Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique, Richard Vaillancourt

 

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Crédit photo: Ana Luiza Nicolae, « Obsolescence scolastique »

 

Richard Vaillancourt

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé:  les cégeps fêtent cinquante années d’existence. Il semble pertinent d’examiner si l’idéal démocratique qui a présidé à leur création à partir du Rapport Parent est toujours présent. Plus particulièrement, je tenterai de voir que cet idéal démocratique se traduit en une philosophie de l’éducation solidaire des sciences de l’éducation et que cette philosophie bien présente dans le Rapport Parent est en complémentarité avec la pensée d’un des grands penseurs de l’éducation au vingtième siècle, John Dewey.

À partir d’une analyse comparative sommaire de l’œuvre phare de Dewey Démocratie et éducation et de certains passages du Rapport Parent, j’essaierai de faire ressortir une vision commune de l’éducation qui s’appuie sur une approche pédagogique de type constructiviste, centrée sur l’étudiant.e. Cette approche nécessite un rapport différent à la culture et à la tradition en commandant un rapport différent aux « classiques » sans toutefois leurs enlever leur pertinence et en évitant l’écueil du relativisme.

Nous verrons ensuite brièvement les conséquences pratiques qui peuvent découler de la reconnaissance de cette approche, tout précisément dans les cours de philosophie au collégial et ce, toujours dans l’objectif de stimuler l’intelligence du plus grand nombre de membres de la société démocratique.

 

« On s’imagine ordinairement que pour ce qui regarde l’éducation des expériences ne sont pas nécessaires et que l’on peut par la raison seule juger si quelque chose sera bon ou non. Mais l’on se trompe fort en ceci et l’expérience enseigne que dans nos tentatives ce sont souvent des effets tout à fait opposés à ceux que l’on attendait qui apparaissent. On voit ainsi, puisque tout revient à l’expérience, qu’aucune génération humaine ne peut présenter un plan d’éducation achevé. »

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [i]

 

Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique

J’aimerais dans ce texte, poursuivre la réconciliation amorcée par mon collègue Christian Therrien dans son texte Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation[ii]. Cela me semble nécessaire à plusieurs égards, mais surtout parce que plusieurs enseignant.e.s en philosophie rejettent en bloc et sans nuances les apports des sciences de l’éducation au débat sur l’éducation. Normand Baillargeon est peut-être l’un de ceux que l’on cite le plus souvent pour son scepticisme envers celles-ci. En effet, dans son essai Contre la réforme et dans bien d’autres publications subséquentes, il critique vertement la littérature scientifique derrière la réforme en éducation et souhaite la venue d’une conscience philosophique pour arrêter les dérives de l’enseignement actuel : « sciences de l’éducation sans conscience philosophique, pédagogique et politique, n’est que ruine de l’enseignement. »[iii] Notons d’emblée que Baillargeon n’affirme jamais que l’on doive rejeter les sciences de l’éducation, mais qu’elles doivent fonctionner conjointement avec une conscience philosophique. Baillargeon ne se trompe certainement pas en voulant ramener les sciences de l’éducation à l’ordre philosophique et il s’agit là d’une tâche essentielle. Mais il me semble important, pour servir la lutte que Platon menait déjà contre de supposés maîtres en éducation, de défendre la thèse suivante : l’enseignement de la philosophie sans conscience philosophique, pédagogique, scientifique et démocratique n’est que ruine de l’enseignement.

L’éducation au Québec s’inscrit depuis le Rapport Parent dans un esprit démocratique. Selon les commissaires, tous devraient avoir accès à une éducation comparable, correspondant aux aptitudes de chacun, afin d’atteindre deux objectifs : (1) favoriser l’égalité des chances dans l’obtention d’emplois pour ainsi rendre possible une mobilité sociale allant à l’encontre de la reproduction systématique des inégalités sociales. Et (2) former une classe de citoyens homogène et compétente sur le plan politique et donc capable de participer également à la délibération démocratique. Ces deux objectifs se rejoignent dans une compréhension de la démocratie où le citoyen n’est pas seulement celui qui vote, mais celui qui délibère et qui exerce sa liberté dans un rapport d’égalité avec les autres.[iv]

Les cours de philosophie du réseau collégial qui fête cette année leurs cinquante ans d’existence s’inscrivent dans cette double tâche. Toutefois, l’enseignement de la philosophie a dû se défaire de deux entraves antidémocratiques : (1) la confessionnalisation de l’enseignement où la philosophie se voit servir la religion catholique et (2) une éducation libérale élitiste, qui au nom de l’humanisme, veut former des esprits libres, quitte à laisser les autres enchaînés… Si l’enseignement de la philosophie s’est clairement dégagé de cette première entrave, il est moins évident que l’élitisme au sein des cours de philosophie ne soit encore présent. Il semble bien que certains, au nom d’un idéal d’excellence et d’une conception autoritaire de la culture, aient un rapport à l’enseignement et à la tradition qui tend à laisser quelques étudiants « derrière ». Cette attitude cache souvent un mépris envers les sciences de l’éducation et envers toute réflexion pédagogique qui viserait à améliorer la réussite des étudiants; cette réflexion étant trop souvent assimilée à une tentative de nivellement par le bas.

Sans faire un recensement scientifique de ces énoncés empiriques, je regarde mes propres pratiques d’enseignement et me rends bien compte qu’elles ne sont pas à la hauteur de mes idéaux théoriques, pédagogiques et démocratiques. De nombreuses pages de textes, issues de la tradition occidentale, à lire seul à la maison sans mise en contexte préalable ainsi qu’un enseignement bien souvent magistral plongé dans ces textes anciens, font que certains ne sont pas en mesure de suivre le cours avec intelligence. Si je ne peux généraliser mon expérience aux milliers de collègues de la formation générale, il me semble raisonnable de soutenir que ces pratiques et d’autres sont fréquentes, sans compter que certains collègues affirment ouvertement avoir une conception élitiste de l’éducation.

Devant ce constat, il pourrait être tentant de vouloir prendre le caractère démocratique égalitaire au pied de la lettre et de baisser les exigences éducatives en philosophie afin de ne « laisser personne derrière ». Ce mouvement de nivellement par le bas est-il vraiment nécessaire pour démocratiser concrètement l’enseignement de la philosophie ? Sinon, comment s’adresser à l’intelligence de tous les étudiants au cégep dans un esprit démocratique ?

