Mot de la rédaction, Mai 2022

Chers lecteurs,

Après un peu plus d’un an, nageant péniblement contre le courant de la fatigue pandémique, des débats entourant la liberté académique et de tout ce qui peut torpiller l’enthousiasme de la pensée en ces temps incertains, les scribes et autres humbles membres du comité de rédaction sont heureux d’enfin pouvoir vous offrir un 8e numéro de la revue Bios.

Pour une première fois, un professeur d’éducation physique participe à la revue Bios! Guy Bertrand nous propose une réflexion sur l’équité en évaluation, allant même jusqu’à proposer des modifications à la Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages (PIEA) du Collège de Bois-de-Boulogne.

Dans sa deuxième contribution à Bios, l’ex-boulonnais Christophe Facal, qui étudie maintenant la philosophie à l’université, nous offre, au travers une analyse de ce qui est probablement le plus célèbre des documentaires tournés par le cinéaste québécois Denys Arcand, une réflexion sur un peuple replié sur lui-même « qui après la défaite référendaire se laisse couler dans le confort et l’indifférence« .

Un émouvant poème sur la désolante situation en Syrie nous est offert par Ibrahim Moussa, étudiant en sciences de la nature. La corruption et la guerre sont la trame de fond de cette œuvre coup de poing qui est aussi un hymne à la grandeur et à la beauté de ce pays et des ses habitant.e.s.

C’est en s’affairant à imaginer quel châtiment recevrait Don Juan à la fin de la pièce de Molière que l’étudiante Nour Lahlou en est venue à ce joli portait d’un être qui ne pouvait espérer ni tempérance, ni indulgence au jugement dernier.

Nicolas Bourdon, professeur de littérature, nous revient en force avec une nouvelle à saveur romantique dans laquelle une étudiante en médecine est prête à tout sacrifier pour atteindre ses objectifs de carrière, quitte à être aveugle devant la beauté du monde.

Faisant la démonstration qu’un esprit classiciste peut très bien être infusé de passion anarchiste, Alexandre Cloutier nous propose une réflexion sur une éducation collégiale désormais menée par le grand projet d’éliminer la souffrance afin d’améliorer la « réussite » et le sentencieux « bien-être » des étudiants, réflexion s’inspirant à sa façon du célèbre essai Paideia de l’helléniste allemand Werner Jaeger.

Toujours préoccupé par la diffusion de la connaissance et la rationalisation de la société, Georges-Rémy Fortin dira d’emblée que « les progrès de la raison sont toujours fragiles ». Dans ce numéro, il réfléchit au tournant identitaire qu’ont pris les universitaires progressistes au milieu du XXe siècle et aux conséquences que ce tournant continue d’engendrer. Postulant « qu’une partie croissante de la lutte progressiste à l’intolérance semble se faire beaucoup plus sur le terrain de l’identité, soit celui des images, des discours, donc des représentations, que sur le terrain du réel économique, social et politique », il s’intéresse aux attaques que subissent les institutions traditionnelles du savoir aux mains d’un groupe hétérogène d’antagonistes fédérés par une opposition résolument fanatique à la science.

Enfin, dans un texte qui se déploie dans un espace théorique où la philosophie de l’éducation croise la politique de l’identité, – un texte qui se permet de citer autant le chauffeur de taxi Travis Bickle que le philosophe John Dewey et l’auteure féministe bell hooks – Richard Vaillancourt réfléchit à la dimension éthique et politique entourant un ensemble de pratiques pédagogiques (traumavertissements, espaces sécuritaires, appels à la censure, etc.), de plus en plus répandues dans les salles de cours au Québec, visant à adapter l’enseignement à ce qu’on pourrait laconiquement appeler la « sensibilité » des étudiants.

Bonne lecture,

Le comité de rédaction

Le confort, l’indifférence, le Québec et Machiavel, Christophe Facal

Prologue

« Autopsie d’un rêve collectif »[1], Le confort et l’indifférence de Denys Arcand est un film réalisé et paru en 1981 qui retrace les événements entourant le référendum de 1980. Critique acerbe, autant du camp du « non » que du camp du « oui », ce film offre un portrait du climat politique québécois à l’aube et à la suite de ce moment historique

À l’occasion du quarantième anniversaire de ce référendum, nous offrons ici une rétrospective sur ce climat politique, en revenant sur un film majeur de l’histoire du cinéma québécois, qui nous éclaire autant sur la manière dont s’est déroulé le référendum de 1980 que sur la manière dont les contemporains perçurent la lutte référendaire.

Dans ce texte, je propose une analyse de cette œuvre en m’attardant sur quelques-uns de ses thèmes majeurs : son statut documentaire, le diagnostic opéré de la société québécoise, et l’injonction de désengagement inspiré de la philosophie cynique.

Documentaire, vraiment?

Commençons par étudier ce film en tant qu’objet « documentaire ». Quel est son statut? Traditionnellement considéré comme un documentaire, il n’en reste pas moins que certains éléments permettent de douter de cette étiquette.

D’abord, il y a la figure de Machiavel qui intervient à de nombreuses reprises en tant que commentateur du référendum de 1980 sur la souveraineté-association. La présence anachronique de ce personnage, installé au somment d’une grande tour de verre, est un élément fictif qui vient rompre la pureté documentaire de ce film.

Il y a ensuite ce que dit ce personnage. Intermédiaire entre le public et le réalisateur qui l’utilise comme principal véhicule de sa propre subjectivité, le personnage de Machiavel rend à travers certaines de ses citations la lecture qu’Arcand  fait de cet événement, qui est dès lors dépeint non pas seulement d’un point de vue objectif, mais transmis selon la vision qu’en a le réalisateur.

Fortement marquée par la fiction et la subjectivité d’Arcand, qu’advient-il de la documentarité de cette œuvre ? Si nous nous tournons vers la classification proposée par Gilles Marsolais dans Les mots de la tribu[2], nous proposerions alors de considérer ce film comme un essai cinématographique : il combine documentaire et fiction et propose une lecture personnelle d’un certain phénomène. Dans la ligne des grands films de docu-fiction politique québécois, tels que Le temps des bouffons de Pierre Falardeau et Les ordres de Michel Brault¸ fiction et réalité se travestissent, se pollinisent : ici, le réel est le socle sur lequel se construit un discours supplémentaire introduit grâce à la fiction.

D’ailleurs, la manière dont Arcand fait se chevaucher fiction et réalité, en ne les distinguant ni clairement, ni en effaçant totalement la frontière entre ces deux régimes d’énonciation, mais en utilisant parfois le son de l’un sur l’image de l’autre, et vice-versa, et en les faisant se répondre l’un à l’autre de manière anachronique Arcand affiche une insubordination cinématographique mimant son insubordination politique, ce qui est un procédé fréquemment utilisé dans le documentaire contestataire qui relève très souvent de ce genre particulier qu’est l’essai cinématographique.

Continuer à analyser ce film sous son seul aspect documentaire permet d’en faire surgir d’autres phénomènes intéressants. Les premières scènes du film, qui retracent les débuts du premier mandat du Parti Québécois, obtenu en 1976, et le début de la campagne référendaire, rassemblent majoritairement des plans donnant à voir des foules, des discussions à plusieurs interlocuteurs, des discours, des paroles destinées à une diffusion large : la perspective est macro-sociale et nous avons droit à une majorité de séquences présentant la propagande (nous pesons bien nos mots) du camp du « non ». Plus avant dans ce film, après la défaite référendaire, reviennent les plans centrés sur une seule personne et les témoignages intimes : la perspective devient micro-sociale et la caméra est braquée non plus sur les élites politiques, mais sur le petit peuple. C’est là, en condensé, toute l’histoire du documentaire : de la propagande des années 30 et 40 qui s’accapara le genre documentaire, on revient à un cinéma direct, caméra au poing ou à l’épaule, récoltant le témoignage de gens ordinaires dont un réalisateur a préalablement gagné la complicité, d’où la participation de plusieurs autres cinéastes québécois qui offrirent leur soutien à Arcand pour récolter les témoignages de gens qu’ils connaissaient et qui avaient déjà apprivoisé la présence d’une caméra. Ce repli vers le micro-social, c’est aussi un calque du repli d’un peuple sur lui-même, qui après la défaite référendaire se laisse couler dans le confort et l’indifférence.

Le confort et l’indifférence, après comme avant…

Mais le confort et l’indifférence, ce n’est pas seulement un état post-défaite. Nous avions mentionné que le genre de l’essai cinématographique se caractérisait par la présence d’une thèse. Celle développée dans ce film pourrait se formuler ainsi : le confort et l’indifférence ne caractérisent pas seulement la société québécoise d’après la défaite, mais aussi celle d’avant la défaite. Dans ces circonstances, l’échec du référendum de 1980 était, pour Arcand, inévitable. Cette inévitabilité de la défaite référendaire, Arcand la présente à travers la figure de Machiavel, et ce dès le début du film. Voici par quels procédés.

Les extraits consacrés à Machiavel viennent structurer le récit et scander le rythme, toujours en citant son œuvre avant d’en exposer son parallèle pratique. Chaque scène se présente comme une dialectique entre théorie et praxis : Machiavel cite un extrait de son œuvre affirmant une vérité concernant la politique ou le gouvernement des hommes, et suit une scène de discours politique en contexte référendaire ou de témoignages intimes illustrant à la perfection le propos de Machiavel. Par exemple, Machiavel affirme que le prince, pour s’attacher fidèlement son ministre et éviter une dissidence de sa part, le couvrira d’honneurs et de charges : cette affirmation est suivie d’ une scène où Jean Chrétien, lors d’un discours où il défend le fédéralisme canadien, énumère toutes les charges de ministre qui lui furent confiées et, sur cette base, tente de prouver comment les princes canadiens traitent bien les Québécois (Chrétien dira les « Canadiens-français »). Ainsi, Machiavel anticipe l’avenir. Il est celui qui parle avant, qui réfléchit avant : Le prométhée. Attribuer à Machiavel son titre réel de Secrétaire de la Chancellerie de Florence, montrer ses dates de naissance et de mort et le parer d’un costume du tournant du XVIe siècle le replacent dans son contexte d’origine : le faire commenter la fin du XXe siècle à partir de son époque étend la vérité de ses propos jusqu’à une infinité temporelle parant ceux-ci de l’apparence de vérités politiques immuables. Ainsi, la politique n’étant plus une technique, mais une science éternelle, les maximes machiavéliennes (et non machiavéliques) commentent bien plus qu’elles n’analysent le déroulement absolument inéluctable de la défaite d’un réformateur, René Lévesque, qui voulait introduire de nouvelles institutions, sans pourtant en avoir les moyens nécessaires.

Donnons un exemple. La seconde citation de Machiavel nous apprend la nécessité pour un prince qui veut s’imposer d’avoir des armées et des alliés assez proches pour que leur éloignement ne nuise pas à l’aide qu’ils pourraient apporter. Or, les plans suivants présentent les princes révisant leurs armées avant la bataille : la reine Elizabeth II, autorité suprême du Canada, révise les troupes canadiennes, alors que René Lévesque, le réformateur tentant d’introduire de nouvelles institutions, révise les troupes… françaises. Bien que la reine Elizabeth II soit l’autorité suprême du Canada, dans les faits, cette autorité revient au premier ministre canadien, à l’époque Pierre-Elliot Trudeau. Or, ce dernier reçoit la visite de ses alliés (la reine) alors que Lévesque, pour rencontrer ses alliés, doit lui-même se rendre en France : l’éloignement des français l’oblige à lui-même se déplacer et vient corroborer ce que Machiavel annonçait plus tôt : cet allié trop éloigné ne sera d’aucun secours. La prolepse de la défaite pourrait difficilement être plus claire, mair Arcand tient tout de même à enfoncer le clou.. Le tout premier plan du film est une citation extraite de la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique : « Les hommes préfèrent toujours subir des malheurs supportables plutôt que se redresser et abolir les formes de gouvernement auxquelles ils sont accoutumés ». L’idée d’Arcand pourrait difficilement être plus claire : c’était perdu d’avance.

Mais pourquoi? Pourquoi était-ce perdu d’avance? Car le confort et l’indifférence, ce n’est pas seulement la léthargie qui suit le référendum. C’est également, comme nous l’avons déjà mentionné, celle qui la précède. Maurice Chaillot, un jardinier lyrique, barbu, aux petites lunettes en écailles, touchant de tendresse et qui énonce souvent ce que l’on peut considérer être la voix de la raison, même si ces propos sont fréquemment de nature sentimentale, déclare que le vote pour le oui est un vote pour la vie, contrairement à ceux qui votent « pour leurs supposés chèques »[3], et qu’ « Il y a une certaine dignité de la vie qu’il faut, pour bien mourir »[4]. Et comment meurt le Québec? Dans le hockey, les floralies, le bingo, l’humour, la religion kitsch, les salons du VR et les bateaux de luxe. Est-ce cela, la bonne mort? La question est rhétorique. Cette mort prouve, après coup, que le Québec n’avait pas non plus de dignité dans la vie, puisque la belle mort ne fut pas au rendez-vous. Jacques Lemieux, ébéniste, personnage importantlui aussi, voyait dans la domination du thème de l’argent dans les discussions menant au vote, dans la complaisance dans le confort, la preuve de la non-viabilité du peuple québécois[5] : un peuple qui se bat pour être reconnu comme nation distincte, et qui, une fois que se présente la possibilité de devenir une nation autonome libre de disposer d’elle-même, refuse de se tenir debout, est condamné à être englouti par les mouvements de l’Histoire. Il y avait donc selon lui, dans le fait même que l’argent soit un thème dans les débats référendaires une preuve que le référendum était perdu d’avance : attribuer un prix à ses rêves revient à les détruire.

Tout le cynisme d’Arcand se cristallise ici. Dans une entrevue accordée à Claude Racine en 1986 à Cannes, le cinéaste revient sur son film consacré au référendum : « Quand j’ai fait mon film sur le référendum, ça a réglé la question pour moi, dans le sens où je me suis dit: « C’est un référendum majoritaire, les gens ont voté «non » »; on ne sauve pas les gens en dépit d’eux-mêmes. C’est bien entendu qu’il y aura toujours un nationalisme québécois, mais je ne pense pas qu’il réapparaisse dans ma génération. Donc, je me désintéresse de la question; j’ai désormais un passeport canadien »[6]. Cependant, Arcand était « déjà désintéressé au moment où l’événement arrivait »[7] : le désintérêt venant de la certitude de l’échec. L’échec était pour lui évident avant même le début de la campagne référendaire en raison de l’indifférence dans laquelle se complaisait le peuple québécois.

Engagez-vous, rengagez-vous…

Si la lutte référendaire était perdue d’avance, peut-on tout de même dire de ce film qu’il est engagé? En fait, ce film en serait plus un de désengagement. À la question de savoir en quoi cette œuvre permet de transformer les perceptions politiques du spectateur mieux que ne le feraient d’autres véhicules discursifs, nous répondons que le cynisme politique développé tout au long de ce film, cynisme dont nous avons déjà esquissé les contours (pensons à cette attitude de commentateur détaché, de certitude de l’inutilité de l’action dans la marche inarrêtable de l’Histoire), se bâtit sur une rhétorique philosophico-cinématographique menant au désengagement politique propre au cynisme.  Il y a deux principales techniques rhétoriques, adaptées au médium cinématographique, qui sont utilisées ici. Voyons lesquelles.

Premièrement, nous avons mentionné que ce film est fortement marqué par la subjectivité d’Arcand, qui présente sa vision personnelle de ce référendum. Raffinons cette affirmation. Bien que la main d’Arcand soit lourde dans ce film, sa subjectivité ne se fait pas sentir de manière aussi directe et honnête que, par exemple, dans les films de Chris Marker qui eux offrent une subjectivité mémorielle extrême, gage de son réalisme propre[8]. En fait, selon une sorte de maïeutique socratique, Arcand laisse le spectateur se former sa propre idée, en faisant bien attention évidemment de le guider subtilement vers la conclusion désirée. Le cinéaste fait semblant de s’effacer. Sa présence corporelle n’est pas perceptible comme dans un cinéma-direct plus classique : les scènes politiques sont des documents d’archives, et les témoignages furent tous collectés par ses collègues. La figure médiatrice de Machiavel (qui semble porterla parole d’Arcand)  est aussi retirée, haute dans sa tour d’ivoire, devenue pour l’occasion tour de verre. Le cinéaste étant absent, le spectateur est « libre » de développer ses propres thèses. Ou du moins le croit-il, car le film, sous ses auspices « objectives », oriente subtilement notre interprétation et nous fait croire que la conclusion, c’est nous qui l’avons découverte. Convaincus ainsi que nous avons trouvé la réponse nous-même, nous serons d’autant plus convaincus de son exactitude.

Une seconde technique rhétorique classique est l’alternance entre des moments émouvants et des moments convaincants, dans le but toujours de convaincre un auditeur. L’émotion doit se déployer conjointement à la rationalité pour lier l’auditeur non pas seulement par sa raison, susceptible d’être séduite par d’autres arguments de force égale, mais par son cœur, dont il est plus difficile de changer les inclinaisons. Le logos et le pathos doivent s’entraider, en commençant par émouvoir un sujet, pour ensuite, lors de ce flottement émotif, le convaincre et l’attacher à une cause. Or, l’ordre est ici inversé. Le logos précède le pathos. Machiavel décortique les événements politiques avant que ceux-ci n’adviennent. L’effet créé est ainsi tout différent. Le ton froid, posé, glacial et calculateur de Machiavel prépare le spectateur à ne voir qu’un exemple didactique de la théorie exposée. La scène suivante, généralement un discours politique ou un témoignage d’un tenant du « non », est ainsi subordonnée à la théorie dont elle n’est qu’un exemple pédagogique. L’émotion est ainsi mise à distance, tout élancement du cœur est court-circuité : Arcand nous engage à « rester calmes »[9]. Non seulement l’émotion est impossible, mais toute politique étant réduite à une technique, une recette de gouvernance des hommes, un engagement politico-émotif n’est plus possible dès lors que les rouages sont démasqués, que l’hypocrisie est exposée (toujours celle du « non »), et qu’elle se trouve rationalisée à l’extrême. Le duo Arcand-Machiavel, cynique, démasque les manigances politiques, dégoute le spectateur de tout engagement, et écarte toute émotion en réduisant ce domaine à la pure application d’une technique. Ainsi, ce film conduit bien plus vers un désengagement qui invite à rejoindre le cynique dans sa retraite qu’à s’engager politiquement. Décortiquée comme elle l’est, la politique commence à ressembler, peinte sous ces traits, à un monde inhumain, , une machine autonome qui suit un cours prévisible, telle une horloge, et avance indépendamment de la volonté de ses acteurs. Les petits sont écrasés par les gros. Telle est la loi d’airain décrite par Arcand. . L’engagement perd dès lors tout son sens.

Conclusion

Il existe aujourd’hui plusieurs controverses entourant l’interprétation du Prince de Machiavel. « Est-il bon, est-il méchant? Cynique ou, au contraire, démystificateur? »[10]. Arcand rentre de front dans ces controverses et propose, grâce à son film, sa propre lecture de cette œuvre politique. Avec Paul Veyne et contre Michel Foucault, Arcand voit dans les doctrines de Machiavel une volonté d’éternité : « il a compris quelle était la réalité effective, la verità effettuale, de la politique des États à son époque ; mais il l’a prise et il l’a fait prendre pour la vérité d’une politique éternelle »[11]. Machiavel considérait que les gouvernants et les gouvernés étaient de nature différente, les considérations morales s’appliquant différemment à ces deux espèces. Mais que nous montre Arcand? Durant cette immense scène centrale, qui s’étend sur près de la moitié du film, l’argent est sur les lèvres de tous : que ce soit le petit peuple ou les élites politiques partisanes du « non », tous sont réunis et par leur langage, et par la juxtaposition de leurs plans. Ils sont ici égaux.

