Un appel pour le changement, Jonathan Truong

Crédit photo: Saturne Reynolds, Projet réalisé en Territoires artistiques, 2023.

Introduction

Deux étudiants sont installés dans une pièce. L’un lit le texte que l’autre a écrit. Soudainement, il fronce les sourcils.

– Attends. Regarde ton erreur ici.

– Oui, qu’est-ce qu’il y a?

– Tu ne vois pas?

– Non.

– Pourquoi as-tu mis une cédille sous le s?

On pourrait croire que cette erreur absurde a été commise par un élève du primaire. Mais non. On est bien au cégep… Une erreur qui a été commise par ma tutorée Yasmin. Et cette erreur – qui parait bien innocente à première vue – en dit beaucoup sur le réseau collégial actuel. Depuis leur instauration en 1967, les cégeps ont connu des vagues de critiques douloureuses à leur égard. Leur mandat est pourtant simple : assurer une transition depuis les études secondaires vers les études universitaires ou vers le marché du travail. Cependant, de nombreux problèmes ont souvent été soulevés quant à l’enseignement fourni dans les cégeps, notamment en ce qui concerne la formation générale, les cours de littérature et la qualité du français écrit. Selon les derniers rapports, « un étudiant sur quatre échoue à son premier cours de français. » (Boivin et al., 2023, p. 6) Et ce taux est si alarmant que ses impacts se ressentent sur l’ensemble du réseau collégial ; les enseignants des autres matières ont les yeux bien ronds lorsqu’ils reçoivent des copies d’examens criant la qualité médiocre du français de leurs étudiants. Les jeunes, expliquez-vous. Comment améliorer l’enseignement collégial actuel, notamment du point de vue de l’écriture et de la lecture? Ainsi, en tant que tuteur au Service d’aide en langue française au Collège Bois-de-Boulogne, je ferai un constat sur les faiblesses de l’enseignement actuel, puis j’essayerai de proposer des pistes de solutions.

Le capitalisme cotérien

J’utilise le terme capitalisme cotérien pour décrire le système instauré dans le réseau collégial qui valorise l’accumulation des points de cote R par le rendement scolaire. En ce sens, je ne vois que les rouages d’une machine envahissante et pernicieuse. D’une part, elle crée chez de nombreux étudiants une obsession dépravante, qu’on appellera ici obsession cotérienne. Tous les travaux étant évalués, la cote R donne l’impression aux étudiants que chacun de leurs mouvements est surveillé. Arrêtons de vivre pour apprendre. Vivons pour voir notre capital grossir ! Ainsi, la perte comme le gain affectent significativement la perception qu’un étudiant a de lui-même. L’obsession cotérienne est telle qu’elle en devient des chaines.Aux yeux du cégépien, la cote R devient ce qui le définit et ce qui déterminera son avenir. D’autre part, le capitalisme cotérien engendre un véritable climat de compétitivité – et je dirais même – de jalousie et de haine. Ceux qui se soumettent au système profitent de points qui fructifient dans leur capital ; ceux qui le délaissent sont fortement punis en voyant leur capital décroitre. Se crée alors une distinction entre les « bons » et les « mauvais » étudiants. Mais les « bons » tiennent à rester en haut et espèrent que les « mauvais » restent en bas. Le « bon » met alors en place des mécanismes pour empêcher d’être détrôné. J’en ai entendu des paroles déplorables. J’espère que les autres ont coulé. Merci de faire baisser la moyenne. Heureusement que les autres sont nuls. L’individualisme cotérien succède dès lors à l’entraide. Autrement dit, en encourageant à tout prix le rendement scolaire, le système sournois cotérien décourage la curiosité, l’entraide et les qualités humaines.

La pensée magique des enseignants de littérature

Revenons-en à la question des cours de littérature. Selon moi, la littérature possède une signification et une légitimité indéniables au sein de la formation générale. Cependant, de nombreux étudiants ont l’impression que les cours de littérature ne visent qu’un seul objectif : les désintéresser de la langue française. D’abord, une pensée magique règne dans le corps professoral quant à l’efficacité des dissertations. Ce modèle formel est abominé par les étudiants, mais prisé par les enseignants. Ah! Combien de gens ces dissertations ont rendus malheureux! Les enseignants de littérature prétendent que la rigidité inhérente à ce modèle permette à leurs étudiants de formuler des idées claires et structurées. Toutefois, cette forme ne contribue qu’à faire associer les cours de littérature avec ennui et snobisme aux yeux de nombreux étudiants. Par ailleurs, on s’attend que, par la simple pratique de l’écriture, l’élève éprouvant des difficultés en français soit en mesure de corriger toutes ses lacunes. Bien que mon niveau de français ne fût pas problématique, ce qui m’a le plus marqué lors de mon premier cours de littérature au cégep, c’est le manque criant de ressources disponibles pour accompagner les étudiants dans l’amélioration de leur langue écrite. Aucune capsule de grammaire. Aucune aide fournie par l’enseignant. Les étudiants sont délaissés et se démerdent ! Pouvons-nous imaginer un apprenti peintre concevoir un chef-d’œuvre s’il ne sait même pas manier son pinceau et sa palette de couleurs ? La langue est évaluée, mais elle n’est pas enseignée. Bref, l’illusion entretenue par les enseignants quant à l’efficacité de leurs méthodes d’enseignement ne fait qu’accentuer les sentiments de désintérêt et de négligence chez les étudiants.

Et les solutions dans tout cela?