Une première réponse à cette question est bien sûr le recours à l’éducation libérale ou humaniste. Cette éducation libèrerait et rendrait vraiment humain. Elle permettrait de créer des citoyen.ne.s autonomes. Mais, en proposant des modèles de vertus assez rigides, et en concevant l’éducation comme un chemin vers une conception idéale de la vie bonne,  les études humanistes et l’éducation libérale ont trop longtemps eu des conséquences inégalitaires.[v]  Dans le Québec du vingtième siècle, une des raisons de cette inégalité est directement reliée à l’utilisation du grec et du latin dans les études classiques. L’apprentissage de ces langues mortes était et demeure un luxe intellectuel que peu de gens peuvent se permettre. Pour la majorité, l’apprentissage adéquat des langues vivantes doit être priorisé, d’autant plus que notre situation linguistique nous pousse à devoir maîtriser deux langues différentes. En centrant l’éducation humaniste sur l’apprentissage de ces langues mortes, les collèges classiques, qui déjà effectuaient une ségrégation financière, accentuaient la distance entre ceux qui avaient accès à des textes d’une richesse incomparable et les autres, grande majorité, dont l’intelligence était peu stimulée par ce précieux héritage.

L’humanisme ainsi compris était bien peu favorable au développement de tous les êtres humains et donc bien peu démocratique. En effet, cette éducation permettait à certains d’exceller, d’être véritablement humains, et cet état d’excellence venait cautionner une domination économique et politique. Le Rapport Parent visait donc à démocratiser cet humanisme pour permettre à tous d’exceller et d’ainsi partager le pouvoir économique et politique. Notre rapport éducatif actuel traduit-il vraiment l’esprit de cette démocratisation ou poursuit-il cet humanisme inégalitaire, cette fois sans le grec et le latin ?

Si nous avons fait beaucoup de chemin vers la démocratisation de l’enseignement de la philosophie et de la littérature, nous pouvons encore améliorer nos pratiques, et ce en prenant appui sur les sciences humaines et sociales qui réfléchissent, elles aussi, sur l’éducation. Dans ce qui suit, j’aimerais rappeler l’importance d’une pédagogie active, centrée sur l’intérêt des étudiant-es et constamment en dialogue avec les enjeux concrets de la réalité quotidienne dans leurs aspects éthiques et politiques, quitte à se nourrir à même la culture de masse tant décriée par les défenseurs d’une « vraie » culture. Loin de vouloir créer une opposition rigide entre la tradition et la culture de masse actuelle, je pense qu’un dialogue critique constructif peut s’ouvrir et qu’il est du devoir des enseignant.e.s de la formation générale de le faire. Seule une plus grande participation à ce dialogue permettra de s’adresser à l’intelligence d’une plus grande majorité d’étudiant.e.s.

Cette thèse est loin d’être novatrice et contrairement à ce que l’on pourrait croire, est même au cœur du Rapport Parent, si souvent cité pour soutenir l’idée d’une tradition culturelle autoritaire ainsi qu’une philosophie de l’éducation valorisant un enseignement magistral des classiques. S’il est vrai que l’enseignement de la culture humaniste libérale et de ses classiques est fortement valorisé par le Rapport Parent, il ne faut pas oublier que celui-ci propose aussi une pédagogie centrée sur l’étudiant.e, ses choix, ses intérêts et qui tient compte du « pluralisme de la culture ».

C’est dans cet esprit que j’aimerais maintenant aborder un débat qui, bien que central aux sciences de l’éducation, ne m’en paraît pas moins mal engagé : l’opposition entre le réalisme moral et le constructivisme. Inspiré par les travaux de John Dewey et le Rapport Parent, je réfléchirai à une manière de dé-radicaliser le constructivisme afin d’en arriver à une véritable démocratisation de l’enseignement des classiques.

Si la proposition du Rapport Demers (2014) de laisser aux étudiants une liberté absolue dans le choix de leurs cours de formation générale n’est sans doute pas souhaitable, nous verrons qu’il est par contre tout à fait pertinent de leur laisser plus de liberté pour choisir leurs cours de philosophie.

 

  1. L’intelligence démocratique

La conception humaniste : autorité et aristocratie

En 1915, John Dewey critiquait déjà l’influence de certaines théories de la connaissance et du développement moral, qui, « dans les sociétés théoriquement démocratiques [entravent] la réalisation complète de l’idéal démocratique. »[vi] Outre le réalisme platonicien et l’idéalisme hégélien, deux types de perfectionnisme que Dewey critique explicitement tout au long de Démocratie et éducation, Dewey critique également en éducation les « théories qui voient dans les produits culturels – spécialement les produits littéraires – de l’histoire de l’homme l’objet d’étude essentiel. »[vii] Dewey pense ici à la culture humaniste qui consiste à faire lire les grands classiques littéraires de la tradition gréco-latine.  Dewey pense qu’il peut s’agir d’une erreur si nous établissons ces œuvres  littéraires en une culture parallèle qui représenterait un modèle autoritaire : « Coupés de l’environnement présent dans lequel les individus ont à agir, ils deviennent une sorte d’environnement rival et opposé »[viii]. Il va même jusqu’à qualifier de « snobisme étroit » cette conception humaniste qui consiste à considérer la tradition gréco-latine comme les études humaines par excellence. Il considère que cette conception « implique un mépris délibéré des possibilités offertes dans le domaine de l’éducation par des matières accessibles aux masses »[ix]. Selon lui, la culture poursuit son développement et il est tout aussi humain de s’intéresser à ses avancées récentes. « La connaissance est humaniste, non parce qu’elle porte sur les productions humaines passées, mais par ce qu’elle fait en libérant l’intelligence humaine et la compréhension. »[x]

Là, réside selon Dewey, la véritable éducation humaniste et libérale : non pas sur son contenu, la langue ou les textes qu’elle propose, mais sur les vertus ou compétences qu’elle développe, en tout premier lieu, l’intelligence humaine.

Trop souvent, les étudiant.e.s voient la philosophie comme une simple matière scolaire séparée de leur réalité quotidienne. Ils ne voient tout simplement pas comment l’examen des différentes thèses et arguments des philosophes peuvent avoir un intérêt quelconque dans leur réalité. Ainsi présenté, l’histoire de la philosophie demeure pour eux un monde parallèle, parfois intriguant, mais sans intérêt durable parce que trop souvent coupé de l’environnement présent dans lequel ils ont à agir.

