La déformation générale : futur ouvert et fonds culturel commun, Richard Vaillancourt

Crédit photo:  Élie Dion, La saison courte, 2023.

Résumé :

Ce texte est issu d’une présentation faite aux membres du personnel du Collège de Bois-de-Boulogne lors d’un événement institutionnel sur la formation générale en juin 2023. J’y défends la nécessité de la Formation générale pour favoriser le futur ouvert des personnes étudiantes et pour favoriser un fonds culturel commun essentiel à la délibération démocratique.

Autorité et liberté

L’histoire de la philosophie de l’éducation est structurée autour d’une tension entre l’autorité et la liberté ou pour le dire autrement, entre la conservation du passé et la progression présente et future. En effet, la société, ou la personne qui éduque, le fait parce qu’elle veut transmettre quelque chose du passé qui a une grande valeur à ses yeux et qui fait donc autorité. Toute éducation repose ainsi sur une conception du bien, du beau et du vrai plus ou moins manifeste et consciente d’elle-même qui se constitue comme autorité.

Cette tension se matérialise dans le réseau collégial québécois :

D’une part, le but de l’éducation est de transmettre cette conception autoritaire. C’est pourquoi les professeurs engagés dans les cégeps doivent avoir des diplômes qui font autorité et qui attestent qu’ils sont formés dans une tradition qu’ils seront capables de maintenir vivante. D’autre part, l’objectif explicite de la formation collégiale est de rendre les étudiant.e.s libres, autonomes et critiques dans l’esprit de la tradition libérale et humaniste qui vise à émanciper les individus.

Nous avons devant nous des jeunes qui choisissent librement une formation collégiale dans un domaine d’étude particulier, et qu’on contraint par ailleurs à suivre une formation générale.

Dans le mémoire de la Fédération étudiante rendu public en 2023[i], les étudiant.e.s cherchent à minimiser la contrainte et nous disent qu’il faut actualiser la formation générale, l’aligner sur le présent, bref, la dépoussiérer. En demandant que les cours soient au choix des étudiant.e.s,  ils présentent un parti pris évident envers la liberté et le présent en cherchant à minimiser l’autorité du passé. Ils sont épris de liberté, peut-on vraiment leur en vouloir?

Or, nous pensons que ce serait une erreur de trop s’éloigner de la tradition et du passé pour deux raisons principales :

Premièrement, la formation générale favorise pour la personne étudiante un futur ouvert, et deuxièmement, cette formation transmet un fonds culturel commun essentiel à la délibération démocratique.

La formation générale comme déformation du présent : le futur ouvert

La formation générale transmet une longue discussion qui transcende l’époque actuelle et qui aborde des problèmes bien ancrés dans l’histoire humaine jusqu’à aujourd’hui. La santé, le langage, la communication, la connaissance, la vérité, le beau, le bien, la justice, l’égalité, la liberté, l’autonomie, l’amitié, l’amour, la mort sont des problèmes incontournables que nous avons tous et toutes intérêt à examiner de manière critique à travers les différentes disciplines de la formation générale.

Cet examen implique que la formation générale soit aussi une déformation générale. Toute formation implique un changement, une modification qui déforme. Les nouvelles connaissances et compétences transmises s’accumulent aux anciennes, mais entrent parfois en contradiction avec celles-ci, qui doivent donc être abandonnées. Le terme « réformer » au sens de « rendre meilleur » serait probablement plus juste, mais je préfère utiliser le mot « déformer » pour mettre l’accent sur l’écart entre cette nouvelle forme et celle que propose la culture ambiante. Rappelons-nous qu’on accusait Socrate de corrompre la jeunesse…

Pour illustrer ce que j’entends par déformation, prenons l’exemple de l’éducation physique. En arrivant dans ses cours, l’étudiant.e a déjà une manière de vivre qui ne favorise pas toujours la santé. En visant l’autonomie et l’esprit critique dans le domaine de l’éducation physique, on cherche à ce que l’étudiant puisse faire les bons choix par lui-même, éviter certaines erreurs, porter un regard critique sur ses actions et les actions des autres afin d’être en santé. Avant de prendre « conscience de l’importance de pratiquer, de façon régulière et suffisante, l’activité physique pour améliorer sa condition physique »[ii], plusieurs ne sont pas en forme et doivent déformer leurs habitudes et croyances sur la santé pour développer une nouvelle forme ou être en pleine forme. Le passé (la science de l’activité physique et de la santé) vient donc déformer le présent de l’étudiant.e pour des fins évidemment souhaitables. On transmet les bonnes connaissances, la bonne méthode pour développer l’autonomie.

Dans les textes littéraires et philosophiques, il est essentiellement question des différentes conceptions de la vie bonne. Une conception de la vie bonne est une définition personnelle ou collective du bien, de ce que représente le fait de vivre une vie bonne. C’est donc un ensemble plus ou moins complexe de connaissances, de croyances, de valeurs, de principes, d’attitudes et de vertus qui peuvent évoluer au fil du temps et qui orientent les actions des individus. Cet ensemble peut avoir différentes sources : l’État, la nation, la famille, la religion, l’économie, la science, l’éducation, la culture au sens large incluant la culture du divertissement, mais aussi l’art et la philosophie. Cette conception est souvent plurielle, diversifiée et représente une partie importante de l’identité personnelle.

Les différentes conceptions de la vie bonne sont pour la plupart définies, analysées, théorisées, dans la culture philosophique et sont illustrées et imaginées dans l’art, le cinéma et la littérature.

En visant l’autonomie et l’esprit critique, on cherche à ce que l’étudiant se connaisse lui-même, qu’il s’examine pour qu’il fasse de meilleurs choix, qu’il évite certains écueils, qu’il porte un regard critique sur ses actions et les actions des autres afin d’être une bonne personne et un citoyen responsable.

Promouvoir l’autonomie, c’est donner à la jeune personne « le droit à un futur ouvert »[iii], lui donner la possibilité de choisir en partie son futur, ses valeurs, de former soi-même son identité, sa conception de la vie bonne. Pour y arriver, il est essentiel d’exposer les jeunes à une diversité de situations, d’opinions et de conceptions pour lui permettre d’ouvrir ses horizons. Il faut donc que soient présentées et expliquées les différentes conceptions de la vie bonne que l’on retrouve dans l’histoire de la littérature et de la philosophie pour permettre ce qu’on appelle l’ouverture d’esprit. C’est un objectif directement lié à la liberté de l’individu et au progrès, mais qui implique une déformation, une remise en question de ses croyances initiales.

Bref, la formation générale implique en partie une déformation de l’identité actuelle de l’étudiant.e. Et la déformation, c’est bien souvent douloureux! Il faut donc tenir pour acquis qu’apprendre en éducation physique, en littérature (française ou anglaise) et en philosophie apporte un inconfort comme nous devons remettre en question nos croyances, nos valeurs et notre conception de la vie bonne.

Ayant compris ceci, vous imaginez que les professeur.e.s de la formation générale soient rébarbatifs quand on leur dit que l’on devrait orienter les cours vers ce qui fait plaisir aux étudiants, qu’on devrait les laisser choisir le contenu des cours, qu’on devrait orienter ceux-ci vers le marché du travail ou des considérations qui sont propres au programme. Comment pourront-ils alors être confrontés à une diversité de conceptions de la vie bonne qui viendront les déformer et leur permettre un « futur ouvert »? Comment pourront-ils choisir de manière critique qui ils veulent être s’ils ne peuvent prendre conscience de ces différentes conceptions? Un sexiste choisira-t-il vraiment un cours sur le féminisme? Un raciste choisira-t-il vraiment un cours sur les théories critiques de la race?

Formation générale comme fonds culturel commun

Le deuxième argument est que cette formation/déformation est intimement liée à la vie démocratique. Lorsque nous nous engageons sérieusement dans la délibération démocratique, nous devons écouter sérieusement l’autre et faire un effort pour le comprendre et évaluer ce qu’il dit. Cela est nécessaire comme nous devons développer une conception commune minimale de ce que devrait être la vie bonne, ne serait-ce que pour établir les lois. C’est pourquoi les professeur.e.s de la formation générale abordent dans leurs cours des « concepts, thèmes et problématiques qui rendent possible le débat public »[iv]. C’est à partir de ces enjeux que nous partageons en commun qu’est possible une véritable discussion collective et démocratique. Ces enjeux ont été largement discutés et examinés dans les grands textes littéraires et philosophiques. La société démocratique doit continuer à bénéficier de ce fonds culturel commun afin que les citoyen.nes comprennent les idées qui sont au cœur des débats sociaux dans toute leur profondeur, que ce soit l’intelligence artificielle, la crise environnementale ou les inégalités économiques par exemple, en restant critiques devant l’information véhiculée dans l’espace public. C’est cette écoute patiente et difficile, qui passe entre autres par la lecture, que permet la formation générale.  

Déformer la tradition…

On pourrait toutefois m’objecter que la tradition littéraire et philosophique aurait elle aussi besoin d’une bonne critique et d’une bonne déformation pour être plus actuelle. Par exemple, est-il encore pertinent de lire Rousseau et Kant qui étaient racistes et sexistes?

On peut répondre à cette objection en affirmant que les textes actuels importants sur le racisme, le féminisme, le genre ou l’intelligence artificielle sont une poursuite de la tradition. Charles Mills dans Le contrat racial (1997), critique longuement les philosophies de Locke, Rousseau et Kant. Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe (1949) critique Descartes, Rousseau, Nietzsche et Freud. Judith Butler dans Trouble dans le genre (1990) critique Freud, Foucault… et de Beauvoir. On constate ainsi que la critique du passé et la recherche d’un monde meilleur s’appuient sur l’histoire de la philosophie et qu’elle est incontournable pour l’avenir. On doit donc conserver, former au passé si l’on veut le déformer et progresser. Les textes progressistes que je viens de nommer cherchent donc autant la conservation que le progrès, et s’appuient sur la critique de l’autorité pour établir la liberté.

Crédit photo: Hudaa Bint Afzal Islam, paysage urbain à l’acrylique, Arts II, 2023.

Conclusion

En conclusion, j’aimerais citer le Rapport Parent : « L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir. » Nous avons donc une double responsabilité que j’ai tenté d’exposer dans ce texte :

D’une part, conserver et transmettre une tradition et des valeurs qui transcendent une époque particulière (autorité) afin de poser un regard critique sur le présent et déformer la culture actuelle (liberté). D’autre part, se nourrir d’une vision particulière de l’avenir et des progrès actuels (autorité) pour porter un regard critique sur la tradition (liberté) pour former une culture actuelle plus juste et égalitaire.

Les professeur.e.s de la formation générale sont conscients et fiers de cette double responsabilité, et la qualité de la vie démocratique repose sur l’équilibre que nous cherchons à maintenir entre conservation et progrès. À une époque où l’entreprise privée occupe de plus en plus de place dans nos institutions et où l’on cherche de plus en plus à orienter l’éducation supérieure vers l’emploi, il nous semble important de rappeler l’importance de l’éducation démocratique. Une éducation vraiment tournée vers la démocratie, la liberté et l’égalité doit impérativement transmettre des connaissances sur les différentes conceptions de la vie bonne et nous les faire imaginer par la littérature. C’est seulement ainsi que l’on peut réconcilier la tension entre autorité et liberté évoquée plus haut : promouvoir de manière autoritaire un esprit critique qui rend vraiment libre. Cette formation-déformation représente en partie l’avenir de nos démocraties.


[i] Avis sur les cours défis, https://docs.fecq.org/FECQ/M%C3%A9moires%20et%20avis/2022-2023/Avis-cours-defis_119eCo_Joliette.pdf

[ii] Composantes de la formation générale – Extraits des programmes d’études conduisant au diplôme d’études collégiales (DEC),  https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/cegeps/services-administratifs/Composantes-formation-generale-cegeps.pdf, p.8.

[iii] Feinberg, Joel, Freedom and Fulfillment, Princeton University Press, 1992.

[iv] https://www.journaldemontreal.com/2023/03/06/oui-a-la-formation-generale-au-collegial-non-a-lenseignement-a-la-carte

Avis pour la Commission des études

Rédigé par Richard Vaillancourt et Arianne Chagnon, membres du comité de programme de la formation générale 

Crédit photo: Devika Kuy, Rayon du haut, 2023.

« (…) des jeunes qui se dirigent vers le technique et des jeunes qui se dirigent vers l’université pouvaient vivre ensemble, pouvaient même avoir des cours communs et pouvaient se frotter les uns aux autres. Et que c’était peut-être ça la vraie société dans laquelle on a à vivre »[1]
Guy Rocher

Contexte

La fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ), une « organisation qui représente 80 000 membres, répartis dans 28 cégeps à travers le territoire québécois »,[2] a récemment fait la manchette lorsqu’elle a rendu public un avis portant sur la Formation générale dans le réseau collégial québécois.

La FECQ a profité de cet élan médiatique pour « fêter » le 30e anniversaire de la formation générale[3] qui serait « poussiéreuse » et qui devrait selon eux se « réinventer ». Cette organisation publie chaque année plusieurs avis et mémoires sur ce qui touche de près ou de loin l’enseignement au collégial et participe ainsi activement aux débats publics en éducation. Elle publiait d’ailleurs en 2022 un mémoire plaidant pour une réforme de la formation générale, dans lequel elle souhaitait une « une refonte en profondeur de la formation générale »[4]. Les principales pistes de réforme proposées dans ce mémoire sont les suivantes : 

  • Que les devis de la formation générale francophone soient modifiés pour ajouter plus de marge de manœuvre aux établissements dans la création de cours, à l’image des devis anglophones, dans l’objectif de pouvoir diversifier l’offre de cours en français, langue d’enseignement et littérature et en philosophie.
  • Faire passer le nombre de cours de formation générale complémentaire de deux à trois, sans toutefois augmenter le nombre d’heures de formation totales.
  • Que les devis des cours de langue d’enseignement et littérature soient modifiés pour ajouter de l’importance à la maîtrise du français, dans le but d’augmenter le taux de réussite du troisième critère d’évaluation de l’Épreuve uniforme de langue d’enseignement qui concerne la maîtrise de la langue.
  • Que le devis du cours de langue d’enseignement et littérature appartenant à la formation générale propre intègre harmonieusement des notions portant sur les compétences numériques de base, le tout dans un objectif de moderniser le contenu de la formation générale.
  • Que les devis des cours de philosophie soient modifiés pour remplacer la prescription d’une rédaction de dissertation philosophique par des standards d’évaluation plus larges et flexibles, visant ainsi à augmenter le taux de réussite de ces cours tout en gardant la même qualité d’apprentissage.

L’avis sur les cours défis de la formation générale rendu public en 2023 poursuit dans le même sens en se concentrant sur les premiers cours de littérature et de philosophie. Cet avis répond à une consultation du ministère de l’Enseignement supérieur pour alimenter le groupe de travail sur les cours défis de la formation générale. Dans la foulée du Plan d’action pour la réussite en enseignement supérieur 2021-2026 (PARES), le ministère a mis sur pied ce groupe de travail qui déposera le 30 juin 2023, un rapport comprenant des recommandations pour améliorer la réussite de ces deux cours.[5] Ce groupe composé d’enseignantes, d’enseignants et de conseillers pédagogiques a consulté plusieurs acteurs concernés, dont les départements de philosophie et de littérature des collèges québécois. Le ministère a aussi demandé l’avis d’une partie des étudiantes et étudiants en consultant la FECQ qui a rendu son avis en janvier 2023, dans lequel il est proposé de mettre en place des mesures visant à améliorer les compétences langagières et la maîtrise du français en facilitant l’accès aux cours de renforcement et de mise à niveau tout en bonifiant le financement et le fonctionnement des centres d’aides. La FECQ rappelle aussi une des pistes de réforme de son mémoire qui est d’élargir les devis selon le modèle anglophone afin de mettre en place un système de cours au choix selon les souhaits de chaque établissement. Une proposition absente du mémoire s’ajoute dans cet avis : « Que la séquence de cours de philosophie soit modifiée afin que le cours rattaché à la formation générale propre soit donné avant les cours de la formation générale commune dans le but de faciliter la transition entre le secondaire et le collégial. »[6] La même proposition vaut aussi pour les cours de littérature.

Selon les informations communiquées aux représentants des comités d’enseignantes et d’enseignants de français et de philosophie, lors d’une rencontre organisée par le ministère le 31 mars 2023, il y a fort à parier que les demandes les plus importantes de la FECQ ne seront pas retenues par le ministère. Plusieurs rumeurs mentionnent toutefois qu’à la suite des révisions en sciences humaines et en sciences de la nature, une révision de la Formation générale serait imminente.

Dans ce contexte, le Directeur des études du Collège Bois-de-Boulogne, Sébastien Piché, invite le comité de la Formation générale à se positionner sur cet enjeu afin de participer à un débat qui aura lieu en Commission des études d’ici la fin de la session d’hiver 2023. Sébastien Piché souhaite ainsi mieux représenter la communauté du Collège sur cette question lors des instances de la Fédération des cégeps.[7]

Avis du comité de la Formation générale

  1. Choix et diversification de l’offre de cours

Proposition de la FECQ :

Que les devis de la formation générale francophone soient modifiés pour ajouter plus de marge de manœuvre aux établissements dans la création de cours, à l’image des devis anglophones, dans l’objectif de pouvoir diversifier l’offre de cours en français, langue d’enseignement et littérature et en philosophie.

La comparaison avec les collèges anglophones

Le mémoire de la FECQ reprend certains éléments du Rapport du chantier sur la réussite de la Fédération des cégeps, publié en 2021, qui a aussi fortement inspiré le PARES, notamment en ce qui concerne le quatrième enjeu : la réussite différenciée dans les cégeps francophones et anglophones des premiers cours de français et littérature/anglais et littérature et de philosophie/« humanities ». [8] Le tableau suivant est repris par la FECQ à partir du rapport de la fédération des cégeps :

Les chiffres montrent bien que les premiers cours de français et de philosophie sont moins bien réussis chez les élèves dont la MGS est inférieure à 80% que dans les collèges anglophones. On remarque aussi que l’écart n’est pas significatif chez les élèves ayant une MGS plus élevé. Dans son rapport, la Fédération des cégeps demande au Ministère d’explorer 3 différentes hypothèses pour expliquer cet écart :

« Le niveau de difficulté que représente la maîtrise du français pourrait-il être en cause? La définition même des devis et les différences entre les devis du secteur francophone et ceux du secteur anglophone, notamment au regard des standards et de certaines précisions, pourraient être analysées. Pourraient-elles induire un niveau d’exigences et un niveau de difficulté qui soient différents? Et, conséquemment, faire en sorte que ces cours constituent un plus grand obstacle pour les étudiants des établissements francophones? L’offre de cours, telle qu’elle est proposée dans les cégeps francophones et anglophones, s’avère-t-elle différente? Par exemple, le choix de thématiques possibles pour les étudiants des cours d’« Humanities » peut-il avoir une incidence sur leur intérêt et sur leur réussite? »[9]

Or, la FECQ s’attarde surtout à une seule de ces hypothèses concluant que l’absence de choix de cours pour les cours de littérature et de philosophie serait l’élément déterminant. Selon elle, le fait de pouvoir faire des choix augmenterait la motivation, ce qui aurait un impact direct sur la réussite.

Ce raisonnement nous apparaît un peu simpliste. Il est vrai que l’intérêt pour le contenu des cours peut avoir un effet significatif sur l’apprentissage, la motivation et la réussite, mais ce qui est intéressant doit-il absolument avoir été choisi? Est-il envisageable que des cours obligatoires puisent éveiller l’intérêt des étudiant.e.s sur certains aspects qu’ils n’auraient jamais abordés autrement et encore moins choisis? Sans écarter l’argument de l’intérêt lié au choix d’un cours, l’essentiel de notre argumentation est que les cours de Formation générale sont intéressants même s’ils ne sont pas choisis et qu’ils répondent à certaines préoccupations intéressantes universellement, notamment le vrai, le beau, le bien et la justice.

L’un des arguments de la FECQ est qu’il est difficile pour l’étudiant.e de comprendre que le contenu des cours de littérature et de philosophie les concerne vraiment comme il serait trop loin de l’actualité et de leur réalité, ce qui résulterait en une perte d’intérêt et un problème de sens. Pourtant, les professeur.e.s de la Formation générale font un effort considérable pour actualiser le contenu de leurs cours comme en témoigne une étude de 2015 :

« Les résultats de l’enquête réalisée montrent que 93 % des enseignants interrogés adaptent leur enseignement en fonction du programme des étudiants, et ce, de diverses façons (thèmes choisis en lien avec les ordres professionnels, études de cas, exemples, conférenciers, etc.). En outre, ce sont 99 % des enseignants interrogés qui indiquent adapter leurs cours en lien avec la société actuelle, là encore de diverses façons (liens explicites avec l’actualité, exemples utilisés en classe, types de travaux demandés, etc.). Enfin, ce sont aussi 99,4 % des enseignants interrogés qui indiquent utiliser une ou plusieurs technologies de l’information et de la communication pour leur enseignement »[10].