L’œuvre d’Arcand traite-elle du référendum de 1980 sur la souveraineté-association? Oui et non. Oui, elle le prend comme point de départ, mais non, car à partir de cet exemple qu’est ce référendum, il entend bien plus montrer le piètre monde qu’est la politique, en invitant le spectateur, comme le personnage de Machiavel, à se retirer, dans une tour d’ivoire ou de verre, qu’importe. Ce film est le dernier film politique qu’ait réalisé Arcand…

Bibliographie

  • Arcand, Denys, « Le confort et l’indifférence ». Disponible sur ONF, Le confort et l’indifférence. URL: https://www.onf.ca/film/confort_et_lindifference/.
  • Beaudoin, R. (1982). « Le Confort et l’indifférence ». Liberté, 24 (3), 97–100.
  • Li-Goyette, Mathieu. « Des hommes, on peut généralement dire ceci… », panorama.cinéma, page consultée le 17 avril 2020. URL :http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=713.
  • Marsolais, G. (1994). Les Mots de la tribu. Cinémas, 4 (2), 133–150. https://doi.org/10.7202/1001027ar.
  • Paul Veyne, préface au Prince, de Nicholas Machiavel (Paris : Gallimard folio classique, 1980), p.7-33.
  • Racine, C. (1986). Denys Arcand : le confort après l’indifférence. 24 images, (28-30), 28–32.

[1]Beaudoin, R. (1982). « Le Confort et l’indifférence ». Liberté, 24 (3), 97–100.

[2]Marsolais, G. (1994). Les Mots de la tribu. Cinémas, 4 (2), 133–150. https://doi.org/10.7202/1001027ar

[3] Arcand, Denys, « Le confort et l’indifférence ». Disponible sur ONF, Le confort et l’indifférence. URL: https://www.onf.ca/film/confort_et_lindifference/ . 1h14min42sec

[4] Ibid.,1h26min20sec

[5] Ibid., 1h09min

[6]Racine, C. (1986). Denys Arcand : le confort après l’indifférence. 24 images, (28-30), 28–32.

[7] Ibid.

[8] Chris Marker est le pseudonyme de Christian Bouche-Villeneuve, réalisateur français du XXe siècle qui s’est concentré sur le genre documentaire et y a introduit le concept de « poétique subjective ». Il est principalement connu pour son film La jetée.

[9] Li-Goyette, Mathieu. « Des hommes, on peut généralement dire ceci… », panorama.cinéma, page consultée le 17 avril 2020. URL :http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=713

[10] Paul Veyne, préface au Prince, de Nicolas Machiavel (Paris : Gallimard folio classique, 1980), page 7.

[11] Ibid.

L’égalité et la justice par l’équité ou par le jugement professionnel, Guy Bertrand


Guy Bertrand, M.A. (éducation). Éducateur physique au Collège de Bois-de-Boulogne


Résumé

L’auteur commente la notion d’équité en évaluation des apprentissages en éducation physique au collégial. À partir de quelques études sur le sujet, il est reconnu que la notion d’équité est un des six principes fondamentaux à respecter en évaluation. La Politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages (PIÉA) du collège Bois-de-Boulogne est analysée et commentée à partir de ces principes fondamentaux. Finalement, il y a remise en question de la dénomination équité à la faveur du concept de jugement professionnel pour la justice et l’égalité et ainsi juger du niveau de développement de la compétence du cours suivi chez les étudiants. Une liste de vérification est proposée en annexe.


Au collège de Bois-de-Boulogne, les enseignants du département d’éducation physique se questionnent à propos de la possibilité d’un manque de justice et d’égalité envers les étudiants lors de l’évaluation des apprentissages dans plusieurs disciplines (par exemple, golf, badminton, tennis, etc.) pour un même cours enseigné par différents enseignants, en l’occurrence le deuxième, nommé Activité physique et efficacité. Cette tâche est une responsabilité départementale et elle doit se réaliser dans le respect de l’autonomie professionnelle des enseignants. La question se pose peu importe si les disciplines d’un même cours sont enseignées en présence ou à distance.

Le principe d’équitéDéfinitions

Dans ce texte, il est principalement question d’équité en éducation physique. Une première définition proposée par Savard (2007) relative au principe d’équité est issue du Dictionnaire actuel de l’éducation. Elle mentionne que l’équité incarne la « notion de justice et d’impartialité dans la façon d’apprécier et de traiter également chacune des personnes appartenant à un groupe ou à une même catégorie » (Legendre, p. 612). [1], il est possible de compter jusqu’à cinq groupes ou catégories différents pour une même classe d’étudiants : le non-initié, l’initié faible, l’initié moyen, le débrouillé et l’articulé).

De son côté, Doutreloux (2019) va dans le même sens. En effet, il explique que cette notion « répond au principe de justice distributive qui prend en compte la valeur respective des personnes et leurs mérites inégaux » (p. 22). En ce qui concerne ces deux définitions d’équité, il y a également évocation d’égalité[2] et de justice[3] dans le traitement des informations transmises par l’étudiant. Pour y arriver, les auteurs précisent qu’il faille tenir compte du type d’étudiant, de son profil, du groupe d’appartenance. C’est-à-dire de l’importance de saisir leurs caractéristiques individuelles dans la discipline apprise (golf, badminton, tennis, etc.) du même cours (activité physique et efficacité) pour une appréciation juste et équitable de la démarche réalisée en vue d’une performance ou d’une production.

Tenir compte de plusieurs critères pour porter un jugement semble préoccuper plusieurs enseignants. Le tableau 1 présente un résumé de leurs préoccupations envers le principe d’équité et d’égalité lors des évaluations certificatives en éducation physique dans un lycée français. Voici l’étude de Cogénico (2009).

Tableau 1- Préoccupation des enseignants envers le principe d’équité (Cogénico, 2009)

Nombre d’enseignantsPréoccupations des enseignants
Quatorze« L’évaluation équitable doit refléter le travail, mais aussi l’investissement et le progrès de l’élève, parfois même son assiduité, considérer l’élève dans sa totalité »
Cinq« L’évaluation équitable doit trouver un compromis entre les exigences institutionnelles fixant le niveau à atteindre, et les caractéristiques des élèves et leur vécu. Cette conception conduit à minimiser la note de performance, valoriser la maîtrise d’exécution, les savoirs méthodologiques, les comportements relationnels »
QuatreL’équité en évaluation est réalisée lorsque « les élèves savent dès le début sur quoi ils seront évalués »
Deux« L’évaluation équitable met tout le monde face à la même situation »
Un« L’évaluation stricte du niveau à atteindre quel que soit le niveau de départ des élèves abordées »

Pour plusieurs, noter les élèves génère « une grande tension entre équité et égalité » (p.11). De cette façon l’auteure conclut que les seize enseignants sondés ont effectivement de grandes inquiétudes et ils semblent profiter de l’occasion des évaluations pour « être équitable, corriger les injustices, noter une seule prestation, etc. » (p. 3). Cette diversité de préoccupation chez les enseignants peut refléter une confusion, voire une incompréhension à l’égard des notions d’équité et d’égalité. Regardons ce qu’il en est au collégial.

Le principe d’équité au collégial

En enseignement supérieur, plus particulièrement au collégial, les plans-cadres sont développés à partir des devis ministériels. Ceux-ci contiennent entre autres, les objectifs terminaux et les critères d’évaluation, éléments clés pour une évaluation juste et égale.

Considérant que le plan-cadre demeure la référence pour la planification des évaluations et pour l’élaboration de la grille d’évaluation, il est inévitable que les étudiants doivent être exposés à des activités évaluatives qui correspondent aux apprentissages réalisés pendant les leçons de la session.

Dans une publication de Meunier et Michaud (2017), l’équité est nommée le principe d’équité, puisqu’il est un constituant d’un tout dans le contexte de l’approche par les compétences. Elles précisent que l’évaluation des apprentissages doit considérer six principes fondamentaux, incluant le principe d’équité, afin de porter un jugement éclairé d’une performance ou d’une réalisation accomplie par les étudiants. En plus, le respect de ces six principes permet à tous les collègues aux commandes de la compétence à faire développer pour le cours, de rendre une évaluation comparable, peu importe la discipline (golf, badminton, tennis, etc.).

La figure 1 met en lumière les principes liés à la planification de l’évaluation des apprentissages en enseignement supérieur (p. 2).

Meunier et Michaud. (2017)

Ces principes sont de forces égales et sont intégrés à la planification des évaluations (p. 4). De plus, ils sont regroupés en deux catégories. La première catégorie représente les valeurs fondamentales de l’évaluation telles l’égalité, la justice, et l’équité, puis la deuxième représente les valeurs instrumentales, soit la rigueur, la cohérence, et la transparence. Les six principes sont explicités au tableau 2.

Tableau 2- Six principes de l’évaluation des apprentissages (Meunier et Michaud 2017)

Les valeurs fondamentales :
L’égalité « implique que tous les étudiants ont des chances égales de démontrer les apprentissages réalisés pendant leur formation, et ce, tant dans la façon dont ils sont formés que dans le jugement porté sur leurs apprentissages »;
La justice « offre à l’étudiant le droit d’une reprise et le droit d’appel au regard d’une évaluation »; L’équité « suppose que nous tenons compte des caractéristiques individuelles[4] ou communes des différents groupes-classes et que nous nous gardons bien d’introduire un biais de quelque nature que ce soit afin de ne pas influencer notre jugement. Par exemple, en permettant que tous les étudiants d’un groupe-classe aient accès aux mêmes consignes pour la réalisation d’une modalité d’évaluation, nous nous assurons que ces derniers ont des chances égales de réussir »;  

Les valeurs instrumentales :
La rigueur « permet de porter un jugement éclairé par l’utilisation d’une grille d’évaluation à échelle descriptive. Cette grille apparaît comme l’outil adéquat pour évaluer avec justesse et équité́ la tâche complexe »;
La cohérence « suppose qu’il y a toujours un rapport étroit entre ce qui est évalué par chacune des modalités et ce qui fait l’objet d’apprentissage pendant les séances ». La cohérence se rapporte à l’alignement pédagogique[5];
La transparence « contribue à appuyer la crédibilité de notre enseignement en faisant connaître à l’avance, dès le premier cours, les normes et modalités d’évaluation tout en les rendant claires et accessibles. Par le fait même, les différentes grilles d’évaluation sont remises et explicitées aux étudiants en même temps que les consignes ».

Après la mise en commun de la figure 1 et du tableau 2, il apparaît que le principe d’équité n’est pas le seul principe à considérer pour s’assurer que tous les étudiants aient une chance égale lors de l’évaluation des apprentissages, peu importe la discipline d’un même cours, prodigué par différents enseignants. 

En effet, les auteures arrivent à la conclusion que six « principes répondent aux critères d’authenticité essentiels à l’évaluation des compétences et se conforment aux caractéristiques d’une évaluation authentique[6] » (p. 6) dans le but du développement de la compétence par les étudiants.

Conséquemment, toutes les activités d’évaluation, qu’elles soient formatives (par l’enseignant, par les pairs, par auto-évaluation, etc.), diagnostics (en début de session), de références (durant la session), sommatives (mi-session et fin de session) ou certificatives (fin de session, fin de programme), doivent être structurées, planifiées, en plus d’être  flexibles et aisément modulables. Ainsi planifiées, les activités d’évaluation sont conformes aux valeurs instrumentales (tableau 2) et elles supportent les valeurs fondamentales (tableau 2) sans parti pris (préconception) envers les étudiants du cours. Regardons de plus près l’application des six principes fondamentaux en regard de la PIEA du Collège de Bois-de-Boulogne.

Le principe d’équité de la politique institutionnelle d’évaluation des apprentissages (PIÉA) au Collège de Bois-de-Boulogne

Pour continuer à circonscrire le principe d’équité, la PIEA du Collège de Bois-de-Boulogne est analysée et commentée.

PIÉA – 2.1 – L’évaluation sommative est critériée et PIÉA 2.4 – L’évaluation repose sur des instruments de mesure valides et fidèles
Commentaires Le principe 2.1 nécessite l’élaboration et l’utilisation d’une grille d’évaluation critériée. Voici une caractéristique relevant du principe de rigueur, une valeur instrumentale de premier plan pour porter un jugement éclairé d’une performance ou une production réalisée par un étudiant. Le principe 2.4 est synonyme de rigueur et suppose une évaluation valide et fidèle pour des étudiants d’un même niveau d’habileté motrice et intellectuelle réalisée dans les mêmes conditions. Le respect d’une pédagogie flexible aussi nommée pédagogie différenciée ou inclusive aide à porter ce jugement juste et éclairé.
PIÉA – 2.2 – L’évaluation est équitable.
Commentaires Le principe d’équité est une valeur fondamentale à respecter lors de l’évaluation des apprentissages. Les grilles critériées construites à partir des critères d’évaluation retrouvés au plan-cadre permettent d’uniformiser les évaluations entre les disciplines d’un même cours et supportent le jugement professionnel. Pour une évaluation équitable, l’enseignant doit ajuster sa planification au regard des résultats obtenus lors de l’évaluation diagnostique réalisée en début d’une séquence d’apprentissage. Pour ce faire, il doit donc différencier sa pédagogie aussi nommée pédagogie inclusive ou flexibilité pédagogique.
PIÉA – 2.3 – L’évaluation est pertinente.
Commentaires Dans le contexte de l’approche par compétence, comme prescrit à l’enseignement collégial, une évaluation pertinente fait référence au principe de cohérence, une valeur instrumentale. La cohérence existe lorsque les objectifs d’apprentissage, les activités d’apprentissage et la stratégie d’évaluation répondent au concept nommé alignement pédagogique. Le respect de l’alignement pédagogique est essentiel pour une évaluation pertinente.
PIÉA – 2.5 – L’évaluation découle d’un processus transparent.
Commentaires Le principe de transparence, une valeur instrumentale, sert autant l’étudiant que l’enseignant. En effet, dès la première leçon, les travaux, les critères d’évaluation et les exigences de réalisation sont explicités. Ceci évite tout malentendu.

Une relecture de la PIEA démontre son état fragmentaire à propos des principes à respecter en évaluation des apprentissages, lorsque comparé à la figure 1. En effet, il y a omission de deux principes tous aussi important au moment de porter un jugement professionnel quant au développement de la compétence par l’étudiant. La PIEA devrait contenir et expliciter deux valeurs fondamentales supplémentaires, en plus de l’équité, soit la justice et l’égalité. Pour des informations au sujet de ces deux principes, voir le tableau 2.

Il est de mise que la planification des évaluations doit être partagée et expliquée entre les collègues d’un même cours, ce qui aide à la préservation de l’utilisation des six principes menant à des évaluations de qualité au bénéfice des étudiants. La prise de décision faisant suite à des évaluations dans le respect des principes (figure 1 et tableau 2) aide l’enseignant à porter un jugement de qualité. Tout ce processus est appelé le jugement professionnel.

Le principe d’équité et le jugement professionnel en éducation physique

Pour terminer, il est fondamental de s’intéresser à la portée du jugement professionnel chez l’enseignant au collégial et pour lequel, le principe d’équité, est un des six principes le composant. Dans le but de mieux comprendre son importance, un bref retour historique de l’éducation au Québec est nécessaire.

Au Québec, deux réformes majeures ont eu lieu en éducation. La première, La Réforme Robillard au collégial (1992), a tout bousculé en prescrivant un enseignement sous les théories cognitivistes et l’approche pédagogique par les compétences (APC). De ce fait, l’enseignement selon les théories behavioristes et l’approche pédagogique par les objectifs (APO) sont relégués au second plan. La deuxième réforme a débuté à l’ordre primaire dès septembre 2000 suivi de l’ordre secondaire en 2003 et imposait essentiellement les mêmes changements : l’approche cognitiviste et l’APC supplantaient l’approche behavioriste.

De ces deux réformes majeures, une certitude, le concept de jugement professionnel de l’enseignant, qui consiste à se prononcer sur le développement de compétences. À ce sujet, le gouvernement du Québec (2003) mentionne que « le jugement professionnel occupe une place déterminante dans l’évaluation des apprentissages et des compétences » (p. 24). Afin de mieux cerner le concept de jugement professionnel chez l’enseignant, voici trois définitions dans le seul but de mieux le comprendre.

Premièrement, Lopez et Allal (2010) définissent le jugement professionnel comme étant   « l’ensemble des activités de l’enseignant et toutes les étapes de l’évaluation des apprentissages » (p. 238). Deuxièmement, Di Lalla (2017), reprenant Laforturne et Allal (2008), mentionne que c’est « un processus rigoureux, cohérent et transparent de prise de décision » (p. 28). Finalement, Louise Laforturne (2008) de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) détermine que « le jugement professionnel est un processus qui mène à une prise de décision, laquelle prend en compte différentes considérations issues de son expertise (expérience et formation) professionnelle » (p. 24).

À partir des interprétations précédemment explicitées du concept de jugement professionnel, l’auteur propose une définition : le jugement professionnel est un processus (appréciation dans le temps) réalisé à toutes les étapes de l’évaluation des apprentissages, qui est influencé par l’expertise de l’enseignant, afin de prendre une décision rigoureuse, cohérente et transparente. Ce jugement est fondé sur des informations recueillies dans des situations d’apprentissage et d’évaluation complexes et authentiques qui tiennent compte de plusieurs sources d’information.

 À vrai dire, il faut considérer l’évaluation comme un acte professionnel et « elle ne peut se réduire à l’application de règles et de modalité, ni faire abstraction des autres intervenants et organismes qui œuvrent auprès des élèves » (Lafortune 2008, p. 22). Alors, il est possible d’exercer son jugement professionnel avec cohésion « en croisant différentes informations à la disposition de l’enseignant, avec différentes méthodes d’évaluation utilisées, et différents cadres de référence qui guident les interprétations et décisions » (ibid). Il faut se rappeler que cet acte professionnel ne peut revêtir un caractère d’une totale objectivité, d’où l’importance de considérer les six principes en évaluation des apprentissages (figure 1).

CONCLUSION

Il a été question dans ce texte des préoccupations des enseignants d’éducation physique du collège de Bois-de-Boulogne envers la notion d’équité lors de l’évaluation des apprentissages dans les différentes disciplines offertes pour un même cours.   D’une part, les définitions retrouvées dans la littérature mentionnent que l’équité se réfère particulièrement à l’idée de justice et d’égalité dans le traitement des informations et elles sont intimement liées aux caractéristiques individuelles des étudiants, de la composition du groupe d’appartenance, pour ne nommer que celles-là. Ces caractéristiques nécessitent de recourir à une pédagogie flexible aussi appelée pédagogie inclusive ou différenciée.   D’autre part, la notion d’équité ne peut pas, à elle seule, justifier le déséquilibre entre les résultats des performances réalisées par les étudiants dans différentes disciplines d’un même cours. Ceci est illusoire. Les enseignants devraient davantage intégrer les six principes en évaluation des apprentissages dans leur stratégie d’évaluation, ce qui faciliterait cette justice tant recherchée.   Aussi, l’analyse de la PIEA du collège de Bois-de-Boulogne à l’égard des six principes reliés à l’évaluation des apprentissages démontre que celle-ci est incomplète. L’ajout des principes de justice et d’égalité, deux valeurs fondamentales, devrait être envisagé pour favoriser chez l’enseignant une légitimité (pertinence) dans le traitement des informations suivant l’évaluation des apprentissages.   Finalement, c’est par le jugement professionnel que l’enseignant s’assure du niveau de développement de la compétence d’un cours par l’étudiant. Pour y arriver et pour être certain que celui-ci est de qualité, sans porter préjudice à l’étudiant, l’enseignant inclut les six principes dans la planification des évaluations des apprentissages (fig.1) et la partage à ses collègues du même cours. Ainsi, l’équilibre recherché entre les résultats pour les disciplines d’un même cours est possible. 