Le Rapport Parent fait le même constat sur le danger du « caractère artificiel, coupé du réel » de l’enseignement :

« l’enseignement ne doit pas être livresque et sec, [il] doit plutôt rapprocher l’homme des êtres et des choses qu’il apprend à mieux connaître […] Dans tout enseignement, le contact avec les livres, avec la nature ou avec les hommes ne vaut que dans la mesure où il conduit à la réflexion, ramène à l’étude personnelle, entraîne à la recherche. »[xi]

Selon le Rapport Parent, il faut, si l’on veut promouvoir la réflexion et la recherche personnelle, que l’enseignement soit centré sur l’étudiant.e :

« à tous les niveaux, l’enseignement devrait faire appel à l’étudiant, à ses intérêts et à son initiative […] Celui-ci ne doit pas être considéré comme un réceptacle qu’il faut remplir en le gavant de cours et de lectures, mais plutôt comme une personne qui cherche et avec qui l’on entreprend une recherche commune. Cette recherche porte à la fois sur l’univers des connaissances qui s’ouvre à ses regards et sur sa place dans la société d’aujourd’hui et de demain. »[xii]

Difficile de ne pas voir ici l’influence socratique, mais aussi l’influence constructiviste (sur laquelle nous reviendrons plus tard) : l’étudiant participe activement à la construction de sa pensée, il est compris comme une personne participant à la recherche commune. Ceci est encore plus vrai lorsqu’il s’agit des études supérieures : « plus l’étudiant s’avance dans les études, moins il doit recevoir un enseignement ; on devrait plutôt dire qu’il y participe. » [xiii]

On pourrait penser qu’en centrant l’enseignement sur l’étudiant.e on ne respecte pas son intelligence qu’on le sous-estime et que pour l’élever réellement il faudrait l’exposer à une culture exigeante et difficile, celle des grands classiques, qu’il aura des difficultés à comprendre, mais qui lui apportera un bénéfice incommensurable s’il fait l’effort de cette ascension.

Pour répondre à cette importante objection, il faut expliciter la notion d’intérêt. On ne peut mobiliser l’intelligence et motiver les efforts que si l’on stimule l’intérêt.

 

L’enseignement actif : intérêt et intelligence critique

La section 10 du volume 4 du Rapport Parent intitulé « Respect de l’intelligence », répond directement à la question centrale de notre problématique et apporte des éléments qui pourront nous permettre de répondre à l’objection que nous venons de mentionner et d’amorcer une réflexion sur l’intérêt :

« Un enseignement actif est en même temps une façon concrète de respecter vraiment l’intelligence. C’est à l’intelligence de l’homme en effet que l’enseignement s’adresse. […] Trop souvent, l’enseignement, par manque de pédagogie, produit les effets inverses : au lieu de stimuler l’esprit, il l’assoupit, il éteint la curiosité et étouffe l’initiative, il stérilise l’imagination et les dons créateurs. C’est là une première faute grave contre l’intelligence. […] Par ailleurs, le respect de l’intelligence n’est pas synonyme d’intellectualisme étroit et sec ; il s’accompagne au contraire d’un respect de toutes les formes de l’intelligence. Celle-ci est diverse dans ses manifestations et ses activités ; la connaissance abstraite n’en est qu’une forme parmi bien d’autres. »[xiv]

Le Rapport propose donc de partir des intérêts de l’enfant :

« Cette préoccupation d’un enseignement centré sur l’enfant a présidé à l’élaboration d’une pédagogie active ; celle-ci se propose toujours de partir de l’enfant, de ses intérêts, de son jeu, de son imagination pour développer chez lui la curiosité intellectuelle et l’initiative personnelle. On cherche à éliminer le pédantisme du maître, le carcan des programmes, la passivité de l’enfant. Ce courant de pensée s’inspire des valeurs que nous voulons voir honorer à l’école : respect de l’intelligence, des dons créateurs, de l’esprit de recherche. »[xv]

Mais que veut-on dire quand on affirme que l’intelligence sera mieux servie par un enseignement actif, centré sur l’étudiant.e ? L’intelligence humaine occupe une place privilégiée dans l’analyse de Dewey lorsqu’il aborde la notion d’intérêt. Pour Dewey, l’intelligence ne peut être mobilisée pleinement que s’il y a un intérêt manifeste pour l’activité en question. « S’intéresser, c’est être absorbé, enthousiasmé, entraîné par un objet. Prendre intérêt, c’est être sur le qui-vive, vigilant, attentif. »[xvi] L’individu doit se sentir impliqué dans l’activité, c’est-à-dire qu’il doit comprendre que l’activité l’amène vers des objectifs ou des fins qui sont importantes pour lui, qui lui permettront d’accroître sa possibilité de diriger et de mieux contrôler son action future. C’est lorsque l’intérêt y est que l’on est assez vigilant pour mobiliser l’intelligence et la réflexion.

« La réflexion implique que nous nous intéressions à l’issue des événements – une certaine identification de notre propre destinée, ne serait-ce qu’en imagination, avec l’aboutissement d’une série d’événements […] Si quelqu’un est totalement indifférent au résultat, il ne suit pas ce qui se passe et n’y pense pas. Du fait que l’acte de penser dépend d’un sens de participation aux conséquences de ce qui se passe découle l’un des principaux paradoxes de la pensée. Né de la partialité, pour accomplir sa tâche il doit parvenir à un certain détachement, une certaine impartialité. »[xvii]

Les pratiques pédagogiques doivent s’enraciner dans le vécu des étudiant.es ou du moins dans ce qui pourrait être leur vécu. Il est facile d’imaginer les critiques habituelles contre ce rapprochement entre l’expérience de l’étudiant.e et le contenu de l’enseignement. On pourrait objecter que la réalité des étudiants est nécessairement corrompue, qu’ils s‘adonnent à des activités stériles, mais socialement valorisées et qu’il relève justement de la formation générale de les extirper de ces activités, de leur réalité, pour les amener vers une autre conception des valeurs, de « ce qui vaut la peine ». En somme, il s’agirait de les extirper des ombres de la caverne ! S’intéresser aux valeurs habituelles et socialement à la mode ainsi qu’aux activités puériles qui en découlent serait donc renoncer à vouloir jouer notre rôle pleinement. Il y aurait un conflit irréconciliable entre la vie intellectuelle philosophique et la réalité quotidienne des étudiants et de tenter de s’y attaquer en classe serait déjà une forme de soumission, voire le triomphe des ombres!

Le rôle de la formation générale serait de diriger vers l’universel, de faire sortir des considérations ordinaires individuelles et même de créer une distance critique envers la culture de masse, si importante dans la société actuelle. Dewey serait en accord avec cette fonction éducative. Mais il affirmerait à juste titre que cette critique de la culture de masse ne peut se faire de l’extérieur parce que toute supposition d’un monde extérieur comme l’affirme déjà Aristote en critiquant Platon, est pure spéculation. Nous sommes toujours au sein d’une culture multiple.  Ce n’est qu’à partir de celle-ci que l’on peut susciter l’intérêt de la critique.  Un des problèmes pédagogiques fondamentaux en philosophie est donc de trouver des sujets, mises en situation, des faits d’actualités qui engagent l’étudiant.e vers une fin intéressante. Il faudra ensuite que les textes qu’il analyse soient considérés comme des moyens pour atteindre cette fin intéressante ou importante.