L’étude montre que les professeur.e.s cherchent à intéresser leurs étudiant.e.s en faisant des liens directs avec leurs programmes ainsi qu’avec la société actuelle. L’actualisation constante — tant du point de vue des contenus disciplinaires que des méthodes pédagogiques — effectuée par le corps professoral est un élément important dans ce débat. Rappelons aussi que cette actualisation est même exigée par certains devis comme dans le devis du cours Philosophie et rationalité qui exige que l’on montre à l’étudiant « l’intérêt actuel de la contribution [des] philosophes de la tradition gréco-latine au traitement de questions philosophiques »[11].

Il serait aussi primordial de clarifier ce que veut dire la FECQ et la Fédération des cégeps lorsqu’elles parlent d’actualisation ou de modernisation. Les contenus des cours devraient-ils être déterminés par les modes, les préférences et les intérêts des étudiants?

Pour tenter de montrer que les cours de la Formation générale sont à « dépoussiérer »[12] la FECQ brandit un sondage de la firme Léger, réalisé pour la Fédération des cégeps qui affirme que « 53 % des personnes répondantes considèrent que les cours de formation générale ne sont pas intéressants. »[13] Ce que la FECQ ne dit pas c’est que ce sondage a été réalisé à l’automne 2021, à la fin de la pandémie, alors que l’enseignement avait été donné en visioconférence, et que le questionnaire que l’on a soumis aux étudiantes et étudiants était biaisé. En effet, on leur demandait s’ils jugeaient les cours obligatoires « TRÈS intéressants », ce qui ne pouvait produire que des réponses ambiguës et des interprétations diverses. De plus, il n’y avait aucune question dans le sondage concernant l’intérêt des cours spécifiques, ce qui ne permet aucun point de comparaison.  Il est donc hasardeux de se baser sur cette seule question pour conclure que les étudiant.e.s trouvent les cours de la Formation générale poussiéreux et inintéressants.

Nous aimerions plutôt attirer votre attention sur un rapport d’évaluation de la formation générale réalisé au cégep de Ste-Foy en 2018-2019 qui consigne plus de 7000 réponses étudiantes.[14] L’appréciation qu’une majorité d’étudiant.e.s exprime envers les cours de la Formation générale y est manifeste, contrairement au soi-disant « problème de sens » et à la perception négative que postule la Fédération des cégeps. Voici quelques grandes lignes qui ressortent de cette évaluation :

  • La formation générale répond aux attentes générales des représentants de la société.
  • Les étudiants diplômés à la fin de leur parcours voient la pertinence de la formation générale.
  • Les employeurs associés aux domaines de nos programmes techniques, les membres externes siégeant à un comité de programme préuniversitaire et les coordonnateurs de programmes et de départements ont une perception positive de la FG.
  • La formation générale est perçue par les représentants de la société comme intéressante, nécessaire, diversifiée et essentielle.
  • La formation générale permet de développer une grande culture et permet d’acquérir des connaissances générales.
  • Les professeurs sont intéressés par l’enseignement et ils maîtrisent bien le contenu de la matière enseignée.
  • Les méthodes pédagogiques utilisées par les professeurs favorisent les apprentissages des étudiants.
  • Les professeurs de la formation générale structurent bien les différentes activités du cours et ils établissent des liens entre la théorie et la pratique.[15]

L’ensemble de ces constats nous dressent un portrait beaucoup moins sombre que celui qui est véhiculé dans les médias et les documents de la Fédération des cégeps et de la FECQ. C’est pourquoi nous remettons en question la prémisse qui affirme que la Formation générale poserait un problème de sens ou serait poussiéreuse.

Bien que d’autres parties du mémoire de la FECQ s’intéressent à la maîtrise du français et recommandent des actions en ce sens, le passage sur les choix de cours, (p.10-12) écarte cet élément important pour expliquer l’écart entre les taux de réussite des secteurs francophone et anglophone. Pourtant, l’amélioration de la maîtrise de la langue française, notamment chez les allophones, pourrait-elle atténuer cet écart? Nous observons qu’un grand nombre d’étudiantes et d’étudiants éprouvent des difficultés importantes en français à la sortie du secondaire et peinent à lire et écrire des textes de niveau collégial. Il est aussi possible que les exigences liées à la correction de la langue soient plus exigeantes dans le réseau francophone, ce qui serait à étudier. Quoi qu’il en soit, le facteur linguistique est clairement à considérer pour expliquer les problèmes de réussite dans les collèges francophones.

Une autre hypothèse écartée par la FECQ dans ce passage est celle du niveau de difficulté et d’exigence inhérent aux devis des cours de littérature et de philosophie de première session. La FECQ le reconnaît pourtant plus loin dans son mémoire :

« la rédaction d’une dissertation en philosophie peut donc elle aussi ajouter des obstacles à des personnes ayant déjà des difficultés. La rédaction d’une dissertation pourrait d’ailleurs expliquer une partie du clivage entre les taux de réussite du premier cours de philosophie et de Humanities dans les établissements francophones et anglophones, puisque la maîtrise de la langue de la population étudiante francophone est plus faible que celle de la population anglophone (Fédération des cégeps, 1999; Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2020b, 2020a) »

On peut ainsi conclure que les exigences plus élevées et les lacunes en français seraient de leur propre avis plus pertinentes à examiner que le choix et l’intérêt des étudiant.e.s. Une importante étude sur la réussite publiée en 2020 révèle d’ailleurs une donnée cruciale : les taux de réussite plus élevés dans les collèges anglophones s’expliquent « aux deux tiers par leurs exigences scolaires qui sont moins élevées que celles des collèges francophones en langue et en philosophie »[16]. Il serait donc plus rigoureux d’examiner ce qui semble être les véritables enjeux liés aux difficultés en Formation générale (principalement en littérature et philosophie), c’est-à-dire la nature des évaluations finales et la maîtrise du français, plutôt que de se concentrer sur l’intérêt qu’ont les étudiant.e.s pour le contenu des cours.

Ne faudrait-il pas plutôt se questionner sur les causes profondes de ces difficultés plutôt que de proposer des solutions aléatoires (cours au choix) ou de chercher à abaisser les exigences de ce qui constitue la colonne vertébrale des études supérieures? Des facteurs sociologiques complexes déterminant la réussite scolaire au collégial comme la ségrégation scolaire au secondaire (système « à trois vitesses »), les inégalités socio-économiques, les différences de réussite selon les genres, la hausse de la population allophone, l’anglicisation, etc. ne seraient-ils pas à considérer en priorité? Ne faudrait-il pas aussi mieux préparer les élèves à l’entrée aux études supérieures?

Attractivité et compétition entre les cégeps

On veut aussi laisser penser que le modèle des humanities est si intéressant qu’il serait même une des causes de l’attractivité des cégeps anglophones :

« Antoine Dervieux a choisi le cégep anglophone Champlain College Saint-Lambert pour son parcours collégial. Il désirait parfaire son anglais, oui, mais un autre facteur l’a influencé. ‘Il y avait une grande diversité sur le plan des choix de cours de base, en littérature et en philosophie notamment’ », confie-t-il. »[17]

Contrairement à ce qu’on veut laisser croire, il ne faut pas penser que l’attractivité des cégeps anglophones serait due au modèle des humanities. Le chercheur Frédéric Lacroix montre bien que « la langue d’enseignement est LE facteur déterminant pour les étudiants dans le choix du cégep anglais. La langue d’enseignement, soit l’anglais, déclasse les autres facteurs tels que la qualité de l’enseignement, les programmes offerts, l’emplacement du cégep ainsi que le fait d’avoir des amis (ou non) qui choisissent le cégep anglais. »[18]

Il n’est donc pas pertinent d’invoquer l’exode vers les collèges anglophones comme un argument dans ce débat.

Donner une plus grande marge de manœuvre aux établissements dans la création de cours nous apparaît problématique pour une autre raison. La diversification de l’offre de cours en littérature et en philosophie nous amènerait à établir des critères qui détermineront les choix locaux. Nous craignons que de se concentrer sur l’intérêt des étudiants impose à tort ou à raison l’attractivité comme un critère central. Cette recherche de l’attractivité favoriserait-elle une compétition interne qui pourrait avoir un effet sur la nature et le degré d’exigence du cours et des évaluations? Serait-il dès lors encore possible de maintenir les exigences et d’imposer l’apprentissage de nos disciplines qui ne peut se faire sans une approche minimalement historique? En ce sens, il est raisonnable de penser que la définition locale des cours de formation générale pourrait accentuer la compétition malsaine déjà existante entre les cégeps alors que le réseau collégial devrait être compris comme un réseau collaboratif. À ce sujet, on peut aussi penser que l’exode des étudiants francophones ayant les MGS les plus élevées vers les cégeps anglophones a certainement des répercussions sur la réussite dans les cégeps francophones.

L’étude de Lacroix mentionnée ci-dessus montre également que c’est le programme offert qui constitue le facteur décisionnel central dans les cégeps francophones. Le fait d’offrir des cours de formation générale à la carte ne serait peut-être pas le facteur le plus déterminant, mais nous craignons tout de même que cela n’accentue la compétition entre les cégeps. Pire encore, une compétition pourrait s’installer entre les disciplines au sein d’un même collège et même au sein d’un même département, ce qui serait possiblement dommageable.  

Les « nouveaux besoins » et le fonds culturel commun : Le Rapport Parent

Comme plusieurs autres acteurs du milieu de l’éducation, la FECQ pense qu’il faut adapter l’enseignement aux « nouveaux » besoins des étudiantes et des étudiants : « C’est déplorable qu’on impose encore les mêmes cours à tout le monde sachant qu’on a tous des intérêts différents, des manières d’apprendre différentes et des objectifs différents. »[19]

Pour répondre à cette objection, il nous semble pertinent de commencer par rappeler certains passages du Rapport Parent, le document fondateur du réseau collégial, paru en 1966. Les valeurs constitutives du Rapport Parent sont la liberté et l’égalité dans une société démocratique, pluraliste et laïque. Dans la lignée de philosophes de l’éducation comme Condorcet et Dewey, les commissaires considèrent que l’éducation est un devoir social permettant à tous et toutes une égalité des chances de se développer et d’exercer sa liberté pleinement :

« la société doit donner à toute personne humaine l’occasion de se développer intellectuellement aussi bien que physiquement et moralement. Il faut affirmer hautement que chaque personne a droit d’accéder aux divers univers de connaissances, de développer pleinement ses aptitudes, d’exercer toutes les dispositions de son intelligence : c’est ainsi qu’elle s’épanouit dans ce que l’on peut appeler à juste titre l’humanisme complet. »[20]

Les commissaires insistent pour que chacune et chacun puissent accéder aux divers univers de la connaissance. Pour y arriver, l’école doit s’enraciner dans la tradition tout en suivant l’évolution de la société:

« L’enseignement transmet une tradition et des valeurs qui transcendent une époque particulière. À l’école, chaque nouvelle génération recueille l’héritage de connaissances et de vertus intellectuelles et morales que lui lègue la civilisation humaine ; l’enfant s’y forme aussi en vue de la société de demain. L’école s’inscrit dans une société et dans une période historique données ; elle en subit l’influence, mais y agit aussi comme un facteur d’évolution. Elle s’inspire d’un certain idéal humain, elle s’attache à développer certaines qualités, elle se nourrit d’une vision particulière de l’avenir. L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir. Double rôle particulièrement difficile dans une période d’évolution rapide dans tous les domaines. Le désir de voir l’éducation accordée à l’évolution actuelle inspire l’ensemble de notre rapport. »[21]

Les professeur.e.s de la Formation générale sont conscients et fiers de cette double responsabilité.

D’une part, nous devons transmettre des valeurs, connaissances, compétences et vertus qui transcendent l’époque actuelle ainsi qu’aborder des problèmes bien présents dans l’histoire humaine. La santé, l’autonomie, la langue, la communication, la vérité, le beau, le bien, la justice, l’égalité, la liberté, l’amitié, l’amour, la mort sont des problèmes incontournables que nous avons tous et toutes intérêt à examiner de manière critique sous différents aspects dans les différentes disciplines de la Formation générale. La Formation générale est donc enracinée dans cette tradition qui est intimement liée aux intérêts et objectifs de chacun et qui permet de jeter un regard critique sur les différentes conceptions de la vie bonne (éthiques, sociales, culturelles, politiques, économiques, religieuses, artistiques, scientifiques).

D’autre part, cette tradition est importante à transmettre parce qu’elle donne un sens à l’expérience humaine actuelle et qu’elle est tournée vers l’avenir. Si le « désir de voir l’éducation accordée à l’évolution actuelle inspire l’ensemble » du Rapport Parent, il en va de même pour les professeur.e.s de la Formation générale. C’est pourquoi nous choisissons nous-mêmes à partir des prescriptions ministérielles de traiter dans nos cours des « concepts, thèmes et problématiques [qui] rendent possible le débat public »[22]. C’est à partir de ces enjeux que nous partageons en commun qu’est possible une véritable discussion collective et démocratique. Ces enjeux ont été largement discutés et examinés dans les grands textes littéraires et philosophiques de la tradition et la société démocratique actuelle doit continuer à bénéficier de ce « fonds culturel commun » afin que les citoyen.nes comprennent les idées qui sont au cœur des débats sociaux, éthiques et politiques dans toute leur profondeur en restant critique devant l’information véhiculée dans l’espace public. Pour le dire autrement, les disciplines de la Formation générale :

« permettent d’acquérir la capacité à examiner de manière critique plusieurs sources d’informations contradictoires et à bien saisir les différents niveaux de discours qui motivent la prise de parole dans une société fondée sur le principe de la liberté d’expression (politique, scientifique, morale, etc.). Soyons franches et francs: nous ne comprenons pas comment on peut sérieusement considérer que l’apprentissage de ces habiletés puisse être inutile pour les étudiants actuels et à venir qui ont et auront à gérer des problématiques sociales, écologiques et démocratiques sans précédent. […] si une éducation doit servir les besoins de la société, c’est en tant qu’elle forme des citoyens à part entière, c’est-à-dire des gens capables de contribuer à l’avancement et au progrès de la vie citoyenne de par leurs compétences réflexives et critiques. »[23]

Nous reconnaissons cependant que plusieurs disciplines, œuvres, auteurs et autrices peuvent contribuer au développement de ces compétences, connaissances et vertus. Il y a toutefois certaines disciplines, certaines œuvres, certains thèmes dont on ne peut faire l’économie. Les devis francophones des cours de la Formation générale ont l’avantage de se concentrer sur ces éléments essentiels tout en laissant une certaine autonomie aux professeur.e.s et départements pour personnaliser et diversifier leur enseignement.[24] D’autant plus que les personnes enseignantes cherchent constamment à bonifier leurs activités pédagogiques pour favoriser l’intérêt et l’engagement étudiant.

Mais cette culture philosophique et littéraire commune n’est-elle pas dépassée et n’est-elle pas en fait un « rival du présent »[25]? N’est-elle pas un vestige élitiste des collèges classiques qui sert d’ornement, de consolation, de refuge ou d’asile?[26]

Ce n’est certainement pas la vision des professeur.e.s qui s’inspirent du Rapport Parent. Celui-ci reconnaît une culture plurielle et accessible :

 « Au lieu du sens restreint donné généralement au mot « culture » lorsqu’on parle par exemple d’une «personne cultivée », nous avons ici défini la culture comme un univers polyvalent de connaissances (cultures humaniste, scientifique, technique, culture de masse) ; chacun de ces univers correspond à un mode de perception du réel et à des attitudes mentales, morales et spirituelles qui lui sont propres ; chacun développe certaines qualités de l’être, exerce certaines facultés, active des aptitudes ou des tendances particulières. Il devient alors légitime de parler de culture technique et même de culture de masse aussi bien que de culture humaniste et scientifique. Chacun moule la personne humaine selon un idéal, des normes et des valeurs caractéristiques. Cette diversité humaine témoigne du pluralisme culturel autant que sociologique de notre société moderne. »[27]

La formation générale, qui correspond selon le Rapport à l’aspect humaniste de la culture, est ainsi en complémentarité avec les autres facettes tout en créant certaines tensions critiques au sein même d’un individu. La culture humaniste transmise se nourrit ainsi à la culture de masse « actuelle », « moderne » et « dépoussiérée » qu’elle ne peut ignorer et vice versa. Comme le suggèrent les commissaires, « une éducation ouverte sur la vie doit tenir compte de cette influence et assumer cette culture […] Les maîtres devront connaître la culture de masse qu’absorbent les jeunes hors des heures de classe, afin de les aider à l’intégrer dans l’ensemble de leur éducation intellectuelle et humaine. »[28] Cette inspiration commune entre les aspects de la culture se fait dans un rapport critique, primordial à la culture globale de l’individu. Cet équilibre fragile risque d’être rompu si le contenu des cours se rapproche trop d’une culture populaire plus actuelle ou des préférences immédiates des étudiant.e.s. En effet, la culture humaniste permet de prendre un certain recul sur les évènements et les productions intellectuelles plus récentes bien que celles-ci aient une valeur indéniable. Nous reconnaissons donc l’importance de donner des cours intéressants et branchés sur l’actualité et le vécu des étudiant.e.s, voire sur la culture de masse, mais nous croyons que les devis actuels nous le permettent amplement quand ce n’est pas explicitement prescrit, et ce, sans négliger la culture humaniste. En effet, les devis actuels en français, philosophie et anglais laissent toute la marge de manœuvre pour lire des œuvres actuelles et aborder des enjeux contemporains.

Si nous dénonçons une « description caricaturale et inexacte de la formation générale »,[29] il ne faudrait pas non plus caricaturer les humanities. Avouons-le, l’offre de cours des humanities est très alléchante et n’est pas toujours collée sur la culture de masse et les préférences étudiantes.[30] Suivre un cours sur la version Zen du bouddhisme est certainement enrichissant et peut particulièrement intéresser certaines personnes pour différentes raisons.[31] Il serait aussi erroné de dire que d’offrir ce cours par exemple est de « subordonner l’apprentissage à l’intérêt personnel du client »[32]. Contrairement à ce que certains affirment, la majorité des cours de humanities permettent aussi de « de sortir de soi pour entrer en possession d’un héritage qui nous dépasse »[33], le cours sur le bouddhisme en est un bon exemple. Il faut donc éviter de voir une association nécessaire entre les cours au choix, le clientélisme et l’individualisme, même si c’est parfois le cas.

Ceci étant dit, ne serait-il pas plus bénéfique de voir différentes conceptions philosophiques de l’être humain plutôt que de se limiter à une seule? Sans vouloir dévaloriser le bouddhisme, n’y a-t-il pas d’autres conceptions plus fondamentales dans les débats publics actuels qui mériteraient d’être examinés de manière académique comme on le fait dans les cours de philosophie de la Formation générale?