Bibliographie

  • Cogénico, G. (2009). Enseignants d’EPS et évaluation certificative : enjeux implicites relatifs à la justice et l’équité. Spirale. Revue de recherche en éducation, no43.
  • DiLalla, J (2017). Le rapport au jugement professionnel dans l’évaluation du savoir-écrire du texte argumentatif en français langue maternelle : des cas d’enseignants de 5e secondaire. Essaie. Université de Sherbrooke.
  • Doutreloux, E. (2019). La pédagogie de l’équité. Pédagogie collégiale, vol.32, no4, été 2019.
  • Gouvernement du Québec (2003). Politique d’évaluation des apprentissages.
    Ministère de l’Éducation.
  • Lafortune, L. (2008). Exercice et développement du jugement professionnel. Des liens avec l’évolution et le travail en équipe de collègues. UQTR.
  • Legendre, R (2010). Dictionnaire actuel de l’éducation, Guérin. 3e édition.
  • Meunier, H. et Michaud, N. (2017). Une évaluation authentique en enseignement supérieur. Pédagogie collégiale, vol 31. no1, automne 2017.
  • Mottier-Lopez, L. et Allal, L. (2010). Le jugement professionnel en évaluation : quelles triangulations méthodologiques et théoriques. Dans l’évaluation, levier du développement professionnel ? Chapitre 15. De Boeck Supérieur
  • Savard, L (2007). Capsule pédagogique. L’évaluation des apprentissages. Groupe d’animation pédagogique.

[1] NDA : Note de l’auteur

[2] Égalité : Rapport établi entre des citoyens, des personnes dont les droits sont égaux, et qui ont les mêmes obligations.

[3] Justice : Cette justice ne consiste pas à « récompenser les bons et punir les méchants ». La notion fait intervenir l’idée d’une inégalité ou, plus exactement, d’une proportionnalité dans la « distribution » des biens, des récompenses ou des honneurs qui tient compte de la valeur de chacun. Sur Google, consulté le 25 juin 2021. https://www.universalis.fr/encyclopedie/justice-distributive/

[4] Pour tenir compte des caractéristiques individuelles, l’enseignant doit offrir des activités d’apprentissage différenciées réfléchies lors de la planification des apprentissages et développer des outils d’évaluation appropriées lors de la planification des évaluations.

[5] Dans le contexte de l’approche par les compétences, tel que prescrit pour l’enseignement collégial, l’alignement pédagogique associe trois importants concepts: la cohérence des objectifs d’apprentissage retrouvés dans le plan de cours avec les activités d’apprentissage et la stratégie d’évaluation, le tout planifié dans le plan de cours.

[6] L’évaluation authentique évalue la maîtrise des compétences de l’étudiant dans un contexte réaliste qui s’apparente à des activités du milieu du travail ou qui correspondent aux attentes définies par les universités. https://sites.csfoy.ca/fileadmin/documents/babillard/Babillard/4.Evaluer/4.3.3_Sur_quoi_repose_une_evaluation_authentique.pdf.

La formation d’un médecin: témoignage d’une étudiante, Nicolas Bourdon

J’ai longtemps hésité entre Bois-de-Boulogne et Dawson. Mes amis du secondaire (enfin, mes amis qui ont de très bonnes notes) sont allés à Dawson, c’est beaucoup plus prestigieux, réputé, que d’aller dans un cégep francophone, c’est certain ! Mais il y a quand même un risque à ça, c’est qu’on peut se faire planter par les anglophones qui ont quand même plus de facilité que nous avec la langue. Je me suis dit : « Je dois tout miser sur la cote R ! » Je me décide pour Bois-de-Boulogne, c’est tout près de chez moi en plus : je réduis mes heures de transport ; j’augmente mes heures d’étude !

On dit de Bois-de-Boulogne que c’est le plus privé des cégeps publics. C’était peut-être vrai avant ! Les étudiants en sciences sont encore très forts, mais heureusement je peux compter sur les autres étudiants, particulièrement les étudiants en sciences humaines pour faire baisser la moyenne dans mes cours de formation générale !

Il y a longtemps de ça, au début de mon secondaire, j’ai eu une période « bohême » qui n’a pas duré longtemps heureusement !  Je me suis découvert une passion pour la littérature et cette passion est devenue dangereuse. Je lisais beaucoup trop. J’étais devenue hypersensible. Je pleurais parfois quand je voyais des fleurs ou un beau paysage ! On ne nous demande qu’à savoir lire et écrire convenablement, c’est tout. L’important, c’est la Science. « Tout le reste est littérature » comme dirait Verlaine. Mais figurez-vous que je me suis mise à écrire des poèmes, j’écrivais parfois jusqu’à très tard le soir ! Un jour j’ai dit à mes parents : « Je veux devenir écrivaine ! » Ils regardaient la télé. Mon père ne s’est même pas retourné ; ses yeux étaient rivés à l’écran. Ma mère m’a dit en souriant comme on sourit à un petit enfant : « Oui, oui, c’est bon, tu peux devenir écrivaine, mais n’oublie pas d’étudier pour ton examen de mathématiques ! »

Au cégep, je montre mon premier bulletin fièrement à mes parents : 95 % en français ! La moyenne est de 68 %. « Bah, ça aura au moins servi à quelque chose ta passion pour la littérature ! » dit mon père. Mes parents et moi, on n’a pas eu besoin de se parler. On connaît nos rôles respectifs. On forme une équipe. Je vais rester avec eux jusqu’à la fin de mes études en médecine. J’ai une chambre spacieuse avec un bureau et ils s’occupent de tous mes repas. Je peux me consacrer totalement à mes études ; ça me donne une longueur d’avance sur les autres étudiants.

La situation géographique de Bois-de-Boulogne est ingrate. Aucun restaurant, aucun café autour du campus. À l’est, le cégep est enclavé par un viaduc, au nord par le boulevard Henri-Bourassa. À l’ouest et au sud par une zone résidentielle où on retrouve de gros blocs à logement sans âme. Ça me convient parfaitement ! Pendant deux ans, je n’ai connu aucune distraction : seulement les études !

Enfin, ce n’est pas tout à fait exact… Pour être honnête, il y a eu un étudiant dans un cours de littérature. Le professeur est exigeant et nous fait lire des classiques. J’adore les professeurs exigeants : ils permettent aux bons étudiants de se démarquer !

Bref, c’est un étudiant qui s’assoie à côté de moi au début de la session. Il me fait un sourire gêné ; je lui réponds à peine. Le professeur nous donne un travail à faire en équipe : on doit analyser un extrait de L’Idiot de Dostoïevski – je vous le dis : on ne devrait pas laisser ce genre de livres en circulation : ils sont dangereux ! Maxime (c’est son nom) me demande d’une voix bredouillante si je veux travailler avec lui.

En général, je déteste les travaux d’équipe ! J’ai souvent fait cette expérience : je me tape tout le travail et l’étudiant poche en profite comme un parasite ! J’aide finalement un étudiant faible à combler l’écart qui existe entre lui et moi. Autant faire le travail seule à ce compte-là !

J’accepte donc en maugréant et en me disant : « Encore un loser en sciences humaines qui va se pogner le beigne ! » Mais rapidement j’entre dans une sorte de rêve. Maxime est bel et bien en sciences humaines, mais il s’avère être très intelligent, très cultivé aussi, en fait, trop cultivé. À mon grand étonnement, il prend les devants, il trouve les meilleures idées ! Mais il y a encore plus étrange : il est d’une gentillesse, d’une douceur, d’une écoute que je n’ai jamais connue auparavant ! Je ne savais pas qu’un tel être pouvait exister. Il est très beau, enfin je trouve, mais ce n’est pas une beauté purement physique ; il ne dégage pas cette force purement virile que les gars de cet âge aiment à transmettre pour impressionner les filles. Il a de grands yeux rêveurs, un sourire timide, des gestes maladroits. 

On lit l’histoire d’un homme qui est parfaitement bon, c’est un peu le Christ je crois, et qui prononce cette célèbre phrase : « La beauté sauvera le monde ». Le genre de phrase, de maxime qui m’énerve ! Hé ! Vaste programme ! Bon pour des idéalistes, des rêveurs ! En d’autres mots moins nobles : bon pour des paresseux qui ont de grands idéaux mais qui ne les réaliseront jamais. Mais qui est-ce qu’ils vont appeler ces rêveurs quand ils voudront vraiment être sauvés ? La science ! Les médecins !

Nous allons travailler ensemble à la cafétéria ; nous mettons beaucoup trop de temps à mon goût pour un travail qui vaut 10 % de la session. Ça contrevient à une des règles cardinales qui régissent mes études : savoir doser ses efforts. C’est moi qui après plus de quatre heures de travail lui dis : « Ça va ! Ça va ! Le travail est assez bon comme ça ! »

Un soir, après le cours, Maxime m’accompagne à l’arrêt d’autobus.

« C’est drôle, lui dis-je, tu n’y étais pas les autres soirs.

– C’est que j’ai dû rester au cégep.

– J’arrête au métro.

– Moi aussi ! »

On se parle peu dans l’autobus. Mais en sortant, il réussit à bredouiller :

« On peut aller marcher ensemble à l’île-de-la-Visitation si tu veux.

– Pas longtemps ! Il faut que j’étudie. »

On marche en silence pendant un moment puis je remarque qu’il me regarde d’un drôle d’air. Son sourire est à la fois narquois et timide.

« Je dois t’avouer, heu… Je ne sais pas mentir… Je n’habite pas dans le coin. J’habite Cartierville. J’ai menti pour marcher avec toi.

– Il me semblait aussi !

– Est-ce que je… Est-ce que je peux prendre votre main ?

Votre main ! C’est ridicule. Ah ! Ah ! Vous êtes drôle vous ! Tu te crois dans un roman du XIXe siècle ? Vraiment toi, tu es l’être le plus étrange, le plus bizarre que je connaisse.

– Oui, c’est vrai… Enfin, ça m’a échappé. Désolé ! On me fait souvent cette remarque. Je ne suis pas pragmatique ; je vis dans les livres. Bien sûr c’est moi qui… Mais aussi il y a chez vous… Enfin, non ! C’est pas vrai ! Ça recommence. Mon Dieu. C’est un tic ! Chez toi, enfin tu as quelque chose d’une princesse, d’une châtelaine, oui, d’une princesse inaccessible.

– Prends ma main et arrête de dire des naiseries ! » lui dis-je d’un ton ferme.

J’ai l’air assurée, en contrôle, c’est toujours ainsi que je veux être ! Mais mon cœur bat à tout rompre. J’ai peur de m’évanouir. J’ai toute la misère du monde à maîtriser mon corps qui tremble.

« Tu sais la nuit dernière, je n’ai pas dormi et ce matin j’ai manqué mon cours d’économie pour finir L’Idiot.

– Tu as manqué un cours juste pour finir un roman ? 

– Un roman exceptionnel !

– C’est un livre dangereux !

– Enfin, oui, peut-être que oui, tu as peut-être raison, on peut le voir comme ça.

– S’il t’a causé de l’insomnie, c’est qu’il est dangereux. Moi je dors toujours au moins huit heures par nuit », dis-je d’un ton sentencieux.  

Il me regardait d’un air à la fois amusé et émerveillé. « Toi aussi, tu es étrange, tu sais. La plus étrange personne que j’ai jamais connue ! »

Et tous deux nous avons ri, mais ri d’un rire démesuré, incompréhensible. Je n’ai jamais ri autant !

Nous marchons dans les sentiers de l’Île-de-la-Visitation. La soirée est douce. Nous sommes à la fin mars et on commence à sentir l’odeur de la terre mouillée. Nous débouchons devant la Rivière-des-Prairies. On a une vue qui porte loin sur la rivière et Laval. D’énormes morceaux de glace s’entrechoquent avec fracas.

C’est insupportable ! Je sens que je vais tomber dans un gouffre. Je me répète sans cesse : « Où ça va me mener un gars qui manque un cours pour lire un roman ! »

J’ai lâché sa main et j’ai dit, j’ai presque crié : « Je dois aller étudier ! »

Je n’ai pas réussi à bien étudier ce soir-là. Je réalise que ce gars est dangereux ! Il n’est qu’une dangereuse distraction. Au cours suivant, il me regarde avec des yeux piteux, des yeux d’amoureux éploré. Je ne peux pas supporter son regard, je suis incapable de suivre le cours. Je change de place ; je m’assois complètement à l’arrière de la classe. C’est comme porter le coup de grâce à un animal blessé ! Il ne revient pas au cours. Je me dis avec un mauvais rire : « Pauvre petit cœur sensible ! On n’est pas fait solide. C’est parfait pour moi. Un très bon étudiant en moins ! Je vais encore plus me démarquer. »

Au bout de sept ans d’étude, j’obtiens enfin mon diplôme. On dirait que je me suis empêchée de respirer pour en arriver là, que j’ai mis ma vie sur pause. Je me suis toujours dit : « Quand tu vas avoir ton diplôme de médecin, la vraie vie va commencer ! Mais tout de suite après la collation des grades, le soir même, je ne sens rien. Aucune joie. Mes parents ont préparé une petite fête avec quelques amis – ou plutôt il serait plus juste de les appeler « camarades de classe ». Je regarde tout ce beau monde sans le voir. Je réponds aux questions par des monosyllabes.

Cette nuit-là, je dors mal. Je me lève tard, je mange à peine mon déjeuner. Je commence toujours ma journée par un jogging tôt le matin : ça fait partie de ma discipline ! Mais cette fois, je n’en ai pas la force. Je vais marcher sur la rue Fleury. C’est une superbe journée de juin ; un soleil chaud, éclatant.

Soudain, je le vois ! C’est lui ! Il attend devant une fruiterie. Il secoue doucement une poussette et il chantonne pour consoler un bébé.

« Salut ! » lui dis-je d’un ton faussement débonnaire et détaché comme si je rencontrais un collègue de travail que j’avais vu la veille. On s’est échangé quelques banalités et, soudain, sans prévenir, je lui demande : « Pourquoi as-tu quitté le cours ? – Mais tu le sais bien, tu es intelligente. Pourquoi tu le demandes ? »

Il est toujours aussi beau, la même beauté qu’avant, un air encore plus rêveur… Un air encore plus gentil et bon qu’avant.

« Ce n’est pas quelque chose qui peut se comprendre avec l’intelligence, dis-je avec un fin sourire qui se veut justement intelligent, supérieur !

– Enfin, à quoi bon maintenant. Je veux dire…Heu… le temps a passé. C’est inutile. »

Je sais très bien ce qu’il va dire, mais j’insiste. Je veux l’entendre me le dire !

« Je suis père maintenant… J’ai une femme, une fille… Enfin, tu le sais bien, j’étais amoureux de toi. »

C’est la première fois qu’on me dit ça. Je suis inondée de bonheur ! Mais je regarde la poussette ! Et quelques secondes plus tard, une jeune femme resplendissante de joie sort de la fruiterie et nous sourit.

Je suis partie en bredouillant un « au revoir ». J’ai toujours pensé que mon diplôme de médecin me transformerait en princesse, qu’il m’anoblirait en quelque sorte : on m’adore, on me regarde avec envie, on s’agenouille à mon passage ! Et voilà que je marche à toute vitesse pour éviter le regard des passants.

J’ai toujours été une fanatique du ménage. Tout est en ordre dans mon bureau, tout est épuré ! Je ne garde rien d’inutile, je me débarrasse de mes livres, de mes manuels ; j’envoie rapidement au recyclage les papiers inutiles. Je n’ai rien gardé de mon cégep ! À part un document qui m’est parfaitement inutile, mais que je suis incapable de jeter.

Je cours à la maison pour le retrouver. Il gît au fond d’un classeur où je range mes notes de cours en médecine. Curieusement, c’est le seul document non classé ! Je prends le travail (quatre pages écrites à l’ordinateur) d’une main tremblante et je lis le titre : « La beauté sauvera le monde : une analyse littéraire de L’Idiot de Dostoïevski » À droite du titre une note au stylo rouge : « Bravo Julie et Maxime ! Excellent travail !100 % »

République Arabe, Ibrahim Moussa



Défenseurs de la patrie
Paix sur vous
Et mourez pour un pays qui ne vous mérite pas
Qui est quelquefois si glorieux
Avec le Krak des Chevaliers
Et puis le premier alphabet du monde
Qui valent bien celui de la famille gouvernante
Avec son étroit Souq Al-Juma'a
Sa large citadelle d’Alep
Son fleuve Euphrate
Ses halawets de Homs
Avec sa mer Méditerranée
Et ses champs de jasmin
Avec ses bons citoyens et ses mauvais dirigeants
Avec l’espoir d’un meilleur futur
Qui n’est plus là
Enterré sous les cendres
Comme la chair de beaucoup de ses membres
Négligés
Oubliés par un président qui ne s’est jamais souvenu d’eux
Et qu’ils admirent avec vénération
Par peur de s’y opposer
Avec les affreux contrecoups d’une guerre
Inhumaine et interminable
Avec les meurtriers
Avec les voleurs
Avec les bénéficiaires de la misère des autres
Les gouvernants avec leur prépondérance
Leur égoïsme et leur arrogance
Avec les veuves
Avec les veufs
Avec le titre de république et la réalité de la dictature
Avec les larmes d’un orphelin échoué seul sur une bordure.

La voix du séducteur, Nour Lahlou

Ce texte a été écrit dans le cadre du cours de littérature 601-101-MQ. Les étudiants devaient imaginer quel châtiment recevrait Don Juan à la fin de la pièce Dom Juan de Molière, laquelle se termine par Don Juan tombant aux enfers.

Quelle ardeur me consume? Par quelle soif suis-je emporté?

Une tromperie à la pointe inévitablement aiguisée

Sans que je ne puisse de « Dieu » espérer

Indulgence et tempérance au jugement dernier.

Ouvertement je l’insultai, sans regret,

Mécréant, l’œuvre de Satan j’incarnais.

Jamais je n’implorerai miséricorde au Ciel,

Rien ni personne ne me tiendra en laisse

La fidélité est une absurde tendresse

Jusqu’à la fin je la renierai avec zèle.

« Don Juan — Mère, je ne m’attendais pas à vous voir ici?

Mère de Don Juan — N’ai-je pas droit de me trouver en compagnie

De ma progéniture si épouvantablement impie?

Don Juan — Si vous me voulez faire la morale

De mon vivant, assez, j’ai entendu ce récital.

Retournez d’où vous venez, faites face à la mort

Partez, abandonnez-moi à mon sort.

Mère de Don Juan — Seulement tu apprendras qu’en enfer

C’est de son repentir que l’on forge ses fers.

Il est vrai, à ton édification, j’ai manqué

Par ta perdition je suis retenue,

Ô Ciel, laisse-moi racheter la faute avouée

Je puis sauver cette âme déchue »

… … …

Cette odeur de supplice tint à interrompre

Les creuses lamentations ou du moins

À taire en moi ces flots insondables

Où chavirent les paroles charitables,

Celles qui me jugent, si loin.

D’où surgit cette sombre entité                                   

Qui de ses étroits doigts violacés

Vint, sans vergogne ma peau corrompre?

