Rabelais, le pantagruélisme et nous, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo: « Des sentiments floraux », Nicolas Veilleux, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’œuvre de François Rabelais (1483-1553), médecin, écrivain et humaniste de la Renaissance unifie une incroyable diversité de discours et de connaissances autour d’une philosophie néo-platonicienne et chrétienne, le pantagruélisme. Compte tenu de l’impact culturel de Rabelais sur l’ensemble de la francophonie, il n’est pas exagéré de dire que le pantagruélisme fait partie de l’esprit même de la langue française. Nous pensons que la revitalisation de l’humanisme passe aujourd’hui par une revitalisation du français grâce à la présence évanescente, mais encore bien réelle, du démon Pantagruel dans nos bouches, nos têtes et nos coeurs.

L’humanisme de Rabelais

Les textes de la Renaissance nous ont légué une parole encore vivante. À la Renaissance, le monde, évalué à l’aune de la réalité humaine, s’humanise. L’humanisme éduque tranquillement la chrétienté à devenir l’Europe des nations, et prépare l’Église à céder la place publique à la science, à la démocratie, à la liberté artistique. Toutefois, après quelques siècles d’éducation humaniste, notre humanité nous échappe. L’humain semble en guerre contre la nature, contre lui-même. Notre connaissance nous scinde en sujet et en objet, en conscient et en inconscient, en déterminismes multiples qui se disputent notre vie. Le corps, le langage et la pensée ont-ils encore un centre humain ? L’humanisme semble dépassé, mort et enterré. Pourtant, les textes de la Renaissance nous touchent encore. Ne serait-ce que de la nostalgie ? Est-il possible de faire revivre l’humanisme en lui redonnant sa juste mesure et son unité ?

Pour les Français d’Amérique, du Québec, de l’Acadie ou d’ailleurs, la langue des humanistes français est étrangement familière. Parmi eux, celui en qui nous nous reconnaissons le plus facilement est François Rabelais, à cause de son vocabulaire et de son humour crus[i]. Toutefois, chercher le sens de l’humanisme chez un auteur reconnu pour sa démesure peut sembler voué à l’échec. L’oeuvre rabelaisienne déborde de toutes parts de ses innombrables influences, au premier chef les langues savantes, le latin et le grec, mais aussi l’hébreu, le chaldéen, les langues vulgaires, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, et jusqu’à de multiples patois locaux. Auxquels on ne doit pas oublier d’ajouter la culture populaire, contes, légendes, chansons, jeux de mots et blagues, et surtout les grands auteurs : Lucien, Plutarque, Cicéron, Virgile, Boccace, Érasme, More, et, plus que tout autre, Platon. Si l’inspiration littéraire principale de Rabelais est le satiriste Lucien de Samosate, son inspiration philosophique principale est Platon. En fait, il y a une idée directrice dans l’oeuvre rabelaisienne, une philosophie que Rabelais nomme le « Pantagruelisme », moyennant lequel les vaillant héros « […] jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques ilz congoistront sourdre de bon, franc et loyal couraige[ii]». ll s’agit d’un amalgame de platonisme et de christianisme, avec quelques emprunts au stoïcisme et au scepticisme[iii]. Le pantagruélisme est sans doute l’une des plus belles émanations du néo-platonisme évangélique de la Renaissance et nous voudrions ici suggérer qu’il est peut-être encore une philosophie qui puisse inspirer une vie vraiment humaine.