La grande latitude laissée aux professeur.e.s de Formation générale des collèges anglophones leur permet aussi de proposer des cours extrêmement spécialisés, entièrement dédiés à une œuvre ou un auteur. Par exemple, le Collège Dawson offre un cours exclusivement consacré au Seigneur des anneaux de Tolkien.[34]  En se concentrant sur des thèmes et des œuvres très précis, tout aussi pertinentes et intéressantes soient-ils, les cours de humanities causent une spécialisation trop hâtive alors qu’il est temps pour les étudiant.e.s de s’ouvrir l’esprit à une unité culturelle, « une culture de base qui l’épanouisse pleinement et prépare en même temps la spécialisation nécessaire. » [35] N’oublions pas que l’étudiant.e au collégial a déjà choisi un programme selon ses intérêts, mais qu’il « a également besoin de garder contact avec les autres univers de connaissances pour ne pas restreindre prématurément son champ de vision. »[36]

Les cours qui transmettent cette culture de base ne peuvent pas être conçus comme des choix de consommation propre aux préférences de chacun. Dans un de ses articles, un collègue cite Olivier Roy à ce sujet :

« Dans son récent essai, L’aplatissement du monde, le politicologue français Olivier Roy nous met en garde contre ce qu’il appelle « l’enseignement à la carte »: « On passe, dit-il, d’un savoir commun à un catalogue des goûts et des couleurs. » Les savoirs culturels sont alors considérés comme des choix de consommation interchangeables. Il en résulte un « aplatissement du monde », qui réduit la culture à des fragments coupés de tout contexte historique ou géographique. Ce qui se perd ainsi, c’est la haute culture comme totalité, comme noyau commun de références accessibles aux citoyens de différentes classes et origines. L’égalité consumériste dissout l’égalité citoyenne. »[37]

Même s’il est possible de penser qu’il existe d’autres options dans cet apparent faux dilemme (savoir commun vs catalogue des goûts et des couleurs), le modèle humanities n’insiste pas assez sur les savoirs communs pour être un modèle à suivre. Or, la Formation générale francophone transmet un fonds culturel commun qui prend en considération les autres aspects de la culture dans toute leur temporalité afin de favoriser un socle commun de connaissances, tremplin vers l’égalité démocratique, tout en créant un équilibre entre les « nouveaux besoins », la spécialisation et la culture humaniste :

« Entre la spécialisation, dont on peut craindre les effets stérilisants si elle est prématurée ou exagérée, et la culture générale, qui risque de produire des têtes bien faites, mais vides, l’enseignement doit établir un rapport de complémentarité dans l’unité. Il doit puiser à la tradition des Anciens et s’inspirer de la science moderne ; il doit développer toutes les ressources de l’intelligence et respecter la diversité des aptitudes ; il doit initier la jeunesse à l’histoire et à la pensée dont elle hérite et la préparer à la société de l’avenir. L’enseignement moderne doit viser à un équilibre entre ces buts variés et des sources d’inspiration diverses. »[38]

Le Département d’éducation physique de BdeB fonctionne déjà avec des cours au choix divisés en 3 ensembles. Ce fonctionnement se justifie très bien à partir des visées, buts et objectifs définis dans les devis ministériels et des compétences liées aux trois ensembles :

  • Analyser sa pratique de l’activité physique au regard des habitudes de vie favorisant la santé.
  • Améliorer son efficacité dans la pratique d’une activité physique.
  • Démontrer sa capacité à se charger de sa pratique de l’activité physique dans une perspective de santé. [39]

On constate que l’objectif principal est de développer une culture commune de l’activité physique dans une perspective de santé. Le fait de segmenter différentes activités physiques qui relèvent des préférences individuelles ne vient pas nuire à cette culture commune.

En littérature, le dernier cours de la séquence, cours propre au programme, cherche à développer la compétence suivante : produire différents types de discours oraux et écrits liés au champ d’études de l’élève. Le Département a récemment décidé qu’après avoir suivi 3 cours permettant de développer une solide culture commune sur d’importantes périodes littéraires, les étudiant.e.s pourraient choisir 4 différentes options pour ce quatrième cours. La compétence du cours se prête particulièrement bien à cette initiative comme les types de discours et d’écrits doivent être liés au champ d’études de l’élève.

Nous savons aussi qu’une initiative similaire est implantée dans au moins un autre Collège pour le troisième cours de philosophie, lui aussi propre au programme. Les devis permettent donc déjà ce genre d’expérience lorsqu’un département en montre l’intérêt, ce qui n’est pas le cas en philosophie à Bois-de-Boulogne.

Bref, le comité de la Formation générale s’oppose à l’idée de modifier les devis pour se rapprocher du modèle humanities mais demeure ouvert à discuter de manière créative, rigoureuse et critique des possibles avantages de ce modèle.

  • L’ajout d’un cours complémentaire

Proposition de la FECQ :

« Faire passer le nombre de cours de formation générale complémentaire de deux à trois, sans toutefois augmenter le nombre d’heures de formation totales. »

Quant à l’idée de « bonifier la zone de choix de la population étudiante »[40] en ajoutant un cours complémentaire, c’est en apparence une excellente idée. Toutefois, si l’on considère la condition de ne pas augmenter le nombre d’heures de formation totale, il est implicite qu’un des cours de la Formation générale commune ou propre devra être sacrifié, ce qui est à nos yeux inacceptable. L’autre possibilité serait de faire passer ces cours de 3 à 2 heures ce qui ne peut être une option envisageable. En effet, il est déjà difficile dans plusieurs cours complémentaires d’arriver à développer les compétences requises, notamment dans les cours de langues. Trois heures par semaine sont nécessaires pour créer une base solide qui permettra à l’étudiant.e de maintenir un minimum de ses acquis au fil du temps.

Si l’on souhaite allonger le parcours des personnes étudiantes et bonifier la Formation générale par des cours complémentaires supplémentaires, nous ne pouvons qu’applaudir mais cela semble peu réaliste. Encore faudrait-il que les cours complémentaires soient voués à la transmission d’une culture commune importante, notamment par des cours de sciences de la nature de base transmettant des informations essentielles à la délibération démocratique pour les personnes en technique ou en sciences humaines et des cours de base en sciences humaines pour les étudiant.e.s en sciences de la nature ou encore par des cours d’art ou de langues qui ouvrent à une culture cosmopolite. En somme, des cours qui viennent « créer » des citoyennes et citoyens du monde informés, vertueux et compétents « conscients de leurs droits et de leurs responsabilités »[41] plutôt que des consommateurs aguerris par des cours de finances personnelles par exemple.[42] Même si ce type de cours est utile et pertinent, sa contribution à une meilleure compréhension des enjeux contemporains et au souci que l’on doit développer face à ce que vivent les autres est discutable. Cette volonté de favoriser l’émergence de citoyennes et citoyens responsables et soucieux du bien-être d’autrui est pourtant au cœur du Rapport Parent :

« Le climat scolaire ne doit pas favoriser l’individualisme, il lui faut développer chez l’enfant le respect et le souci d’autrui, le sens de l’équipe, la solidarité communautaire. C’est là un besoin plus particulier de la société moderne. D’une part, la démocratie exige de chacun une participation active à des groupes intermédiaires, un intérêt pour la chose publique. D’autre part, l’homme moderne est appelé à travailler dans des équipes et dans des ensembles; ainsi, dans l’industrie, la souplesse dans les relations humaines devient-elle presque aussi importante que les connaissances techniques. La culture intellectuelle, la formation morale et même religieuse ont trop souvent été envisagées de façon individuelle; il faut les élargir aux dimensions sociales. »[43]

Développer ce sens du commun par la littérature et la philosophie est une des tâches centrales que cherchent à accomplir les professeur.e.s de la Formation générale et devrait être au cœur des objectifs de la formation générale complémentaire. Ce sens du commun nous demande parfois de négliger les préférences individuelles pour mieux vivre ensemble et c’est en partie ce que fait vivre l’expérience de la Formation générale au collégial.

  • Les compétences numériques et la maîtrise de la langue

Proposition de la FECQ :

Que les devis des cours de langue d’enseignement et littérature soient modifiés pour ajouter de l’importance à la maîtrise du français, dans le but d’augmenter le taux de réussite du troisième critère d’évaluation de l’Épreuve uniforme de langue d’enseignement qui concerne la maîtrise de la langue.

Que le devis du cours de langue d’enseignement et littérature appartenant à la formation générale propre intègre harmonieusement des notions portant sur les compétences numériques de base, le tout dans un objectif de moderniser le contenu de la formation générale.

Nous avons mentionné plus haut que la maîtrise de la langue représentait fort probablement une raison majeure qui expliquerait la différence entre les taux de réussite des cégeps anglophones et francophones. C’est aussi la compréhension du ministère dans le PARES :

« De plus, des écarts significatifs perdurent entre les francophones et les anglophones. La maîtrise de la langue pourrait expliquer en partie ces résultats. C’est pourquoi le Ministère souhaite notamment améliorer les compétences langagières en français au collégial et proposera des orientations en ce sens.»[44]

Le groupe de travail sur les cours défis aura certainement plusieurs éléments à rapporter à ce sujet. Le PARES prévoyait aussi la rédaction d’un rapport par un comité d’experts sur la maîtrise du français au collégial. Ce rapport est finalement paru plus d’une année après son dépôt. Nous ne souhaitons pas réagir en long à ce rapport maintenant, mais certaines recommandations rejoignent les préoccupations de la FEC et celles du rapport La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs[45], qui reconnait les enjeux de réussite importants identifiés dans le premier cours de français, langue et littérature, dans le premier cours de philosophie ainsi qu’à l’Épreuve uniforme de langue d’enseignement (ÉULE). Dans ces trois rapports, on en vient à la conclusion qu’une refonte des devis ministériels dans les cours de français, langue et littérature est souhaitée pour soutenir l’amélioration des compétences langagières. Si nous sommes en accord avec ces réflexions qui reconnaissent l’importance d’un développement continu des compétences langagières, nous croyons que certains éléments gagneraient à être soulevés.

D’abord, il serait important de ne pas réduire la maîtrise de la langue à la connaissance et à l’application des règles de grammaire. Les expertes du rapport La maîtrise du français au collégial : le temps d’agir soulignent d’ailleurs très justement cette nuance, mais insistent sur le fait « qu’au terme de la scolarité obligatoire, bon nombre de jeunes présentent des lacunes sur le plan des compétences de base »[46]. Elles précisent d’ailleurs que toutes leurs recommandations ne peuvent avoir l’impact souhaité si elles ne sont pas combinées à des changements importants en lien avec le développement des compétences langagières au secondaire, ce que souligne aussi la FECQ dans son mémoire. C’est parce que les lacunes sont encore importantes à l’entrée au collégial que les propositions dans le rapport sur la maîtrise du français visent à mettre en place des mesures qui permettront de pallier les lacunes en lien avec les compétences de base en français écrit, ce qui inclut une refonte en profondeur des cours de français, langue et littérature, comme dans le mémoire de la FECQ. Cependant, il est juste de se demander si la refonte des cours de français, langue et littérature, proposée par la FECQ et dans le rapport sur la maîtrise du français, est l’avenue à emprunter pour construire, notamment, le rapport à l’écrit[47] des étudiant.e.s. Comment s’assurer, si onze années de scolarité n’ont pas suffi à donner ces bases aux étudiant.e.s, qu’un enseignement explicite du fonctionnement de la langue dans les cours du collégial permettent de pallier leurs lacunes? La prise en compte du rapport à l’écrit, qui reconnait l’importance des relations complexes que le sujet entretient avec l’écrit (pratiques, conceptions, valeurs, sentiments, etc.), des particularités langagières propres à chaque discipline scolaire, de la responsabilité de chacun.e dans ces apprentissages et de la contribution des cours de français, langue et littérature dans le développement du rapport à l’écrit et des compétences langagières des étudiant.e.s nous semblent des avenues plus prometteuses et nous font remettre en partie en question les propositions du rapport sur la maîtrise du français et du mémoire de la FECQ, lesquelles tendent à remettre la responsabilité de pallier les compétences de base en français écrit aux enseignant.e.s de la formation générale.

Si l’on reconnait que les effets des lacunes en français écrit des étudiant.e.s se font particulièrement sentir dans les cours de la formation générale, nous croyons essentiel d’affirmer que le développement des compétences langagières doit se faire dans toutes les disciplines afin de déconstruire certaines conceptions tenaces qui veulent que la maîtrise de la langue ne soit reconnue comme importante que dans les cours de formation générale et, ainsi, éviter que l’enseignement explicite du fonctionnement de la langue dans les cours de français, langue et littérature ne deviennent que le prolongement de pratiques qui se sont montrées globalement inefficaces tout au long du parcours primaire et secondaire des étudiant.e.s. Pour favoriser l’acquisition des compétences langagières, il importe que leur développement soit une responsabilité partagée et, ce faisant, que l’on reconnaisse l’expertise de toutes les disciplines par rapport aux genres textuels enseignés. Ainsi, chaque enseignant.e joue un rôle essentiel dans l’enseignement explicite des caractéristiques communicationnelles, textuelles, sémantiques, grammaticales, graphiques/visuelles ou d’oralité[48] propres aux genres textuels enseignés dans sa discipline, mais contribue à faire de chaque occasion d’écrire une occasion d’améliorer ses compétences langagières. En multipliant les occasions de développer la maîtrise de la langue, nous croyons qu’il est possible d’envoyer un message fort : la maîtrise de la langue est importante en tout temps et ne vise pas seulement la réussite des cours de formation générale et de l’ÉULE. Le rapport La maîtrise du français au collégial : le temps d’agir affirme d’ailleurs, et on ne pourrait être davantage en accord avec ce principe, que « [l’]enseignement des compétences langagières demande l’attention et l’engagement de tout le personnel enseignant, à tous les ordres d’enseignement et dans toutes les disciplines »[49]. Si cette proposition, ainsi que celles qui concernent l’évaluation formative visant l’amélioration de toutes les composantes de la langue dans toutes les disciplines (proposition 22), l’utilisation des correcticiels (proposition 3) et une formation offerte à l’ensemble du personnel enseignant pour lui permettre d’accompagner les étudiant.e.s dans leur apprentissage du français écrit (proposition 30), va en ce sens, il demeure que la proposition dans laquelle on suggère d’intégrer aux cours de français, langue et littérature l’étude des textes courants (proposition 14) afin que les étudiant.e.s « travaill[ent] systématiquement les textes courants liés à leur domaine d’études »[50] nous semble mettre de l’avant une contradiction importante qu’il importe de soulever, une contradiction qu’il est possible d’observer dans la proposition de la FECQ, qui suggère d’accorder une place plus importante à la maîtrise du français dans les cours de français, langue et littérature. En effet, ces propositions reposent sur une vision non seulement réductrice de l’enseignement de la langue, mais aussi sur un manque de vision puisqu’elles contribuent à entretenir la conception selon laquelle l’enseignement de la langue ne se fait que dans les cours de français et n’a d’importance que pour la réussite de l’ÉULE.

Par ailleurs, la FECQ admet « que l’espace qu’il est possible d’allouer à la maîtrise du français dans les trois premiers cours de langue d’enseignement et littérature est limité [puisque] le but premier de ces cours est d’apprendre des notions de littérature, non pas d’enseigner des notions de français écrit »[51]. Advenant le cas où il serait envisagé d’aller de l’avant avec la proposition de la FECQ, il serait primordial de réfléchir à la place qu’occuperait l’enseignement explicite du fonctionnement de la langue pour s’assurer que l’enseignement de la littérature ne soit pas dilué, mais aussi qu’on puisse continuer de reconnaitre l’apport important d’une formation littéraire au développement d’une compréhension de la langue qui ne soit pas réduite à la maîtrise du code linguistique.

En effet, tel qu’énoncé dans le rapport sur la maîtrise de la langue, « [l]a langue constitue un objet culturel à découvrir et à comprendre de même qu’un véhicule de culture au cœur de la vie sociale, et de l’expression personnelle et artistique »[52]. Or, cette conception de la langue comme objet culturel à découvrir est précisément au cœur des apprentissages visés dans les cours de français, langue et littérature. L’étude des textes littéraires est une occasion d’être en contact avec la langue et d’en explorer toutes les potentialités. Le discours que développent les étudiant.e.s sur les œuvres grâce à l’analyse littéraire et de la dissertation sont aussi une occasion pour elleux de développer le vocabulaire propre à la discipline, d’apprendre à articuler leurs idées de manière riche et nuancée, mais aussi d’approfondir des réflexions complexes sur des phénomènes langagiers. Les cours de français, langue et littérature se fondent sur le contact avec les œuvres littéraires, avec diverses visions du monde et avec une communauté de lecteurs-scripteurs, un contact rendu possible par une réflexion sur et grâce à la langue. L’enseignement de la littérature ne peut et ne doit pas être réduit à une visée purement utilitaire. Ouvrir la porte à l’enseignement explicite du fonctionnement de la langue dans les cours de littérature du collégial peut conduire à de dangereuses dérives.

Ainsi, la proposition de la FECQ, que l’on retrouve dans le rapport de la Fédération des cégeps et dans le rapport sur la maîtrise du français, soulève plusieurs questionnements quant aux visées des cours de français, langue et littérature, à la responsabilité des ordres d’enseignement primaire et secondaire dans le développement des compétences de base en français écrit, à celle de l’ensemble du corps enseignant, et non pas seulement des enseignant.e.s de la formation générale, dans le développement des compétences langagières spécifiques au domaine d’études des étudiant.e.s ainsi qu’aux réflexions sur la prise en compte du rapport à l’écrit des étudiant.e.s et de leurs conceptions quant à la place de la maîtrise de la langue dans les différentes sphères de leur vie.

La FECQ propose également de revoir les devis ministériels en intégrant les notions sur les compétences numériques dans le cours de « Français propre au programme » afin de moderniser le contenu des cours de français, langue et littérature. On suggère d’intégrer les compétences liées à « l’utilisation de logiciels de base comme les éditeurs de texte, les tableurs, les calendriers numériques, etc. »[53] ainsi qu’à l’utilisation d’Antidote.

Il nous semble qu’une telle approche du cours « Français propre au programme » ne tient pas compte du fait qu’il est difficile de composer des groupes homogènes dans le cours « Français propre au programme », ce qui a d’ailleurs amené le Département de français à revoir son offre de cours et à privilégier une approche de cours au choix, une approche qui rejoint d’ailleurs la volonté de la FECQ de diversifier l’offre de cours en français, langue et littérature. Il semble donc difficile d’envisager la possibilité de cibler les compétences numériques en fonction du programme d’études de l’étudiant.e. Ces compétences relèvent, à notre sens, de la formation spécifique des étudiant.e.s. Notons par ailleurs qu’il nous parait être de la responsabilité de tou.te.s les enseignant.e.s de s’assurer que les compétences requises pour la réalisation d’un travail sont maitrisées par les étudiant.e.s et, advenant le cas où elles ne le sont pas, d’offrir le soutien et les ressources nécessaires aux étudiant.e.s qui en ont besoin. Pour cela, il importe néanmoins de s’assurer que le corps enseignant ait, lui aussi, le soutien et la formation nécessaires pour assumer cette responsabilité.

De même, l’enseignement de l’utilisation d’Antidote nous semble être une occasion de favoriser le développement des compétences langagières dans les cours de formation spécifique. Sans soutenir qu’il n’est pas possible d’enseigner à utiliser ce logiciel dans les cours de formation générale, nous sommes d’avis qu’Antidote peut être un moyen très efficace pour affirmer l’importance de la maîtrise de la langue dans toutes les disciplines. Intégrer son utilisation dans le cadre d’un travail écrit réalisé dans un cours de formation spécifique peut être une solution exemplaire pour que les enseignant.e.s de formation spécifique puissent se sentir outillé.e.s pour soutenir l’acquisition des compétences langagières dans leurs cours, mais aussi pour que l’apprentissage de la langue se fasse dans un contexte significatif pour les étudiant.e.s, contexte qui se rapprochera de celui dans lequel ils rédigeront dans leur vie professionnelle. C’est aussi, il nous semble, une bonne porte d’entrée pour engager les enseignant.e.s dans un effort collectif de valorisation de la langue de manière à mieux préparer leurs finissant.e.s à l’université et au marché du travail où cette compétence est essentielle.

Plus largement, il nous apparaît problématique de proposer que la formation générale accompagne la population étudiante dans l’utilisation des outils numériques sans que soient dispensés des apprentissages sur les enjeux économiques, politiques, sociaux et environnementaux reliés à cette utilisation. Nous avons pleinement conscience du caractère plus que jamais incontournable des technologies numériques, particulièrement pour nos étudiant.e.s, mais nous savons aussi que, dans le contexte actuel de leur utilisation, ces technologies façonnent une économie qui creuse les inégalités, influe de façon opaque sur le processus démocratique et participe significativement à la dévastation environnementale. En tant que cégep qui a fait du numérique son champ d’expertise, nous souhaitons attirer l’attention sur le danger de réduire l’apprentissage du numérique à de simples technicalités enseignées sans contextualisation sérieuse.

Ainsi, dans une optique de mise à jour de la formation générale, dont le mandat est notamment de développer l’esprit critique de nos étudiant.e.s pour en faire des citoyen.ne.s éclairé.e.s, il nous apparaît pertinent de s’interroger sur la façon dont il serait possible d’intégrer ces enjeux dans nos cours. Même si les modalités d’une telle intégration ne sont pas aussi évidentes que de simplement enseigner à utiliser un tableur ou un agenda électronique, et que les enseignant.e.s de la formation générale ne sont pas des spécialistes de ces questions, il n’en reste pas moins que de stimuler une réflexion critique sur ce genre d’enjeux relève directement du mandat de la formation générale.