S’il devrait être évident pour l’enseignant.e en philosophie que la fin d’un cours de philosophie au collégial est le bonheur de l’étudiant.e et de la société en général, cette fin n’est probablement pas clairement indiquée dans le plan de cours.  Pour mobiliser son intelligence, l’étudiant.e doit comprendre que les problèmes fondamentaux de la philosophie, ce sont ses problèmes. Il doit comprendre que c’est à lui que Socrate et Platon s’adressent, que c’est aussi à ses problèmes à lui qu’ils font référence.

À l’inverse, l’enseignant.e doit comprendre qu’une réflexion philosophique ne peut se faire qu’à partir de l’expérience pour reprendre un terme cher à Dewey. Il faut toutefois réclamer une distance de la philosophie avec la réalité quotidienne. La philosophie est une discipline normative, qui doit donc prendre une distance critique avec la description de l’état actuel des choses, la réalité matérielle quotidienne. Par contre, l’étudiant.e qui philosophe ne se retire pas du monde matériel, éthique et politique pour se diriger vers un monde métaphysique, mais il prend une distance critique avec la description actuelle de ce monde pour en tirer des jugements de valeur qui lui permettront de tenter ensuite de modifier par l’action cette réalité.

En ce sens, il ne peut être question d’inféoder l’enseignement de la philosophie à des considérations utilitaires comme on le comprend normalement (le divertissement, le marché, le monde du travail ou la mode), mais à l’utilité suprême : vivre heureux avec soi-même et avec les autres, ce qui implique des compétences démocratiques. Ce n’est donc pas la distance entre théorie et pratique qui importe, mais entre le monde tel qu’il est et tel que l’on voudrait qu’il devienne. Il faut d’abord comprendre le monde, le prendre avec soi, ensemble, pour ensuite le critiquer. Il faut reconnaître cela si l’on veut voir l’éducation comme un moteur critique qui permet de remettre en doute l’ordre établi. La réalité quotidienne telle qu’elle est, s’avère être le point de départ de la réflexion philosophique et le point d’arrivée est la réalité quotidienne telle qu’elle devrait être et que nous tentons d’organiser autant que possible.

En voulant éloigner les étudiant.e.s de la réalité matérielle, de l’actualité, de la pratique, des conditions concrètes d’existence, de ce qui est immédiat, on détourne les futures citoyen.ne.s de leurs responsabilités sociales et critiques.[xviii] En négligeant la réalité quotidienne des étudiant.e.s, on néglige la fonction critique démocratique fondamentale.

C’est pourquoi, comme l’indique le Rapport Parent, il est primordial de connaître la culture de masse et d’y faire référence : « Les maîtres devront connaître la culture de masse qu’absorbent les jeunes hors des heures de classe, afin de les aider à l’intégrer dans l’ensemble de leur éducation intellectuelle et humaine. »[xix] Et cette intégration dans les cours de philosophie doit inévitablement être critique.

Dans le même sens, Dewey précise avec raison qu’il faut éviter à tout prix d’isoler l’esprit du réel, d’élaborer des idées et des systèmes qui s’opposent au monde et que l’on ne peut mettre à l’épreuve dans l’action. Il faut éviter que la philosophie ne se replie sur elle-même, qu’elle soit perçue complètement pour ce qu’elle est parfois : du baratin pseudo-profond ou selon l’expression de Harry Frankfurt, de la Bullshit.[xx]

C’est ainsi que l’on s’adresse à l’intelligence des étudiant.e.s et qu’on peut leur faire comprendre qu’ils doivent être utiles à la société, non pas en se subordonnant à la culture de masse ou aux besoins politiques, scientifiques et économiques du moment, mais en les incitant à identifier de manière critique ces besoins.

 

Les « classiques » : « utiliser le passé au profit d’un futur en développement »

Est-ce à dire que la lecture des livres de la série Harry Potter, d’articles du Journal de Montréal ou le visionnement du film La matrice serait la voie royale pour l’étude de la littérature et de la philosophie ? Bien que tout cela puisse faire partie de notre enseignement, il ne faudrait surtout pas en conclure que l’on devrait se limiter à ce qui plaît aux étudiant.e.s, ce qui est à leurs goûts et ce qui rejoint leurs valeurs ou leurs conceptions de la vie bonne. Il ne faut donc pas hésiter à faire lire les classiques (qui par ailleurs peuvent aussi rejoindre directement les goûts et les valeurs), mais dans un angle d’approche qui encourage l’étudiant.e à la fois à s’approprier l’œuvre et à s’en distancer de manière critique, comme le propose John Dewey dans ce qui suit.

Il semble que pour Dewey, l’étude des classiques présente un intérêt véritable :

« L’autre point qu’il convient de souligner est qu’il est sage d’utiliser les produits de l’histoire du passé dans la mesure où ils peuvent être utiles à l’avenir. Puisqu’ils représentent les résultats de l’expérience antérieure, leur valeur pour l’expérience future peut, bien entendu, être infiniment grande. Dans la mesure où les hommes les possèdent et les utilisent, les littératures produites dans le passé font maintenant partie de l’environnement présent des individus; mais il y a une énorme différence entre se servir de ces littératures en tant que ressource présente et les prendre comme règle et modèle en raison de leur caractère rétrospectif.»[xxi]

Dewey ne propose donc pas de se détourner des classiques, mais de faire l’effort constant de les actualiser, de ne pas en faire un monde parallèle, mais d’explicitement les intégrer à l’environnement présent, en ayant en vue leur utilité future : « Leur valeur réside dans l’usage qu’on en fait pour augmenter la signification des choses avec lesquelles nous avons activement affaire au moment présent. »[xxii] Si un classique vaut le détour, c’est parce qu’il peut encore être utile à celui qui s’y intéresse. Mais le paradigme éducatif doit en ce sens être renversé : ce n’est pas l’élève (celui ou celle qui s’élève) qui monte vers le classique, mais le classique qui doit descendre jusqu’à nous pour nous être utile. L’éducation « peut être traitée comme un processus d’adaptation du futur au passé ou comme un moyen d’utiliser le passé au profit d’un futur en développement. »[xxiii] Avec Dewey nous choisissons la deuxième option.