Peu importe, seul ce bref élan décidé

À jamais, mon sourire su rompre.

L’ombre de la vie de nouveau me recouvre,

Sans comprendre, j’épouse son voile.

Serait-ce que cet étrange « Dieu » m’ouvre

La vision d’être son égal?

Moi, qui mille fois a offensé ses lois,

Me faire cette faveur, mais pourquoi?

L’on me gracie de cette opportunité,

Soyez sans crainte, bon usage j’en ferai.

Je bondirai de conquête en conquête

Et, par plaisir, compterai les têtes

De celles qui se seront agenouillées,

Qui à mon charme, auront succombé.

Voilà un bien ingrat Sganarelle,

Qui n’attend que son maître l’appelle

… … …

« Don Juan — Mmmh, mmmh.

Sganarelle — Que tentez-vous de prononcer mon brave?

Don Juan — Mmmh!

Sganarelle — Vous savez, il n’y a rien de grave

À se trouver dans une telle condition.

Don Juan — Mmmh, mmmh!

Sganarelle — La vie n’est pas que séduction,

Surtout lorsque de raison

L’on est muet et laid comme un pion »

Ma voix! Mon moi!

Censures et éducation, Alexandre Cloutier

« La Grèce occupe une place à part. À nos yeux, les Grecs représentent un progrès fondamental sur les grands peuples de l’Orient, un stade nouveau dans l’évolution de la société. Ils établirent, pour la vie en commun, une série de principes entièrement neufs. Aussi haut que nous puissions placer notre estime pour les réalisations artistiques, religieuses et politiques des nations plus anciennes, l’histoire de ce que nous pouvons vraiment appeler civilisation — c’est-à-dire la poursuite consciente d’un idéal — cette histoire ne commence pas avant la Grèce. »

« Puisque la base de l’éducation est une large prise de conscience des valeurs qui régissent la vie humaine, son histoire varie selon les modifications subies par les valeurs qui ont cours dans la société. Lorsque celles-ci sont stables, l’éducation repose sur des fondements solides ; lorsqu’elles sont altérées ou détruites, les méthodes éducatives s’en trouvent affaiblies au point d’en devenir inopérantes. Cela se produit toutes les fois que la tradition se voit violemment rejetée ou quand elle souffre d’un collapsus interne. »

Werner Jaeger, Païdeia, Introduction.


Alexandre Cloutier est professeur de philosophie au Collège de Bois-de-Boulogne.


Je suis actuellement en pleine lecture du classique Paideia du grand helléniste allemand Werner Jaeger. J’aimerais aller jusqu’à en faire lire des extraits en classe, mais une partie de moi pense qu’aux jours d’aujourd’hui, il n’y a plus de place pour des œuvres de cette stature.

J’admets d’emblée que le ton très Allemagne 1930 ne peut manquer d’irriter le lecteur qui n’est pas spontanément convaincu par la rhétorique de la mission civilisatrice de la « grande civilisation occidentale ». Mais le véritable nœud n’est pas là. Peut-être est-ce même un point en faveur de l’œuvre.

C’est que, voyez-vous, je ne suis pas le genre de prof qui se défile devant les chocs culturels, bien au contraire. Je crois ardemment que l’éducation a pour mission fondamentale de nous sortir de nous-mêmes et de notre milieu. Rien de mieux donc qu’un passage misogyne de Nietzsche, une citation d’Aristote justifiant l’esclavage, ou encore d’un extrait de « l’appel au meurtre des colonisateurs » de Sartre pour relever — si ce n’est pas simplement faire surgir — un enjeu. La ligne est parfois mince entre la pure provocation et le questionnement existentiel, mais c’est une zone grise que tout professeur de philosophie qui se respecte se doit d’apprendre à apprivoiser au cours de sa carrière.

Non, je crois plutôt que son plaidoyer autant exalté que désespéré en faveur d’un retour à la pensée grecque, à une éthique et une politique orientée par un idéal, pour refonder notre civilisation comme le firent les Renaissants et les Éclairés ne provoquerait que la plus grande indifférence. L’air de notre temps fleure autant l’irrationalisme qu’à l’époque de la prise du pouvoir par les nazis, mis à part qu’on a depuis substitué à la mystique moyenâgeuse de l’époque l’obsession contemporaine du temps présent.

Car le présentéisme, contrairement à ce qu’on laisse entendre, n’est pas un progressisme, un appel à monter sur les épaules des géants qui nous ont précédés pour voir plus loin. L’idéal moderne du progrès a pour condition de possibilité un étalon de mesure constant qui ne s’obtient qu’à condition d’une inscription dans le temps long de l’histoire et d’une tradition – avec ses valeurs – comprise et assumée.

Or, comment peut-on dépasser ce qu’on ne reconnait plus ? Privé de tous repères dignes de ce nom, on en est réduits à la seule ambition d’« innover » : reproduire le même, mais différemment. Constatant l’impasse, je me suis donc fait un devoir de faire mien le leitmotiv d’un précieux ami : il faut savoir choisir ses combats.

D’ailleurs, allons au-delà (ou en dedans) du lieu commun, si vous voulez bien. Comment choisir ses combats au collégial ? Quels sont les principes qui devraient orienter notre pratique ? Voilà un temps que ces questions me taraudent, avec une insistance accrue ces derniers temps tant j’éprouve un malaise croissant face aux transformations (je me retiens d’écrire « confusion ») axiologiques que connait le réseau collégial en général, mais Bois-de-Boulogne plus particulièrement. Puisque nous sommes en période de consultation, dit-on, j’aimerais partager librement certaines réflexions sur des valeurs essentielles comme la bienveillance et l’égalité des chances, qui ne sont jamais plus qu’effleurées au collège.

Comme tous les profs semblent avoir leurs formules, j’aime pour ma part répéter à mes étudiant. e. s (surtout. e) qui me demandent s’ils peuvent en faire plus qu’on ne peut pas être contre la vertu. L’expression met en lumière le fait que l’excellence – académique dans ce cas-ci – est une vertu, mais aussi, implicitement, qu’on ne peut pas non plus l’exiger de tous. Pour en revenir à Jaeger, quel que soit notre idéal — Achille, le phronimoï d’Aristote, le sage platonicien — ce modèle a de la valeur précisément parce qu’il est difficile à atteindre. Il doit exiger une mobilisation de tout ce qu’il y a de meilleur en nous pour que la transformation puisse s’effectuer.

L’attitude procédurale consistant à certifier la « vertu » d’un individu ou d’une institution sur la simple base du respect d’un cahier de charge est par conséquent aussi antinomique que de vouloir généraliser l’exceptionnel. Dit platement, on se ment à soi et aux autres lorsqu’on se proclame « bienveillant » en argüant sa certification ISO. C’est même une mystification complète.

La preuve en est qu’au nom de cette vertu, on a même fait de l’élimination de la souffrance (qui est pourtant un incontournable de la condition humaine), un objectif cardinal, y compris des formes qui sont pourtant nécessaires au développement : dépassement et sacrifice étant impossible à dissocier Lorsqu’on considère  ce qu’on met aujourd’hui de l’avant dans le cadre de ce projet de redéfinition de Bois-de-Boulogne (à la sauce Charte de l’Okanagan aujourd’hui, à Dieu sait quoi d’autre demain) — mais surtout tout ce qu’il occulte — je crois qu’il est légitime de soumettre à un examen rigoureux les prétentions entourant l’amélioration du bien-être des étudiant.e.s.

Car si l’approche change, le fond reste intouché : l’éducation reste une marchandise comme une autre. En fait, chaque cycle vient renforcer l’idée que l’étudiant est un client qu’il faut séduire. Les considérations pédagogiques sont désormais indissociables des objectifs de recrutement. Les enseignants et professionnels doivent impérativement prendre en considération les sondages, effectués souvent à chaud, auprès des étudiants lorsque vient le temps de revoir les programmes. D’ailleurs, cette révision n’a elle-même plus rien d’organique, elle est imposée par l’assurance qualité : la logique de « l’innovation » prenant clairement le pas sur la cohérence du programme, son adéquation avec l’avancement des connaissances et les besoins sociétaux réels. On changera un titre de cours ici pour le rendre plus « attrayant », on déplacera ou on enlèvera carrément un cours écueil pourtant fondamental à la formation afin d’assurer la « rétention » et la « diplomation ». Le corps enseignant étant plongé dans une spirale de réunions et de tâches connexes toujours plus urgentes (mais pour y faire essentiellement de la figuration) la création d’une opposition politique cohérente et concertée est inenvisageable, le virage corporatiste entrepris par les syndicats n’aidant pas.

Cette décision de faire abstraction de toute causalité extramuros (BdeB et Bordeaux, même combat), notamment pour répondre au problème de l’anxiété croissante de la jeunesse, est lourde de conséquences. On en vient ainsi à cibler à mots à peine couverts le corps enseignant comme cause des maux de nos étudiant.e.s. Doit-on aussi s’étonner qu’on se tourne toujours davantage précisément vers ce qui est la principale cause du mal-être de nos jeunes, les innovations technologiques et la doxa des bonzes Silicon Valley, pour tenter de le régler ?  Saluons néanmoins l’habileté de ces derniers : si même les institutions d’enseignement achètent le poison censé servir d’antidote à un autre poison qu’on leur a vendu…

Oui, cette consultation sur les valeurs institutionnelles est recouverte d’un épais voile de brume qui nous empêche même de voir l’éléphant dans la pièce : qu’on soit d’accord ou non, nous vivons dans une société capitaliste. Par définition, elle tend à hiérarchiser les individus en fonction de leur capital. Parce que l’éducation se monétise et permet l’accumulation a minima d’un capital culturel, elle est tombée sous la griffe de la main invisible. Faire fi de l’existence de ce fait, en cherchant notamment à éliminer la compétition parce qu’elle rend nos étudiant.e.s malades, c’est nier — ou plutôt occulter — le réel, qui ne manque jamais de refouler à la surface.

Pour preuve, l’obsession estudiantine de la cote R. Personnellement, je n’y vois que la manifestation intramuros de la course au profit. En tant qu’institution étatique, nous pouvons peut-être infléchir cette tendance, mais aucunement l’abolir. Pour ce faire, je ne vous proposerai rien d’original (il faut lire La crise de l’Éducation d’Arendt) : nous devons simplement préparer nos jeunes au monde tel qu’il est et non pas tel qu’on voudrait qu’il soit.

Arendt est pourtant catégorique à ce sujet : si les adultes — et a fortiori les enseignant. e. s — n’ont pas le courage d’assumer le monde tel qu’il est, il leur reste deux options : soit le transformer, soit se taire. En aucun cas ils n’ont le droit de berner les jeunes qu’ils ont pour mission d’éduquer sur sa nature profonde, fût-ce pour les couver dans une caverne aux murs peints en rose saumon et au menu certifié sans gluten. Voilà aussi pourquoi je me garde de délirer en classe sur le besoin du projet de refondation civilisationnel de Jaeger, mais que je n’ai aucun scrupule de parler avec eux de compétition et de cote R.

En adoptant le modèle de la talking cure, j’ai l’impression de libérer les jeunes des doucereuses illusions dont on les a bercés pendant trop longtemps et ainsi de les soulager d’un poids qu’ils peinent autrement à conceptualiser dans la solitude. Certain.e.s m’ont écrit plus tard avoir changé d’orientation, voire de cégep après ces séances. Je n’y vois pas un échec, bien au contraire.

Voir de façon hostile toute attitude critique (me reprochera-t-on un jour mon « manque de loyauté » envers le collège? je le crains…) montre le degré d’incompréhension de notre tradition humaniste. Socrate ne déclamait-il pas déjà devant ses accusateurs qu’une vie sans examen ne valait pas la peine d’être vécue ? En renonçant au pouvoir critique de la raison, on se coupe des racines vives de la pensée occidentale.

La confusion conceptuelle ne s’arrête pas là. Que les cadres supérieurs confondent méritocratie et démocratie lors d’allocutions publiques inquiète mais n’a hélas rien de bien étonnant. Il faut s’être arrêté à étudier sérieusement l’histoire d’Athènes pour savoir que ce qu’on appelle aujourd’hui les classes moyennes s’identifiaient jadis davantage aux pauvres qu’aux aristocrates. C’est d’ailleurs cette alliance de classe qui a permis de tenir en respect ces derniers ors des tentatives de coup d’État oligarchiques.

Il n’en va plus de même aujourd’hui. Les cadres inférieurs et les modestes professionnels se voient plutôt comme étant des « millionnaires temporairement dans l’embarras ». Cette alliance de classes entre les différentes strates de la bourgeoisie (petite, moyenne et grande) coute cher à tout le monde, sauf aux échelons supérieurs.

Pardonnez-moi ainsi si je ne partage pas du tout l’obsession pour la diplomation. Dans l’état actuel des choses, plus de diplômés se traduit simplement par l’accroissement des cohortes de larbins. Si on doit tirer une conclusion au sujet des effets politiques plutôt « qu’économiques » de la diplomation, ce n’est certainement pas qu’elle participe à un accroissement des fondations soi-disant démocratiques de notre société. Lorsque Marx écrivait sur la nécessité de l’éducation politique du prolétariat, il ne pensait certainement pas à la massification de la diplomation aux cycles supérieurs, mais à la diffusion de la littérature socialiste et au développement d’une conscience de classe au sein du prolétariat.. Alors, qu’une caste de professionnels veuille s’assurer par des moyens privés que leur progéniture accède au même statut socioprofessionnel que le leur est une chose. Mais qu’ils détournent les institutions étatiques et embrigadent ses serviteurs à cette fin en est une autre.

Qu’on ne se méprenne pas quant à mes intentions. Contrairement à certains collègues et étudiant.e.s qui adoptent une attitude de belle âme face à l’éducation, laquelle devrait strictement permettre l’Épanouissement et le plein développement de notre « Moi profond », je crois au contraire qu’on doit s’assurer que notre système éducatif permette à la société d’atteindre le plus haut niveau possible d’autarcie. L’ajout d’un programme technique n’est donc pas a priori un pacte avec le diable, mais au contraire une bonne nouvelle. Si tant est, bien entendu, que les institutions aient pour idéal l’intérêt bien compris du demos. Si vous avez de la difficulté à percevoir l’abysse infranchissable qui sépare le diplômé à forte valeur ajoutée promu chez nous du citoyen utile de Périclès, on peut se questionner sur rien de moins que la pertinence d’entreprendre un « dialogue » sur les valeurs boulonnaises.

Voilà pourquoi je ne vois aucun intérêt à participer à une énième entreprise de pleine actualisation de la valeur marchande de nos étudiant.e.s, même en version 2.0. À moins, bien entendu, qu’on se satisfasse de l’épanouissement façon West Coast et d’une conception étroite de la fin de l’existence humaine ainsi réduite à la performance au travail. Et ce, peu importe si celui-ci consiste à vider les poches des taxis de Montréal ou à mettre en place des plateformes d’enseignement normativisées à l’américaine qui riveront un peu plus longtemps les enfants à leurs écrans.

M’efforcer de trouver avec vous la meilleure façon de les amener à être productifs dans une société malheureuse et cherchant à privatiser la prise en charge psychologique afin d’accroitre un peu plus les marges de profit d’une minorité ne me « mobilise » guère. Comme le disait le sage préféré de mon père : « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade ».

Je veux bien qu’on réfléchisse au projet éducatif boulonnais. Je crois même que c’est essentiel. Mais s’il s’agit de trouver les buzzwords qui s’accordent avec les tendances déco du moment alors qu’il faudrait en (re)trouver l’essence, force est de constater qu’il y a entre nous un monde, peut-être même une civilisation.

Ainsi, pardonnez-moi si je ne trouve pas le temps de participer pas à votre consultation : je lis Jaeger.


L’université au cœur de la tourmente identitaire : réflexions sur le fanatisme, Georges-Rémy Fortin 

Tout au long du XXe siècle, l’université a réussi, un peu partout dans le monde, à faire progresser à la fois la recherche fondamentale et la diffusion de la connaissance dans la société. La montée de l’extrémisme politique vient toutefois nous rappeler que les progrès de la raison sont toujours fragiles. Plus exactement, puisque la raison en elle-même ne saurait être menacée, c’est plutôt la diffusion de la connaissance, l’éducation de la population et la rationalisation de la société qu’il faut plus que jamais protéger. Or l’extrémisme engendre le fanatisme, par exemple celui des foules en colère qui ont tenté d’envahir le Reichstag en Allemagne, et qui ont réussi à envahir le Capitole aux États-Unis. Les délires complotistes plongent une partie de plus en plus grande des populations des pays démocratiques dans une franche paranoïa face aux minorités, aux mouvements progressistes et face à leurs propres gouvernants. L’extrémisme politique de Trump et du Parti républicain sont la cause principale du recul de la démocratie aux États-Unis [1]. Ce fanatisme est en bonne partie une révolte contre les institutions qui ont pour mission de diffuser la connaissance, et donc d’être les ultimes remparts contre les dérives irrationnelles de toutes sortes, à savoir les universités. Les insultes et les menaces de mort envers les universitaires progressistes sont monnaie courante, au point où, selon Simon Ridley, « l’université apparaît souvent comme un point nodal » pour une série de discours de haine d’extrême droite, par ailleurs hétéroclites [2]. Selon le politicologue Eric Kauffman, le niveau de scolarité est le facteur qui permet de prédire avec le plus de fiabilité l’appui à Trump chez les Américains, ou l’appui au Brexit chez les Britanniques, soit deux des plus grands courants de la droite populiste mondiale [3]. Bien qu’il y ait évidemment des universitaires qui votent à droite, et des électeurs de gauche qui n’ont pas fait d’études supérieures, il reste que les universitaires jouent un rôle central dans la plupart des grands débats qui polarisent nos sociétés, allant des changements climatiques à l’immigration, en passant par les questions des femmes, des minorités sexuelles à celle de la pandémie de COVID. La crise de la démocratie, car c’est bien de cela qu’il s’agit, s’accompagne donc d’une crise dans le rapport d’une partie de la population à l’institution universitaire. Comment l’université doit-elle faire face, aujourd’hui, non seulement à des franges importantes de la population qui résistent aux connaissances issues de la science, mais lui sont même devenues franchement hostiles?

De la tolérance libérale au progressisme : la négation de soi comme posture morale

Traditionnellement, le libéralisme politique hérité de Locke a réglé le problème du fanatisme religieux par la tolérance. Le pacte fondateur de la société libérale est entre tous les citoyens, mais il concerne en fait plus spécifiquement les fanatiques religieux, ceux-là mêmes qui terrifiaient Hobbes en menaçant à tout instant de faire passer les individus de l’état de société à l’état de la guerre de tous contre tous. Le pacte libéral, donc, consistait surtout à promettre aux fanatiques la liberté de conscience, de culte, et de paroles, en échange du respect de la paix civile et de l’État de droit. Au XXe siècle, les démocraties se sont fondées sur le même pacte pour pacifier les extrémistes politiques. Par exemple, dans les années 70, aux États-Unis, les infâmes « nazis de l’Illinois », ridiculisés dans les Blues Brothers, firent valoir en Cour suprême leur droit à la liberté d’expression, et obtinrent le droit de parader en pleine ville avec des croix gammées et des tenues paramilitaires. On punit les actes de violence, mais on tolère à peu près toute forme de discours ou de symbole dans l’espace public. Si d’autres pays, comme la France, instaurent un peu plus de limites au discours haineux, l’essentiel du discours et de l’imagerie nazie, reste protégé par la liberté d’expression. N’y a-t-il pas là une sorte d’intégrisme de la liberté d’expression, qui, pour se présenter elle-même comme un principe qui ne souffre aucune exception, tolère un symbole qui est sa propre négation, et la négation de tout ce qui en constitue la légitimité et l’exercice, à savoir la démocratie, la civilisation et la dignité humaine la plus élémentaire? J.S. Mill justifiait la liberté d’expression absolue au nom du droit de soumettre toute opinion à un examen rationnel, et d’une confiance en une sorte de darwinisme épistémique par lequel les opinions inadaptées à la rationalité devaient progressivement disparaître au fil du libre débat. La persistance d’idées racistes, sexistes, complotistes, etc., jusqu’au XXIe siècle montre que l’irrationalité d’une opinion ne la rend malheureusement pas toujours inadaptée à la société, bien au contraire, et que le libre débat ne suffit pas à lui seul à les éliminer.