Du réalisme grotesque au spiritualisme

L’oeuvre de Rabelais consiste principalement en cinq livres des aventures du géant Pantagruel, de son non moins gigantesque père, Gargantua, et de ses comparses, Panurge, Ponocrates et frère Jan. Dans le premier livre, Gargantua est envoyé à Paris par son père Grangousier pour suivre une éducation humaniste. Après avoir vaincu avec ses amis l’horrible Picrochole qui menaçait le domaine paternel, Gargantua fonde l’abbaye de Thélème, modèle de christianisme et d’humanisme.  Dans le livre second, Pantagruel, fils de Gargantua, quittera à son tour le domaine paternel pour s’instruire, et nouera une amitié avec Panurge. Dans le Tiers-livre et le Quart-livre, Pantagruel et compagnie feront le tour du monde afin de résoudre une terrible question posée par Panurge: dois-je me marier ? La quête se conclura dans le Cinquième livre, où la découverte de  la Dive-bouteille de l’oracle Bacbuc résoudra l’énigme par une blague absurde.  Ce qui frappe le plus chez Rabelais, c’est le langage populaire cru, une langue qui brasse, qui déménage et fait rire gras. C’est le Rabelais populaire, drôle, scatologique, mais aussi passionnant, qui emprunte aux récits de chevalerie d’innombrables scènes d’actions et retournements imprévus. Toutefois, les réflexions érudites, les questions philosophiques, la finesse poétique ne s’absentent jamais longtemps, pas plus que l’engagement politique – les critiques de l’Église, de l’éducation scolastique, le parti pris gaulliste. Les héros rabelaisiens sont la plupart du temps en voyage pour acquérir des connaissances, soit en voyage d’étude, soit en quête d’illustres sages à questionner aux quatre coins du monde, que Rabelais décrit avec les meilleures connaissances géographiques de son époque. C’est le Rabelais humaniste qui fait flèche de tout bois au nom de la raison, de la  passion, de la vie.

On s’est souvent demandé comment le Rabelais populaire s’articule avec le Rabelais humaniste. La réponse tient d’abord à l’époque de Rabelais. La culture savante n’avait pas encore divorcé de la culture populaire. De plus, les conditions de vie du XVIe siècle, plus naturelles, plus frustes qu’aujourd’hui, rendaient le corps, ses cycles, ses productions et déjections plus familiers qu’ils ne peuvent l’être pour nous.  Jamais Rabelais ne cesse d’être un amoureux du monde terrestre. Il faut lire l’oeuvre de Rabelais à voix haute pour en savourer tous les jeux sonores. Ce plaisir de la matérialité du langage semble une invitation à tous les plaisirs des sens, à la gourmandise, à la sexualité, à l’ivresse sous toutes ses formes, aussi bien qu’à une sage exploration de la nature, à l’observation, au voyage.  La matière est chez lui douée de sens, si bien que plusieurs ont vu chez lui un joyeux matérialiste, un hédoniste athée. Selon la thèse importante que Mikhaïl Bakhtine[iv] a développée d’un point de vue marxiste, l’humour scatologique se hausse chez Rabelais  au niveau d’un « réalisme grotesque », où les processus vitaux, corporels du monde matériel sont dévoilés dans leur vérité aussi bien que célébrés. Il s’agirait d’une « littérature du bas matériel » dans laquelle la matière, douée de son propre dynamisme, de son ordre propre, produit tout esprit, toute âme et tout sens dans une sphère de parfaite immanence.

Mais il y a un autre Rabelais, le Rabelais platonicien, qui, comme il se doit au XVIe siècle, est aussi un Rabelais stoïcien et évangélique. Il y a une réelle spiritualité chez Rabelais, spiritualité ignorée aussi bien par ceux qui voient en Rabelais seulement un humoriste décapant ou un humaniste éclairé. Les deux premiers livres, Pantagruel et Gargantua, furent de grands succès populaires, grâce à leur humour et aux rebondissements des aventures des géants. Les références à Platon y sont déjà nombreuses. Dans les légendes populaires, Pantagruel était un petit démon, un démon qui se glisse sur les navires et donne aux marins une soif inextinguible. Soif de vin pour les personnages romanesques, soif de connaissance pour les lecteurs de Rabelais. Le vocabulaire platonicien est présent tout au long de l’oeuvre de Rabelais, en premier lieu, le terme démon, importé par Rabelais directement de Platon, daemon[v]. De même pour les mots « idée » et « archétype », introduits en français par Rabelais. Dans le Tiers, le Quart et le Cinquième livre des aventures de Pantagruel, le ton devient plus sérieux, et le spiritualisme platonicien de plus en plus affirmé. Le thème platonicien le plus évident chez Rabelais est sans doute le banquet. Le banquet rabelaisien est prétexte à des propos grivois, tout autant qu’à des échanges cultivés et philosophiques. Dans le banquet, le matériel se sublime en langage, et le langage en communion des esprits. Au cours des aventures des géants, le banquet orgiaque et désordonné est appelé à se civiliser. Avec l’humaniste Ponocrates, le jeune Gargantua apprendra à partager avec de savants convives un repas sain et frugal, où tout ce qui est mangé est d’abord nommé, expliqué, et où le tapage des soulards obscènes est remplacé par des lectures savantes. Le banquet est un festin théorique, une invitation à la connaissance. Comme Platon, dont les dialogues étaient destinés au grand public, Rabelais donne l’eau à la bouche à ses lecteurs par des oeuvres qui attisent l’amour de la sagesse.