Il en va de même dans le Rapport Parent : « L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir. »[xxiv]  Les classiques jouent un rôle important pour y arriver. Pour respecter l’intelligence des étudiant.e.s il faut certes que l’enseignement soit centré sur eux, mais il faut aussi leur proposer une « nourriture substantielle » :

« C’est elle [l’intelligence] qu’il faut éveiller, développer, étendre, élever. On doit pour cela l’alimenter généreusement d’une nourriture substantielle ; on doit la provoquer pour qu’elle se mette en action ; il faut lui laisser entrevoir les horizons illimités de la connaissance et l’engager ainsi dans les voies d’une éducation permanente. »[xxv]

Dans tous les cas, il ne faut pas transmettre les classiques parce que l’on espère conserver ce que l’humanité a produit de meilleur et qui représente la culture parfaite que nous devrions reproduire. Même si je partage l’idée que Socrate est un personnage beaucoup plus pertinent et nécessaire qu’Harry Potter, je pense que ce n’est pas au nom de l’argument du perfectionnisme culturel, selon lequel les classiques possèdent une valeur intrinsèque par leur excellence, et qu’ils expriment la perfection du génie humain, ce qu’il y a de meilleurs pour comprendre l’être humain.  Cet argument doit être rejeté. Si l’on doit enseigner certains auteurs ou certaines œuvres plutôt que d’autres et privilégier certaines conceptions de l’art ou de la philosophie au détriment des autres, ce choix doit reposer sur une justification éthique et politique, qui se projette dans l’avenir. Nous devons laisser libre choix aux individus de déterminer ce que représente pour eux la perfection culturelle (ce qui ne nous empêche pas par ailleurs de présenter ce qui représente à nos yeux cette perfection et d’en débattre avec les étudiants, bien au contraire) et nous devons justifier nos choix d’œuvres culturelles sur l’apport de ces œuvres à une éducation démocratique. L’objectif ne doit jamais être d’apprendre par cœur et de reproduire les œuvres du passé, ce qui est l’objectif des sociétés aristocratiques.

 « L’individu qui se pose une question qui, parce qu’elle est vraiment une question pour lui, stimule sa curiosité, augmentant ainsi sa soif du savoir qui l’étanchera, et qui possède les moyens de réaliser ce qu’il désire, est intellectuellement libre. […] Dans le cas contraire, son attention apparente, sa docilité, ce qu’il apprend par cœur et reproduit tiendront de la servilité intellectuelle. Une telle condition de sujétion intellectuelle est nécessaire pour intégrer les masses à une société ou la majorité n’est pas censée avoir des objectifs ou des idées propres, mais doit obéir aux ordres de la minorité qui détient l’autorité. Elle n’est pas adaptée à une société qui se veut démocratique. »[xxvi]

S’il faut bien en tant que « maître » imposer un corpus aux étudiant.e.s, on ne peut toutefois le faire au nom d’une autorité qui reposerait sur une soi-disant conception fermée de la vérité et de l’histoire qu’elle soit esthétique, morale ou politique.

 

Compétence démocratique, formation générale et valeur sociale

Si donc le point d’arrivée du travail philosophique est d’orienter l’action démocratique à partir d’une pensée discursive normative, nous pouvons voir avec Dewey l’éducation comme :

 « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. […] une expérience éducative permet d’acquérir un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir. »[xxvii]

N’est-ce pas là l’argument central pour justifier l’enseignement de la philosophie qu’affirment clairement les devis ministériels et les réactions récentes des enseignant.e.s face au Rapport Demers ? L’enseignement de la philosophie ne vise-t-elle pas à développer la pensée critique dans le but de favoriser l’autonomie de la pensée et de l’action pour rendre vraiment libre ? N’est-ce pas ce qu’affirme ici Dewey en évoquant un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir ?

Mais encore, cette direction et ce contrôle ne sont pas le signe d’un individualisme, mais d’une compétence démocratique partagée, essentielle au progrès de la société démocratique. On ne pourrait donc pas accuser Dewey d’être un adepte d’une vision utilitariste libérale qui ferait de l’individu et de sa liberté négative le centre du devenir humain. Bien au contraire, il affirme : « Toute étude conduite de manière à rendre les gens plus sensibles à l’importance des valeurs de la vie et du bien-être social, toute étude qui augmente la capacité de promouvoir ce bien-être est une étude humaine. »  Pour Dewey, l’éducation a une valeur sociale très forte et son approche par endroit assez près du républicanisme lui a même valu des critiques lui reprochant une forme de perfectionnisme, ce qui demeure toutefois discutable.[xxviii]

On ne pourrait pas non plus l’accuser de présenter une vision défavorable à la formation générale de l’individu, dans le but de l’orienter (comme le souhaiterait le Conseil du patronat) plus directement vers la professionnalisation. Le passage suivant témoigne très bien que pour Dewey, ce « pouvoir accru de direction », cette « réorganisation délibérée » passe par une formation fondamentale qui est non seulement voulue pour tous, mais directement liée aux intérêts de la communauté :

 « il importe que l’éducation utilise le critère de la valeur sociale. […] la sélection [du programme d’enseignement] doit s’opérer avec l’idée d’améliorer la vie que nous vivons en commun pour que l’avenir soit meilleur que le passé. De plus, il faut planifier le programme de telle sorte que ce qui est essentiel vienne en premier lieu, tandis que les raffinements viendront ensuite. Ce qui est essentiel, ce sont les choses qui sont socialement les plus fondamentales, celles qui se rattachent aux expériences auxquelles le plus grand nombre participe. Ce qui est secondaire, ce sont les choses qui se rapportent aux besoins des groupes spécialisés et relèvent de questions techniques. Il y a quelque chose de vrai dans l’idée que l’éducation doit d’abord être humaine et seulement après professionnelle. Mais, ceux qui soutiennent cette idée entendent fréquemment par « humaine » une classe hautement spécialisée : la classe des érudits qui maintienne les traditions classiques du passé. Ils oublient que les matières sont « humanisées » dans la mesure où elles se rattachent aux intérêts communs des hommes en tant qu’hommes. »[xxix]

On voit ici l’attachement qu’a Dewey envers une formation essentielle ou fondamentale commune ressemblant à notre formation générale collégiale.

Rappelons encore que l’on considère ici l’intérêt commun des êtres humains non pas au sens platonicien (très influent dans l’ancien humanisme) où les meilleurs ont à cœur le bien commun, mais en un sens démocratique où l’on doit promouvoir des compétences et des connaissances utiles au bien-être de tous leur permettant de participer à la délibération démocratique et de développer un sens de la justice.