Au laisser-faire libéral, l’université a depuis longtemps opposé un engagement progressiste. Des programmes dédiés à divers groupes opprimés se sont donnés pour mission non seulement d’étudier la situation des femmes, des minorités ethniques, sexuelles et d’autres, mais aussi d’agir pour améliorer leur sort, ou du moins de proposer et promouvoir des actions en ce sens. Le libéralisme lui-même est ainsi devenu l’objet de critiques, soit pour ne pas avoir réussi à faire profiter les groupes dominés de ses droits et libertés égales, soit pour être en fait vicié en son principe même en tant que rouage d’un mécanisme d’exploitation. Le « pacte » avec les fanatiques a donc été remis en question par plusieurs. Herbert Marcuse, qui amorça dans les années 60 le virage d’une partie des intellectuels marxistes vers les questions identitaires du racisme, du sexisme et de l’homophobie, remettait en question la liberté d’expression, qui était selon lui instrumentalisée par les dominants. Avec la vogue de la rectitude politique dans les années 80-90, et celle de la « culture de l’annulation » dans les années 2010, un certain nombre de progressistes universitaires prennent fait et cause contre la tolérance libérale traditionnelle, précisément au nom de la tolérance envers les minorités et la diversité humaine, qui ne peut être entretenue que par une intolérance à l’intolérance des dominants. Malheureusement, une partie croissante de la lutte progressiste à l’intolérance semble se faire beaucoup plus sur le terrain de l’identité, soit celui des images, des discours, donc des représentations, que sur le terrain du réel économique, social et politique. Faute de solutions économiques et politiques pour améliorer les conditions de vie des défavorisés et leur donner un accès aux positions de pouvoir, une frange minoritaire, mais très énergique, des universitaires progressistes s’est lancée dans une vaste opération de réingénierie sociale du langage, de l’apparence corporelle et de la morale. Si cet exercice est destiné à l’ensemble de la société, son premier champ d’application est l’université elle-même. À l’intégrisme libéral de la liberté d’expression absolue succède celui de l’intolérance à la domination : la domination est définie d’une manière tellement rigoriste qu’on la retrouve maintenant partout, y compris chez un bon nombre de penseurs et d’institutions pourtant voués à l’émancipation des dominés.

Ainsi, le racisme, le sexisme, l’homophobie, de même qu’un grand nombre d’autres atteintes aux personnes et aux animaux, tels que le spécisme, le capacitisme, etc. sont supposés pulluler non seulement chez les authentiques fascistes, ultranationalistes et populistes, mais également chez les progressistes eux-mêmes. L’université, sous des dehors humanistes, cache un racisme systémique, entretient la culture du viol, et probablement un grand nombre d’autres mécanismes de domination, d’exclusion et de violence symbolique. Les sciences naturelles, dans leur prétention à l’objectivité, n’échappent pas aux critiques, soit qu’elles n’accueillent pas assez de femmes et de personnes issues de minorités au sein de leurs institutions, soient qu’elles sont corrompues de l’intérieur par des injustices épistémiques qui s’accumulent depuis des siècles. Un certain nombre de constats sont certainement exacts, par exemple la sous-représentation de plusieurs groupes au sein des institutions universitaires, ou encore les divers comportements sexuels non désirés que subissent trop souvent les femmes sur les campus. Toutefois, l’ampleur de la remise en question de l’institution universitaire et de la rationalité humaine sape la légitimité et l’effectivité de la critique, qui est pratiquement et théoriquement un pur produit de ce qu’elle déconstruit et dévalue. La crise de l’université ne met en donc pas seulement en opposition le basket of deplorables et l’élite éclairée dont fait partie une Hilary Clinton, mais l’élite éclairée avec elle-même. Or le fait, pour un groupe porteur d’un idéal, de livrer une lutte d’une intensité toujours croissante à ses propres membres au nom de toute infidélité, même minime, voire simplement alléguée, à l’idéal qui est pourtant le leur, ce fait, donc porte un nom : le fanatisme.

Fanatisme politique et fanatisme universitaire

La tendance au fanatisme est en effet inhérente à la nature humaine, et non l’apanage des enragés de droite. Dans son ouvrage Le Glaive et le Fléau, le politicologue français Dominique Colas montre comment les courants protestants les plus révolutionnaires ont voulu faire régner sur Terre le royaume des cieux en déchaînant une violence meurtrière contre tout pouvoir et toute personne qui refusait de se conformer à leur interprétation de la parole divine. Les courants protestants violents ne sont pas l’origine ni l’essence de tout fanatisme, mais une expression particulièrement forte et évidente qui montre certains traits psychologiques du fanatisme, y compris, selon Colas, les fanatismes d’extrême droite, d’extrême gauche et l’extrémisme musulman du XXe siècle. Ces traits psychologiques communs incluent, outre l’emportement colérique, l’abolition du sujet individuel et de sa parole dans un discours unique où des formules sont répétées mécaniquement. La haine du fanatique envers toute dérogation à sa vérité unique est redoublée d’une paranoïa qui fait croire à la présence de traitres et d’infidèles au sein de son propre groupe. Colas analyse en profondeur l’intolérance hystérique des extrémistes protestants envers les images religieuses, coupables selon eux de souiller la pureté de la parole divine. Le contrôle maniaque des images par les mouvements totalitaires pourrait être interprété dans un sens similaire : les images ne sont pas interdites, mais elles sont soumises à un contrôle total. Ces réactions sont motivées par la croyance en une communication immédiate avec un absolu, qui peut tout aussi bien être le Dieu chrétien que le Dieu musulman, l’idée chimérique d’une race supérieure ou encore l’idéal d’une humanité entièrement unie.

La thèse de Colas est que le propre du fanatisme politique est la négation de ce que nous appelons aujourd’hui la société civile, à savoir l’ensemble des interactions individuelles et sociales qui sont à la fois publiques et libres de tout contrôle par l’État, par la religion ou par toute autre institution formelle. En fait, les concepts de société civile et d’État ont longtemps été de parfaits synonymes. La notion de société civile en tant que distincte de l’État s’est développée en bonne partie en réaction au danger du fanatisme protestant et du dogmatisme catholique. La société civile, l’État, est d’abord ce qui se distingue de la cité de Dieu. La démocratie libérale actuelle maintient, à la suite de Hegel, la distinction de la société civile et de l’État afin de maintenir au sein même du corps politique un espace pluraliste qui rend le dialogue possible. Le fanatisme protestant refusait quant à lui la distinction même entre société civile et cité de Dieu, au nom de l’unité de la cité de Dieu. Marx, quant à lui, voulait abolir l’État, au nom de l’unité de la société. Pour Colas, le propre de la démocratie est de refuser l’unification complète de la société. Toutefois, la tentation de l’unité demeure toujours présente : « […] le fanatisme est la menace qui accompagne la société civile, l’ombre qui lui vient du ciel. [4]» La démocratie implique ainsi essentiellement un rapport à l’altérité. L’État de droit démocratique maintient une exigence éthique qui dépasse l’immanence sociale, pour ne pas céder aux « fanatismes narcissiques » nationalistes. Mais, inversement, dévaluer la société civile comme insignifiante au regard d’une norme transcendante, comme le faisait jadis l’augustinisme politique, comme le fait aujourd’hui un certain culte des droits de l’homme, c’est rejoindre les «millénarismes sacrificateurs. [5]» Selon Colas, le propre du totalitarisme est de céder à une version sécularisée de la pulsion religieuse d’unité, parfois au nom de la société civile elle-même, comme dans le marxisme, pour qui un processus violent de destruction des traditions et des classes sociales est nécessaire pour unifier la société civile qui en elle-même n’est jamais assez sociale.

Voilà bien en quoi les atteintes à la liberté académique sont de l’ordre du fanatisme : il s’agit d’un refus de la médiation, du dialogue, au nom de l’immédiateté du bien, dans ce cas-ci, la protection des identités minoritaires. L’université n’est plus le lieu d’une recherche de la vérité, mais le lieu de sa manifestation, dans tous les sens du terme manifestation. Il ne s’agit pas ici de stigmatiser le moindre emportement émotif par l’appellation infamante de fanatisme. Les faits montrent pourtant que ce terme n’est pas exagéré. Dans les pays anglo-américains, les manifestations et mouvements de foule qui visent à la censure, en personne et en ligne, se multiplient : des conférences sont annulées, des gens sont intimidés, des professeurs sont mis à pied. À mesure qu’il s’américanise et s’anglicise, le Québec commence à voir de tels événements se produire dans ses universités. Les psychologues Jonathan Haidt et Greg Lukianoff expliquent bien, dans leur ouvrage The Coddling of The American Mind, comment les événements violents et les atteintes à la liberté académique qui se produisent sur les campus américains sont motivés par des tendances psychologiques qui rendent le libre dialogue insupportable à un nombre croissant d’étudiants. L’une d’elles est la propension à laisser les émotions guider le raisonnement, et qui conduit par exemple à définir les microagressions en termes purement subjectifs [6], à analyser des situations en tenant compte seulement des impacts, y compris subjectifs, mais non des intentions [7]. Une autre tendance identifiée par Haidt et Lukianoff est un certain manichéisme, qui consiste à catégoriser les personnes en groupes présentés comme nécessairement opposés [8]. Ces comportements ne peuvent que générer de la colère, et rendent tout débat impossible. Ainsi, en 2017, une majorité d’étudiants universitaires américains, 58%, considère-t-elle que les étudiants ne doivent jamais être exposés à des propos choquants [9]. De façon générale, la tendance à vouloir bannir complètement certains mots, sans aucun égard pour le contexte d’énonciations, la répétition mécanique de phrases toutes faites censées exprimer des vérités profondes font que le dialogue n’est plus possible, il ne reste plus que le monologue de groupe, autrement dit la pensée unique. Les termes identitaires communs suffisent de plus en plus aux individus à se définir, ce qui a pour effet de fondre l’identité individuelle dans celle du groupe. Dans un tel contexte, la pensée critique est impossible, et les émotions morales prennent le dessus.

Une culture narcissique et victimaire

À la différence des fanatiques d’extrême droite, islamistes, et des gauchistes d’autrefois, les jeunes extrémistes universitaires d’aujourd’hui ne commettent pas de meurtres ou d’agressions physiques graves, malgré l’agressivité de certaines de leurs manifestations. Être fanatique ne signifie pas toujours être meurtrier, mais cela implique un état d’esprit qui est tout le contraire de ce qui est nécessaire pour être un chercheur universitaire un tant soit peu rigoureux. Une autre caractéristique psychologique identifiée par Haidt et Lukiannof chez les contestataires universitaires qui pratiquent la censure explique sans doute pourquoi ils ne vont pas trop loin dans la violence physique : l’intolérance au danger et à la douleur. La génération qui a accédé à l’université au début des années 2010 est la plus surprotégée de l’histoire. S’ajoutent à cela les réseaux sociaux numériques dans lesquels cette génération baigne depuis son enfance, et qui sont des facteurs d’angoisse et de divers troubles psychologiques. Les sociologues Bradley Campbell et Jason Manning, dans leur ouvrage The Rise of Victimhood Culture, parlent du climat qui règne sur les campus universitaires du monde anglo-américain comme d’une « culture victimaire » (« victimhood culture »). La notion de « microagression » est particulièrement typique de cette culture. Contrairement à la culture de l’honneur des temps anciens et à la culture de la dignité jusqu’ici en vogue dans les démocraties contemporaines, la culture victimaire accorde un statut positif au statut de victime, au sens d’une sorte de considération admirative pour le fait d’être victime. Comme dans la culture guerrière de l’honneur, une atteinte psychologique à l’identité est perçue dans la culture victimaire comme une atteinte à la sécurité physique ou à la vie. Comme dans la culture démocratique de la dignité, la culture victimaire incite à régler les conflits en faisant appel à un tiers parti, une autorité reconnue. Ainsi, les manifestations de la gauche identitaire ont-elles le plus souvent pour objet d’interpeller les administrations universitaires et publiques pour réclamer que l’université soit purgée de tout discours perçu comme une menace envers des identités minoritaires.

On retrouve là l’individu des sociétés libérales avancées décrit par Christopher Lasch dans The Culture of Narcissism. La tendance de plus en plus répandue à tenter de se créer du capital social par la dénonciation des autres sur les réseaux sociaux est clairement de l’ordre du narcissisme, de même que la propension à faire étalage de sa vertu (« virtue signaling »). La personne narcissique n’est pas du tout celle qui aurait un excès de confiance et d’amour de soi-même, comme on le croit parfois, mais plutôt l’individu dépendant des approches thérapeutiques des diverses institutions publiques et privées qui modèlent son existence. Le narcissique libéral analysé par Lasch est avant tout une personne qui souffre de l’état de dépendance et d’angoisse que nos sociétés contemporaines entretiennent. L’obsession de l’identité est la réaction désespérée de celui qui n’a pas appris à construire sa personnalité dans les actions et interactions humaines réelles. Il manque à cet individu une relation positive et réaliste entre son image de lui-même – son identité – et l’autorité parentale, d’une part, et la réalité, de l’autre. Il réclame à grands cris la satisfaction de ses désirs et se perd dans une autoglorification imaginaire de lui-même parce qu’il est incapable d’aller franchement au-devant du réel et des autres pour tenter de régler ses problèmes et trouver son bonheur de façon adulte. Détaché de toute tradition, il vit dans un perpétuel présent. L’évanescence des plaisirs sensuels dans lesquels il tente de s’absorber ne lui laisse qu’un sentiment de vide permanent. Les personnalités fortes qui le fascinent et dans lesquelles il croit se reconnaître le déçoivent constamment. L’amour passe vite à la haine. Ses relations avec les autres sont souvent de l’ordre de la manipulation. Comme ceux-ci ne peuvent qu’échouer à confirmer – ou à valider, comme on dit aujourd’hui – son image irréaliste de soi-même, ils tendent à apparaitre comme une menace, tout comme le monde réel dans son ensemble, face auquel il se sent complètement impuissant.

La vigueur de la « politique identitaire » montre le besoin profond qu’ont les individus de se rattacher à des groupes, des communautés qui les dépassent. À l’individualisme extrême des années 70 à 90 succède une véritable passion pour les identités communautaires. L’individu narcissique peut facilement passer d’une image grandiose de lui-même comme individu à celle d’un groupe d’appartenance. Une personne est d’autant plus soumise aux pressions conformistes de la masse impersonnelle de la société qu’elle est détachée de relations familiales et communautaires dans lesquelles chacun est connu et valorisé individuellement par les autres. Abondant en ce sens, l’historienne de la psychanalyse Élisabeth Roudinesco voit dans les courants voués aux identités minoritaires une tendance à la fois narcissique et victimaire. Elle qualifie « d’autoprésentations majestueuses et royales à des fins identitaires [10]» la propension de certaines personnes à se présenter elles-mêmes de façon théâtrale en récitant toute une liste de néologismes identitaires dont la plupart connotent le statut de victime. Une partie de ce vocabulaire est emprunté à d’anciens dictionnaires psychiatriques qui décrivaient comme des pathologies des comportements ou manières d’être simplement marginales ou mal comprises, telles que l’homosexualité ou le fait d’être transgenre. Dans un sens analogue, des auteurs de la décolonisation poussent le repli victimaire tellement loin qu’ils en viennent à réintroduire certains clichés de l’ethnologie coloniale. Les peuples non occidentaux sont conçus comme dominés, fétichisés, réduits au silence, etc. à un point tel que cela devient en quelque sorte leur essence, une essence de victime dépourvue de tout attribut d’action, d’autonomie, de force [11]. Dans un cas comme dans l’autre, d’anciens discours porteurs d’injustice sont mis au service d’une vision de soi-même comme éternelle victime. L’invocation constante du caractère « systémique » des injustices revient à une négation de l’historicité[12] qui rend problématique l’appellation de progressiste pour des courants antiracistes, antisexistes, écologistes, etc. pour lesquels il semble en fait impossible d’échapper aux structures de domination et aux comportements toxiques contre lesquels ils se battent. Ainsi, nous dit Roudinesco, les « déboulonneurs» de statues s’acharnent-t-ils dans une répétition sans fin, prisonniers d’une indignation qui, contrairement à celles de leurs prédécesseurs protestants ou jacobins, ne débouche sur aucune révolution [13].

Les réactions psychologiques qui entretiennent la polarisation et la censure dans les universités sont particulièrement visibles chez les étudiants, mais selon Haidt et Lukianoff, elles sont renforcées par les professeurs et les administrations. La transformation des universités en grandes entreprises à la recherche d’une croissance permanente est une des alliances objectives entre le capitalisme et la social-démocratie que n’a eu de cesse de dénoncer Christopher Lasch. La tendance des administrations à répondre à toutes les demandes subjectives et plaintes des « étudiants clients » entretient exactement le genre de dépendance et de fragilité émotive qui sont selon Lasch à l’origine du narcissisme libéral. Cette attitude, selon Haidt et Lukiannof, entretient plutôt qu’elle ne diminue les sentiments d’angoisse et de dépression qui poussent à la radicalisation et à la polarisation. Haidt et Lukiannof plaident pour la « thérapie rationnelle-émotive » comme moyen d’améliorer le bien-être des étudiants en augmentant leur capacité à critiquer et à relativiser rationnellement les divers discours auxquels ils sont exposés plutôt qu’à les « protéger » de ces discours. Selon eux, de nombreux professeurs ont une tendance à l’élargissement des concepts (« concept creep »), au manichéisme et à la moralisation excessive de tous les enjeux sociaux. Certaines critiques de la binarité du sexe, par exemple, ont parfois tendance à utiliser des catégories très larges, telles que le privilège et l’oppression, catégories qui sont en outre entièrement exclusives l’une de l’autre et face auxquelles aucune neutralité n’est possible [14]. Élisabeth Roudinesco attribue à plusieurs auteurs des subaltern studies, critical race studies, whiteness studies, porn studies, et des autres types de studies identitaires un « vocabulaire de l’entre-soi » dont les néologismes constituent un « parler obscur » et un « jargon prophétique », selon l’expression qu’elle emprunte à Montaigne [15]. Selon elle, ces discours instrumentalisent les victimes du racisme et d’autres injustices pour s’inscrire « dans le droit fil d’une contre-révolution obscurantiste [16]». Ce qui est ainsi visé, ce n’est pas tant une émancipation réelle que des productions théoriques qui relèvent «d’hagiographies fantasmatiques et binaires », et une action politique qui prend trop souvent la forme de « fanatismes spontanés ».