  • La dissertation philosophique

Proposition de la FECQ :

« Que les devis des cours de philosophie soient modifiés pour remplacer la prescription d’une rédaction de dissertation philosophique par des standards d’évaluation plus larges et flexibles, visant ainsi à augmenter le taux de réussite de ces cours tout en gardant la même qualité d’apprentissage. »

Considérant que le groupe de travail sur le premier cours de philosophie n’a pas encore partagé ses recommandations pour améliorer la réussite des cours de philosophie, nous trouvons prématuré de répondre de manière détaillée à cette proposition de la FECQ.

Mentionnons tout de même que la structure du texte argumentatif ou de la dissertation comporte des éléments constitutifs et donc essentiels du discours philosophique et intimement liés aux 3 compétences énoncés dans les devis. Pour (1) traiter d’une question philosophique, (2) discuter des conceptions de l’être humain ou encore (3) porter un jugement sur des problèmes éthiques et politiques contemporains, il est nécessaire de problématiser la question, la conception ou le problème et d’examiner de manière dialectique les différents points de vue, ce qui est la structure de base d’une dissertation. Nous voyons mal comment nous pourrions déterminer une évaluation finale qui fait l’économie de cette structure sans dénaturer la réflexion philosophique et les compétences à atteindre dans nos cours, et ce, tout en gardant la même qualité d’apprentissage.

De plus, un effort particulier se déploie depuis quelques années dans le réseau collégial pour soutenir les étudiant.e.s dans la rédaction de la dissertation, notamment par les différentes mesures d’aide à la réussite.

  • Les cours propres au programme

Propositions de la FECQ :

Que le cours de français rattaché à la formation générale propre soit offert dès la première session afin de préparer la population étudiante de manière graduelle aux cours de littérature de la formation générale commune.

Que la séquence de cours de philosophie soit modifiée afin que le cours rattaché à la formation générale propre soit donné avant les cours de la formation générale commune dans le but de faciliter la transition entre le secondaire et le collégial.

La FECQ propose aussi de faire des premiers cours de littérature et philosophie des cours « propres » liés au champ d’études de l’élève, plutôt qu’un cours « commun ». L’argument utilisé pour justifier cette mesure est le même que celui utilisé pour les cours au choix : il faut rapprocher le contenu des cours de ce qui intéresse vraiment les personnes étudiantes, ce qui dans ce cas facilitera la transition entre le secondaire et le collégial. Pour la Formation générale propre, il s’agit de ce qui est lié à leur programme d’étude.

Sans revenir en détail sur ce qui a été mentionné ci-dessus, rappelons que si l’on cherche à établir « un équilibre entre […] des sources d’inspiration diverses » et à éviter une spécialisation hâtive il est essentiel que les premiers cours de philosophie et littérature soient présentés dans une perspective universelle qui transcende les programmes d’étude et vise à développer la personne humaine dans sa globalité et sous son aspect citoyen. En cherchant à rapporter le contenu des cours aux enjeux des programmes, on semble réduire l’intérêt des jeunes uniquement à ce qui concerne leur future profession. On sous-estime le fait que les étudiant.e.s sont très curieux d’en apprendre sur d’autres domaines et d’autres facettes de l’expérience humaine.

C’est pourquoi nous considérons que cette proposition de la FECQ n’est pas recevable et que si un cours propre au programme doit être donné, l’idéal est qu’il le soit en fin de parcours plutôt qu’au début. En effet, les connaissances plus générales et globales acquises en début de parcours permettront d’aborder les enjeux liés aux programmes avec plus d’acuité et de rigueur. D’autant plus que les étudiant.e.s en première session connaissent souvent mal leur programme et que la réussite de quelques cours spécifiques seront préalables…

Crédit photo: Gabrielle Farley Guay, Embranchements sinistres, 2022.

Conclusion

Le ministère de l’Enseignement supérieur doit-il vraiment lancer « un chantier d’envergure visant une refonte en profondeur de la formation générale et regroupant une grande variété d’acteurs du milieu de l’enseignement supérieur, de l’éducation et du marché du travail » ?

Nous souhaitions réitérer dans cet avis le sérieux avec lequel nous prenons acte de notre double responsabilité : transmettre des valeurs, connaissances, compétences et vertus qui transcendent l’époque actuelle en abordant des problèmes omniprésents dans l’histoire humaine tout en donnant un sens à l’expérience humaine actuelle tournée vers l’avenir. Nous ne sommes pas a priori en défaveur d’une éducation sur le modèle des « arts libéraux » pas plus que nous ne sommes contre l’idée d’élargir l’éventail des disciplines constitutives de la Formation générale. Or, nous considérons qu’un socle commun de connaissances générales est incontournable aux études supérieures, ce qui n’est pas incompatible avec le modèle des « arts libéraux ». Même selon le modèle universitaire américain des « arts libéraux » ou des « humanités » qui comportent certes un certain nombre de cours au choix, on exige un ensemble de cours généraux obligatoires pour tous les étudiant.e.s en plus des exigences de leur spécialité.[54]  Ainsi, une révision ne serait pas un problème, si l’on souhaite allonger le parcours des études collégiales par l’ajout de cours de la Formation générale commune, et que nous avons l’assurance de conserver nos heures de cours actuelles.

Il ne faut pas oublier qu’après une année de réflexion, le groupe de travail sur les cours défis proposera bientôt des recommandations sur la formation générale qui pourront servir d’une solide base à une éventuelle révision de la Formation générale, qui n’a certainement pas besoin d’une « refonte en profondeur».

Pour ce qui est des autres suggestions plus techniques de la FECQ, plusieurs sont très intéressantes.[55] Nous sommes favorables à la mise en place d’une ressource numérique du type « Alloprof » et avec le fait d’ajouter des ressources dans les centres d’aides et dans les cours de mise à niveau afin d’améliorer les habiletés en lecture et en écriture tout en cultivant la littératie disciplinaire et la maîtrise du français. Il serait d’ailleurs intéressant de réfléchir à un cours de mise à niveau en philosophie, comme nous savons que certains collèges en font maintenant l’expérience.

En cohérence avec l’esprit critique qui anime nos disciplines, nous ne serons jamais contre le fait de porter un regard critique sur nos pratiques et nos devis. Or, nous refusons de le faire à partir de certains postulats qui doivent être écartés, notamment le supposé désintérêt des jeunes et le prétendu contenu poussiéreux et inactuel des cours. De plus, nous craignons que cet examen critique soit animé par des rapports de pouvoirs politiques et économiques qui soient au désavantage de ce que doit être la Formation générale. Les critères d’évaluations servant à l’examen de la Formation générale seront-ils ceux qui devraient être dictés par une éducation citoyenne véritablement démocratique? Considérant le tournant éducatif vers la croissance économique que plusieurs pays occidentaux et autres ont pris dans les dernières années, il est permis d’en douter.[56]


[1] Rocher, Guy, « À la défense du réseau collégial », intervention lors des journées de réflexion et de mobilisation À la défense du réseau collégial, fneeq CSN des 12 et 13 février 2004, Montréal, p. 19

[2] https://www.fecq.org/. Il est à noter que l’association générale étudiante du Collège Bois-de-Boulogne (AGEBdeB) est indépendante et n’en fait donc pas partie.

[3] https://www.fecq.org/fg30.html

[4] https://docs.fecq.org/FECQ/M%C3%A9moires%20et%20avis/2021-2022/Memoire-formation-generale_115eCo_Zoom.pdf

[5] https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/enseignement-superieur/plan-action_reussite-ens-sup.pdf. P.62.

[6] https://docs.fecq.org/FECQ/M%C3%A9moires%20et%20avis/2022-2023/Avis-cours-defis_119eCo_Joliette.pdf

[7] « Considérant les fonctions de représentation au niveau national du président de la Commission des études, celui-ci souhaite qu’une discussion se tienne de  façon  libre  et  éclairée à  une  prochaine  séance.  Reconnaissant la compétence du comité de la formation générale, la Direction des études va interpeller ce comité afin de fournir un avis à la Commission des études. » Extrait du procès-verbal de la 239e séance de la CÉ qui n’est pas encore disponible sur le site internet du Collège.

[8]Lavoie, Carole. « La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs ». Rapport de recherche. Québec : Fédération des cégeps, 2021. https://fedecegeps.ca/wp-content/uploads/2021/10/rapport-la-reussite-au-cegep.pdf, p.22-23.

[9] https://fedecegeps.ca/wp-content/uploads/2021/05/la-reussite-au-cegep-enjeux-et-pistes-daction-mai-2021-1.pdf, p.23.

[10] https://cdc.qc.ca/pdf/033784-karsenti-pertinence-formation-generale-collegial-2015.pdf

[11] https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/cegeps/services-administratifs/Composantes-formation-generale-cegeps.pdf , p.17.

[12] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1960021/formation-generale-cegep-litterature-philosophie-reforme-etudiants

[13] https://docs.fecq.org/FECQ/M%C3%A9moires%20et%20avis/2021-2022/Memoire-formation-generale_115eCo_Zoom.pdf, p.10. L’étude citée est la suivante : Bourque, C. (2021, novembre 11). Perceptions des jeunes sur le cégep. Congrès de la Fédération des cégeps – Les cégeps dans un monde en transformation, Centre des congrès, Saint-Hyacinthe. https://drive.google.com/file/d/16IYRFdZRlFcCcbwV40_oCqU4kLSHOHIW/view

[14] https://eduq.info/xmlui/bitstream/handle/11515/38424/219-Extraits%20du%20rapport%20d%27%c3%a9valuation%20de%20la%20FG_colloque-aqpc-2022.pdf?sequence=5&isAllowed=y

[15] Sommaire du rapport d’évaluation de la formation générale, Cégep de Ste-Foy, 2022, p.10.

[16] Guay, Richard, Michaud, Pierre, Paquet, François et Poirier, Sophie, La réussite scolaire au collégial, P.U.L., 2020, p. iv. Préface de Pierre Fortin.

[17] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1960021/formation-generale-cegep-litterature-philosophie-reforme-etudiants

[18] https://fredericlacroix.quebec/2023/03/15/les-cegeps-anglais-sont-moins-exigeants/#:~:text=Dans%20notre%20syst%C3%A8me%20coll%C3%A9gial%20%C3%A0,silence%20dans%20le%20d%C3%A9bat%20public.

[19] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1960021/formation-generale-cegep-litterature-philosophie-reforme-etudiants

[20] Rapport Parent, tome 2, p.183.

[21] Rapport Parent, tome 1, p.18.

[22] https://www.journaldemontreal.com/2023/03/06/oui-a-la-formation-generale-au-collegial-non-a-lenseignement-a-la-carte

[23] https://www.lesoleil.com/2021/02/20/mme-mccann-noubliez-pas-limportance-de-la-culture-generale-6d35974fdd3737ae534b8ce121edbe21/

[24] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/785176/idees-et-si-le-reseau-collegial-anglophone-avait-raison

[25] Dewey, John, Démocratie et éducation, (1916), Édition Armand Collin, 2011. p.157.

[26] Ibid.

[27] Rapport Parent, tome 1, p.23.

[28] Rapport Parent, tome 1, p.33.

[29] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/784595/education-contre-la-formation-generale-a-la-carte

[30] Par exemple, dans l’ensemble 1 à Dawson : Evolution of Human Rights, Greek Mythology, Introduction to Western Philosophy, Justice 1, Knowledge, Philosophical Dilemmas, Problems of Philosophy ou encore Moral Knowledge. https://www.dawsoncollege.qc.ca/humanities/course-list/knowledge/

[31] Ce cours est donné au Collège Dawson. https://www.dawsoncollege.qc.ca/humanities/course-list/world-views/

[32] https://www.ledevoir.com/opinion/idees/784595/education-contre-la-formation-generale-a-la-carte

[33] Ibid.

[34] Lord of the Rings and Critical Thinking, https://www.dawsoncollege.qc.ca/humanities/course-list/knowledge/

[35] Rapport Parent, tome 1, p.29.

[36] Rapport Parent, tome 2, p.185.

[37] Fortin, Georges-Rémy, Avril-Mai 2023/L’égalitarisme civique du réseau collégial et la loi 101. Le passage cité par Fortin : Roy, Olivier, L’Aplatissement du monde, La crise de la culture et l’empire des normes, Seuil, 2022, p. 88

[38] Rapport Parent, tome 1, p.27.

[39] https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/cegeps/services-administratifs/Composantes-formation-generale-cegeps.pdf

[40] https://docs.fecq.org/FECQ/M%C3%A9moires%20et%20avis/2021-2022/Memoire-formation-generale_115eCo_Zoom.pdf, p.9.

[41] Rapport Parent, tome 5, p.533.

[42] Depuis la révision de l’offre des cours complémentaires, le nouveau cours Finances personnelles est l’un des plus populaires au Collège BdeB.

[43] Rapport Parent, tome 1, p.30.

[44] https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/education/publications-adm/enseignement-superieur/plan-action_reussite-ens-sup.pdf, p.62.

[45] Lavoie, Carole. « La réussite au cégep : regards rétrospectifs et prospectifs ». Rapport de recherche. Québec : Fédération des cégeps, 2021. https://fedecegeps.ca/wp-content/uploads/2021/10/rapport-la-reussite-au-cegep.pdf.

[46] Boivin, Marie-Claude, Lison Chabot, et Godelieve Debeurme. « La maîtrise du français au collégial : le temps d’agir ». Québec : Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science, 2022, p. 3.

[47] Chartrand, S.-G. et Blaser, C. (dir.). (2008). Le rapport à l’écrit : un outil pour enseigner de l’école à l’université. Presses universitaires de Namur.

[48] Chartrand, Suzanne-Geneviève, Judith Emery-Bruneau, et Kathleen Sénéchal. Caractéristiques de 50 genres pour développer les compétences langagières en français. 2e éd. Québec : Didactica, 2015.

[49] Boivin, Marie-Claude, Lison Chabot, et Godelieve Debeurme. « La maîtrise du français au collégial : le temps d’agir ». Québec : Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science, 2022, p. 7.

[50] Op. cit., p. 33.

[51] Fédération étudiante collégiale du Québec. « Mémoire pour une réforme de la formation générale », 2022, p. 14.

[52] Op. cit., p. 7.

[53] Fédération étudiante collégiale du Québec. « Mémoire pour une réforme de la formation générale », 2022, p. 18.

[54] Nussbaum, Martha, Les émotions démocratiques, Flammarion, 2011, p.118.

[55] Par exemple : Que le ministère de l’Enseignement supérieur travaille à la mise en place d’une ressource numérique de soutien scolaire pour les cours de formation générale du type « Alloprof » afin de soutenir la population étudiante en dehors des heures ouvrables du personnel enseignant. Que le ministère de l’Enseignement supérieur mette en place une évaluation formative dans le but d’orienter les personnes étudiantes ayant des difficultés en français vers le cours de renforcement en français ou d’autres mesures d’aide adéquates avant le début de leur première session au collégial.

[56] Ce tournant est bien documenté par Martha Nussbaum dans les deux premiers chapitres de Les émotions démocratiques cité plus haut. Le titre original est évocateur : Not for profit. Why democracy needs the humanities.

Pédagogie du dialogue : relation et sensibilité, Richard Vaillancourt


Richard Vaillancourt enseigne la philosophie au Collège de Bois-de-Boulogne


Résumé 

Ce texte est la suite d’un article publié l’an dernier dans cette revue où je défendais la liberté académique, tout en rappelant la responsabilité du corps professoral vis-à-vis une recherche de la vérité régie par des normes académiques. Je soutenais que la liberté académique s’accompagne d’une forme d’autocontrainte qui doit être exercée individuellement et collectivement par la communauté enseignante.

Dans cette deuxième partie, je tente de répondre à la question suivante : Comment aborder les sujets sensibles pour maximiser la qualité de la relation pédagogique ? J’essaie de montrer que la responsabilité de l’enseignant.e s’étend à la sensibilité des étudiant.e.s, comme la relation pédagogique, jamais exempte d’une certaine forme d’autorité contraignante, doit avoir comme idéal le consentement rationnel et émotionnel des étudiant.e.s à travers une éthique de la discussion démocratique, ce qui nécessite une certaine posture quant à l’autorité de l’enseignant.e. Je défends que les espaces de discussions démocratiques au sein de la relation pédagogique soient ainsi plus appropriés que les notions d’espaces sécuritaires ou de traumavertissements pour prendre en compte sérieusement la sensibilité des étudiant.e.s et éviter la reproduction des injustices épistémiques.


Travis: Yeah, I don’t know. That’s about the dumbest thing I ever heard.

Wizard: I’m not Bertrand Russell. Well what do ya want. I’m a cabbie you know. What do I know? I mean, I don’t even know what the f*** you’re talkin’ about.

Travis: Yeah I don’t know. Maybe I don’t know either.

Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976

1. La sensibilité des étudiant.e.s

Il y a quelques années, une étudiante m’a interpellé au premier cours de la session pour me faire part d’un trouble profond. Elle était choquée par le fait que j’avais affirmé battre régulièrement de jeunes enfants dans des parcs. Je ne pus réprimer un fou rire avant de réussir à lui répondre que j’avais joué la comédie et que cette histoire se voulait une preuve par l’absurde pour contrer la thèse du relativisme moral radical et que je comprenais mal qu’elle n’ait pas saisi ma stratégie pédagogique. Elle voyait qu’il y avait anguille sous roche, mais son trouble du spectre de l’autisme lui donnait beaucoup de difficultés à reconnaître l’ironie ou l’humour pince-sans-rire. Elle me demandait donc d’éviter l’ironie ou ce genre d’humour en classe. Aussi bien me dire de demeurer à la maison et de ne plus enseigner !

Devais-je me soumettre au besoin de cette étudiante pour ménager sa sensibilité (ou son manque de sensibilité pour mon humour) sous peine de réduire considérablement ma liberté académique ? J’ai finalement convenu avec elle d’un signal explicite qui lui permettait d’être informée lorsque j’utilisais ce genre de rhétorique. Elle continuait ainsi d’être un peu bousculée, mais jamais bien longtemps et l’accommodement m’imposait une contrainte bien minime qui ne brimait en rien mes méthodes et ma liberté académique.

Jusqu’où doit-on se préoccuper de la sensibilité étudiante ? Sur le plan politique et légal, cette question est en voie d’être résolue si l’on se fie au rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire et aux suites que souhaite y donner le ministère de l’Enseignement supérieur.[i] Pas de droit à ne pas être offensé (p.15-16), mais une liberté qui s’exerce de façon responsable dans la civilité et le respect des opinions d’autrui (p.24-25). Le rapport stipule que des traumavertissements ne peuvent être imposés aux professeur.e.s et que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires (p.63). Or, quelles sont les balises qui nous permettent de bien comprendre ce que veut dire respecter les opinions des étudiant.e.s ? Comment intégrer ces opinions pour ne pas nuire à l’objectif pédagogique et maximiser la qualité de la relation avec les étudiant.e.s ?

Pour répondre à ces questions, nous devons définir ce que nous entendons par sensibilité. À première vue, si l’on se fie aux récents événements médiatisés qui réfèrent à la sensibilité des étudiant.e.s on peut voir celle-ci comme une « aptitude à réagir rapidement »[ii]. Dans un sens connexe, la sensibilité se définit comme sentiment ou émotion. On réagit rapidement comme on vit un sentiment plus ou moins intense, comme on est plus ou moins sensible. Poser le problème de la sensibilité des étudiant.e.s revient à poser celui de la place du sentiment en classe et dans l’existence en général.

On sait que la notion de sentiment est centrale dans l’histoire de la philosophie et que certains philosophes en font la pierre d’assise de la moralité alors que d’autres ne lui accordent aucune valeur épistémique ou morale. Je n’ai pas pour objectif de refaire l’histoire de ce débat, mais comprenons avec Olivier Reboul que « le sentiment sous toutes ses formes, est toujours la conscience immédiate d’une existence dont la valeur nous engage d’une certaine manière […] qui donne un sens à notre existence »[iii] En ce sens, on peut voir que le sentiment a ainsi un pouvoir épistémique de l’ordre de l’assentiment ou de la croyance qui mérite toutefois un retour réflexif. Ce qui nous touche et nous oriente a besoin d’être distancié (ou d’être bridé selon Platon dans la République) pour mieux en mesurer la valeur et orienter notre engagement. Il n’en demeure pas moins que le sentiment est un « mobile qui pousse à agir », une « question posée à ma liberté »        « qui joue le même rôle que l’expérience dans la science […] une expérience sans laquelle la raison n’aurait rien sur quoi raisonner. » [iv] Le sentiment (tout comme la raison) est donc nécessaire sur le plan éthique, politique et épistémique.