Bref, j’ose croire qu’un enseignement philosophique qui se veut détaché de la réalité éthique et politique des citoyens d’une société démocratique échoue dans sa tâche telle qu’elle est esquissée dans l’œuvre de Dewey ainsi que dans le Rapport Parent. Il ne s’agit pas de former des expert.e.s en philosophie (ce serait déjà dirigé vers la profession…), mais de former des citoyens autonomes et éclairés quant aux débats éthiques et politiques ; qui sont capables de participer activement à la vie délibérative démocratique, c’est-à-dire d’argumenter pour défendre leur position tout en reconnaissant leurs faiblesses et de critiquer les positions adverses en reconnaissant leurs forces. On s’adresse à l’intelligence de l’étudiant quand on lui fait comprendre que ce qu’il voit en formation générale n’est pas une bulle de connaissances séparée du réel.

Par exemple, quand nous examinons la distinction chez Platon entre savoir et opinion l’étudiant-e doit prendre conscience qu’il a lui-même des croyances et qu’il a le devoir de les évaluer. Quand on traite du problème de l’obéissance aux lois, il doit prendre la pleine mesure des arguments étudiés afin de les évaluer lorsqu’il sera dans une situation où il devra obéir aux lois.

 

  1. Déradicaliser le constructivisme

Selon ce que nous venons de proposer, la tradition ne peut faire complètement autorité, sinon la transmission de la culture serait une expérience antidémocratique. La culture se révèle ainsi comme une construction commune en progression dirigée vers l’avenir. Ce qui ne veut pas dire que tout se vaut ou que toutes les opinions aient la même valeur.

En effet, on associe trop souvent cette forme de constructivisme, tout comme le pragmatisme de Dewey, au relativisme ou au subjectivisme. Il s’agit là d’une caricature. Il faut comprendre le constructivisme comme un travail du sujet en rapport avec un objet dont on suppose l’existence, mais que l’on ne peut connaître que par une activité interactive. Cette posture épistémologique se retrouve tout autant chez Kant que chez Thomas Kuhn, Piaget, Dewey, Husserl, le Heidegger de Sein und Zeit, Gadamer ou même Rawls et Habermas.[xxx] Sur le plan moral et politique, le constructivisme que je veux défendre ici, implique que les individus construisent collectivement des faits moraux à l’aide de critères qu’ils établissent collectivement et qui proviennent de la délibération rationnelle. Ces faits moraux, même s’ils ne sont pas des faits objectifs existant de manière indépendante dans la réalité (comme les formes platoniciennes par exemple), ont une certaine objectivité, étant le produit d’un travail collectif impliquant une certaine transparence. Un sujet ne peut donc pas reconstruire à lui seul la morale sans un processus dialectique intersubjectif qui respecte des critères communs. Si le constructivisme est un relativisme, c’est parce qu’il implique que la vérité soit relative à la communauté humaine tout entière. Il ne s’agit donc pas d’un relativisme culturel, d’un expressivisme ou d’un subjectivisme. Ce constructivisme n’implique donc d’aucune façon que toutes les opinions aient la même valeur.

C’est pourtant ce qu’affirme Georges-Rémy Fortin dans son article Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle? :

« Mais le relativisme auquel aboutit le constructivisme soustrait les valeurs et les représentations humaines au débat critique, voire même à toute tentative d’explicitation sérieuse. En voulant valoriser toute opinion, le constructivisme réduit la pensée à la subjectivité individuelle de chacun. La communication s’en trouve vidée de son sens, puisque chacun est cantonné à sa sphère privée. »[xxxi]

En fait, dans le même article, G.-R. Fortin se montre par la suite constructiviste dans le sens que nous défendons ici :

« Comment se noue l’unité d’une culture dans cette dispersion des savoirs ? Chaque société bricole sa synthèse, ses consensus plus ou moins solides, c’est ce qui fait le caractère instable des cultures modernes. […] La condition humaine est ainsi porteuse d’authentiques universaux culturels, non pas sous forme de « vérités absolues», mais comme les référents de problèmes incontournables et de solutions possibles qui circonscrivent un espace de débat intellectuel. Cet espace critique, c’est l’histoire de la philosophie […] Ensuite, une capacité critique de penser le monde autrement qu’il n’est, et l’élaboration d’une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, d’une représentation d’un monde bon et doué de sens. Enfin, la capacité d’élaborer de telles idées par la lecture et l’écriture de textes »

Bricoler sa synthèse, ses consensus, élaborer des solutions possibles et une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, penser le monde autrement qu’il n’est ; toutes ces expressions renvoient à la participation du sujet qui poursuit la construction de la culture et des nouveaux savoirs ; et surtout la construction éthique d’un monde. Si l’instauration de l’esclavagisme en système étatique était une construction humaine, son abolition l’était tout autant et la lutte contre les inégalités raciales demeure une tâche qui nous incombe, à laquelle nous devons participer ensemble. Cette construction ne se fait jamais ex nihilo, mais est une réorganisation du monde au sens de Dewey.

S’il faut absolument combattre l’idée d’un constructivisme radical tel que défendu par Ernst Von Glaserfeld, qui mène fort probablement au subjectivisme (bien qu’il affirme lui-même le contraire), il faut tout autant combattre l’idée d’un réalisme moral et politique qui ne peut mener qu’à une forme d’autoritarisme.[xxxii] La forme de constructivisme démocratique que je propose se situe entre ces deux extrêmes parce qu’il conserve l’espoir d’un consensus rationnel sur certains jugements moraux et parce qu’il rend nécessaire une délibération critique permanente pour justifier rationnellement ces jugements, qui ne sont jamais considérés comme des vérités absolues éternelles. Il me semble que cette voie soit une condition épistémique nécessaire au progressisme de la société démocratique et qu’elle n’empêche pas de constituer un fondement universel de la morale.

S’il faut puiser dans la tradition, il faut toutefois toujours s’en méfier surtout si elle se présente comme une autorité. L’étudiant.e doit se comprendre comme participant à cette tradition et non comme soumis à cette autorité. Sa voix doit avoir a priori autant de valeur que celle de Montaigne et de Rabelais, par exemple, parce que comme l‘affirme Marcel Conche : « Tous les hommes sont égaux en tant que capables de vérité »[xxxiii].  Dans ses cours de littérature ou de philosophie, l’étudiant.e participe par l’écriture à l’élaboration de la culture et sa voix est évaluée; il portera des jugements de valeur, il statuera sur ce que devrait être le monde dans lequel il vit. En ce sens, tout comme dans la délibération démocratique, il est également capable de vérité, et a un droit égal à ce que l’on évalue ces prétentions de vérité.

On pourrait m’objecter que toute cette discussion est vaine puisqu’en fin de compte ce n’est qu’une question d’étiquette, de mots appliqués sur des conceptions. Mais la reconnaissance de la valeur de cette forme de constructivisme a des conséquences importantes dans nos pratiques d’enseignement. Quel est le degré d’implication que nous désirons pour nos étudiants ? Quelle est la part que nous réservons à leurs projets d’écriture et à la formation directe de leur jugement par la pratique ?