Dissocier la militance et la recherche pour réconcilier l’action et la parole

Le narcissisme victimaire aboutit à une paralysie politique qui est un produit de la dépendance aux institutions libérales publiques et privées, mais aussi de l’ordre politique libéral actuel, exagérément formel et abstrait. Selon Pierre Manent, la démocratie procédurale partage avec le fondamentalisme religieux une conception de l’action droite fondée sur la conformité à la règle [17]. Ces deux attitudes universalistes et rigoristes conduisent à dévaloriser la délibération, voire à en nier l’importance. C’est ainsi, que, selon Manent, les grandes questions politiques sont présentées comme relevant entièrement des droits fondamentaux, et ceux-ci sont du même souffle présentés comme indiscutables, ce qui rend tout débat non seulement vain mais odieux. À l’intégrisme libéral d’hier qui n’accordait qu’à grand-peine qu’il doit y avoir des limites à la liberté d’expression, succède aujourd’hui un intégrisme du respect des sensibilités qui ne tolère aucun manquement à la rectitude politique. En multipliant exagérément les motifs de censure, les fanatiques de la rectitude langagière étouffent une bonne partie du débat publique qui est nécessaire à ce que l’État ne soit pas seulement un État de droit, mais également un État représentatif. Or la censure et la rectitude langagière nourrissent le ressentiment qui pousse une partie de l’électorat vers la droite extrême [18]. Si la compromission avec l’extrême droite est inacceptable, tout comme celle avec l’extrême gauche d’ailleurs, des compromis entre diverses tendances doivent à tout le moins pouvoir être débattus si on veut empêcher un mouvement de l’électorat vers l’extrême.

Ce texte n’est pas avant tout un appel à la liberté d’expression sans contrainte, souvent accusée de faire le jeu de la droite, mais une apologie de la raison par laquelle la liberté, civique comme académique, prend son sens. À la tolérance indifférente du libéralisme, il faut substituer une tolérance vigilante. On peut ainsi tenter d’encadrer les réseaux sociaux, par exemple en faisant appel à des firmes indépendantes à la fois des géants du numérique et des gouvernements, comme l’a suggéré récemment Francis Fukuyama [19], de même que renforcer la surveillance par les forces de l’ordre des groupes idéologiques potentiellement violents. Cela ne règlera toutefois pas le problème de l’extrémisme politique. Manent appelait à réapprendre à « parler politiquement » de la religion, à l’époque du débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Il est urgent, aujourd’hui, de réapprendre à parler politiquement des questions de genre, d’orientation sexuelle, de racisme, etc. ce qui veut dire recentrer le discours sur l’action. La démocratie représentative est, pour reprendre une formule de Pierre Manent, ce dispositif qui vise une articulation  de la « parole de la société à l’action de l’État qui est sans parole [20]», articulation qui passe toujours par la médiation du débat public. L’obsession pour l’identité, qui rend la discussion rationnelle insupportable, est propre à un développement incomplet, à un état infantile ou pathologique décrit par Lasch comme culture du narcissisme. Cela vaut tout autant pour la droite que la gauche identitaire. Le narcissisme conduit à réduire la représentation au discours et aux images, supposées incarner « l’identité », élevée au rang de fin en soi. Il faut faire le pari que les progrès de la rationalité au sein des sociétés civiles passent par une délibération politique civilisée, encadrée, mais non soumise à une censure irréfléchie, fanatique.

Pour que l’université puisse remplir son rôle de lieu par excellence du débat intellectuel, il faut toutefois que les chercheurs et professeurs en enlèvent les rênes aux gestionnaires actuels pour qui la connaissance est une marchandise et l’étudiant un client. L’université doit fournir des connaissances solides, ce qui ne veut pas dire des vérités absolues qui mettent un terme aux débats et à la délibération. La recherche universitaire n’a pas pour vocation de mettre fin à la délibération, mais bien au contraire d’être un modèle de dialogue rationnel. Les manifestations de censure et d’intimidation qui visent à faire de l’université un lieu de justice et d’inclusion parfaite relèvent de ce que Dominique Colas appelle les «millénarismes sacrificateurs ». L’université devient le lieu sacré de la rédemption des victimes et du châtiment des bourreaux, une sorte d’église qui gratifie le petit peuple de ses sermons édificateurs et jette l’anathème sur ceux qui enfreignent l’un de ses innombrables tabous. On s’enferme ainsi dans l’analyse des discours et des représentations, et on se coupe de tout réalisme et de tout pragmatisme. Ces manifestations théâtrales de justice qui ne dépassent pas le plan du discours entretiennent non seulement une chasse aux sorcières permanente au sein de l’université, mais également une polarisation politique au sein de la société, puisqu’elles offrent aux extrémistes de droite l’image caricaturale de la vertu diversitaire qu’ils haïssent tant, alors même qu’aucune action politique réellement progressiste n’en découle. Il y a là au fond, chez nos jeunes assoiffés d’humanité, une peur de faire face à la réalité et d’agir concrètement sur le plan des réformes légales, politiques et économiques qui sont nécessaires pour rendre les sociétés plus justes et plus heureuses. Je ne suggère surtout pas ici à qui que ce soit de faire profil bas pour calmer les meutes néo-fascistes, mais au contraire de faire face au réel en s’engageant dans l’action politique, qui relève encore, qu’on le veuille ou non, de la représentation politique et de la délibération publique. Cela suppose de dissocier action militante et recherche académique, afin que l’action retrouve le terrain de l’effectivité sociale, et la recherche celui de la pensée critique. Cela ne fera pas disparaître le problème de l’extrême droite, mais cela permettra de réactiver les forces sociales et intellectuelles capables d’y faire face. La tendance à confondre recherche, théorie, et action militante aboutit en fait tout à la fois à ruiner la rigueur théorique et à paralyser l’action réelle. C’est en gardant une posture de tiers parti en retrait que l’université peut à la fois garder une distance critique face à la société, tout en conservant avec cette dernière un rapport horizontal qui la vivifie, plutôt que le rapport vertical d’une nouvelle cité de Dieu qui ne peut que paralyser la partie la plus civile, et mobiliser contre elle la partie incivile.

Bibliographie

Campbell, Bradley et Manning, Jason, The Rise of Victimhood Culture, Microaggressions, Safe Spaces, and the New Culture Wars, Palgrave Macmillan, 2018, 262 pages

Colas, Dominique, Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Éditions Grasset et Fasquelle, 1992, Paris, 381 pages

Fukuyama, Francis, « Making the Internet Safe for Democracy », dans

Journal of Democracy, volume 32, num. 2, avril 2021, pages 37-44

Haidt, Jonatahn, et Lukianoff, Gregg, The Coddling of the American Mind, Penguin Press, 2018, New York City, 338 pages

Kauffmann, Eric, Whiteshift, Abrams, New York, 2019, 618 pages

Lasch, Christopher, The Culture of Narcissism, Norton, New York, 1991, 332 pages

Manent, Pierre, La raison des nations, Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006, 100 pages

Manent, Pierre, Les métamorphoses de la cité, Essai sur la dynamique de l’Occident, Flammarion, 2012, 424 pages

Ridley, Simon, « Les discours de haine et l’université : des flame wars à l’alt-right », dans Mots. Les langages du politique [En ligne], 125 | 2021, pages 93 à 108

Roudinesco, Élisabeth, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 2021, 272 pages


[1] https://www.ledevoir.com/monde/649068/pour-la-premiere-fois-les-etats-unis-sont-consideres-comme-une-democratie-en-recul

[2] Ridley, Simon, « Les discours de haine et l’université : des flame wars à l’alt-right », dans Mots. Les langages du politique [En ligne], 125 | 2021,p. 102

[3] Kauffmann, Eric, Whiteshift, Abrams, New York, 2019, p.119 et 198

[4] Colas, Dominique, Le Glaive et le Fléau. Généalogie du fanatisme et de la société civile, Éditions Grasset et Fasquelle, 1992, Paris, p. 16

[5] Ibid., p. 17

[6] Haidt, Jonatahn, et Lukianoff, Gregg, The Coddling of the American Mind, Penguin Press, 2018, New York City, p.40

[7] Ibid., p. 43-44

[8] Ibid., chapitre 3

[9] Ibid., p. 48

[10] Roudinesco, Élisabeth, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 2021, p. 187

[11] Ibid., p. 180

[12] Ibid., p. 175

[13] Ibid., p. 227-228

[14] Haidt, Jonatahn, et Lukianoff, Gregg, The Coddling of the American Mind, Penguin Press, 2018, New York City, p. 69

[15] Roudinesco, Élisabeth, Soi-même comme un autre, Éditions du Seuil, 2021, p. 153

[16] Ibid., p. 223

[17] Manent, Pierre, La raison des nations, Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006,p. 59-60

[18] Voir le chapitre « The Return of the Repressed », dans Kauffmann, Eric, Whiteshift, Abrams, New York, 2019, pages 355 à 367

[19] Fukuyama, Francis, « Making the Internet Safe for Democracy », dans

Journal of Democracy, volume 32, num. 2, avril 2021, pages 37-44

[20] Manent, Pierre, Les métamorphoses de la cité, Essai sur la dynamique de l’Occident, Flammarion, 2012, p.16

Pédagogie du dialogue : relation et sensibilité, Richard Vaillancourt


Richard Vaillancourt enseigne la philosophie au Collège de Bois-de-Boulogne


Résumé 

Ce texte est la suite d’un article publié l’an dernier dans cette revue où je défendais la liberté académique, tout en rappelant la responsabilité du corps professoral vis-à-vis une recherche de la vérité régie par des normes académiques. Je soutenais que la liberté académique s’accompagne d’une forme d’autocontrainte qui doit être exercée individuellement et collectivement par la communauté enseignante.

Dans cette deuxième partie, je tente de répondre à la question suivante : Comment aborder les sujets sensibles pour maximiser la qualité de la relation pédagogique ? J’essaie de montrer que la responsabilité de l’enseignant.e s’étend à la sensibilité des étudiant.e.s, comme la relation pédagogique, jamais exempte d’une certaine forme d’autorité contraignante, doit avoir comme idéal le consentement rationnel et émotionnel des étudiant.e.s à travers une éthique de la discussion démocratique, ce qui nécessite une certaine posture quant à l’autorité de l’enseignant.e. Je défends que les espaces de discussions démocratiques au sein de la relation pédagogique soient ainsi plus appropriés que les notions d’espaces sécuritaires ou de traumavertissements pour prendre en compte sérieusement la sensibilité des étudiant.e.s et éviter la reproduction des injustices épistémiques.


Travis: Yeah, I don’t know. That’s about the dumbest thing I ever heard.

Wizard: I’m not Bertrand Russell. Well what do ya want. I’m a cabbie you know. What do I know? I mean, I don’t even know what the f*** you’re talkin’ about.

Travis: Yeah I don’t know. Maybe I don’t know either.

Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976

1. La sensibilité des étudiant.e.s

Il y a quelques années, une étudiante m’a interpellé au premier cours de la session pour me faire part d’un trouble profond. Elle était choquée par le fait que j’avais affirmé battre régulièrement de jeunes enfants dans des parcs. Je ne pus réprimer un fou rire avant de réussir à lui répondre que j’avais joué la comédie et que cette histoire se voulait une preuve par l’absurde pour contrer la thèse du relativisme moral radical et que je comprenais mal qu’elle n’ait pas saisi ma stratégie pédagogique. Elle voyait qu’il y avait anguille sous roche, mais son trouble du spectre de l’autisme lui donnait beaucoup de difficultés à reconnaître l’ironie ou l’humour pince-sans-rire. Elle me demandait donc d’éviter l’ironie ou ce genre d’humour en classe. Aussi bien me dire de demeurer à la maison et de ne plus enseigner !

Devais-je me soumettre au besoin de cette étudiante pour ménager sa sensibilité (ou son manque de sensibilité pour mon humour) sous peine de réduire considérablement ma liberté académique ? J’ai finalement convenu avec elle d’un signal explicite qui lui permettait d’être informée lorsque j’utilisais ce genre de rhétorique. Elle continuait ainsi d’être un peu bousculée, mais jamais bien longtemps et l’accommodement m’imposait une contrainte bien minime qui ne brimait en rien mes méthodes et ma liberté académique.

Jusqu’où doit-on se préoccuper de la sensibilité étudiante ? Sur le plan politique et légal, cette question est en voie d’être résolue si l’on se fie au rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire et aux suites que souhaite y donner le ministère de l’Enseignement supérieur.[i] Pas de droit à ne pas être offensé (p.15-16), mais une liberté qui s’exerce de façon responsable dans la civilité et le respect des opinions d’autrui (p.24-25). Le rapport stipule que des traumavertissements ne peuvent être imposés aux professeur.e.s et que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires (p.63). Or, quelles sont les balises qui nous permettent de bien comprendre ce que veut dire respecter les opinions des étudiant.e.s ? Comment intégrer ces opinions pour ne pas nuire à l’objectif pédagogique et maximiser la qualité de la relation avec les étudiant.e.s ?

Pour répondre à ces questions, nous devons définir ce que nous entendons par sensibilité. À première vue, si l’on se fie aux récents événements médiatisés qui réfèrent à la sensibilité des étudiant.e.s on peut voir celle-ci comme une « aptitude à réagir rapidement »[ii]. Dans un sens connexe, la sensibilité se définit comme sentiment ou émotion. On réagit rapidement comme on vit un sentiment plus ou moins intense, comme on est plus ou moins sensible. Poser le problème de la sensibilité des étudiant.e.s revient à poser celui de la place du sentiment en classe et dans l’existence en général.

On sait que la notion de sentiment est centrale dans l’histoire de la philosophie et que certains philosophes en font la pierre d’assise de la moralité alors que d’autres ne lui accordent aucune valeur épistémique ou morale. Je n’ai pas pour objectif de refaire l’histoire de ce débat, mais comprenons avec Olivier Reboul que « le sentiment sous toutes ses formes, est toujours la conscience immédiate d’une existence dont la valeur nous engage d’une certaine manière […] qui donne un sens à notre existence »[iii] En ce sens, on peut voir que le sentiment a ainsi un pouvoir épistémique de l’ordre de l’assentiment ou de la croyance qui mérite toutefois un retour réflexif. Ce qui nous touche et nous oriente a besoin d’être distancié (ou d’être bridé selon Platon dans la République) pour mieux en mesurer la valeur et orienter notre engagement. Il n’en demeure pas moins que le sentiment est un « mobile qui pousse à agir », une « question posée à ma liberté »        « qui joue le même rôle que l’expérience dans la science […] une expérience sans laquelle la raison n’aurait rien sur quoi raisonner. » [iv] Le sentiment (tout comme la raison) est donc nécessaire sur le plan éthique, politique et épistémique.

Faut-il donc que le pédagogue tienne compte des sentiments de ses étudiant.e.s ? Il ressort de notre analyse que le sentiment est un puissant moteur, essentiel à la connaissance. Chaque professeur.e, qu’il le veuille ou non, en appelle régulièrement aux sentiments. L’un utilisera la joie que provoque le rire, l’autre la fierté ou la honte issue d’une compétition pour stimuler l’apprentissage et intéresser les étudiant.e.s aux contenus d’enseignements.

L’intellectuelle afro-américaine bell hooks[v] publiait un essai à ce sujet en 1994 dont nous reprendrons certaines analyses. Elle voit dans l’utilisation des sentiments en classe ou d’un concept connexe, la passion, un formidable outil d’apprentissage :

« Dans la mesure où les enseignants déploient cette passion, qui doit être fondamentalement enracinée dans l’amour pour les idées qu’on peut inspirer, la classe devient un lieu dynamique où les transformations des relations sociales sont concrètement matérialisées et la fausse dichotomie entre le monde à l’extérieur ou à l’intérieur de l’université disparaît. »[vi]

J’ai récemment pris conscience que je faisais assez souvent part à mes étudiant.e.s de mes émotions devant telle réfutation de Socrate, le cogito de Descartes ou le « on le forcera à être libre » du Contrat social de Rousseau. « C’est un passage magnifique, j’en suis tout ému. Voyez comment l’auteur vient résoudre le problème initial ! » C’est un puissant outil pédagogique motivationnel que je vais même parfois exagérer et mettre en scène ! J’espère que ma réaction les amènera à se poser la question suivante : « Comment se fait-il que mon enseignant soit si émotif alors que je bâillais hier en lisant ce texte ? Quelque chose a dû m’échapper, je veux comprendre ce que j’ai manqué. »

En cohérence avec l’exemple de Socrate, Descartes et Rousseau, hooks souligne que cette passion doit s’ancrer dans les idées et dans la théorie, mais qu’elle doit avoir pour finalité de s’exprimer dans le monde extérieur. L’émotion devient ainsi un pont entre la théorie scolaire et la vie réelle. On retrouve cette même idée dans la définition de l’éducation que propose le philosophe analytique Richard Stanley Peters :

« L’éducation en somme, est essentiellement affaire de processus par lesquels sont intentionnellement transmises des choses valables d’une manière intelligible et consentie, lesquelles créent, chez qui les apprend, un désir de s’y élever qui s’inscrit harmonieusement dans une forme de vie. »[i]

Ce que je souhaite éclairer ici est la création d’un désir de s’élever aux choses valables et de les inscrire harmonieusement dans notre vie. Pour que ces choses valables soient durablement transmises à une personne, elle doit les désirer, éprouver un sentiment favorable envers elles, avoir à cœur de les atteindre. Les émotions ont cette capacité de « nous garder en éveil ou en alerte. […] Si nous sommes fermés émotionnellement, comment peut-il y avoir une quelconque excitation pour les idées? »[viii] Cette ouverture émotionnelle à ce qui est appris est pour hooks une des conditions nécessaires à un « apprentissage profond et intime. »[ix] Le problème n’est donc pas la place du sentiment en classe quand celui-ci est contrôlé et utilisé par le maître. La sensibilité qui semble problématique et qui viendrait nuire à la liberté académique serait celle qui n’est pas conforme avec l’intention pédagogique de l’enseignant.e: c’est le sentiment discordant non prévu.

Que faire avec ce sentiment non désiré dans la relation pédagogique? En tenir compte vient-il restreindre indûment la liberté académique que ce soit en rectifiant le tir après coup ou dans une autocensure prévoyante ?

2. Trois objections : marchandisation, subjectivité de l’expérience et violence de la connaissance

Il est assez nouveau de voir les étudiant.e.s exprimer leurs émotions en classe et cela est certainement lié à la redéfinition de l’autorité inhérente à l’éducation démocratique. J’ai défendu dans d’autres articles que l’égalité des intelligences doit permettre à tous et toutes de participer activement au dialogue pédagogique à partir de son expérience. Or, quelle autorité doit-on donner à l’expérience subjective des étudiant.e.s et aux sentiments qui en font partie ? Pour certains, il est néfaste de considérer ces sentiments futiles et toute demande allant en ce sens serait une atteinte à la liberté de l’enseignant.e. Trois types d’arguments viennent généralement soutenir cette thèse.

La marchandisation

L’un des arguments de ceux et celles qui défendent une conception presque absolue de la liberté académique est de voir toute restriction de la liberté académique par souci de la sensibilité des étudiant.e.s comme une forme de marchandisation de l’éducation. Adopter une posture plus inclusive et plus sensible à ce qui pourrait blesser les étudiant.e.s, serait une forme de clientélisme qui dénature l’acte pédagogique en l’orientant vers les perceptions et les préférences individuelles. Ils affirment souvent que la reconnaissance par les différentes directions d’établissements scolaires de la légitimité des critiques étudiantes revient à les considérer comme des client.e.s insatisfaits du contenu d’un cours que l’on devrait nécessairement satisfaire. Il s’agirait surtout pour ces directions de préserver la « marque de l’université » ou du Collège en accommodant les client.e.s afin de leur faire plaisir.[x]  S’il est vrai que certaines réactions de certaines administrations semblent aller en ce sens, il est faux d’y voir l’argument central de ceux et celles qui soutiennent la nécessité d’écouter la voix sensible des étudiants et étudiantes. Est-ce nécessairement une forme de clientélisme ou plutôt l’écoute empathique d’un interlocuteur légitime ?