Faut-il donc que le pédagogue tienne compte des sentiments de ses étudiant.e.s ? Il ressort de notre analyse que le sentiment est un puissant moteur, essentiel à la connaissance. Chaque professeur.e, qu’il le veuille ou non, en appelle régulièrement aux sentiments. L’un utilisera la joie que provoque le rire, l’autre la fierté ou la honte issue d’une compétition pour stimuler l’apprentissage et intéresser les étudiant.e.s aux contenus d’enseignements.

L’intellectuelle afro-américaine bell hooks[v] publiait un essai à ce sujet en 1994 dont nous reprendrons certaines analyses. Elle voit dans l’utilisation des sentiments en classe ou d’un concept connexe, la passion, un formidable outil d’apprentissage :

« Dans la mesure où les enseignants déploient cette passion, qui doit être fondamentalement enracinée dans l’amour pour les idées qu’on peut inspirer, la classe devient un lieu dynamique où les transformations des relations sociales sont concrètement matérialisées et la fausse dichotomie entre le monde à l’extérieur ou à l’intérieur de l’université disparaît. »[vi]

J’ai récemment pris conscience que je faisais assez souvent part à mes étudiant.e.s de mes émotions devant telle réfutation de Socrate, le cogito de Descartes ou le « on le forcera à être libre » du Contrat social de Rousseau. « C’est un passage magnifique, j’en suis tout ému. Voyez comment l’auteur vient résoudre le problème initial ! » C’est un puissant outil pédagogique motivationnel que je vais même parfois exagérer et mettre en scène ! J’espère que ma réaction les amènera à se poser la question suivante : « Comment se fait-il que mon enseignant soit si émotif alors que je bâillais hier en lisant ce texte ? Quelque chose a dû m’échapper, je veux comprendre ce que j’ai manqué. »

En cohérence avec l’exemple de Socrate, Descartes et Rousseau, hooks souligne que cette passion doit s’ancrer dans les idées et dans la théorie, mais qu’elle doit avoir pour finalité de s’exprimer dans le monde extérieur. L’émotion devient ainsi un pont entre la théorie scolaire et la vie réelle. On retrouve cette même idée dans la définition de l’éducation que propose le philosophe analytique Richard Stanley Peters :

« L’éducation en somme, est essentiellement affaire de processus par lesquels sont intentionnellement transmises des choses valables d’une manière intelligible et consentie, lesquelles créent, chez qui les apprend, un désir de s’y élever qui s’inscrit harmonieusement dans une forme de vie. »[i]

Ce que je souhaite éclairer ici est la création d’un désir de s’élever aux choses valables et de les inscrire harmonieusement dans notre vie. Pour que ces choses valables soient durablement transmises à une personne, elle doit les désirer, éprouver un sentiment favorable envers elles, avoir à cœur de les atteindre. Les émotions ont cette capacité de « nous garder en éveil ou en alerte. […] Si nous sommes fermés émotionnellement, comment peut-il y avoir une quelconque excitation pour les idées? »[viii] Cette ouverture émotionnelle à ce qui est appris est pour hooks une des conditions nécessaires à un « apprentissage profond et intime. »[ix] Le problème n’est donc pas la place du sentiment en classe quand celui-ci est contrôlé et utilisé par le maître. La sensibilité qui semble problématique et qui viendrait nuire à la liberté académique serait celle qui n’est pas conforme avec l’intention pédagogique de l’enseignant.e: c’est le sentiment discordant non prévu.

Que faire avec ce sentiment non désiré dans la relation pédagogique? En tenir compte vient-il restreindre indûment la liberté académique que ce soit en rectifiant le tir après coup ou dans une autocensure prévoyante ?

2. Trois objections : marchandisation, subjectivité de l’expérience et violence de la connaissance

Il est assez nouveau de voir les étudiant.e.s exprimer leurs émotions en classe et cela est certainement lié à la redéfinition de l’autorité inhérente à l’éducation démocratique. J’ai défendu dans d’autres articles que l’égalité des intelligences doit permettre à tous et toutes de participer activement au dialogue pédagogique à partir de son expérience. Or, quelle autorité doit-on donner à l’expérience subjective des étudiant.e.s et aux sentiments qui en font partie ? Pour certains, il est néfaste de considérer ces sentiments futiles et toute demande allant en ce sens serait une atteinte à la liberté de l’enseignant.e. Trois types d’arguments viennent généralement soutenir cette thèse.

La marchandisation

L’un des arguments de ceux et celles qui défendent une conception presque absolue de la liberté académique est de voir toute restriction de la liberté académique par souci de la sensibilité des étudiant.e.s comme une forme de marchandisation de l’éducation. Adopter une posture plus inclusive et plus sensible à ce qui pourrait blesser les étudiant.e.s, serait une forme de clientélisme qui dénature l’acte pédagogique en l’orientant vers les perceptions et les préférences individuelles. Ils affirment souvent que la reconnaissance par les différentes directions d’établissements scolaires de la légitimité des critiques étudiantes revient à les considérer comme des client.e.s insatisfaits du contenu d’un cours que l’on devrait nécessairement satisfaire. Il s’agirait surtout pour ces directions de préserver la « marque de l’université » ou du Collège en accommodant les client.e.s afin de leur faire plaisir.[x]  S’il est vrai que certaines réactions de certaines administrations semblent aller en ce sens, il est faux d’y voir l’argument central de ceux et celles qui soutiennent la nécessité d’écouter la voix sensible des étudiants et étudiantes. Est-ce nécessairement une forme de clientélisme ou plutôt l’écoute empathique d’un interlocuteur légitime ?

Cet amalgame est peut-être nourri par une certaine interprétation de ce qu’est l’éducation et de son lien de parenté avec la vente. Comme le philosophe John Dewey le souligne dans cette célèbre analogie :

« Enseigner et apprendre sont des actes corrélatifs ou correspondants au même titre que vendre et acheter. On ne peut pas plus parler de vendre si personne n’achète, qu’on ne peut dire qu’on enseigne si personne n’apprend. »[xi]

Loin d’être une défense de la marchandisation de l’éducation, Dewey affirme ici le caractère dialogique de l’enseignement. L’enseignement est une relation entre au moins deux individus qui interagissent. Si la personne enseignante a la liberté de déterminer le contenu de ses cours et ses méthodes pédagogiques, elle doit nécessairement s’intéresser à la réception de ce contenu par les étudiant.e.s et à l’efficacité de ses méthodes afin « d’éveiller et de stimuler des forces déjà actives en eux. »[xii] La thèse centrale de Dewey à ce sujet est la suivante: « l’éducation, si elle veut atteindre ses fins, d’une part à l’égard de l’enfant, d’autre part à l’égard de la société, doit être fondée sur l’expérience, qui est toujours l’expérience actuelle et vitale de quelqu’un. »[xiii] Dewey ajoute que l’expérience éducative est transformatrice pour l’étudiant comme pour l’enseignant à différents degrés. Par conséquent, l’éducation doit être fondée sur l’expérience de l’enseignant.e aussi bien que sur celle de l’étudiant.e. En accord avec cette conception de l’éducation, nous devons admettre qu’il est primordial d’écouter et de reconnaître les sentiments qui sont une part essentielle de l’expérience humaine, et ce indépendamment de toute marchandisation. Il est donc caricatural de voir le fait de se soucier du bien-être des étudiant.e.s comme une nécessaire marchandisation de l’enseignement.

L’expérience : subjectivité et relativisme

Cette marchandisation serait accompagnée en parallèle par l’idéologie woke, courant extrême des politiques de l’identité qui viendrait jouer le jeu du néolibéralisme, en ramenant tout à l’identité subjective des individus. Qu’entend-on par woke (éveillé)?

« On entend par là une mouvance de la gauche qui tourne le dos au « nous » démocratique, se concentre sur l’expression de soi des individus, fétichise ce qui différencie les citoyens les uns des autres, privilégie l’hystérie morale en lieu et place de l’argumentation raisonnée. »[xiv]

Le fait de se concentrer sur l’expression des individus et sur ce qui les différencie est-il vraiment une sorte de fétichisme, un refus du « nous » démocratique ?

Ce que critiquent les wokes dans l’universalisme ou le « nous » démocratique est qu’il est un particularisme ou un « je » qui s’ignore. Sous des prétentions d’universalité se cacheraient des normes particulières qu’une partie de la population souhaiterait imposer aux autres souvent avec de bonnes intentions. Le point focal sur l’expression des identités différenciées est une façon d’éclairer certaines différences injustement laissées de côté dans la définition de l’universel. La reconnaissance de ces différences devrait nous amener à redéfinir ou du moins à réinterpréter l’universel. Il est possible de réclamer une identité partagée si celle-ci prend acte des différences et leur accorde un espace. Les wokes nous disent ne pas se reconnaître dans l’universel actuel et chercher à ce que les minorités soient reconnues et incluses dans le « nous » démocratique, pour permettre un universel partagé par tous et toutes.

On pourrait répondre que cette expression des différences au cœur des critiques étudiantes ne peut être prise au sérieux comme elle serait ancrée dans des sentiments futiles et instables. Devant certains sujets, des étudiant.e.s peuvent ressentir un malaise, un inconfort ou des émotions négatives. Prendre au sérieux ces émotions négatives serait nous entraîner dans un relativisme comme l’expérience de chacun est différente : ces émotions ne sont pas identiques pour tous et elles sont suscitées par des contenus différents. D’une part, il serait donc impossible de prévoir ce qui causera des sentiments néfastes et de modifier le contenu des cours en conséquence. D’autre part, tout contenu serait potentiellement un sujet sensible qu’il faudrait éviter ! Considérant la volatilité et l’imprévisibilité des sentiments étudiants, ils ne seraient pas assez fiables pour être des acteurs légitimes de la relation pédagogique.

On peut ajouter à cet argument que le professeur.e doit transmettre des savoirs universels qui ne relèvent aucunement d’une quelconque subjectivité. Il ne pourrait moduler ces savoirs en fonction de la sensibilité étudiante sans trahir son expertise disciplinaire.

Pourtant, l’expérience subjective est nécessairement le point de départ de la connaissance. Pour John Dewey, l’éducation est « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. »[xv]  L’expérience présente de la personne à éduquer est donc au centre de la relation éducative et elle participe ainsi de manière presque égale à l’autorité éducative : l’enfant construit son savoir dans une dialectique permanente avec le monde à partir de sa subjectivité. « Se concentrer sur l’expérience permet aux étudiant-es de revendiquer une base de savoir depuis laquelle iels peuvent parler ».[xvi] Les connaissances transmises par le ou la professeur.e viendront idéalement bonifier cette expérience, mais seront toujours teintées par elle. Il est donc essentiel de lui accorder un rôle important dans l’expérience éducative comme on s’intéresse à la qualité de la communication et de se rappeler que  « nous communiquons de la façon la plus efficace en choisissant une manière de parler qui est informée par la particularité et la singularité des personnes avec et à qui nous parlons. »[xvii]

Un équilibre est donc possible entre l’expérience subjective et les savoirs universels comme l’éducation est réorganisation de l’expérience et qu’elle implique une transformation qui éloigne du relativisme.

La connaissance est troublante

Il nous faut aussi rappeler la thèse de Platon exposée entre autres dans La République et si bien illustrée dans la célèbre allégorie de la caverne. L’erreur principale du prisonnier du monde sensible est précisément d’être à l’écoute de ses sentiments et de ses désirs; il est par conséquent peu motivé à gravir le tortueux chemin qui mène à l’extérieur de soi et à la connaissance du réel. La connaissance nécessitant un travail purement intellectuel est initialement douloureuse et contraire aux habitudes contractées par la recherche du plaisir. Il serait donc normal que l’étudiant.e se plaigne régulièrement d’inconfort et de malaise. Plier à ces plaintes serait le garder dans l’ignorance! On rendrait donc service aux étudiant.e.s en leur faisant ressentir l’inconfort nécessaire à l’acquisition de nouvelles connaissances.

Ceci serait encore plus vrai dans des cours de philosophie ou de littérature par exemple, comme le questionnement sur des problèmes fondamentaux amène à remettre en doute des croyances au fondement de l’identité ce qui cause incertitude et souffrance. Toute formation est ainsi une déformation assurément troublante pour la personne qui la vit. « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous »,[xviii] croit Kafka.

Un argument connexe a été récemment avancé par le psychologue Jonathan Haidt dans sa critique des traumavertissements. Les traumavertissements (trigger warnings) sont des avertissements qui précèdent la diffusion de contenus qui seraient susceptibles de provoquer des réponses émotionnelles négatives chez certaines personnes. Ces avertissements auraient pour but de donner la possibilité aux personnes de se préparer émotionnellement au contenu ou à ne pas y être exposé selon leur préférence.

En contexte scolaire, Haidt soutient que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise.  Écartons tout de suite l’idée que le professeur pourrait avoir comme mission de guérir certaines personnes en les confrontant à leurs traumatismes passés comme ce n’est évidemment pas le rôle explicite du professeur. Toutefois, il semble qu’il soit positif pour une personne d’aborder les sujets sensibles plutôt que de les éviter. C’est du moins la thèse de Haidt qui affirme qu’il est erroné de penser que les personnes traumatisées doivent éviter d’être confrontées à leurs émotions négatives réactivées par du contenu sensible :

« they are wrong to try to prevent such reactivations. Students with PTSD should of course get treatment, but they should not try to avoid normal life, with its many opportunities for habituation. Classroom discussions are safe places to be exposed to incidental reminders of trauma (such as the word violate). A discussion of violence is unlikely to be followed by actual violence, so it is a good way to help students change the associations that are causing them discomfort. And they’d better get their habituation done in college, because the world beyond college will be far less willing to accommodate requests for trigger warnings and opt-outs. » [xix]

Les salles de classe sont des espaces plutôt sécuritaires pour penser à des évènements passés traumatisants comme il est improbable qu’un évènement similaire se produise réellement à ce moment, ce qui permet d’associer les pensées troublantes à des situations sécuritaires. Ainsi, il serait mieux pour les personnes étudiantes de commencer ce processus en classe comme elles devront éventuellement être confrontées à ces sujets à l’extérieur ce qui pourrait causer des troubles encore plus grands. Selon cette approche, aborder ces sujets en classe permet donc aux étudiant.s de graduellement faire face à leurs sentiments négatifs pour ne pas avoir à fuir la réalité du monde.

Bref, les sentiments négatifs seraient une partie essentielle du processus éducatif et il serait même bénéfique pour des personnes traumatisées d’être exposées aux sujets sensibles pour affronter positivement des peurs ou des émotions négatives bien réelles. La sensibilité aurait ainsi sa place en classe, mais ne pourrait être utilisée par les étudiant.e.s comme argument permettant d’éviter certains contenus pédagogiques.

Certes, nous devons reconnaître que la difficulté et l’inconfort sont bien souvent une étape du développement intellectuel et que « toute douleur n’est pas blessure et tout plaisir n’est pas bon. »[xx] À l’inverse, reconnaissons aussi que la douleur n’est pas non plus essentielle au développement et que le plaisir est souvent bénéfique à l’apprentissage.

Ainsi, nous avons d’un côté le refus nécessaire d’un « droit à ne pas être offensé » et à ne pas être mis en contact avec certains contenus offensants, et de l’autre la nécessité de considérer les sentiments et émotions ressenties par les étudiant.e.s. Comment réconcilier ces deux exigences a priori contradictoires ?

3. Espaces sécuritaires, espaces démocratiques

Si les salles de classe sont des espaces sécuritaires pour revisiter certains traumatismes, elles ne peuvent toutefois être considérées comme des espaces sécuritaires au sens du concept de safe spaces popularisé dans les dernières années sur les campus américains. Selon The safe space network cité par Geneviève Pagé, un espace sécuritaire est un endroit où les personnes n’ont pas peur d’être mises dans l’inconfort en raison de leurs caractéristiques identitaires ou de leurs expériences passées et où tous et toutes sont fortement encouragés à respecter les autres et à garantir leurs dignités.[xxi] Ce genre d’espace sécuritaire s’accompagne généralement d’un principe de base qui est que : « c’est aux opprimés de parler de leurs oppressions, et les privilégiés ne doivent pas contredire ou mettre en doute les opprimés, d’abord parce qu’ils ne connaissent pas leur réalité, ensuite parce que se faisant, ils se rendraient coupables d’oppression ».[xxii]

Outre les raisons évoquées ci-dessus, le concept d’espace sécuritaire est aussi extrêmement contraignant et permet difficilement d’exprimer des idées qui critiquent les affirmations et croyances des autres. L’espace sécuritaire décourage donc toute critique intersubjective, ce qui rend impossible le débat et le dialogue démocratique. Ce concept peut être intéressant dans certains contextes, mais est inapproprié pour tout espace démocratique ou pédagogique qui nécessite une attitude critique permanente. Comme Michel Seymour, nous pensons que « la salle de cours n’est pas un safe space pour les étudiant-e-s, mais elle n’est pas non plus un safe space pour les profs. »[xxiii]

S’il ne faut pas éviter certains sujets en raison des sensibilités étudiantes, est-ce envisageable qu’elles puissent toutefois modifier l’activité pédagogique comme elles peuvent être un puissant levier ou au contraire un frein à l’apprentissage? Nous croyons que si les professeur.e.s n’ont pas trop à se soucier de la sensibilité sur le plan légal tant qu’ils respectent les lois en vigueur, qu’il serait néfaste de ne pas s’en soucier sur le plan pédagogique et moral. Dans ce qui suit, je défendrai que la sensibilité étudiante doive s’exprimer et avoir une certaine autorité pour maximiser la qualité de la relation pédagogique, mais sans en faire le critère principal de ce qui devrait être enseigné ou non.

L’autocensure comme pratique morale

Même si nous pensons que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires comme définis ci-dessus, il ne faudrait toutefois pas rejeter en bloc ce qui motive les demandes d’espaces sécuritaires. Déjà en 1994, bell hooks affirmait « je crains que les accusations contre les politiques identitaires soient la nouvelle mode pour faire taire les étudiant-es des groupes marginaux. »[xxiv] Le fait que l’on récuse certaines demandes qui nous semblent extrêmes ne devrait pas servir à taire et à caricaturer les problèmes réels que vivent les personnes marginalisées. Il faut reconnaître les rapports d’oppressions qui structurent depuis longtemps l’espace politique, culturel et éducatif. Il faut reconnaître que la parole des femmes ou des personnes racisées a longtemps été mise à l’écart, ridiculisée, caricaturée et oblitérée. Au mieux, cette parole n’était bien souvent prise en compte que lorsque transmise charitablement par des personnes en position d’autorité épistémique qui en faisait elle-même l’interprétation à partir de leur propre expérience. On comprend ainsi pourquoi plusieurs cherchent à se réapproprier la manière de raconter leur propre histoire et de rétablir leur légitimité épistémique si longtemps discréditée. Il est donc essentiel d’aménager un espace en classe où les personnes ont l’occasion d’exprimer leurs sentiments ou leur expérience que ce soit sur le contenu des cours ou sur les méthodes pédagogiques afin de participer à la déconstruction de ces rapports d’oppression.

En s’inspirant de la pensée de Carol Gilligandans La voix différente dont elles signent la préface, Sandra Laugier et Patricia Paperman avancent : « La question de savoir quand et comment faire confiance à l’expérience (à sa propre expérience, et à celle d’autrui), quand et comment tenir compte par exemple des réactions d’offense est une question qui ne peut être résolue de façon générale. Elle définit des styles de pensée morale. »[xxv] Le style de pensée morale que je veux promouvoir dans ce texte est fondé sur la conviction que l’enseignement est une expérience partagée et « qu’être enseignant-e signifie être avec les gens »[xxvi]. L’enseignement est une relation humaine qui n’est pas aussi forte que l’amitié, mais qui dépasse le cadre d’une relation citoyenne libérale comprise au sens faible. Ce style de relation morale implique un degré d’écoute de l’expérience d’autrui qui dépasse un cadre strictement légal.

Certains professeur.e.s adoptant un certain style de pensée morale autoritaire et légaliste pourraient n’accorder aucun crédit à l’expérience étudiante et à certaines réactions d’offense considérées de facto illégitime. Les défenseurs d’une liberté académique absolue qui s’opposent à toute forme d’autocensure ne semblent pas reconnaître cette expérience partagée qu’est l’éducation. C’est dans cet espace incertain de la réflexion morale que le pédagogue choisit ou non de considérer le ressenti des personnes à qui il s’adresse.