Alors que l’ironie platonicienne est implicite, celle de Rabelais se retrouve au premier plan et elle se mue en bouffonnerie. Chez les deux auteurs, l’humour sert à gentiment remettre à sa place, à enseigner l’humilité, rarement à démolir un adversaire. Le comique est un rabaissement de ce qui est faussement élevé, et une élévation de ce qui est bas. Ce rire platonicien est en même temps un rire évangélique, dans lequel on découvre que la réalité quotidienne, apparente, se tient la tête en bas et est appelée à un grand retournement: les premiers seront les derniers, les pauvres seront les riches, les sages sont fous et les fous sont sages. Là où l’ironie de Rabelais est la plus mordante au point de condamner, c’est dans le combat contre les sophistes remplacés à son époque par les scolastiques. Enfermée dans des formes figées et dans un verbalisme souvent creux, la scolastique péchait en outre par son latin de mauvaise qualité et son ignorance du grec, de l’hébreux et de l’arabe. Rabelais dénonce chez les sophistes scolastiques d’abord l’abstraction excessive de leurs raisonnements, mais aussi leur manque de rigueur linguistique et herméneutique. C’est toujours au nom de la rigueur, de la vérité et du sens que s’exerce la critique rabelaisienne. Le cynisme actuel, vulgaire ou raffiné, critique sans rien affirmer, met tout à l’envers, rien sur ses pieds. L’ironie rabelaisienne, au contraire, critique pour affirmer et renverse pour redresser.

Aussi bien l’ironie rabelaisienne que les banquets somptueux de Gargantua et Pantagruel supposent un sens du vrai, du beau et du bien, qui se fonde sur la théorie platonicienne des Formes, ou Idées. La théorie des Idées apparaît chez Rabelais notamment dans une scène surréaliste où, au beau milieu de l’océan, des mots sans locuteurs volent librement en l’air après avoir dégelé. On apprend ensuite que les mots et les Idées gèlent, et qu’il faut attendre leur fonte pour pouvoir les comprendre. Le monde terrestre d’ici-bas est constitué par les Idées qui fondent et qui coulent, depuis un lieu idéal nommé le manoir de Vérité.

Selon le philosophe Petron (Plutarque), il existe plusieurs réalités :

 «[…] plusieurs mondes soy touchant les uns les autres en figure triangulaire æquilatérale, en la pate et centre desquels disait estre le manoir de Vérité et le habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires et portraictz de toutes choses passées et futures; autour d’icelles estre le Siècle. Et en certaines années, par long intervalles, part d’icelles tomber sus les humains comme catarrhes[vi] et comme tomba la rousée sus la toizon de Gédéon, part là rester réservée pour l’advenir, jusques à la consommation du Siècle[vii]. »

On retrouve ici les grandes lignes de la métaphysique platonicienne. L’être se constitue de couches de réalité hiérarchiquement ordonnées selon leur proximité avec un modèle de perfection. Notre monde spatio-temporel est l’image dégradée de l’éternité. Le bien et l’être d’ici-bas, dans toute leur richesse et leur beauté, ne sont en fait que les pâles reflets d’une perfection absolue. Dans les mots de Platon :

« Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et de puissance.

Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama:

– Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !

– C’est toi le responsable, repris-je, tu m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet[viii]. »

Glaucon se moque de Socrate parce que celui-ci ose livrer la pensée qui l’habite, la pensée d’un Absolu. Qu’est-ce qui est drôle en définitive ? Est-ce le fait de prétendre qu’il y a une perfection absolue, alors que la réalité serait bien plus banale et relative ? Ou plutôt qu’un simple mortel ose parler du Divin ? Le platonisme chrétien de Rabelais, c’est l’optimisme de croire que malgré le grotesque et la petitesse de la condition humaine, un certain rapport au Bien en soi est possible. Sous le soleil de la Renaissance, ce Bien se révèle comme agapè et caritas, amour et charité, amour des langues, des savoirs, du monde et de la vie.