Cet amalgame est peut-être nourri par une certaine interprétation de ce qu’est l’éducation et de son lien de parenté avec la vente. Comme le philosophe John Dewey le souligne dans cette célèbre analogie :

« Enseigner et apprendre sont des actes corrélatifs ou correspondants au même titre que vendre et acheter. On ne peut pas plus parler de vendre si personne n’achète, qu’on ne peut dire qu’on enseigne si personne n’apprend. »[xi]

Loin d’être une défense de la marchandisation de l’éducation, Dewey affirme ici le caractère dialogique de l’enseignement. L’enseignement est une relation entre au moins deux individus qui interagissent. Si la personne enseignante a la liberté de déterminer le contenu de ses cours et ses méthodes pédagogiques, elle doit nécessairement s’intéresser à la réception de ce contenu par les étudiant.e.s et à l’efficacité de ses méthodes afin « d’éveiller et de stimuler des forces déjà actives en eux. »[xii] La thèse centrale de Dewey à ce sujet est la suivante: « l’éducation, si elle veut atteindre ses fins, d’une part à l’égard de l’enfant, d’autre part à l’égard de la société, doit être fondée sur l’expérience, qui est toujours l’expérience actuelle et vitale de quelqu’un. »[xiii] Dewey ajoute que l’expérience éducative est transformatrice pour l’étudiant comme pour l’enseignant à différents degrés. Par conséquent, l’éducation doit être fondée sur l’expérience de l’enseignant.e aussi bien que sur celle de l’étudiant.e. En accord avec cette conception de l’éducation, nous devons admettre qu’il est primordial d’écouter et de reconnaître les sentiments qui sont une part essentielle de l’expérience humaine, et ce indépendamment de toute marchandisation. Il est donc caricatural de voir le fait de se soucier du bien-être des étudiant.e.s comme une nécessaire marchandisation de l’enseignement.

L’expérience : subjectivité et relativisme

Cette marchandisation serait accompagnée en parallèle par l’idéologie woke, courant extrême des politiques de l’identité qui viendrait jouer le jeu du néolibéralisme, en ramenant tout à l’identité subjective des individus. Qu’entend-on par woke (éveillé)?

« On entend par là une mouvance de la gauche qui tourne le dos au « nous » démocratique, se concentre sur l’expression de soi des individus, fétichise ce qui différencie les citoyens les uns des autres, privilégie l’hystérie morale en lieu et place de l’argumentation raisonnée. »[xiv]

Le fait de se concentrer sur l’expression des individus et sur ce qui les différencie est-il vraiment une sorte de fétichisme, un refus du « nous » démocratique ?

Ce que critiquent les wokes dans l’universalisme ou le « nous » démocratique est qu’il est un particularisme ou un « je » qui s’ignore. Sous des prétentions d’universalité se cacheraient des normes particulières qu’une partie de la population souhaiterait imposer aux autres souvent avec de bonnes intentions. Le point focal sur l’expression des identités différenciées est une façon d’éclairer certaines différences injustement laissées de côté dans la définition de l’universel. La reconnaissance de ces différences devrait nous amener à redéfinir ou du moins à réinterpréter l’universel. Il est possible de réclamer une identité partagée si celle-ci prend acte des différences et leur accorde un espace. Les wokes nous disent ne pas se reconnaître dans l’universel actuel et chercher à ce que les minorités soient reconnues et incluses dans le « nous » démocratique, pour permettre un universel partagé par tous et toutes.

On pourrait répondre que cette expression des différences au cœur des critiques étudiantes ne peut être prise au sérieux comme elle serait ancrée dans des sentiments futiles et instables. Devant certains sujets, des étudiant.e.s peuvent ressentir un malaise, un inconfort ou des émotions négatives. Prendre au sérieux ces émotions négatives serait nous entraîner dans un relativisme comme l’expérience de chacun est différente : ces émotions ne sont pas identiques pour tous et elles sont suscitées par des contenus différents. D’une part, il serait donc impossible de prévoir ce qui causera des sentiments néfastes et de modifier le contenu des cours en conséquence. D’autre part, tout contenu serait potentiellement un sujet sensible qu’il faudrait éviter ! Considérant la volatilité et l’imprévisibilité des sentiments étudiants, ils ne seraient pas assez fiables pour être des acteurs légitimes de la relation pédagogique.

On peut ajouter à cet argument que le professeur.e doit transmettre des savoirs universels qui ne relèvent aucunement d’une quelconque subjectivité. Il ne pourrait moduler ces savoirs en fonction de la sensibilité étudiante sans trahir son expertise disciplinaire.

Pourtant, l’expérience subjective est nécessairement le point de départ de la connaissance. Pour John Dewey, l’éducation est « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. »[xv]  L’expérience présente de la personne à éduquer est donc au centre de la relation éducative et elle participe ainsi de manière presque égale à l’autorité éducative : l’enfant construit son savoir dans une dialectique permanente avec le monde à partir de sa subjectivité. « Se concentrer sur l’expérience permet aux étudiant-es de revendiquer une base de savoir depuis laquelle iels peuvent parler ».[xvi] Les connaissances transmises par le ou la professeur.e viendront idéalement bonifier cette expérience, mais seront toujours teintées par elle. Il est donc essentiel de lui accorder un rôle important dans l’expérience éducative comme on s’intéresse à la qualité de la communication et de se rappeler que  « nous communiquons de la façon la plus efficace en choisissant une manière de parler qui est informée par la particularité et la singularité des personnes avec et à qui nous parlons. »[xvii]

Un équilibre est donc possible entre l’expérience subjective et les savoirs universels comme l’éducation est réorganisation de l’expérience et qu’elle implique une transformation qui éloigne du relativisme.

La connaissance est troublante

Il nous faut aussi rappeler la thèse de Platon exposée entre autres dans La République et si bien illustrée dans la célèbre allégorie de la caverne. L’erreur principale du prisonnier du monde sensible est précisément d’être à l’écoute de ses sentiments et de ses désirs; il est par conséquent peu motivé à gravir le tortueux chemin qui mène à l’extérieur de soi et à la connaissance du réel. La connaissance nécessitant un travail purement intellectuel est initialement douloureuse et contraire aux habitudes contractées par la recherche du plaisir. Il serait donc normal que l’étudiant.e se plaigne régulièrement d’inconfort et de malaise. Plier à ces plaintes serait le garder dans l’ignorance! On rendrait donc service aux étudiant.e.s en leur faisant ressentir l’inconfort nécessaire à l’acquisition de nouvelles connaissances.

Ceci serait encore plus vrai dans des cours de philosophie ou de littérature par exemple, comme le questionnement sur des problèmes fondamentaux amène à remettre en doute des croyances au fondement de l’identité ce qui cause incertitude et souffrance. Toute formation est ainsi une déformation assurément troublante pour la personne qui la vit. « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous »,[xviii] croit Kafka.

Un argument connexe a été récemment avancé par le psychologue Jonathan Haidt dans sa critique des traumavertissements. Les traumavertissements (trigger warnings) sont des avertissements qui précèdent la diffusion de contenus qui seraient susceptibles de provoquer des réponses émotionnelles négatives chez certaines personnes. Ces avertissements auraient pour but de donner la possibilité aux personnes de se préparer émotionnellement au contenu ou à ne pas y être exposé selon leur préférence.

En contexte scolaire, Haidt soutient que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise.  Écartons tout de suite l’idée que le professeur pourrait avoir comme mission de guérir certaines personnes en les confrontant à leurs traumatismes passés comme ce n’est évidemment pas le rôle explicite du professeur. Toutefois, il semble qu’il soit positif pour une personne d’aborder les sujets sensibles plutôt que de les éviter. C’est du moins la thèse de Haidt qui affirme qu’il est erroné de penser que les personnes traumatisées doivent éviter d’être confrontées à leurs émotions négatives réactivées par du contenu sensible :

« they are wrong to try to prevent such reactivations. Students with PTSD should of course get treatment, but they should not try to avoid normal life, with its many opportunities for habituation. Classroom discussions are safe places to be exposed to incidental reminders of trauma (such as the word violate). A discussion of violence is unlikely to be followed by actual violence, so it is a good way to help students change the associations that are causing them discomfort. And they’d better get their habituation done in college, because the world beyond college will be far less willing to accommodate requests for trigger warnings and opt-outs. » [xix]

Les salles de classe sont des espaces plutôt sécuritaires pour penser à des évènements passés traumatisants comme il est improbable qu’un évènement similaire se produise réellement à ce moment, ce qui permet d’associer les pensées troublantes à des situations sécuritaires. Ainsi, il serait mieux pour les personnes étudiantes de commencer ce processus en classe comme elles devront éventuellement être confrontées à ces sujets à l’extérieur ce qui pourrait causer des troubles encore plus grands. Selon cette approche, aborder ces sujets en classe permet donc aux étudiant.s de graduellement faire face à leurs sentiments négatifs pour ne pas avoir à fuir la réalité du monde.

Bref, les sentiments négatifs seraient une partie essentielle du processus éducatif et il serait même bénéfique pour des personnes traumatisées d’être exposées aux sujets sensibles pour affronter positivement des peurs ou des émotions négatives bien réelles. La sensibilité aurait ainsi sa place en classe, mais ne pourrait être utilisée par les étudiant.e.s comme argument permettant d’éviter certains contenus pédagogiques.

Certes, nous devons reconnaître que la difficulté et l’inconfort sont bien souvent une étape du développement intellectuel et que « toute douleur n’est pas blessure et tout plaisir n’est pas bon. »[xx] À l’inverse, reconnaissons aussi que la douleur n’est pas non plus essentielle au développement et que le plaisir est souvent bénéfique à l’apprentissage.

Ainsi, nous avons d’un côté le refus nécessaire d’un « droit à ne pas être offensé » et à ne pas être mis en contact avec certains contenus offensants, et de l’autre la nécessité de considérer les sentiments et émotions ressenties par les étudiant.e.s. Comment réconcilier ces deux exigences a priori contradictoires ?

3. Espaces sécuritaires, espaces démocratiques

Si les salles de classe sont des espaces sécuritaires pour revisiter certains traumatismes, elles ne peuvent toutefois être considérées comme des espaces sécuritaires au sens du concept de safe spaces popularisé dans les dernières années sur les campus américains. Selon The safe space network cité par Geneviève Pagé, un espace sécuritaire est un endroit où les personnes n’ont pas peur d’être mises dans l’inconfort en raison de leurs caractéristiques identitaires ou de leurs expériences passées et où tous et toutes sont fortement encouragés à respecter les autres et à garantir leurs dignités.[xxi] Ce genre d’espace sécuritaire s’accompagne généralement d’un principe de base qui est que : « c’est aux opprimés de parler de leurs oppressions, et les privilégiés ne doivent pas contredire ou mettre en doute les opprimés, d’abord parce qu’ils ne connaissent pas leur réalité, ensuite parce que se faisant, ils se rendraient coupables d’oppression ».[xxii]

Outre les raisons évoquées ci-dessus, le concept d’espace sécuritaire est aussi extrêmement contraignant et permet difficilement d’exprimer des idées qui critiquent les affirmations et croyances des autres. L’espace sécuritaire décourage donc toute critique intersubjective, ce qui rend impossible le débat et le dialogue démocratique. Ce concept peut être intéressant dans certains contextes, mais est inapproprié pour tout espace démocratique ou pédagogique qui nécessite une attitude critique permanente. Comme Michel Seymour, nous pensons que « la salle de cours n’est pas un safe space pour les étudiant-e-s, mais elle n’est pas non plus un safe space pour les profs. »[xxiii]

S’il ne faut pas éviter certains sujets en raison des sensibilités étudiantes, est-ce envisageable qu’elles puissent toutefois modifier l’activité pédagogique comme elles peuvent être un puissant levier ou au contraire un frein à l’apprentissage? Nous croyons que si les professeur.e.s n’ont pas trop à se soucier de la sensibilité sur le plan légal tant qu’ils respectent les lois en vigueur, qu’il serait néfaste de ne pas s’en soucier sur le plan pédagogique et moral. Dans ce qui suit, je défendrai que la sensibilité étudiante doive s’exprimer et avoir une certaine autorité pour maximiser la qualité de la relation pédagogique, mais sans en faire le critère principal de ce qui devrait être enseigné ou non.

L’autocensure comme pratique morale

Même si nous pensons que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires comme définis ci-dessus, il ne faudrait toutefois pas rejeter en bloc ce qui motive les demandes d’espaces sécuritaires. Déjà en 1994, bell hooks affirmait « je crains que les accusations contre les politiques identitaires soient la nouvelle mode pour faire taire les étudiant-es des groupes marginaux. »[xxiv] Le fait que l’on récuse certaines demandes qui nous semblent extrêmes ne devrait pas servir à taire et à caricaturer les problèmes réels que vivent les personnes marginalisées. Il faut reconnaître les rapports d’oppressions qui structurent depuis longtemps l’espace politique, culturel et éducatif. Il faut reconnaître que la parole des femmes ou des personnes racisées a longtemps été mise à l’écart, ridiculisée, caricaturée et oblitérée. Au mieux, cette parole n’était bien souvent prise en compte que lorsque transmise charitablement par des personnes en position d’autorité épistémique qui en faisait elle-même l’interprétation à partir de leur propre expérience. On comprend ainsi pourquoi plusieurs cherchent à se réapproprier la manière de raconter leur propre histoire et de rétablir leur légitimité épistémique si longtemps discréditée. Il est donc essentiel d’aménager un espace en classe où les personnes ont l’occasion d’exprimer leurs sentiments ou leur expérience que ce soit sur le contenu des cours ou sur les méthodes pédagogiques afin de participer à la déconstruction de ces rapports d’oppression.

En s’inspirant de la pensée de Carol Gilligandans La voix différente dont elles signent la préface, Sandra Laugier et Patricia Paperman avancent : « La question de savoir quand et comment faire confiance à l’expérience (à sa propre expérience, et à celle d’autrui), quand et comment tenir compte par exemple des réactions d’offense est une question qui ne peut être résolue de façon générale. Elle définit des styles de pensée morale. »[xxv] Le style de pensée morale que je veux promouvoir dans ce texte est fondé sur la conviction que l’enseignement est une expérience partagée et « qu’être enseignant-e signifie être avec les gens »[xxvi]. L’enseignement est une relation humaine qui n’est pas aussi forte que l’amitié, mais qui dépasse le cadre d’une relation citoyenne libérale comprise au sens faible. Ce style de relation morale implique un degré d’écoute de l’expérience d’autrui qui dépasse un cadre strictement légal.

Certains professeur.e.s adoptant un certain style de pensée morale autoritaire et légaliste pourraient n’accorder aucun crédit à l’expérience étudiante et à certaines réactions d’offense considérées de facto illégitime. Les défenseurs d’une liberté académique absolue qui s’opposent à toute forme d’autocensure ne semblent pas reconnaître cette expérience partagée qu’est l’éducation. C’est dans cet espace incertain de la réflexion morale que le pédagogue choisit ou non de considérer le ressenti des personnes à qui il s’adresse.

Dans sa participation au livre Liberté surveillée qui porte sur la liberté d’expression, Jocelyn Maclure affirme « la contrepartie éthique de notre droit légal à offenser, à ridiculiser et à blesser est de bien réfléchir aux conséquences de nos actes d’expression pour les autres, en prenant en considération les valeurs et les engagements qui les définissent. »[xxvii] Dans le même sens, il y a une contrepartie éthique à la liberté académique qui nous demande de réfléchir aux conséquences de nos actes pédagogiques sur nos étudiant.e.s. Pour le dire autrement, « [avoir] le droit de faire quelque chose n’est pas une raison suffisante pour agir. »[xxviii] Il est parfois souhaitable de choisir de ne pas heurter pour des raisons morales, par souci d’autrui comme on peut choisir de blesser quelqu’un pour de bonnes raisons. Mais il est aussi possible de s’empêcher de le faire sans y voir une forme délétère d’autocensure: « l’autocensure n’est regrettable que lorsqu’on décide de ne pas s’exprimer par crainte d’être la cible d’actions illégales ou immorales. […] L’autocensure peut aussi être le résultat d’une véritable réflexion morale »[xxix].

L’expérience de l’autrice Melikah Abdelmoumen reflète bien cette réflexion morale. Donnant une conférence devant des étudiant.e.s au collégial, elle a employé l’expression « le mot en n » alors qu’elle affirme être mal à l’aise avec celle-ci et avoir l’habitude d’ utiliser des mots violents lorsque nécessaire. Mais dans ce cas, alors que des étudiant.e.s à qui elle s’adresse ont déjà utilisé l’expression « mot en n », elle s’est autocensurée pour la raison suivante : « J’ai choisi d’écouter cet ébranlement. Je les ai suivis. J’ai fait référence à la réalité à laquelle renvoie le mot en n sans dire le mot, parce que je n’avais pas envie de les heurter. Ça me semblait une raison suffisante. »[xxx]

Par ailleurs, l’éducateur a une responsabilité disciplinaire envers le passé, mais aussi une responsabilité envers les nouvelles réalités et les progrès sociaux. L’école n’est pas à l’extérieur de la société et l’éducateur participe aux débats et enjeux contemporains ce qui est d’ailleurs reconnu par certains syndicats de professeur.e.s : « la personne enseignante doit faire progresser ses enseignements, tout en tenant compte de l’évolution des débats scientifiques et sociaux. » [xxxi]

Certes, l’expérience de chacun est différente et il faudrait éviter de modifier substantiellement le contenu des cours en fonction de ces différences. Néanmoins, chaque époque met en lumière certains problèmes sociaux qui nous permettent d’identifier des tendances et de prévoir certaines sources évidentes d’émotions négatives. Négliger ces sources au nom de la liberté académique ou de la dénonciation des caprices d’une jeunesse instable serait mal avisé. Par exemple, la dénonciation des violences sexuelles n’est pas une mode passagère ou un caprice lorsque l’on sait qu’une femme sur trois sera victime d’au moins une agression sexuelle dans sa vie. Sachant cela, il est de la responsabilité des professeur.e.s d’aborder ce sujet avec une certaine prudence ce qui ne veut aucunement dire de ne pas l’aborder du tout. Il faut écouter les critiques des étudiant.e.s et même de la société en général si l’on veut partir de l’expérience et arriver à transformer celle-ci. Le sentiment n’enferme pas dans la subjectivité et il est primordial de valoriser l’expression d’expériences personnelles dans les discussions.

Il m’est parfois arrivé au début de ma carrière d’utiliser l’exemple des violences sexuelles pour illustrer une conséquence possible de l’absence d’une autorité publique au sein d’une société. Ce n’était pas anodin comme je voulais par cet exemple marquer les esprits et rendre manifeste la nécessité d’une quelconque autorité pour au moins assurer la sécurité physique des personnes. Avant même le mouvement « me too » j’ai pris conscience que l’utilisation de cet exemple provoquait sûrement un malaise pour des victimes d’agressions fort probablement présentes dans mes classes. Était-ce vraiment nécessaire de prendre cet exemple pour arriver à mon objectif pédagogique ? Depuis, je continue d’aborder les violences sexuelles dans certains contextes incontournables, mais je m’abstiens d’y faire référence lorsque ce n’est pas nécessaire.