 

Conclusion : Le libre choix au sein du pluralisme de la culture

En conclusion, je pense que nous devons nous détourner de la conception humaniste de l’éducation pour se tourner vers une conception résolument démocratique. Ceci n’implique aucunement de laisser de côté la tradition gréco-latine et la tradition humaniste construite à partir d’elle. Cela implique surtout de ne pas avoir honte d’utiliser la tradition dans une optique actuelle et de justifier son utilisation par des arguments pédagogiques et démocratiques plutôt qu’une vision perfectionniste et traditionaliste.

Concrètement, il en résulte des conséquences pédagogiques qui ne peuvent tolérer le statu quo. Pourrait-on proposer une modification des devis actuels en cohérence avec cette conception démocratique ?

Pourrait-on aller de l’avant avec l’une des recommandations du Rapport Demers et laisser la liberté aux étudiants de choisir leur cours de philosophie ? Je pense qu’il est possible et même souhaitable comme le suggère le Rapport Parent, d’instaurer une approche participative, active et polyvalente :

« C’est pour insuffler un esprit nouveau que nous avons proposé avec insistance deux moyens concrets de centrer l’école sur l’étudiant : la polyvalence et l’enseignement actif, qui sont indissociables l’un de l’autre. L’établissement polyvalent permet à chaque élève de choisir des cours qui répondent à ses intérêts, à ses aptitudes, à son rythme d’apprentissage. »[xxxiv]

Si l’on veut centrer l’éducation sur les intérêts des étudiant-es, il faut accepter qu’il puisse choisir des cours qui au moins en partie sont liés avec leurs intérêts apparents. C’est aussi la conclusion de la philosophe américaine Amy Gutmann, qui, dans Democratic education affirme : « Participatory approaches aim to increase student’s commitment to learning by building upon and extending their existing interests in intellectually productive ways. »[xxxv] Gutmann reconnaît par la suite qu’il y a une tension fondamentale entre l’autonomie professionnelle des enseignant.e.s d’une part, et de l’autre la liberté de l’étudiant.e qu’implique une éducation réellement démocratique. En effet, les professeur.e.s invoquent l’autonomie professionnelle pour refuser aux étudiant.e.s toute influence dans le choix du contenu de leur éducation. Selon Gutmann, la solution n’est certainement pas la solution démocratique habituelle, de laisser un poids égal aux étudiant.e.s dans les décisions pédagogiques. Évidemment, cela aurait comme conséquence d’enlever toute autonomie professionnelle et toute importance à l’expertise des professeur.e.s. Mais il faut aussi éviter l’autre écueil : il ne faut pas que l’enseignant.e utilise son expertise pour entraîner une déférence envers son autorité. Ce serait là enseigner aux étudiants une leçon contraire à l’idéal de délibération démocratique. Mais est-ce possible d’adopter une approche laissant place à la participation des étudiants tout en gardant une classe disciplinée permettant aux étudiants d’atteindre les compétences du cours ?

L’argument de Gutmann est celui que nous avons déjà vu chez Dewey et dans le Rapport Parent : les étudiant.e.s apprennent mieux quand ils ont un intérêt préalable pour la matière enseignée et la compétence à atteindre. Comme beaucoup n’ont pas d’intérêts préalables manifestes pour nos cours de philosophie, nous avons la tâche comme pédagogue de stimuler cet intérêt, de faire le pont entre le cours et l’intérêt de l’étudiant.e. Une autre façon de susciter l’intérêt est de permettre aux étudiant.e.s de déterminer certains aspects de leur éducation ce qui leur permettrait d’être plus impliqué et plus motivé dans leur apprentissage. Si cela est bien fait (le diable est dans les détails…) il pourrait s’agir d’un bel équilibre entre une participation à saveur démocratique des étudiant.e.s et une approche disciplinaire misant sur l’expertise des professeur.e.s.

Chose certaine, ce ne sont pas les liens entre le contenu et les intérêts qui manquent en formation générale ! Nous y traitons des problèmes humains fondamentaux parce qu’ils sont universels et que tous y sont confrontés. Nous pourrions choisir, comme nous le faisons déjà individuellement dans nos cours, quelques options thématiques puisées à même la tradition philosophique. On entend trop souvent lorsqu’on aborde cette possibilité, les caricatures habituelles concernant le programme des humanities dans les collèges anglophones. Le libre choix de sa formation générale (formule en effet bien paradoxale) serait constitué par des cours de tricot pour l’un et de yoga pour l’autre. Cette caricature déjà assez loin de ce qui se fait dans les collèges anglophones n’a rien à voir avec ce que je propose ici : 3 cours obligatoires de philosophie avec 3 ou 4 options pour chacun.

Dans cette optique, je pense que l’on réussirait pleinement à reconnaître l’importance d’une culture commune. En effet, la façon d’aborder les problèmes fondamentaux et la tradition philosophique est si vaste, que les 3 ou 4 options ne viendront pas épuiser le pluralisme de la culture.

Il faudra toutefois éviter absolument que cette ouverture au choix s’effectue selon des initiatives locales. En effet, il faut éviter à tout prix de poursuivre le triste phénomène de la concurrence entre les différents collèges et entre les différents enseignant.e.s. Cette ouverture des devis doit découler d’une concertation consensuelle des enseignant.e.s de philosophie partout au Québec.

Il ne faudrait pas non plus l’enchâsser dans l’approche par programmes contrairement à ce que propose Georges Leroux ou à ce que l’on fait déjà pour le troisième cours.[xxxvi] Ce serait là une façon de continuer la surspécialisation au collégial. Il faut encore laisser la possibilité aux étudiant.e.s qui le désirent de développer des intérêts qui sont autres que ceux qui sont au cœur de leurs programmes.

Outre cette proposition, il est aussi important d’instaurer une véritable culture démocratique au sein même de nos cours. Comme le propose Carlos Fraenkel dans Teaching Plato in Palestine[xxxvii], nous devons participer à la construction d’une véritable culture du débat qui n’épargne pas nos croyances les plus profondes, et ce dans une atmosphère de respect. Cette culture est assez exigeante pour l’enseignant.e : elle l’oblige à devenir un vrai modèle délibératif. Il doit ainsi s’appliquer à éviter lui-même les sophismes, surtout les arguments d’autorité et à admettre ses erreurs et ses limites. Il doit aussi respecter tout en les critiquant les doctrines compréhensives préalables des étudiant.e.s, qui de toute façon se braquent lorsqu’on en fait une critique frontale. Si la formation générale est aussi une déformation de certaines croyances préalables, cette déformation ne peut se faire dans la violence intellectuelle, mais doit provenir d’une réorganisation délibérée et effectuée par l’étudiant.e qui passe par une dialectique respectueuse.