Comme chez Platon, la principale condition de l’accès au Bien pour Rabelais est l’éducation. L’éducation humaniste qui transforme, mais en douceur, rend moral et droit, au point que les lois deviennent superflues : « FAY CE QUE VOULDRAS[ix] » n’est-elle pas d’ailleurs la devise de l’abbaye de Thélème ? Rabelais propose une formation de l’être humain par une éducation qui suive la hiérarchie naturelle de l’être. Cette éducation est d’abord celle du corps, qui est doué d’un sens propre qui s’élabore dans le sport et dans la danse. Le scatologique rabelaisien montre le corps indiscipliné. Les disciplines sportives, diététiques, hygiéniques et artistiques haussent ensuite le corps à sa vraie nature. Par l’éducation, le corps trouve son équilibre, et finit par incarner des significations spirituelles. Corps, langage et esprit s’enchaînent naturellement lorsque l’enfant est guidé par un maître aimant. Les possibilités humaines infinies font de chaque enfant un géant potentiel. L’unification de l’humain n’est possible que par un gigantisme qui accueille et digère les multiples connaissances pour leur donner une forme dotée de sens. Dans les magnifiques lettres que Gargantua envoie à son fils Pantagruel, Rabelais nous rappelle que l’éducation est avant tout une responsabilité filiale. Alors qu’il encourage son fils à l’excellence, Gargantua le rassure en ces mots : « Et ce que présentement te escriz n’est tant affin qu’en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te rescousses et te refraischisses en courage pareil pour l’avenir[x]. » À la différence de Platon, Rabelais assigne à l’éducation la formation d’humains complets, non spécialisés dans une tâche, non réduits à des fonctions sociales. Il s’approprie toutefois l’idéal du philosophe roi, personnifié par le sage et débonnaire Gargantua. Comme chez Platon, le sage dirigeant doit avant tout veiller à l’éducation de ceux dont il a la responsabilité, éducation dont le but final est spirituel, soit la formation d’une âme vertueuse, où le salut chrétien remplace la métempsycose. Gargantua comprend que son propre salut passe par celui de son fils. Je n’ai ménagé aucun effort pour ton éducation, lui dit-il :

 «[…] comme si je n’eusse aultre thrésor en ce monde que de te voir une foys en ma vie absolu et parfait […] et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir représentant la personne de moy ton père, et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir[xi]

L’humain n’est jamais complet, il n’est jamais parfait, sinon dans l’amour du parent pour son enfant, et l’amour ne se dit jamais si complètement que dans les lettres.

Langage et humanisme

C’est donc l’éducation qui humanise, c’est elle qui met la table pour le banquet des idées, qui affute l’ironie anti-sophistique et unifie les possibles humains. Avant tout, l’éducation est un rapport personnel où se transmet un langage. C’est par le langage que la connaissance et l’action sont possibles. Rabelais lui-même est en ce sens notre Gargantua à tous. Comme Dante, l’un des pères spirituel de l’humanisme, qui a donné une dignité à l’Italien dans le but de fédérer certaines villes italiennes, Rabelais a contribué à donner une langue à la France. Olivétan, l’un des premiers traducteurs de la Bible en français, puis Du Bellay, La Fontaine, Molière, Diderot, Voltaire, Flaubert, Balzac, Michelet et Hugo ont tous une dette, en général reconnue de bon coeur, envers « L’utile doux Rabelais » (Du Bellay, La Musagnœmachie)[xii]. Nous lui devons les mots « mythologie », « encyclopédie », « sympathie », « ichtyophage », « catastrophe », « hiéroglyphe », « scatophage », « archétype », « atome », parmi d’autres. Selon André Belleau, au moins quatre vingt-quinze latinismes et cent-quinze néologismes rabelaisiens sont restés durablement en usage dans la langue française. Le lexique de Rabelais compterait plus de cent mille mots, le double de celui de Victor Hugo[xiii]. Combien de trésors sont encore enfouis dans le gouffre de l’esprit qu’est le rire énorme de cet Eschyle de la mangeaille, pour paraphraser Victor Hugo[xiv]? Bien sûr, la création humaine n’est jamais ex nihilo. C’est sa maîtrise des langues anciennes, surtout le grec et le latin, qui permet à Rabelais ces inventions, qui sont souvent obtenues par la francisation de mots déjà existants. Il faut toutefois prendre la mesure de ce que peut vouloir dire le verbe « franciser » dans le cas de Rabelais. Franciser, c’est pour lui faire passer une langue de l’enfance à la maturité. L’humanisme de Rabelais, c’est la formation du français.