Dans sa participation au livre Liberté surveillée qui porte sur la liberté d’expression, Jocelyn Maclure affirme « la contrepartie éthique de notre droit légal à offenser, à ridiculiser et à blesser est de bien réfléchir aux conséquences de nos actes d’expression pour les autres, en prenant en considération les valeurs et les engagements qui les définissent. »[xxvii] Dans le même sens, il y a une contrepartie éthique à la liberté académique qui nous demande de réfléchir aux conséquences de nos actes pédagogiques sur nos étudiant.e.s. Pour le dire autrement, « [avoir] le droit de faire quelque chose n’est pas une raison suffisante pour agir. »[xxviii] Il est parfois souhaitable de choisir de ne pas heurter pour des raisons morales, par souci d’autrui comme on peut choisir de blesser quelqu’un pour de bonnes raisons. Mais il est aussi possible de s’empêcher de le faire sans y voir une forme délétère d’autocensure: « l’autocensure n’est regrettable que lorsqu’on décide de ne pas s’exprimer par crainte d’être la cible d’actions illégales ou immorales. […] L’autocensure peut aussi être le résultat d’une véritable réflexion morale »[xxix].

L’expérience de l’autrice Melikah Abdelmoumen reflète bien cette réflexion morale. Donnant une conférence devant des étudiant.e.s au collégial, elle a employé l’expression « le mot en n » alors qu’elle affirme être mal à l’aise avec celle-ci et avoir l’habitude d’ utiliser des mots violents lorsque nécessaire. Mais dans ce cas, alors que des étudiant.e.s à qui elle s’adresse ont déjà utilisé l’expression « mot en n », elle s’est autocensurée pour la raison suivante : « J’ai choisi d’écouter cet ébranlement. Je les ai suivis. J’ai fait référence à la réalité à laquelle renvoie le mot en n sans dire le mot, parce que je n’avais pas envie de les heurter. Ça me semblait une raison suffisante. »[xxx]

Par ailleurs, l’éducateur a une responsabilité disciplinaire envers le passé, mais aussi une responsabilité envers les nouvelles réalités et les progrès sociaux. L’école n’est pas à l’extérieur de la société et l’éducateur participe aux débats et enjeux contemporains ce qui est d’ailleurs reconnu par certains syndicats de professeur.e.s : « la personne enseignante doit faire progresser ses enseignements, tout en tenant compte de l’évolution des débats scientifiques et sociaux. » [xxxi]

Certes, l’expérience de chacun est différente et il faudrait éviter de modifier substantiellement le contenu des cours en fonction de ces différences. Néanmoins, chaque époque met en lumière certains problèmes sociaux qui nous permettent d’identifier des tendances et de prévoir certaines sources évidentes d’émotions négatives. Négliger ces sources au nom de la liberté académique ou de la dénonciation des caprices d’une jeunesse instable serait mal avisé. Par exemple, la dénonciation des violences sexuelles n’est pas une mode passagère ou un caprice lorsque l’on sait qu’une femme sur trois sera victime d’au moins une agression sexuelle dans sa vie. Sachant cela, il est de la responsabilité des professeur.e.s d’aborder ce sujet avec une certaine prudence ce qui ne veut aucunement dire de ne pas l’aborder du tout. Il faut écouter les critiques des étudiant.e.s et même de la société en général si l’on veut partir de l’expérience et arriver à transformer celle-ci. Le sentiment n’enferme pas dans la subjectivité et il est primordial de valoriser l’expression d’expériences personnelles dans les discussions.

Il m’est parfois arrivé au début de ma carrière d’utiliser l’exemple des violences sexuelles pour illustrer une conséquence possible de l’absence d’une autorité publique au sein d’une société. Ce n’était pas anodin comme je voulais par cet exemple marquer les esprits et rendre manifeste la nécessité d’une quelconque autorité pour au moins assurer la sécurité physique des personnes. Avant même le mouvement « me too » j’ai pris conscience que l’utilisation de cet exemple provoquait sûrement un malaise pour des victimes d’agressions fort probablement présentes dans mes classes. Était-ce vraiment nécessaire de prendre cet exemple pour arriver à mon objectif pédagogique ? Depuis, je continue d’aborder les violences sexuelles dans certains contextes incontournables, mais je m’abstiens d’y faire référence lorsque ce n’est pas nécessaire.

En somme, sans en faire l’unique critère de ce qui devrait être enseigné, la sensibilité des étudiant.e.s est un élément important de l’expérience pédagogique qui ne doit pas être négligé. Même s’il est impossible de prévoir tous les contenus potentiellement sensibles, certains thèmes sont objectivement sensibles dans une période donnée et il est essentiel de les traiter comme tel. Reconnaître le caractère objectif de certains problèmes sociaux est aussi une façon de reconnaître le caractère subjectif des discriminations vécues et de valoriser l’expérience des étudiant.e.s. C’est ainsi une façon de modestement transformer les rapports de pouvoir : « En reconnaissant la subjectivité et les limites de l’identité, nous perturbons l’objectivation tellement nécessaire à la culture de domination. »[xxxii]

Pour informer cette réflexion morale, encore faut-il qu’il y ait un espace possible pour que les étudiant.e.s puissent s’exprimer librement à ce sujet, et ce, de manière à réduire le risque d’éventuelles offenses.

Espaces démocratiques

Si la classe ne peut être un safe space, elle devrait plutôt être un espace démocratique où ces enjeux sont discutés ouvertement de manière critique, et ce, dès le début de la session. Plutôt que d’éviter tout sujet potentiellement controversé, il faut favoriser la construction d’une communauté et permettre aux étudiant.e.s « d’exprimer des raisons ou des perceptions, des affects, des émotions »[xxxiii] sur différents sujets sans pour autant éviter d’y porter un regard critique.

« Dans une certaine mesure, nous savons que quand nous parlons pendant le cours de sujets qui passionnent les étudiant.es, il y a toujours la possibilité d’un affrontement, de l’expression vigoureuse d’idées ou même de conflits. […] Beaucoup d’enseignant.es m’ont communiqué leur désir de faire de leur classe un espace « sûr »; cela signifie habituellement que le ou la professeur.e fait un cours magistral à un groupe d’étudiant.es silencieux.ses qui ne répond que quand on les interpelle. […] Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique. […]»[xxxiv]

Cet espace que hooks qualifie d’environnement démocratique comme il accorde à tous et toutes le pouvoir et la responsabilité de s’exprimer et de critiquer, doit ouvrir la discussion sur des sujets sensibles qui peuvent certainement blesser ou offenser certaines personnes. Ceci ne veut pas dire qu’il faut être insensible à ce que pourront ressentir ces personnes ni que nous pouvons aborder ces sujets sans précautions. Mais si nous voulons déconstruire les rapports de pouvoir et rétablir les injustices du passé, il est essentiel d’en montrer les rouages et de les nommer ce qui implique pour reprendre les mots de Geneviève Pagé « que les femmes présentes dans la classe doivent entendre des propos sexistes, que des personnes racisées doivent subir des propos racistes et que des personnes non conformes en termes d’orientation sexuelle ou d’expression ou d’identité de genre peuvent devenir des objets de curiosité, souvent déplacée ».[xxxv]

Il est primordial d’examiner de près les préjugés et les propos problématiques pour apprendre aux étudiant.e.s à les reconnaître et à s’en prémunir. L’esprit critique ne peut se développer qu’en passant au crible les diverses propositions aussi choquantes peuvent-elles être. Il est donc essentiel d’exposer à de multiples thèses et arguments contradictoires et possiblement choquants pour développer cet esprit critique. La société de droit, la recherche de la vérité et du progrès social rendent nécessaires d’aborder ces enjeux comme il s’agit d’un impératif démocratique.

Pour que cet examen soit bénéfique, il est important de construire une communauté où la parole de toutes et tous soit vraiment écoutée :

« il faut construire une communauté afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle. Plutôt que de se concentrer sur des soucis de sécurité, je pense qu’un sentiment d’appartenance crée un sentiment d’engagement partagé et de bien commun qui nous lie. Ce que nous partageons toustes, idéalement, est un désir d’apprendre – de recevoir activement des connaissances qui augmentent notre développement intellectuel et notre capacité à vivre plus pleinement dans le monde. Selon mon expérience, une façon de construire une communauté dans la classe est de reconnaître la valeur de chaque parole individuelle. »[xxxvi]

Cette reconnaissance est compatible avec la critique si celle-ci est réellement représentative de la position critiquée et qu’elle en prend la pleine mesure. Comme l’exprime Geneviève Pagé, le meilleur moyen d’être à l’écoute de la sensibilité étudiante est de se concentrer sur l’identification et la transformation des rapports de pouvoir en créant un espace de classe : « où les stéréotypes doivent être démasqués, les savoirs désappris et les préjugés confrontés. […]. Dans ce contexte, la salle de classe n’est sécuritaire ni pour les individus membres d’un groupe opprimé ni pour les membres du groupe dominant. »[xxxvii]

Le fonctionnement même du cours et son contenu doit aussi être mis à discussion et il faut respecter les opinions divergentes des étudiant.e.s et leur permettre  « de questionner, réfléchir, remettre en question l’importance de certaines œuvres, notions, théories, concepts ou modèles d’analyse ». [xxxviii]Ceci étant dit, il ne faudrait pas conclure que les étudiant.e.s obtiennent ainsi un droit de veto sur l’expérience éducative. On ne peut conclure à une autorité absolue de l’expérience individuelle et il faut résister à une conception « essentialiste qui construit l’identité de façon monolithique et excluante. »[xxxix] Mais on ne peut non plus invoquer cet argument pour « réduire au silence et exclure ».[xl]

L’enseignant.e, en tant qu’expert, pourra nourrir la discussion avec sa propre expérience, ses savoirs et ses compétences pour favoriser « un va-et-vient entre nos émotions, les savoirs et nos objectifs politiques. »[xli] L’important est qu’il adopte une posture critique et qu’il fasse cette réflexion morale de manière éclairée et de bonne foi en reconnaissant cette responsabilité et le privilège épistémique qu’il détient en tant qu’expert disciplinaire. S’il est légitime pour les membres des groupes historiquement dominants d’être inclus dans la discussion sur les injustices subies par les groupes minoritaires, cela s’accompagne d’une responsabilité de reconnaissance de certains privilèges épistémiques et d’un effort de déconstruction pour redonner du pouvoir aux personnes marginalisées.

Les traumavertissements

Si nous écartons la notion d’espace sécuritaire pour privilégier celui d’espace démocratique, qu’en est-il des traumavertissements (trigger warnings) ? Peuvent-ils être des outils pertinents pour assurer le bon fonctionnement de l’espace démocratique en classe?

Suivant l’argument de Haidt avancé ci-dessus, je soutiens que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise. Alain Roy exprime essentiellement la même chose qui nous rappelle la hache de Kafka :

« Demander que des traumavertissements nous protègent de contenus dérangeants, c’est n’avoir rien compris à la raison d’être des œuvres littéraires, dont la valeur et le prix tiennent précisément à leur capacité de nous surprendre, de nous déstabiliser, de nous faire voir le monde d’une autre façon, de nous amener à reconsidérer ce que nous pensions savoir, et même aussi de choquer, de provoquer, de perturber. »[xlii]

Néanmoins, on peut penser que l’avertissement peut être tout à fait approprié s’il s’articule comme un espace de discussion précédant le contenu sensible. Il me semble sain d’annoncer dès le début de la session les sujets sensibles qui seront abordés tout en affirmant notre ouverture pour en discuter en privé comme en public. Il est important que les étudiant.e.s puisse avoir une tribune pour s’exprimer sur leur malaise et il est toujours mieux de pouvoir ouvrir la discussion avant l’exposition au contenu sensible. On évite ainsi l’idée que les étudiant.e.s doivent avant tout être protégés plutôt que confrontés, ce que dénoncent depuis quelques années Jonathan Haidt cité plus haut et l’American Association of University Professors. En effet, le principe est non pas de protéger les étudiant.e.s sensibles, mais de mieux les préparer à être confrontés. Il n’y a pas plus de vertus pédagogiques à causer des surprises désagréables ou à surutiliser des images choquantes ou des mots choquants.

Cet espace de discussion peut être très informel et advenir à différents moments de la session, mais on peut aussi penser à quelque chose de plus formel comme ce qu’Alain Roy propose d’inscrire dans un plan de cours:

 

« Le cours que vous vous apprêtez à suivre soulève de nombreux enjeux sensibles. Les étudiant·e·s, le professeur et les intervenant·e·s expert·e·s seront appelé·e·s à débattre de plusieurs questions difficiles et controversées. Tous les points de vue sont recevables, pour autant qu’ils soient exprimés dans le respect et avec l’ouverture qui s’impose. Chaque étudiant·e doit être conscient·e que certaines questions sont susceptibles de heurter ses convictions personnelles, quelles qu’en soient la nature et la source, et de provoquer de l’inconfort, des malaises, et peut-être même de la détresse. Les étudiant·e·s qui, après avoir été dûment avisé·e·s de ces conditions d’apprentissage, demeurent inscrit·e·s au cours, sont présumé·e·s y adhérer en toute connaissance de cause. »[xliii]

Cet avertissement a quelque chose de l’ordre du contrat qui invite peut-être l’étudiant.e vulnérable à s’exclure du cours, ce qui ne devrait pas en être l’objectif. Il s’agit plutôt d’une ouverture au dialogue et de la reconnaissance de la sensibilité que constitue cet avertissement. Ces deux éléments sont cruciaux pour maximiser la qualité de la relation pédagogique. Pour les mettre encore plus en évidence, il est souhaitable de faire régulièrement des discussions critiques qui servent en quelque sorte de « trigger warnings ». Avant d’aborder un sujet sensible, il peut être bénéfique de clarifier notre intention pédagogique, de reconnaître la complexité du sujet, de démontrer de l’empathie envers les personnes qui pourraient être concernées, et de permettre à tous de s’exprimer. Ces discussions critiques doivent être une occasion pour le professeur.e. de mettre en jeu son pouvoir politique et épistémique pour tenter d’égaliser les rapports de force sur certaines questions. C’est le point de départ d’une expérience pédagogique égalitaire où les étudiant.e.s et le professeur.e se donnent le droit à l’erreur et exposent leurs vulnérabilités et leurs angles morts. Beaucoup mieux qu’un simple avertissement, cet espace de discussion permet de réfléchir avec les personnes sur les sujets sensibles et sur la manière de les aborder.

Vous avez peut-être déjà lu l’excellente nouvelle de mon collègue Nicolas Bourdon dans la dernière publication de Bios, sinon je vous conseille de le faire. Ce texte dépeint un professeur passionné de littérature qui s’acharne à faire lire des œuvres classiques difficiles à des étudiant.e.s peu convaincues. Un de ses cours se met à déraper lorsqu’il affirme : « Voltaire croit que les religions sont des impostures. » « Monsieur, vous me manquez totalement de respect ! » lui crie un étudiant. L’ambiance de sa classe se détériore, les élèves se braquent et ont une attitude hostile. Le problème revient la session suivante lorsqu’il aborde le sujet du racisme… Ce texte montre à quel point il est difficile pour les professeur.e.s d’aborder des sujets sensibles alors que la population étudiante est de plus en plus sensible aux injustices et à la façon de les aborder par les personnes en position d’autorité. C’est aussi une critique d’une certaine culture de l’annulation et d’une crainte légitime du « retour de l’index » si l’on se fie à l’autodafé de l’an dernier en Ontario où des bandes dessinées d’Astérix et Obélix, de Tintin et de Lucky Luke ont été littéralement brûlées parce qu’elles présentaient prétendument du contenu offensant pour les membres de premières nations.[xliv]

Il est évident que les étudiant.e.s seront enclins à se braquer et à réagir de manière négative s’ils ont l’impression que le professeur adopte une position provocatrice et confrontante qui attaque consciemment les différentes conceptions qui entourent certains sujets sensibles. Celui qui veut trop choquer et qui montre trop d’autorité ne fera que provoquer des attitudes d’écoute passive rendant impossible toute transformation des étudiant.e.s. Mais je ne crois pas que ce soit l’attitude du professeur dans la nouvelle.

Il adopte plutôt une position quasi naïve, oblitérant les controverses actuelles et les sensibilités exprimées dans l’espace public comme si elles n’avaient pas de valeurs. Il est normal que les étudiant.e.s voudront le « réveiller » ne voulant pas croire qu’il n’est pas conscient de leurs expériences et de la sensibilité des enjeux qu’il aborde.

Paradoxalement, avoir une classe démocratique ou l’expérience subjective joue un rôle important, est un excellent moyen de valoriser la théorie et la critique des idées ainsi qu’à nuancer l’apport épistémique de l’expérience :

« C’est plutôt dans un contexte où la connaissance expérientielle des jeunes est niée ou invisibilisée que ces jeunes se sentent le plus déterminé-es à démontrer à leur auditoire à la fois sa valeur, mais aussi sa supériorité comme moyen de savoir. »[xlv]

Le problème du professeur dépeint dans la nouvelle est qu’il ne prend pas le temps d’instaurer un espace de dialogue où l’expérience étudiante est valorisée et où l’étudiant.e et l’enseignant.e sont conjointement amenés à douter du processus pédagogique en cours. Quand les étudiant.e.s voient un professeur.e qui adopte une posture de doute, d’humilité et de reconnaissance, ils sont beaucoup plus portés à lui donner un droit à l’erreur, à excuser ses maladresses et à s’exprimer sans coup d’éclat. bell hooks évoque une responsabilité que notre enseignant fictif n’a pas vraiment assumé :

« C’est pour moi une responsabilité fondamentale de l’enseignant-e de montrer par l’exemple une aptitude à écouter sérieusement les autres. Notre intérêt pour la parole étudiante soulève tout un tas de questions sur l’acte de faire taire. À quel moment en classe ce que dit quelqu’un-e ne doit pas être approfondi en classe? »[xlvi]

La pédagogie critique que je propose refuse la culture de l’annulation même si nous avons aussi la responsabilité de poursuivre notre formation et de « décoloniser » nos savoirs et nos corpus, de lire et de faire lire des voix plus minoritaires. La responsabilité de l’enseignant.e dans cette situation est d’écouter ce jeune qui croit qu’on lui a manqué de respect, de lui demander d’expliquer son raisonnement, de montrer de l’empathie pour ce qu’il ressent et de signifier humblement que ce n’était pas volontaire. À partir de cette expérience où les voix sont écoutées, on peut ensuite revenir à Voltaire et à son message de tolérance et l’on peut très bien lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. L’enseignant.e doit montrer qu’il est informé, qu’il a une certaine empathie ou au moins une charité herméneutique, même s’il n’est pas nécessairement en accord avec tout. Il doit montrer qu’il prend conscience de son privilège épistémique, qu’il considère que la question est complexe, qu’il y réfléchit, qu’il est possible qu’il se trompe même s’il prend position dans un sens ou dans l’autre, bref d’exprimer sa vulnérabilité pour entrer en relation.

En conclusion, s’il faut s’opposer aux dérives de l’extrémisme identitaire et de ses méthodes (appels à la censure et campagnes d’annulation), ainsi qu’aux espaces sécuritaires et aux obligations d’émettre des traumavertissements, il faut pourtant reconnaître la légitimité des voix qui expriment certaines injustices. Il est insuffisant et en quelque sorte tout aussi radical de défendre sans nuance une liberté académique absolue sourde à ces revendications. Le progrès social nécessite de l’enseignant.e qu’il transforme ses pratiques et qu’il soit ouvert à modifier son contenu ou ses méthodes pédagogiques dans une autocensure saine issue d’une réflexion morale informée par la voix des étudiant.e.s et du contexte social. C’est en ouvrant un espace de dialogue démocratique en classe que l’on peut donner une voix à ceux et celles qui se sentent laissés de côté et ainsi permettre d’amoindrir le radicalisme de certaines de leurs critiques.


[i] Fortier, Marco, https://www.ledevoir.com/societe/education/696291/quebec-depose-un-projet-de-loi-sur-la-liberte-universitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[ii] Petit Robert, « Sensibilité », 1991, p.1798.

[iii] Reboul, Olivier, Dictionnaire de la philosophie, « Sentiment», Universalis, p.1858.

[iv] Ibid, p.1857, 1859 et 1861.

[v] bell hooks est le nom d’autrice créé par Gloria Jean Watkins. Le fait que ce nom n’ait pas de majuscules est délibéré : c’est une façon pour hooks de minimiser l’attention vers l’autrice et de favoriser le contenu de ses livres. On peut douter de l’efficacité de cette stratégie! 

