions du Seuil, Paris, 2013.

[14] G.A. Cohen, spécialiste de la philosophie de Karl Marx affirme que Marx défend une position qui incorpore une théorie de la propriété de soi assez forte. Voir à ce sujet les chapitres 5 et 6 de Self-ownership, freedom and equality.

[15] Macpherson, C.B.,  La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971.

[16] La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, p.263-264. Traduction libre.

[17] Voir à ce sujet la transformation en cours au Japon, où le gouvernement a récemment demandé aux universités d’abolir (rien de moins!) les départements de sciences humaines.

[18] Grondin, Jean, Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris, Éditions du Cerf, 1999, p.45. Grondin reformule ici la pensée de Gadamer dans : Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p.26-33.

[19] C’est un argument important du Rapport Demers sur la formation collégiale sorti en 2014.