Former une langue, c’est d’abord lui donner une unité. Rabelais ne ménage pas ceux qui mettent des mots latins et grecs dans le français sans les adapter. À un Limousin qui mélange bêtement latin et français, Pantagruel décoche cette violente invective : « Tu écorches le latin; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard, car te écorcherai tout vif. » Mélanger les langues sans les travailler, ce n’est pas parler, c’est baragouiner. Chez Rabelais, la diversité de langages et de niveaux de langage utilisés, mais non-confondus entre eux, fait ressortir pour le lecteur le caractère matériel, contingent, mais aussi poétique de tout langage. Un travail poétique d’intégration est nécessaire pour que cette matière sonore acquiert un sens. Comme les autres humanistes, Rabelais utilisait les langues mortes comme modèles de beauté et de sens. Puisqu’elles sont mortes, elles sont achevées et on pouvait donc les considérer comme des oeuvres d’art inspirantes pour la formation des langues vivantes. Le multiple ne prend sens que par la participation à des modèles d’unité asymptotiquement orientés vers une unité parfaite. Après l’écroulement de Babel qui a fait éclater le langage, l’Un ne prend sens pour nous que dans des unités relatives, et pour cette raison plurielles. La multiplicité des langues est une pluralité d’unités différentes. Chaque langue cherche à reproduire l’unité du réel, même si cela reste toujours imparfait. Le grand ennemi de la multiplicité est non seulement l’homogénéisation, mais tout autant la confusion. En se mélangeant de façon désorganisée, aussi bien l’Un que le multiple se dissolvent dans l’indéterminé.

Former une langue, c’est aussi lui donner un rapport à la vérité. Pour Rabelais, seules les paroles du manoir de Vérité constituent une langue parfaite – un  logos divin – et elles ne durent que jusqu’à la consommation du Siècle[xv]. Les langues classiques elles-mêmes ne sont que des copies imparfaites d’idéaux éternels. Ici-bas, la pureté linguistique est donc toujours relative. Rabelais suit le Platon du Cratyle : entre le conventionnalisme et le naturalisme, il y a l’exigence de chercher les Idées (Eïdos) par le langage. Le langage n’a de sens que par la consistance du réel auquel il se réfère. C’est par ce rapport à une réalité idéale que le langage devient substantiel. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la célèbre phrase de Rabelais, qui fonde l’herméneutique en nous enjoignant de nous rendre pareils au chien, qui est selon Platon l’animal le plus philosophe du monde:

« À l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse, légiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantifique mouelle[xvi][…] »

Lorsque le langage saisit le réel, les livres sont un festin de moelle. Le pantagruélisme prend le contre-pied de tous les nihilismes de la référence, de toutes les philosophies du langage vide, des mots qui ne réfèrent qu’à d’autres mots, donc à rien du tout.

Une langue bien formée, belle et vraie, est en définitive une condition essentielle de l’action humaine. Les oeuvres de Rabelais avaient une fonction économique et politique. Elles puisaient à la petite littérature populaire pour être accessible et se vendre, et lui auraient ainsi assuré une sécurité matérielle. Outre les diverses prises de positions théologiques qui appuyaient l’évangélisme catholique et le gaullisme, Rabelais promouvait activement par ses oeuvres la pédagogie humaniste, le pouvoir du Roi contre celui de Rome, les intérêts de ses protecteurs – les Du Bellay et le Cardinal de Châtillon[xvii]. La raison pour laquelle Rabelais a tellement marqué la langue française, c’est qu’il a contribué par sa littérature à influencer les institutions de la France et de l’Occident. La langue n’est pas un simple outil, mais elle n’est pas non plus une pure oeuvre d’art, elle est ancrée dans le monde. L’humanisme est pour Rabelais la tentative réussie de motiver une action collective par une littérature qui donne soif de vérité et d’idéal. Cela n’est possible que par un recours à la fois au langage populaire et à la culture savante.