En somme, sans en faire l’unique critère de ce qui devrait être enseigné, la sensibilité des étudiant.e.s est un élément important de l’expérience pédagogique qui ne doit pas être négligé. Même s’il est impossible de prévoir tous les contenus potentiellement sensibles, certains thèmes sont objectivement sensibles dans une période donnée et il est essentiel de les traiter comme tel. Reconnaître le caractère objectif de certains problèmes sociaux est aussi une façon de reconnaître le caractère subjectif des discriminations vécues et de valoriser l’expérience des étudiant.e.s. C’est ainsi une façon de modestement transformer les rapports de pouvoir : « En reconnaissant la subjectivité et les limites de l’identité, nous perturbons l’objectivation tellement nécessaire à la culture de domination. »[xxxii]

Pour informer cette réflexion morale, encore faut-il qu’il y ait un espace possible pour que les étudiant.e.s puissent s’exprimer librement à ce sujet, et ce, de manière à réduire le risque d’éventuelles offenses.

Espaces démocratiques

Si la classe ne peut être un safe space, elle devrait plutôt être un espace démocratique où ces enjeux sont discutés ouvertement de manière critique, et ce, dès le début de la session. Plutôt que d’éviter tout sujet potentiellement controversé, il faut favoriser la construction d’une communauté et permettre aux étudiant.e.s « d’exprimer des raisons ou des perceptions, des affects, des émotions »[xxxiii] sur différents sujets sans pour autant éviter d’y porter un regard critique.

« Dans une certaine mesure, nous savons que quand nous parlons pendant le cours de sujets qui passionnent les étudiant.es, il y a toujours la possibilité d’un affrontement, de l’expression vigoureuse d’idées ou même de conflits. […] Beaucoup d’enseignant.es m’ont communiqué leur désir de faire de leur classe un espace « sûr »; cela signifie habituellement que le ou la professeur.e fait un cours magistral à un groupe d’étudiant.es silencieux.ses qui ne répond que quand on les interpelle. […] Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique. […]»[xxxiv]

Cet espace que hooks qualifie d’environnement démocratique comme il accorde à tous et toutes le pouvoir et la responsabilité de s’exprimer et de critiquer, doit ouvrir la discussion sur des sujets sensibles qui peuvent certainement blesser ou offenser certaines personnes. Ceci ne veut pas dire qu’il faut être insensible à ce que pourront ressentir ces personnes ni que nous pouvons aborder ces sujets sans précautions. Mais si nous voulons déconstruire les rapports de pouvoir et rétablir les injustices du passé, il est essentiel d’en montrer les rouages et de les nommer ce qui implique pour reprendre les mots de Geneviève Pagé « que les femmes présentes dans la classe doivent entendre des propos sexistes, que des personnes racisées doivent subir des propos racistes et que des personnes non conformes en termes d’orientation sexuelle ou d’expression ou d’identité de genre peuvent devenir des objets de curiosité, souvent déplacée ».[xxxv]

Il est primordial d’examiner de près les préjugés et les propos problématiques pour apprendre aux étudiant.e.s à les reconnaître et à s’en prémunir. L’esprit critique ne peut se développer qu’en passant au crible les diverses propositions aussi choquantes peuvent-elles être. Il est donc essentiel d’exposer à de multiples thèses et arguments contradictoires et possiblement choquants pour développer cet esprit critique. La société de droit, la recherche de la vérité et du progrès social rendent nécessaires d’aborder ces enjeux comme il s’agit d’un impératif démocratique.

Pour que cet examen soit bénéfique, il est important de construire une communauté où la parole de toutes et tous soit vraiment écoutée :

« il faut construire une communauté afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle. Plutôt que de se concentrer sur des soucis de sécurité, je pense qu’un sentiment d’appartenance crée un sentiment d’engagement partagé et de bien commun qui nous lie. Ce que nous partageons toustes, idéalement, est un désir d’apprendre – de recevoir activement des connaissances qui augmentent notre développement intellectuel et notre capacité à vivre plus pleinement dans le monde. Selon mon expérience, une façon de construire une communauté dans la classe est de reconnaître la valeur de chaque parole individuelle. »[xxxvi]

Cette reconnaissance est compatible avec la critique si celle-ci est réellement représentative de la position critiquée et qu’elle en prend la pleine mesure. Comme l’exprime Geneviève Pagé, le meilleur moyen d’être à l’écoute de la sensibilité étudiante est de se concentrer sur l’identification et la transformation des rapports de pouvoir en créant un espace de classe : « où les stéréotypes doivent être démasqués, les savoirs désappris et les préjugés confrontés. […]. Dans ce contexte, la salle de classe n’est sécuritaire ni pour les individus membres d’un groupe opprimé ni pour les membres du groupe dominant. »[xxxvii]

Le fonctionnement même du cours et son contenu doit aussi être mis à discussion et il faut respecter les opinions divergentes des étudiant.e.s et leur permettre  « de questionner, réfléchir, remettre en question l’importance de certaines œuvres, notions, théories, concepts ou modèles d’analyse ». [xxxviii]Ceci étant dit, il ne faudrait pas conclure que les étudiant.e.s obtiennent ainsi un droit de veto sur l’expérience éducative. On ne peut conclure à une autorité absolue de l’expérience individuelle et il faut résister à une conception « essentialiste qui construit l’identité de façon monolithique et excluante. »[xxxix] Mais on ne peut non plus invoquer cet argument pour « réduire au silence et exclure ».[xl]

L’enseignant.e, en tant qu’expert, pourra nourrir la discussion avec sa propre expérience, ses savoirs et ses compétences pour favoriser « un va-et-vient entre nos émotions, les savoirs et nos objectifs politiques. »[xli] L’important est qu’il adopte une posture critique et qu’il fasse cette réflexion morale de manière éclairée et de bonne foi en reconnaissant cette responsabilité et le privilège épistémique qu’il détient en tant qu’expert disciplinaire. S’il est légitime pour les membres des groupes historiquement dominants d’être inclus dans la discussion sur les injustices subies par les groupes minoritaires, cela s’accompagne d’une responsabilité de reconnaissance de certains privilèges épistémiques et d’un effort de déconstruction pour redonner du pouvoir aux personnes marginalisées.

Les traumavertissements

Si nous écartons la notion d’espace sécuritaire pour privilégier celui d’espace démocratique, qu’en est-il des traumavertissements (trigger warnings) ? Peuvent-ils être des outils pertinents pour assurer le bon fonctionnement de l’espace démocratique en classe?

Suivant l’argument de Haidt avancé ci-dessus, je soutiens que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise. Alain Roy exprime essentiellement la même chose qui nous rappelle la hache de Kafka :

« Demander que des traumavertissements nous protègent de contenus dérangeants, c’est n’avoir rien compris à la raison d’être des œuvres littéraires, dont la valeur et le prix tiennent précisément à leur capacité de nous surprendre, de nous déstabiliser, de nous faire voir le monde d’une autre façon, de nous amener à reconsidérer ce que nous pensions savoir, et même aussi de choquer, de provoquer, de perturber. »[xlii]

Néanmoins, on peut penser que l’avertissement peut être tout à fait approprié s’il s’articule comme un espace de discussion précédant le contenu sensible. Il me semble sain d’annoncer dès le début de la session les sujets sensibles qui seront abordés tout en affirmant notre ouverture pour en discuter en privé comme en public. Il est important que les étudiant.e.s puisse avoir une tribune pour s’exprimer sur leur malaise et il est toujours mieux de pouvoir ouvrir la discussion avant l’exposition au contenu sensible. On évite ainsi l’idée que les étudiant.e.s doivent avant tout être protégés plutôt que confrontés, ce que dénoncent depuis quelques années Jonathan Haidt cité plus haut et l’American Association of University Professors. En effet, le principe est non pas de protéger les étudiant.e.s sensibles, mais de mieux les préparer à être confrontés. Il n’y a pas plus de vertus pédagogiques à causer des surprises désagréables ou à surutiliser des images choquantes ou des mots choquants.

Cet espace de discussion peut être très informel et advenir à différents moments de la session, mais on peut aussi penser à quelque chose de plus formel comme ce qu’Alain Roy propose d’inscrire dans un plan de cours:

 

« Le cours que vous vous apprêtez à suivre soulève de nombreux enjeux sensibles. Les étudiant·e·s, le professeur et les intervenant·e·s expert·e·s seront appelé·e·s à débattre de plusieurs questions difficiles et controversées. Tous les points de vue sont recevables, pour autant qu’ils soient exprimés dans le respect et avec l’ouverture qui s’impose. Chaque étudiant·e doit être conscient·e que certaines questions sont susceptibles de heurter ses convictions personnelles, quelles qu’en soient la nature et la source, et de provoquer de l’inconfort, des malaises, et peut-être même de la détresse. Les étudiant·e·s qui, après avoir été dûment avisé·e·s de ces conditions d’apprentissage, demeurent inscrit·e·s au cours, sont présumé·e·s y adhérer en toute connaissance de cause. »[xliii]

Cet avertissement a quelque chose de l’ordre du contrat qui invite peut-être l’étudiant.e vulnérable à s’exclure du cours, ce qui ne devrait pas en être l’objectif. Il s’agit plutôt d’une ouverture au dialogue et de la reconnaissance de la sensibilité que constitue cet avertissement. Ces deux éléments sont cruciaux pour maximiser la qualité de la relation pédagogique. Pour les mettre encore plus en évidence, il est souhaitable de faire régulièrement des discussions critiques qui servent en quelque sorte de « trigger warnings ». Avant d’aborder un sujet sensible, il peut être bénéfique de clarifier notre intention pédagogique, de reconnaître la complexité du sujet, de démontrer de l’empathie envers les personnes qui pourraient être concernées, et de permettre à tous de s’exprimer. Ces discussions critiques doivent être une occasion pour le professeur.e. de mettre en jeu son pouvoir politique et épistémique pour tenter d’égaliser les rapports de force sur certaines questions. C’est le point de départ d’une expérience pédagogique égalitaire où les étudiant.e.s et le professeur.e se donnent le droit à l’erreur et exposent leurs vulnérabilités et leurs angles morts. Beaucoup mieux qu’un simple avertissement, cet espace de discussion permet de réfléchir avec les personnes sur les sujets sensibles et sur la manière de les aborder.

Vous avez peut-être déjà lu l’excellente nouvelle de mon collègue Nicolas Bourdon dans la dernière publication de Bios, sinon je vous conseille de le faire. Ce texte dépeint un professeur passionné de littérature qui s’acharne à faire lire des œuvres classiques difficiles à des étudiant.e.s peu convaincues. Un de ses cours se met à déraper lorsqu’il affirme : « Voltaire croit que les religions sont des impostures. » « Monsieur, vous me manquez totalement de respect ! » lui crie un étudiant. L’ambiance de sa classe se détériore, les élèves se braquent et ont une attitude hostile. Le problème revient la session suivante lorsqu’il aborde le sujet du racisme… Ce texte montre à quel point il est difficile pour les professeur.e.s d’aborder des sujets sensibles alors que la population étudiante est de plus en plus sensible aux injustices et à la façon de les aborder par les personnes en position d’autorité. C’est aussi une critique d’une certaine culture de l’annulation et d’une crainte légitime du « retour de l’index » si l’on se fie à l’autodafé de l’an dernier en Ontario où des bandes dessinées d’Astérix et Obélix, de Tintin et de Lucky Luke ont été littéralement brûlées parce qu’elles présentaient prétendument du contenu offensant pour les membres de premières nations.[xliv]

Il est évident que les étudiant.e.s seront enclins à se braquer et à réagir de manière négative s’ils ont l’impression que le professeur adopte une position provocatrice et confrontante qui attaque consciemment les différentes conceptions qui entourent certains sujets sensibles. Celui qui veut trop choquer et qui montre trop d’autorité ne fera que provoquer des attitudes d’écoute passive rendant impossible toute transformation des étudiant.e.s. Mais je ne crois pas que ce soit l’attitude du professeur dans la nouvelle.

Il adopte plutôt une position quasi naïve, oblitérant les controverses actuelles et les sensibilités exprimées dans l’espace public comme si elles n’avaient pas de valeurs. Il est normal que les étudiant.e.s voudront le « réveiller » ne voulant pas croire qu’il n’est pas conscient de leurs expériences et de la sensibilité des enjeux qu’il aborde.

Paradoxalement, avoir une classe démocratique ou l’expérience subjective joue un rôle important, est un excellent moyen de valoriser la théorie et la critique des idées ainsi qu’à nuancer l’apport épistémique de l’expérience :

« C’est plutôt dans un contexte où la connaissance expérientielle des jeunes est niée ou invisibilisée que ces jeunes se sentent le plus déterminé-es à démontrer à leur auditoire à la fois sa valeur, mais aussi sa supériorité comme moyen de savoir. »[xlv]

Le problème du professeur dépeint dans la nouvelle est qu’il ne prend pas le temps d’instaurer un espace de dialogue où l’expérience étudiante est valorisée et où l’étudiant.e et l’enseignant.e sont conjointement amenés à douter du processus pédagogique en cours. Quand les étudiant.e.s voient un professeur.e qui adopte une posture de doute, d’humilité et de reconnaissance, ils sont beaucoup plus portés à lui donner un droit à l’erreur, à excuser ses maladresses et à s’exprimer sans coup d’éclat. bell hooks évoque une responsabilité que notre enseignant fictif n’a pas vraiment assumé :

« C’est pour moi une responsabilité fondamentale de l’enseignant-e de montrer par l’exemple une aptitude à écouter sérieusement les autres. Notre intérêt pour la parole étudiante soulève tout un tas de questions sur l’acte de faire taire. À quel moment en classe ce que dit quelqu’un-e ne doit pas être approfondi en classe? »[xlvi]

La pédagogie critique que je propose refuse la culture de l’annulation même si nous avons aussi la responsabilité de poursuivre notre formation et de « décoloniser » nos savoirs et nos corpus, de lire et de faire lire des voix plus minoritaires. La responsabilité de l’enseignant.e dans cette situation est d’écouter ce jeune qui croit qu’on lui a manqué de respect, de lui demander d’expliquer son raisonnement, de montrer de l’empathie pour ce qu’il ressent et de signifier humblement que ce n’était pas volontaire. À partir de cette expérience où les voix sont écoutées, on peut ensuite revenir à Voltaire et à son message de tolérance et l’on peut très bien lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. L’enseignant.e doit montrer qu’il est informé, qu’il a une certaine empathie ou au moins une charité herméneutique, même s’il n’est pas nécessairement en accord avec tout. Il doit montrer qu’il prend conscience de son privilège épistémique, qu’il considère que la question est complexe, qu’il y réfléchit, qu’il est possible qu’il se trompe même s’il prend position dans un sens ou dans l’autre, bref d’exprimer sa vulnérabilité pour entrer en relation.

En conclusion, s’il faut s’opposer aux dérives de l’extrémisme identitaire et de ses méthodes (appels à la censure et campagnes d’annulation), ainsi qu’aux espaces sécuritaires et aux obligations d’émettre des traumavertissements, il faut pourtant reconnaître la légitimité des voix qui expriment certaines injustices. Il est insuffisant et en quelque sorte tout aussi radical de défendre sans nuance une liberté académique absolue sourde à ces revendications. Le progrès social nécessite de l’enseignant.e qu’il transforme ses pratiques et qu’il soit ouvert à modifier son contenu ou ses méthodes pédagogiques dans une autocensure saine issue d’une réflexion morale informée par la voix des étudiant.e.s et du contexte social. C’est en ouvrant un espace de dialogue démocratique en classe que l’on peut donner une voix à ceux et celles qui se sentent laissés de côté et ainsi permettre d’amoindrir le radicalisme de certaines de leurs critiques.


[i] Fortier, Marco, https://www.ledevoir.com/societe/education/696291/quebec-depose-un-projet-de-loi-sur-la-liberte-universitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[ii] Petit Robert, « Sensibilité », 1991, p.1798.

[iii] Reboul, Olivier, Dictionnaire de la philosophie, « Sentiment», Universalis, p.1858.

[iv] Ibid, p.1857, 1859 et 1861.

[v] bell hooks est le nom d’autrice créé par Gloria Jean Watkins. Le fait que ce nom n’ait pas de majuscules est délibéré : c’est une façon pour hooks de minimiser l’attention vers l’autrice et de favoriser le contenu de ses livres. On peut douter de l’efficacité de cette stratégie! 

[vi] hooks, bell, Apprendre à transgresser,  Syllepse, Paris, 2019, p.148.

[vii] Peters, Richard Stanley, Education as initiation, dans dir. Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.99.

[viii] hooks, op. cit., p.143-144.

[ix] Ibid, p.19.

[x] Trudel, Pierre, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/598248/la-marque-de-l-universite, [consulté le 21 avril 2022].

[xi] Dewey, John, Comment nous pensons, Le seuil, Paris, 2004, p.43-44.

[xii] Ibid, p.44.

[xiii] Dewey John, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Armand Colin, 2011, p.515.

[xiv] Poulin, Alexandre, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/591226/prendre-conge-de-la-gauche-identitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xv] Dewey, John, op.cit., 2011, p.158.

[xvi] hooks, op. cit., p.138.

[xvii] Ibid, p.15-16.

[xviii] Kafka, Franz, Lettre à Oskar Pollak, 1904.

[xix] Haidt, Jonathan et Lukianoff, Greg, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2015/09/the-coddling-of-the-american-mind/399356/, [consulté le 21 avril 2022].

[xx] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.143.

[xxi] Pagé, Geneviève, Pouvoir, inconfort et apprentissage : les cours féministes peuvent-ils et doivent-ils être des espaces préfiguratifs et sécuritaires?, Éthique en éducation et en formation, (7), 2019, p. 13.

[xxii] Collin, Annie-Ève, « La liberté académique », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.213.

[xxiii] Seymour, Michel, https://ricochet.media/fr/3755/les-intellectuels-ont-ils-leur-place-a-luniversite?fbclid=IwAR1hpE_IbbjjLoVX6rkDKzrVLWWep8P6_Ve5II4cNNwvw6U2laMI5ssuITo, [consulté le 21 avril 2022].

[xxiv] hooks, op. cit., p.80.

[xxv] Gilligan, Carol, Une voix différente, Champs, p.XXVI.

[xxvi] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.153.

[xxvii] Maclure, Jocelyn, « L’inconfort du libéralisme: Haine, offense et limites à la liberté d’expression », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.91.,

[xxviii] Ibid, p.92. 

[xxix] Idem 

[xxx] Abdelmoumen, Melikah, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/648687/point-de-vue-les-mots?fbclid=IwAR0EoYODXPAKwRu2fJNPzm43Iu7B4MU1t6T9dcyucwym-BoWPmChiWNyM1U, [consulté le 21 avril 2022].

[xxxi] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf [consulté le 21 avril 2022].

[xxxii] hooks, op. cit., p.130.

[xxxiii] Ibid, p.40.

[xxxiv] Ibid, p.40-42.

[xxxv] Pagé, op.cit., p.14.

[xxxvi] hooks, op. cit., p.40-42.

[xxxvii] Pagé, op. cit., p.13-14.

[xxxviii] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf

[xxxix] hooks, op. cit., p.86.

[xl] Idem

[xli] Pagé, op.cit., p.22.

[xlii] Roy, Alain, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/647601/le-reel-n-est-pas-securitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xliii] Roy, Alain, cité dans https://theconversation.com/un-preambule-pourrait-assurer-la-liberte-dexpression-en-milieu-universitaire-152788, [consulté le 21 avril 2022].

[xliv] J.-Marsan, Marilou, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/631740/le-retour-de-l-index, [consulté le 21 avril 2022].

[xlv] hooks, op. cit., p.85.

[xlvi] Ibid, p.140