Si j’ai accordé autant d’importance au capitalisme cotérien et à la pensée magique des enseignants, c’est parce que je considère qu’il faut partir de ces points si nous souhaitons remédier aux problèmes actuels du système collégial. Comment raviver la flamme de la curiosité ? Comment encourager de nouveau l’entraide ? Comment fournir les ressources nécessaires afin d’aider les étudiants à corriger leurs lacunes en français ? Explorons quelques pistes de solutions…

Un élément souvent négligé : le tutorat

À mon humble avis, la première étape pour remédier à ces problèmes est d’encourager le tutorat pour mettre les étudiants en contact de nouveau. Le capitalisme cotérien enferme les étudiants les plus « forts » dans la bulle de l’obsession cotérienne et de l’individualisme cotérien. Cependant, leur aide pourrait être bien utile aux étudiants plus « faibles » qui manquent cruellement de ressources. On oublie souvent que le tutorat n’est pas une relation à sens unique, mais une véritable relation d’entraide. Combien de fois me suis-je retrouvé dans une situation délicate face à certains exercices de participes passés avec des verbes pronominaux ou de l’emploi de la virgule lors de mes séances de tutorat ? Plusieurs fois. Pourtant, ces moments – où j’ai douté des règles de grammaire – m’ont fait prendre conscience que j’avais également des choses à apprendre. Ainsi, en aidant les autres à apprendre, j’ai également appris à m’aider moi-même. Cette relation d’entraide est réciproquement bénéfique, et c’est sur ce point qu’on devrait encourager le tutorat. De surcroit, le tutorat est un moyen efficace de corriger les lacunes en français de ceux éprouvant encore des difficultés. Examinons le cas de cette fameuse Yasmin qui a mis une cédille sous un s. À la différence d’un cours magistral, lors d’une séance de tutorat, je peux me pencher sur les réels besoins de mes tutorés. Il n’y a plus de rapport hiérarchique, il n’y a plus de rapport snob. C’est le peuple qui parle ! L’enseignant met du rouge ; Yasmin ne voit que la note… J’ai la possibilité d’expliquer l’erreur ; Yasmin arrive finalement à comprendre. Le tutoré et le tuteur sont placés sur le même pied d’égalité, et le rapport à la langue reprend un sens. Bref, je pense fermement qu’encourager le tutorat permettrait de rétablir des rapports d’entraide sains entre les étudiants, de fournir des ressources pour améliorer la langue et de ressusciter l’intérêt des étudiants.

La forme des cours à revoir

Qu’en est-il maintenant du cours de littérature ? Eh bien, il faut dépoussiérer la formule ! Je ne parle pas seulement d’introduire des œuvres au programme plus captivantes, mais de repenser l’évaluation elle-même. La dissertation avec sa rigidité formelle et son caractère individualiste se veut… très ennuyeuse. Elle ne suscite guère d’intérêt chez les étudiants : ces derniers ne lisent les œuvres littéraires que pour obtenir une note. Les moments les moins ennuyeux des cours de français, d’après mes pairs, sont les tables rondes, les cercles de lectures ainsi que les écritures libres. Alors, pourquoi ne pas privilégier ces activités ? Elles permettent non seulement d’évaluer la pensée critique, mais elles permettent également de raviver la flamme de la curiosité pour la langue et le contact avec autrui. Je ne dis pas qu’il faut éliminer complètement les dissertations, mais il faut réduire le poids étouffant de ces dernières. En réveillant l’intérêt pour la beauté de la langue chez les jeunes, les élèves seront remotivés à la travailler. Ensuite, l’enseignement de la langue doit se poursuivre au cégep. J’entends déjà certains professeurs crier au scandale. Pour répondre à ces réticences, certains professeurs se plaignent de la piètre qualité du français écrit de leurs étudiants, mais refusent catégoriquement de l’enseigner. On prend pour acquis que la langue est déjà maitrisée alors que les difficultés du secondaire sont pelletées vers l’avant. Puis, on cherche des boucs émissaires en accusant les professeurs du secondaire, du primaire… alors que le problème se pose devant nous. L’idée n’est pas de remplacer complètement la littérature par l’enseignement de la langue, mais du moins de fournir des capsules théoriques, des évaluations de grammaire à faible pondération et un suivi constant. En formalisant l’importance de la qualité de la langue, certains étudiants prendront conscience de leurs lacunes et pourront y remédier avant qu’il ne soit trop tard (c’est-à-dire, avant de recevoir leur note de mi-session si nous restons avec le modèle actuel). En somme, en revoyant la formule des cours de littérature et des évaluations, les étudiants s’intéresseront de nouveau à la langue, auront les ressources pour l’améliorer et reprendront contact avec leurs pairs.

Crédit photo: Yousra Ait-Hammou, À la caisse, 2023.

Conclusion

En définitive, le capitalisme cotérien ainsi que la pensée magique des enseignants de littérature règnent actuellement dans le système collégial. Ces faiblesses de notre enseignement collégial favorisent des rapports pervers entre les étudiants, éteignent la flamme de la curiosité et perpétuent le manque criant de ressources quant à l’amélioration de la langue. Cependant, il est possible de remédier à ces problèmes en encourageant le tutorat par les pairs, en revoyant le modèle d’évaluation actuel et en changeant la formule des cours de littérature. Comme la fameuse cédille sous le s de Yasmin, le statu quo s’accroche à notre système collégial actuel. L’enseignement collégial crie pour un changement ! Il est temps de briser les chaines du capitalisme cotérien et de la pensée magique afin d’offrir une véritable chance à chaque étudiant d’apprendre et de s’épanouir.

Bibliographie

Boivin, M.-C., Chabot, L. et Debeurme G. (2023). La maitrise du français au collégial : le temps d’agir. Rapport du comité d’expertes sur la maitrise du français au collégial. https://eduq.info/xmlui/bitstream/handle/11515/38793/Maitrise-francais-collegial_Comite-expertes-maitrise-francais-collegiel-2022.pdf?sequence=2&isAllowed=y.

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