L’humanisme semble mort parce que nous nous sentons impuissants à agir pour donner un sens à notre monde, et cette impuissance est en définitive notre impuissance à nous exprimer véritablement. Le grand obstacle à la revitalisation de l’humanisme est peut-être la fracture que nous observons entre le monde populaire et le monde savant, fracture qui est directement proportionnelle à celle qui existe entre les disciplines savantes. L’humain ne peut être  « un abysme de science » que s’il garde en mémoire que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme[xviii] ». Or la conscience humaine ne se forme que dans une communauté linguistique. Pour combler ces gouffres qui nous déchirent et retrouver l’unité d’une conscience humaine, il faudrait aujourd’hui une institution capable de donner un langage commun au savant et à l’homme du peuple, d’une part, et de l’autre aux sciences, aux techniques, aux arts et aux lettres. Ce langage commun, comme nous l’avons vu, ne doit pas être homogène ou se soumettre à une norme rigide, il doit unifier les divers niveaux de langage et les diverses connaissances comme les fibres d’un arbre qui s’élance vers le ciel.

Rabelais et nous

Proposer une revitalisation de l’humanisme par l’étude d’auteurs de la Renaissance comme Rabelais peut sembler futile, tant les siècles qui nous séparent d’eux les rendent obscurs aux yeux de nombre de nos contemporains. J’ai quant à moi la conviction que, lorsque Rabelais, Montaigne et Du Bellay nous paraissent étrangers et lointains, c’est probablement parce que nous oublions que nous parlons une langue dans laquelle on entend encore la leur. Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Antonine Maillet et Réjean Ducharme ont bien montré à quel point Rabelais est vivant dans le Québec et l’Acadie d’aujourd’hui. Il vit encore aussi bien dans la littérature populaire d’un Bertrand Leblanc que dans celle, plus intellectuelle, d’un Louis Hamelin. Rabelais peut nous apprendre à apprécier à sa juste mesure notre langue à l’accent circonflexe, un accent un peu vieillot, plus proche de Panurge que de Swann, un bel accent qui a déjà servi le roi de France, la pédagogie humaniste, la réforme de la théologie et la réactualisation du platonisme. L’humain peut sembler perdu aujourd’hui, probablement parce que nous avons oublié qu’il ne se forme que par la douce rigueur du langage. L’oeuvre de Rabelais est pour nous un lieu d’écoute et de retrouvailles. Elle nous convie au festin de nos mots de gueule et d’esprit, au banquet de nos discours où nous rions de nous-mêmes et des sophistes d’un rire qui remet chacun à sa place et qui épure graduellement tout ce qui est grossier. L’idéalisme qui anime Rabelais semblera naïf ou dépassé à plusieurs esprits fins d’aujourd’hui. Pourtant, tout comme le bon peuple, nombre d’artistes, de scientifiques et de penseurs rêvent encore du vrai, du beau et du bien. Si l’écoute de la voix puissante du géant Pantagruel, résonnant du XVIe siècle au XXIe, accomplissait en nous la réminiscence du Bien, peut-être pourrions nous rappailler l’être humain. L’Amérique, où le français est demeuré plus rabelaisien qu’ailleurs, est un endroit aussi bon qu’un autre pour repantagruéliser le monde.

[i] Voir à ce sujet André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, et Antonine Maillet, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Presses de l’Université Laval, 1980

[ii] François Rabelais, Le Tiers Livre, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.327

[iii] Voir à ce sujet Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992

[iv] Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970

[v] Manuel De Diéguez, Rabelais par lui-même, Éditions du Seuil, 1960, p.92

[vi] Un «catarrhe» est l’écoulement d’un fluide corporel.

[vii] François Rabelais, Le Quart Livre, Chap. LV, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.691

[viii] Platon, La République, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2008,  p.1676

[ix] François Rabelais, Gargantua, Chap. LVII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.159

[x] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.203-204

[xi] Ibid., p.204

[xii] Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais, Librairie Universitaire J. Gamber, 1930

[xiii] André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.119

[xiv] Cité par André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.17

[xv] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.544

[xvi] François Rabelais, Gargantua, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.4-5

[xvii] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.38

[xviii] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.206