Il faut aussi exercer concrètement l’esprit critique que l’on cherche tant à développer. N’oublions pas que critique vient du grec kritein qui signifie passer au crible. Si l’on veut que le futur citoyen-ne soit capable d’esprit critique, c’est qu’il doit s’être exercé à passer au crible certains jugements; il faut donc qu’il se soit exercé sur un contenu réel.  Il ne faut surtout pas hésiter à exercer le jugement en promouvant chez l’étudiant.e l’évaluation d’arguments dans un cadre éthique et démocratique. Les nombreuses chroniques, lettres d’opinions et articles de revues ou journaux sont une source importante qu’il ne faudrait surtout pas négliger en complément des classiques ou d’ouvrages philosophiques plus récents.

Mais surtout, nous devons laisser de côté le « snobisme étroit » et le « mépris délibéré » qui marquent profondément l’attitude de plusieurs enseignants en philosophie envers la culture de masse, les sciences en général et humaines en particulier. Cela est d’autant plus important pour les sciences de l’éducation où le mépris est à son comble. Nous devons revenir à l’esprit du Rapport Parent qui affirme : « Fondée sur la psychologie et sur les sciences sociales, la pédagogie vient à l’appui des objectifs proposés ici. »[xxxviii] L’enseignement repose sur une foule de constats empiriques que l’enseignant ne peut se vanter de comprendre totalement. Au mieux, il ne peut que supposer et les sciences de l’éducation peuvent lui être utile pour valider empiriquement ses suppositions.

Il faut aussi éliminer le « pédantisme du maître ».  L’enseignant.e en philosophie n’est pas le philosophe-roi platonicien qui aurait contemplé la vérité et qui redescendrait dans la caverne pour venir éclairer le demos de manière paternaliste. L’enseignant.e devrait être celui qui dans un esprit démocratique, beaucoup plus socratique que platonicien, reconnaît les limites de ses propres connaissances et les limites de la philosophie elle-même. Même si cela demeure anecdotique, quand nous constatons au collège et à l’université, l’ambiance de plusieurs départements, l’autopromotion aiguë de certains professeur.e.s et leurs luttes pour les postes et les subventions, nous devons conclure que nous ne sommes pas nécessairement les meilleurs (dans le sens d’aristoi). Malgré cela, dans l’esprit démocratique, nous participons tant bien que mal parmi d’autres intervenant.e.s tout aussi importants, à la réorganisation du système d’éducation et de notre société démocratique, dans la mesure de nos moyens. Et ce n’est pas rien.

 

Notes

[i] Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 2004, p.114.

[ii] Christian Therrien, Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation, Premier numéro de la revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/christian-therrien/

[iii] Baillargeon, Normand, Contre la réforme, Montréal, PUM, 2009, p.28.

[iv] En témoigne cet extrait du Rapport parent : « Sans doute la démocratie est-elle d’abord un type de structure politique. Mais on peut dire qu’elle est avant tout et fondamentalement un esprit, une mentalité, un mode de vie : elle est fondée sur la participation du plus grand nombre, individuellement et par groupes, à la conduite d’une entreprise commune, sur le respect des droits de la personne, sur l’égalité de tous dans la diversité des fonctions et des capacités ». Volume 4, section 4. Voir aussi les sections 5, 17, 18, 19 et 20 du même volume.

[v] Pour une exposition plus approfondie du sens de l’éducation humaniste et libérale, voir le chapitre 5 du livre de Georges Leroux, Différence et liberté : Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme, Montréal, Boréal, 2016.

[vi] Dewey, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand colin éditeur, 2011, p.77.

[vii] Ibid, p.162.

[viii] Ibid.

[ix] Ibid p.318.

[x] Ibid.

[xi] Rapport Parent, Volume 5, section 734.

[xii] Ibid, Volume 5, section 732.

[xiii] Ibid, volume 5 section 741.

[xiv] Ibid, volume 4 section 10.

[xv] Ibid, volume 1 section 23.

[xvi] Dewey, John, op.cit. p.210.

[xvii] Ibid, p.231.

[xviii] Je reprends ici en partie l’argumentation de Amy Gutmann qu’elle utilise toutefois pour justifier le rôle de la communauté universitaire. Gutmann, Amy, Democratic education, Princeton, Princeton University press, 1987, p.187-188.

[xix] Rapport Parent, Volume 4, section 25.

[xx] Voir à ce sujet la célèbre plaquette d’Harry Frankfurt : On bullshit. Frankfurt, Harry, On bullshit, Princeton, Princeton university press, 2005.

[xxi] Dewey John, op.cit. p.155-156.

[xxii] Ibid, p.162.

[xxiii] Dewey, John, op.cit, p.158.

[xxiv] Rapport Parent, Volume 2, section 1.

[xxv] Ibid, Volume 4, section 10.

[xxvi] Dewey, John, op.cit. p.397.

[xxvii] Ibid, p.158.

[xxviii] Voir Gutmann, Amy, op.cit, p.13.

[xxix] Dewey, John, op.cit., 278-279.

[xxx] Voir à ce sujet : Philipps, D.C., The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism dans : Currenn, Randall,(ed.), Philosophy of education an anthology, Malden, Blackwell publishing, 2007. J’ai aussi consulté rapidement l’entrée Constructivisme métaéthique rédigé par François Côté-Vaillancourt dans l’encyclopédie philosophique en ligne. http://encyclo-philo.fr/constructivisme-metaethique-a/

[xxxi] Georges-Rémy Fortin, Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle?,, Revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/georges-remy-fortin/

[xxxii] Pour en savoir plus sur Ernst Von Glaserfeld, voir la critique qu’en fait Normand Baillargeon dans Contre la réforme et la présentation de D.C. Philipps dans The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism. Philipps cite Von Glaserfeld : « Superficial or emotionnally distracted readers of the constructivist literature have frequently interpreted this stance as a denial of reality. », p.399.

[xxxiii] Conche, Marcel, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p.40.

[xxxiv] Rapport Parent, Volume 1 section 23.

[xxxv] Gutmann, Amy, op.cit., p.89.

[xxxvi] Voir la postface que signe Leroux dans : Després, Pierre (dir.), L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015.

[xxxvii] Fraenkel, Carlos, Teaching Plato in Palestine, Princeton, Princeton university press, 2015.

[xxxviii] Rapport Parent, Volume 1, section 23.