[vi] hooks, bell, Apprendre à transgresser,  Syllepse, Paris, 2019, p.148.

[vii] Peters, Richard Stanley, Education as initiation, dans dir. Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.99.

[viii] hooks, op. cit., p.143-144.

[ix] Ibid, p.19.

[x] Trudel, Pierre, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/598248/la-marque-de-l-universite, [consulté le 21 avril 2022].

[xi] Dewey, John, Comment nous pensons, Le seuil, Paris, 2004, p.43-44.

[xii] Ibid, p.44.

[xiii] Dewey John, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Armand Colin, 2011, p.515.

[xiv] Poulin, Alexandre, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/591226/prendre-conge-de-la-gauche-identitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xv] Dewey, John, op.cit., 2011, p.158.

[xvi] hooks, op. cit., p.138.

[xvii] Ibid, p.15-16.

[xviii] Kafka, Franz, Lettre à Oskar Pollak, 1904.

[xix] Haidt, Jonathan et Lukianoff, Greg, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2015/09/the-coddling-of-the-american-mind/399356/, [consulté le 21 avril 2022].

[xx] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.143.

[xxi] Pagé, Geneviève, Pouvoir, inconfort et apprentissage : les cours féministes peuvent-ils et doivent-ils être des espaces préfiguratifs et sécuritaires?, Éthique en éducation et en formation, (7), 2019, p. 13.

[xxii] Collin, Annie-Ève, « La liberté académique », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.213.

[xxiii] Seymour, Michel, https://ricochet.media/fr/3755/les-intellectuels-ont-ils-leur-place-a-luniversite?fbclid=IwAR1hpE_IbbjjLoVX6rkDKzrVLWWep8P6_Ve5II4cNNwvw6U2laMI5ssuITo, [consulté le 21 avril 2022].

[xxiv] hooks, op. cit., p.80.

[xxv] Gilligan, Carol, Une voix différente, Champs, p.XXVI.

[xxvi] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.153.

[xxvii] Maclure, Jocelyn, « L’inconfort du libéralisme: Haine, offense et limites à la liberté d’expression », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.91.,

[xxviii] Ibid, p.92. 

[xxix] Idem 

[xxx] Abdelmoumen, Melikah, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/648687/point-de-vue-les-mots?fbclid=IwAR0EoYODXPAKwRu2fJNPzm43Iu7B4MU1t6T9dcyucwym-BoWPmChiWNyM1U, [consulté le 21 avril 2022].

[xxxi] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf [consulté le 21 avril 2022].

[xxxii] hooks, op. cit., p.130.

[xxxiii] Ibid, p.40.

[xxxiv] Ibid, p.40-42.

[xxxv] Pagé, op.cit., p.14.

[xxxvi] hooks, op. cit., p.40-42.

[xxxvii] Pagé, op. cit., p.13-14.

[xxxviii] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf

[xxxix] hooks, op. cit., p.86.

[xl] Idem

[xli] Pagé, op.cit., p.22.

[xlii] Roy, Alain, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/647601/le-reel-n-est-pas-securitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xliii] Roy, Alain, cité dans https://theconversation.com/un-preambule-pourrait-assurer-la-liberte-dexpression-en-milieu-universitaire-152788, [consulté le 21 avril 2022].

[xliv] J.-Marsan, Marilou, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/631740/le-retour-de-l-index, [consulté le 21 avril 2022].

[xlv] hooks, op. cit., p.85.

[xlvi] Ibid, p.140

Consentement et autorité : le maître ignorant ? Richard Vaillancourt

Artiste: Charlotte Lafrance

Résumé

L’éducation démocratique met de l’avant une conception nouvelle de l’autorité, qui aux yeux de plusieurs vient la vider de son sens. En effet, si l’on se fie au philosophe français Jacques Rancière dans Le maître ignorant, le savoir n’est plus nécessaire au maître pour éduquer comme il devient un accompagnateur presque passif de celui ou celle qui apprend. D’où peut-il donc tirer son autorité si ce n’est que de sa connaissance de la culture qu’il devrait transmettre ? En partant de la thèse de l’égalité des intelligences de Rancière, je tente dans ce texte de montrer que la notion de consentement est nécessaire à la relation pédagogique et qu’il est possible de concilier la liberté et le partage de l’autorité entre le maître et l’élève, tout en maintenant l’exigence d’une transmission permanente d’un modèle d’excellence issu du passé, exigence si chère au conservatisme éducatif.

Dans un volet pratique, je soutiens ensuite que les pédagogues doivent maximiser le contact entre le livre et l’étudiant.e afin de mobiliser complètement sa volonté. Mais encore faut-il que cette pratique conservatrice soit focalisée sur les compétences communicatives de l’étudiant.e, sur la mise en œuvre de leurs propres pouvoirs explicatifs et normatifs à travers la dissertation philosophique ou la création littéraire, afin qu’ils puissent rien de moins que de transformer le monde.


Pour certain.e.s, l’autorité représente ce qu’il y a de plus permanent en éducation.Selon Hannah Arendt, la crise de l’autorité a donc comme conséquence inévitable une crise de l’éducation. Enfants laissés à eux-mêmes sans modèles, égalité démocratique sapant toute autorité, l’ignorance des maîtres, substitution du faire à l’apprendre et du jeu au travail, bref, une tyrannie du mouvement vers le futur sans considération pour le passé.[1] Pourtant l’essence même de l’éducation n’est-elle pas la conservation, la protection de quelque chose à quoi l’on accorde une grande valeur et qui pour cette raison fait autorité ? L’éducation inclusive, progressiste et démocratique n’implique-t-elle pas le pouvoir égalitaire de redéfinir le monde et ainsi l’abandon de toute autorité a priori ?

Certains ont pu récemment affirmer qu’« en éducation, rien n’est plus permanent que le changement ». C’est ce que les professeur.e.s du collège de Bois-de-Boulogne ont pu entendre de leur directeur Guy Dumais lors de la récente rencontre institutionnelle à laquelle ils ont dû consentir. S’il est vrai qu’il y a dans l’éducation et, de manière plus large, dans les sociétés démocratiques une « constance du progrès »[2], j’aimerais dans ce qui suit rappeler que ce progrès s’exerce toujours dans une structure toutefois plutôt permanente.

En 1965, Richard Stanley Peters un des illustres représentants du renouveau analytique de la philosophie de l’éducation, établissait trois critères fondamentaux (et donc permanents) qui caractérisent l’éducation et sans lesquels il serait erroné d’utiliser ce terme. Peters résume les trois critères dans la formulation suivante :

« L’éducation en somme, est essentiellement affaire de processus par lesquels sont intentionnellement transmises des choses valables d’une manière intelligible et consentie, lesquelles créent, chez qui les apprend, un désir de s’y élever qui s’inscrit harmonieusement dans une forme de vie. »[3]

Premièrement, l’éducation est laudative, normative et intentionnelle : quelqu’un veut transmettre intentionnellement quelque chose qu’il considère avoir de la valeur. L’éducation n’est jamais neutre puisqu’on veut transmettre des savoirs ou des compétences qui ont aux yeux de la personne qui éduque, une certaine autorité. On pourrait aussi dire que l’éducation est perfectionniste comme on vise ainsi à changer pour le mieux, à perfectionner l’apprenant en conformité avec cet idéal autoritaire.

Deuxièmement, les savoirs transmis doivent être accompagnés d’une compréhension plus générale du rôle de ceux-ci dans l’ensemble de l’existence humaine. La personne éduquée doit comprendre les principes qui sous-tendent les savoirs acquis et les raisons de leurs intérêts.[4] Elle doit être consciente de l’importance du rôle que jouent ces savoirs. Cette compréhension générale vient transformer sa vision du monde, sa « perspective cognitive » sur l’ensemble de la réalité. Elle relie entre eux les différents savoirs et rend la personne « soucieuse des choses valables dont il est question et elle aura à cœur d’atteindre les normes impliqués »[5].

Troisièmement, l’éducation requiert un consentement, une participation volontaire de la personne éduquée. Ce troisième critère sera l’objet principal de mon texte suite aux quelques remarques suivantes.Il nous semble donc que ces trois critères sont peut-être plus permanents que le changement si l’on veut définir ce qu’est l’éducation et que derrière l’apparence d’un changement permanent, il y ait une structure fondamentale qui le rende possible et qui implique une certaine forme d’autorité. 

Mais il est vrai que l’éducation est aussi essentiellement affaire de changement. Si l’on se fie à la suite du discours de monsieur Dumais, nous devons reconnaître avec lui qu’il y a beaucoup de changements dans la manière dont est transmis ce qui a de la valeur, notamment suite à l’apport tâtonnant mais considérable des sciences de l’éducation et des nouvelles technologies. Outre les méthodes de transmission, il y a aussi les savoirs, les compétences et les vertus transmises(ce qui a une valeur importante aux yeux de celui ou celle qui éduque) qui ont considérablement et bien heureusement changé dans l’histoire. Si certains savoirs apparaissent difficilement incontournables (1+1=2), d’autres n’ont heureusement plus de valeur aujourd’hui (la Terre est plate, le rôle de Thérèse est de préparer les repas de Luc…).

Toutefois, s’il est question d’une permanence du changement en éducation, c’est surtout dans l’idée fondamentale au cœur des critères de Peters qui est que l’éducation est perfectionniste, qu’elle a toujours pour objectif de changer pour le mieux la personne à éduquer et que cela ne peut se faire sans un idéal normatif et sans une certaine autorité. Le changement est permanent en éducation comme c’est là le but ultime de celui qui éduque : transformer l’enfant, ce qui inclut toujours une certaine forme de trouble, de dérangement voire même d’une certaine violence. Il faudrait garder à l’esprit cet impératif de changement lorsqu’il sera question de libre-choix, de pédagogie inclusive et de bienveillance en éducation. Par exemple, interdire l’utilisation des téléphones cellulaires en classe dans certains contextes éducatifs est certes dérangeant et agressant pour certain.e.s élèves, mais cette violence peut-il les amener à changer pour le mieux ?

En plus d’avoir abordé les notions d’autorité et de consentement, ces remarques introductives nous permettent d’affirmer qu’il est approprié de reconnaître la place centrale qu’occupe le changement en éducation (surtout dans son aspect perfectionniste) mais qu’il serait hasardeux d’en tirer une formule choc qui serait paradoxalement susceptible de camper les conservateurs dans leurs positions plutôt que de les amener… à progresser.

Autorité et liberté

Je veux maintenant dans ce qui suit tenter de comprendre comment l’autorité et la liberté, deux concepts possiblement contradictoires, peuvent cohabiter en éducation. Comme nous venons de reconnaître que l’éducation vise toujours à transformer quelqu’un et à exercer ainsi une forme de violence au sens large, comment cette transformation peut-elle être conciliable avec la liberté comprise comme consentement et participation volontaire de la personne éduquée ?

Emmanuel Kant dans ses Réflexions sur l’éducation identifie la tension entre autorité et liberté comme l’un des plus grands problèmes de l’éducation : « Comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de la liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? »[6] se demande Kant. John Dewey pour identifier le même problème utilise la formule suivante : « [comment] mettre en parallèle les idéaux d’un développement libre et complet de la personnalité privée, d’un côté, et la discipline sociale et la subordination politique de l’autre [?]»[7]. Sans qu’il soit nécessairement question d’une obligation légale, surtout lorsqu’il est question de la formation collégiale (si l’on ne veut pas confondre autorité et coercition), ce problème se retrouve au cœur de toute relation pédagogique tant l’acte éducatif est profondément normatif. Toute éducation repose sur une conception du bien, du beau et du vrai plus ou moins manifeste et consciente d’elle-même qui se constitue comme autorité.

Pour ceux qui choisissent librement une formation collégiale dans un domaine d’étude particulier, il n’en demeure pas moins qu’on les oblige ensuite à suivre une formation générale qui dans la tradition de l’éducation libérale et humaniste viserait à les émanciper, à les rendre autonomes, bref à les rendre libres. Comment donc,dans cette situation qui nous incombe,cultiver la liberté sous la contrainte ? En s’inspirant de la formule rousseauiste du Contrat social, se retrouve-t-on dans une situation où nous forçons les étudiant.e.s à être libres ?

Ce problème central de philosophie politique se retrouve au cœur de toute la tradition en philosophie de l’éducation. Deux tendances centrales se dessinent en réponse à ce problème : l’éducation républicaine-conservatrice et l’éducation libérale-progressiste. Le but de cet article n’étant pas de faire l’histoire ou l’analyse détaillée de ces tendances, je m’en tiendrai à une définition sommaire et forcément caricaturale.

Dans la poursuite de la tradition républicaine platonicienne et aristotélicienne, une auteure comme Hannah Arendt par exemple, stipule que « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation »[8]. L’éducateur doit assumer la responsabilité « de la continuité du monde […] [qui a ] besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque génération.»[9] Cette responsabilité repose finalement sur l’autorité du monde lui-même qui doit s’imposer à nous. L’obéissance requise en éducation n’est pas l’obéissance au maître mais au monde lui-même. Le rôle de l’éducateur est de transmettre ce monde en prenant le passé comme modèle : « sa profession exige de lui un immense respect du passé »[10]. Bref, pour Arendt, c’est une patiente connaissance du monde tel qu’il est, qui ne peut advenir que par l’autorité du maître et du monde lui-même, qui rendra ensuite possible la liberté de l’enfant et le progrès du monde. Il ne s’agit donc pas de promouvoir en éducation des manières de vivre, des manières de faire, et des compétences, mais plutôt d’apprendre rigoureusement des savoirs.Bref, l’autorité sans être violence ou coercition est « incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté »[11].

À l’opposé, pour les progressistes comme John Dewey par exemple, l’éducation est « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. »[12] L’expérience présente de l’enfant éduqué est donc au centre de la relation éducative et il participe ainsi de manière presque égale à l’autorité éducative : l’enfant construit son savoir dans une dialectique permanente avec le monde. L’éducation progressiste si elle ne néglige pas complètement le passé, est ainsi résolument tournée vers l’avenir et la liberté de l’enfant de construire cet avenir. Il est donc vrai que l’on assiste ici à une transformation de l’autorité comme le maître est maintenant compris comme un accompagnateur qui partage l’autorité avec l’élève par un processus d’argumentation dialectique. Par son caractère égalitaire, on comprend donc pourquoi Dewey qualifie cette conception de l’éducation comme étant démocratique. Est-ce à dire que le professeur n’a plus besoin d’être érudit et que la connaissance du monde n’est plus requise ? Ce n’est pas ce que soutient Dewey, mais ce n’est pas ici mon propos.

Celui ou celle qui s’intéresse à cette problématique ne peut qu’être intrigué par le titre d’un ouvrage du philosophe français Jacques Rancière: Le maître ignorant. Connaissant peu Rancière, outre le fait qu’il œuvre au sein du système d’éducation français qui est plutôt conservateur, je m’attendais à une critique du type de celle d’Arendt concernant la crise de l’autorité et de la tradition en éducation : la pédagogie s’est affranchie complètement de la matière à enseigner, estime-t-elle, et « cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline […] il arrive fréquemment qu’il en sache à peine plus que ses élèves »[13]. On pouvait donc s’attendre à une dénonciation véhémente de l’ignorancedes maîtres et de la perte de l’autorité en éducation.

Cependant, la thèse de Rancière est toute autre. Contrairement aux doléances d’Arendt, c’est l’éloge du maître ignorant que nous propose Rancière. À partir d’un commentaire sur l’œuvre du pédagogue français et penseur de l’éducation Joseph Jacotot (1770-1840), Rancière vient critiquer le modèle explicatif de la pédagogie traditionnelle reposant sur l’autorité de la tradition et sur l’intelligence du maître. Pour Jacotot et Rancière, l’émancipation intellectuelle des enfants ne repose pas sur une acquisition passive des savoirs fondamentaux, mais bien sur une activation de la volonté et de l’intelligence de l’enfant.

L’égalité des intelligences

La thèse de Rancière qu’il prend de Jacotot est que nous devons déplacer l’autorité du pédagogue. Le paradigme pédagogique est actuellement centré sur l’autorité de l’explication que seule peut produire une intelligence supérieure, celle du maître : « comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications d’un maître » (p. 14)[14]. Le maître compétent serait celui qui arriverait à mieux expliquer, à rendre plus explicite toutes les étapes deson raisonnement pour qu’elles soient assimilées et ensuite reproduites par l’enfant. Jacotot soutient qu’il faut renverser ce paradigme :

« Renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. » (p.15)

Le système explicateur repose sur une hiérarchie des intelligences. La supériorité de l’intelligence des maîtres « est le principe de l’explication. Tel sera désormais pour Jacotot le principe d’abrutissement. » (p.16) L’explication est fondée sur l’inégalité, elle la nécessite. Le maître traditionnel est donc celui qui abrutit l’enfant de son autorité en lui rappelant qu’il est inférieur et que son intelligence ne lui aurait jamais permis de se hisser à la hauteur de sa propre capacité explicative.

Contrairement au système explicateur qui abrutit, Jacotot propose une véritable culture scolaire de l’émancipation. Être émancipé, ce n’est pas comprendre le monde tel qu’il est ou plutôt comme il est compris et interprété par l’élite intellectuelle traditionnelle, mais plutôt avoir :

« la conscience de ce que peut une intelligence quand elle se considère comme égale à toute autre et considère toute autre comme égale à la sienne. L’émancipation est la conscience de cette égalité, de cette réciprocité qui seule permet à l’intelligence de s’actualiser par la vérification. Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction mais la croyance en l’infériorité de son intelligence. » (p.68)

Le problème de l’éducation est donc d’utiliser l’autorité du maître pour « révéler une intelligence à elle-même » (p.50) ce qui ne peut se faire sans que l’enfant prenne une conscience aiguë de sa propre valeur en lien avec le maître et la culture. À trop valoriser la culture, les modèles d’excellence et leurs intelligences supérieures et en concevant l’éducation comme une montée vers les sommets de la connaissance, on souligne à grands traits l’incapacité du grand nombre à y accéder. Devant une accession si ardue pour atteindre cette excellence si éloignée, plusieurs ne consentiront pas à s’y engager considérant la croyance qu’ils ont de leur infériorité. On comprend de ce qui précède que Rancière ne veut pas nier l’autorité du maître ou de la culture sans quoi l’idée même d’éducation serait absurde. Ce qu’il veut éviter est le sentiment d’infériorité qui s’accompagne généralement de la reconnaissance de cette autorité dans le système explicatif du maître savant.

Comment donc le maître peut-il conserver son autorité et transmettre l’autorité de la culture sans recourir au système explicatif et au déversement du savoir pour émanciper l’intelligence de l’enfant ? Autrement dit, comment réussir à engager pleinement l’étudiant.e, à le faire consentir absolument à l’autorité du lien éducatif dans un rapport égalitaire ?    

On pourrait penser que la solution est sous nos yeux depuis 2500 ans, dans l’éducation socratique. En effet, dans la méthode socratique, le maître ne professe pas mais utilise plutôt le questionnement dialectique pour amener l’élève à supprimer les hypothèses erronées, en cherchant une cohérence au sein de ses propres réponses. On pourrait ainsi penser que cette méthode institue une égalité des intelligences comme l’élève est amené à déconstruire lui-même ses propres erreurs et ainsi à reconstruire son savoir. Cependant, pour Rancière, le socratisme est « une forme perfectionnée de l’abrutissement » (p.52). L’autorité de Socrate n’émancipe pas, il abrutit. Rancière tire un exemple du Ménon : « Socrate doit prendre l’esclave par la main pour que celui-ci puisse retrouver ce qui est en lui-même. La démonstration de son savoir est tout autant celle de son impuissance : il ne marchera jamais seul » (p.52) Dans l’éducation socratique comme dans le système explicatif, l’élève sent que sans les bonnes questions il n’aurait jamais réussi à faire cette démonstration. À notre avis, voilà pourquoi dans un autre texte de Platon, Alcibiade tombe amoureux de Socrate et l’implore : « Puisses-tu ne pas t’éloigner ! »[15] Alcibiade initialement si distant envers Socrate et confiant en sa propre intelligence,est maintenant abruti comme il reconnait subitement un manque : il ne possède pas ce savoir ou cette vive intelligence qu’il retrouve chez Socrate. La dialectique socratique en plus de lui révéler l’incohérence de ses croyances, ce qui est souhaitable, lui révèle l’infériorité de son intelligence et sa dépendance au maître.

Attention et volonté

Sans nier l’importance de la culture, ou vouloir soutenir un relativisme néantisant, le défi est de développer une capacité à entrer en relation avec la culture, avec les autres, de manière égalitaire et surtout avec attention.Allons au-delà de l’analyse de Rancière. On constate que la réfutation socratique cause certainement l’attention. Celui qui est bousculé, ébranlé, par le constat de ses propres contradictions sort nécessairement de sa zone de confort ce qui ne peut que motiver son attention. Mais cela n’entraîne pas nécessairement le mouvement de l’intelligence; on ne le voit que trop bien dans de nombreux dialogues de Platon ou la honte causée par la réfutation entraîne plutôt un sentiment d’infériorité ou une colère accompagnée de déni; ce qui signifie dans ces deux cas un retrait de l’intelligence. Si la réfutation est parfois nécessaire elle doit s’accompagner d’une attention bénéfique. L’attention recherchée est « l’acte qui fait marcher cette intelligence sous la contrainte absolue d’une volonté » (p.45).

Comment peut-on y arriver ? Quelle méthode le maître peut-il employer pour rendre attentif l’étudiant.e, et s’assurer de son véritable consentement ?Pour Rancière, il faut « laisser l’intelligence [des étudiants] aux prises avec celle du livre » (p.25), le lien qui unit le maître à l’élève.Celui qui est attentionné va chercher avec hasard, il se débrouillera seul avec le livre et comprendra petit à petit, en rapportant toujours ce qu’il trouvera à ce qu’il aura initialement trouvé par hasard ou à ce qu’il comprendra déjà. Il tâtonnera, mais rapidement le hasard fera place à la méthode comme il rapportera toujours les éléments entre eux.Dans ce modèle, il faut laisser l’enfant déployer sa propre méthode, « le vrai mouvement de l’intelligence humaine qui prend possession de son propre pouvoir » (p.22)

Cette méthode du hasard active de manière authentique la volonté, car l’élève comprend qu’il peut « apprendre seul et sans maître explicateur quand [il le veut], par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation » (p.24) Quel est donc le rôle du maître dans cette méthode de la volonté ? Le maître selon Jacotot, est celui qui affirme : « Il faut que je vous apprenne que je n’ai rien à vous apprendre » (p.28 ), sinon que « tous les hommes ont une égale intelligence » (p.34). Le maître ignorant devient un accompagnateur qui substitue « la clarté des explications à l’autorité du livre » (p.17). Ce faisant, il néglige sa propre autorité issue de son savoir pour la substituer à celle du livre. Le livre est « l’égalité des intelligences […] l’exact renversement de la hiérarchie des esprits que signait, chez Platon[i], la critique de l’écriture » (p.66) La véritable éducation, sans négliger la contrainte, requiert pour Rancière un « lien intellectuel égalitaire entre le maître et l’élève » (p.25) et cela passe par un objet commun devant lequel ils sont égaux, le livre.

Le maître malgré son ignorance est toutefois nécessaire: il interroge, il commande une parole, c’est-à-dire la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait ou se délaissait et il vérifie ensuite que le travail de cette intelligence se fait avec attention, « que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober à la contrainte. » (p.51) et qu’il cherche avec constance. Avec cette volonté, l’étudiant.e s’attachera à la parole, il ou elle fera l’effort de comprendre et voudra répondre à celui ou celle qui lui parle (ultimement le livre), non pas comme celui qui examine mais comme celui qui écoute en pleine égalité.

On comprend de ce qui précède que malgré l’importance des livres, de l’autorité de la culture et de la connaissance du monde tel qu’il est, la méthode de l’éducation n’est pas qu’une transmission de savoirs : « La vertu de notre intelligence est moins de savoir que de faire. » (p.110) Le but n’est donc pas de faire des savants mais plutôt: 

« de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs. » (p.168)

L’éducation favorise ainsi la formation d’êtres de progrès, « qui pensent surtout que savoir n’est rien en soi-même et que faire est tout » (p.181) Cependant, ce faire n’est pas que technique et matériel, « ce faire est fondamentalement acte de communication » (p.110). La compétence ultime est de communiquer, d’écrire, d’argumenter, de porter des jugements, bref, d’avoir la volonté de produire une pensée en mobilisant des savoirs avec intelligence ! La méthode de l’émancipation, contrairement à la méthode explicatrice abrutissante, est ainsi pour l’étudiant.e« une méthode active qui lui donne l’habitude de raisonner par lui-même et d’affronter seul les difficultés, qui forme l’assurance de la parole et le sens des responsabilités » (p.203). Et cela rappelons-le, accompagné d’un maître ignorant.

L’autorité du monde et le consentement

Mais le problème initial ne demeure-t-il pas entier ? Ne faut-il pas que le mouvement de la volonté prenne naissance quelque part dans l’autorité du maître ? Ne faut-il pas pour que l’élève prenne conscience de l’égalité de son intelligence, qu’il soit forcé à voir le livre comme une parole valable qu’il doit écouter ?S’il faut laisser l’élève fonder ses propres explications à partir de son rapport au livre, pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? Je ne crois pas que Rancière réponde à ces questions d’autant plus que les exemples qu’il donne semblent toujours liés à un savoir manifestement nécessaire pour celui qui est éduqué : par exemple, la première expérience de Jacotot, où il introduit au français des gens qui veulent l’apprendre par nécessité. Mais comment peut-on motiver quelqu’un qui ne l’est pas déjà ? Comment motiver à l’apprentissage de la philosophie grecque ou à la littérature russe du XIXe siècle ?

Il semble que le maître doive nécessairement circonscrire l’offre initiale ce qui n’est autre chose que l’exercice de l’autorité.Le maître doit aussi causer ce mouvement initial, cette rencontre avec le livre, ce désir même d’entrer en communication; il a donc la tâche ingrate de stimuler le consentement, la participation volontaire de la personne éduquée. Techniquement, nous ne devrions pas avoir ce problème dans les études collégiales comme les étudiant.e.s choisissent leurs programmes d’études, ce qui suppose un certain intérêt ou une volonté de s’investir dans les cours choisis. Mais, il ne faut pas oublier que la formation générale comporte une forme de coercition.

On m’objectera qu’au sens légal les cours de formation générale ne sont certainement pas une menace à l’intégrité ou à la sécurité de quiconque et que la formation collégiale n’est pas obligatoire et que donc personne n’est obligé de suivre un cours de philosophie.On peut aussi considérer que l’élève qui s’assoit dans une classe collégiale l’est de manière consentante. Son consentement éclairé est même implicitement demandé lors de la présentation obligatoire du plan de cours, comme « il faut que la personne qui consente soit adéquatement informée des aspects essentiels de l’activité ou du contrat auquel on lui propose de consentir »[16] En ce sens, il est indéniable que l’étudiant est légalement consentant à sa présence en classe. Un autre argument de poids est que cette coercition (les cours de formation générale obligatoire) est la conséquence d’une décision politique démocratique et légitime inspiréede surcroît par des intellectuels importants, c’est-à-dire par la mise en place des recommandations du Rapport Parent.

Mais réfléchir sur le consentement nous oblige à nous questionner sur les rapports de force au cœur du consentement, au caractère inégalitaire des relations humaines. Les cours de formation générale sont pour plusieurs un mal nécessaire auxquels ils consentent mais seulement de manière instrumentale. Leur consentement repose sur l’exigence de réussite, sur la nécessité de réussir ces cours afin d’obtenir le diplôme qu’ils convoitent. Conséquemment, le rapport de force du maître à l’élève repose sur cette dépendance de l’étudiant.e à l’évaluation positive du maître. Ce à quoi consent une partie des élèves est à cette nécessité de satisfaire aux exigences du cours pour pouvoir le réussir. C’est d’ailleurs pourquoi certains demandent les exigences les plus précises possibles. Ils consentent à se soumettre aux livres qu’il faut lire et surtout aux pages qu’il faut lire, voire même aux passages qui répondent exclusivement aux questions préparatoires qu’un professeur consciencieux aurait dû fournir… Dans bien des cas il n’y pas de véritable consentement aux livres et à la culture en général, la véritable autorité étant le fantôme du diplôme à obtenir.

« Si vous voulez mieux comprendre, vous écouterez ce film cette semaine…  Profitez-en pour lire ce livre cet été. » Pourquoi ce drôle de sourire dans le visage de mes étudiant.e.s ? Pourquoi personne ne note-t-il le nom de ce roman ? Ils ne consentent pas. Sauf une minorité d’élèves qui ont déjà consenti dans des expériences antérieures et qui sont souvent les plus intéressés. Nous sommes contents de les avoir, mais nous avons si peu de travail à faire avec eux. L’enjeu est de faire consentir les autres. Comment y arriver ? Comment « pouvoir convaincre des gens qui ne vous écoutent pas ? »[17) ou si peu ?

Dans la relation pédagogique, la présence et l’attention sont les premiers pas du consentement et nous savons bien comment les susciter : « Ceci sera une question à l’examen, ceci est primordial pour la dissertation, cette information est essentielle pour réussir… » Tout attentionnés sont maintenant nos étudiant.e.s. Mais ce n’est pas ce consentement mû par une motivation extrinsèque que nous cherchons mais une véritable curiosité, une émancipation, une volonté intrinsèque intelligente.

La voie conservatrice est de substituer l’autorité du diplôme à celle du savoir et de la culture en instituant un modèle d’excellence, une véritable autorité épistémique et morale ce qui est justement la porte d’entrée du système explicateur : « Vous n’aviez pas lu Platon, vous ne pouviez donc rien comprendre du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Voyez comme les textes de Platon sont magnifiques, nombreux et profonds. Très peu d’entre vous pourront les lire et les comprendre vraiment. Voyez comme vous êtes ignorants de l’essence de l’existence humaine. Mais nous démêlerons tout ça. Je suis capable de vous expliquer et vous pourrez répéter ensuite. » Il s’agit là à mon avis d’une erreur de posture. Je suis en accord avec Rancière : « Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. » (p.27)

Comment pouvons-nous concilier l’attention, l’autorité de la culture et l’égalité des intelligences? Pour être légitime et efficace, l’autorité doit s’exercer sur la volonté et non sur l’intelligence. Essayer de faire reconnaître l’autorité de la littérature et de la philosophie, c’est essayer de faire reconnaître l’autorité du monde par la philosophie et la littérature. Pour reconnaître son autorité, il faut reconnaître son altérité et il faut que l’apprenant se sente responsable envers cette autorité. On doit donc utiliser l’autorité du maître pour stimuler l’intérêt de l’enfant, le rendre attentif afin qu’on le contraigne à activer sa volonté. La sujétion a donc pour objet la volonté et non l’intelligence. La tâche du maître est de contraindre l’étudiant.e« à utiliser de sa propre intelligence » (p.29) comme celle-ci a pour fonction de servir la volonté (p.88).

Transformer l’autorité par la dissertation philosophique ou la création littéraire

Il y a évidemment quelque chose d’ironique de dénoncer l’explication dans un texte explicatif ! Je ne pense pas qu’il soit possible ni même souhaitable d’évacuer l’explication de la relation pédagogique et a fortiori de la relation humaine. La réciprocité démocratique exige une constante justification aux autres de notre façon de vivre et pour y arriver nous devons essayer de leur expliquer. Mais je pense qu’il est possible de conserver l’égalité dans l’explication et c’est là que nous devons faire un effort considérable.

Cette méthode de l’émancipation doit être interne à l’individu, elle doit s’appuyer sur son autonomie et la reconnaissance de son intelligence propre. L’élève sera motivé s’il comprend que sa voix peut avoir un poids, qu’il peut faire partie intégrante du modèle d’excellence qui fait autorité et qu’il peut aussi le redéfinir. Le consentement nécessite un rapport dialectique d’égalité où les deux pôles pourront mutuellement se transformer. Si l’étudiant.e comprend qu’il peut transformer son maître, la philosophie et finalement sa vie à travers elle, il y trouvera un intérêt authentique, il sera attentionné. S’il comprend l’égalité des intelligences et son propre pouvoir explicatif, il consentira à participer au dialogue culturel. Selon cette conception, le livre ou la culture joue une part très importante, mais seulement dans la mesure où le livre s’inscrit dans un horizon de sens a priori très subjectifs, qui peuvent tout de même être différents que les intérêts immédiats de l’étudiant.e. La « vérité » est ainsi toujours en construction, toujours l’objet d’une enquête que le sujet doit mener activement. L’émancipation fait de l’être humain un interprète qui peut donner un sens à ce qu’il vit en interaction avec le monde(le livre, le maître, les autres élèves) et à partir de son vécu préalable, ce qu’il pense savoir déjà. L’éducateur peut contraindre par son autorité, mais il fait fausse route s’il ne cherche pas à substituer cette autorité à l’intelligence de l’étudiant.e, seule possibilité du consentement. Cette approche que l’on peut qualifier de démocratique au sens de Dewey écarte un apprentissage abrutissant qui repose sur la seule répétition des explications du maître.

En pratique, il faut maximiser leur chance de s’exprimer sur le livre et minimiser l’explication totalisante. Il faut reconnaitre explicitement que différentes interprétations sont possibles tant qu’elles sont argumentées (qu’elles proviennent d’une intelligence) et que les explications du maître peuvent aussi être critiquées. Le maître peut être ignorant dans la mesure où il peut laisser l’élève seul face au livre sans qu’il ait besoin de lui imposer la bonne compréhension, qui de toute façon lui fait aussi en partie défaut. Il faut stimuler le faire; la possibilité de s’exprimer et de porter des jugements éthiques, politiques et esthétiques sur les problèmes étudiés tout autant que sur les livres à l’étude ou sur la relation pédagogique. Contrairement à ce que pense Arendt, l’autorité démocratique, celle qui est consentie, est possible et nécessaire en éducation et est absolument compatible avec « la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. »[19]

Il faut à tout prix éviter une partie du paradigme conservateur comme l’obéissance passive à l’autorité de la culture transmet aussi des habitudes, des compétences non-démocratiques de soumission à l’autorité. Même si l’on peut penser comme Arendt que la connaissance du monde doit précéder toute forme d’invention, cette longue transmission d’un monde trop autoritaire nuit à la créativité et à l’autonomie qui nécessite toujours une critique préalable, un non-respect de l’autorité traditionnelle. Si selon Arendt l’autorité est une vertu, il s’ensuit qu’il en est de même pour l’obéissance à cette autorité. A-t-on vraiment besoin de rappeler à l’aide d’exemples historiques l’importance de mettre en doute toute autorité qui prétend être un modèle d’excellence?

C’est d’ailleurs par la dissertation critique que l’on peut vérifier le consentement. Au lieu de souhaiter une neutralité axiologique et une parfaite objectivité de nos étudiant.e.s afin de les extirper de leur « vision simpliste et naïve du monde »[20] il faut plutôt leur permettre d’être subjectifs, de donner des exemples tirés de leur vie quotidienne, de leur perspective, de dire les choses comme ils les comprennent et non comme nous les avons inévitablement expliquées. C’est peut-être ce que nous retrouvons sur certaines grilles de correction comme étant l’originalité. C’est cette participation qu’il faut susciter en rendant possible que l’étudiant.e prenne la pleine mesure de son intelligence en égalité avec le maître, le livre et la culture et qui nécessite de notre part une charité herméneutique. Il ne faut pas qu’il s’élève, se hisse à la culture, se dégage de son individualité pour atteindre l’universel transcendant. Il faut au contraire qu’il mobilise son intelligence immanente, pour s’ouvrir au monde.L’autorité du monde si chère à Arendt demeure, malgré l’importante liberté de le changer, de l’interpréter, de l’expliquer différemment. L’étudiant qui consent à l’autorité des textes n’est pas celui qui les répète bêtement, mais celui qui les critique à sa façon et qui, en quelque sorte, les réinvente et les réactualise. Faire est essentiellement communiquer nous disait Rancière. Si dans sa dissertation, il consent à s’exprimer sur un mode authentique bien à lui, teinté par son individualité et ses particularités, c’est qu’il reconnaît une forme de responsabilité envers les textes et donc l’autorité du rapport dialectique avec la culture. Par le fait même de cette reconnaissance de l’autorité, il exprime son individualité, sa liberté et son consentement.

[1] Arendt Hannah, « La crise de la culture », dans L’humaine condition, Paris, Gallimard 2012

[2] On retrouve cette formulation entre autres chez John Stuart Mill, Lord Acton et John Dewey.

[3] Peters, Richard Stanley, Education as initiation, dans dir. Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.99.

[4]Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.95.

[5] Peters, Richard Stanley, op.cit. p.97.

[6] Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, p.118. Sans détailler la solution que Kant donne à ce problème, mentionnons brièvement qu’inspiré par L’Émile de Rousseau, il propose de laisser toute la liberté (au sens large) à l’enfant, tant qu’il ne s’oppose pas à la liberté d’autrui, tout en lui montrant « qu’il ne saurait parvenir à ses fins si ce n’est en laissant les autres atteindre les leurs ». Finalement, l’autorité doit se justifier elle-même devant l’enfant : « on doit lui prouver qu’on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l’usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’un jour il puisse être libre ».

[7] Dewey, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand colin éditeur, 2011, p.179.

[8] Arendt, Hannah, op.cit., p.758.

[9]Ibid, p.753.

[10]Arendt, Hannah, op.cit., p.759.

[11] Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », p.672.

[12] Dewey, John, op.cit., p.158.

[13] Arendt, p.750.

[14] Les citations accompagnées d’un numéro de page entre parenthèses sont toutes tirées de : Rancière, Jacques, Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.

[15] Platon, Alcibiade, 131 d.

[16] Platon, Phèdre, 274c-277a.

[17] Pierre Trudel, « Le consentement », Le Devoir, 7 janvier 2020.

[18] Platon, République, 327 c.

[19]Arendt Hannah, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans L’humaine condition, Paris, Gallimard 2012, p.672.

[20] Réjean Bergeron,« La culture qui fait le trottoir », Le Devoir, 4 septembre 2019.


Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique, Richard Vaillancourt

 

obsolescence_scolastique_analuisa

Crédit photo: Ana Luiza Nicolae, « Obsolescence scolastique »

 

Richard Vaillancourt

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé:  les cégeps fêtent cinquante années d’existence. Il semble pertinent d’examiner si l’idéal démocratique qui a présidé à leur création à partir du Rapport Parent est toujours présent. Plus particulièrement, je tenterai de voir que cet idéal démocratique se traduit en une philosophie de l’éducation solidaire des sciences de l’éducation et que cette philosophie bien présente dans le Rapport Parent est en complémentarité avec la pensée d’un des grands penseurs de l’éducation au vingtième siècle, John Dewey.

À partir d’une analyse comparative sommaire de l’œuvre phare de Dewey Démocratie et éducation et de certains passages du Rapport Parent, j’essaierai de faire ressortir une vision commune de l’éducation qui s’appuie sur une approche pédagogique de type constructiviste, centrée sur l’étudiant.e. Cette approche nécessite un rapport différent à la culture et à la tradition en commandant un rapport différent aux « classiques » sans toutefois leurs enlever leur pertinence et en évitant l’écueil du relativisme.

Nous verrons ensuite brièvement les conséquences pratiques qui peuvent découler de la reconnaissance de cette approche, tout précisément dans les cours de philosophie au collégial et ce, toujours dans l’objectif de stimuler l’intelligence du plus grand nombre de membres de la société démocratique.

 

« On s’imagine ordinairement que pour ce qui regarde l’éducation des expériences ne sont pas nécessaires et que l’on peut par la raison seule juger si quelque chose sera bon ou non. Mais l’on se trompe fort en ceci et l’expérience enseigne que dans nos tentatives ce sont souvent des effets tout à fait opposés à ceux que l’on attendait qui apparaissent. On voit ainsi, puisque tout revient à l’expérience, qu’aucune génération humaine ne peut présenter un plan d’éducation achevé. »

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [i]

 

Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique

J’aimerais dans ce texte, poursuivre la réconciliation amorcée par mon collègue Christian Therrien dans son texte Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation[ii]. Cela me semble nécessaire à plusieurs égards, mais surtout parce que plusieurs enseignant.e.s en philosophie rejettent en bloc et sans nuances les apports des sciences de l’éducation au débat sur l’éducation. Normand Baillargeon est peut-être l’un de ceux que l’on cite le plus souvent pour son scepticisme envers celles-ci. En effet, dans son essai Contre la réforme et dans bien d’autres publications subséquentes, il critique vertement la littérature scientifique derrière la réforme en éducation et souhaite la venue d’une conscience philosophique pour arrêter les dérives de l’enseignement actuel : « sciences de l’éducation sans conscience philosophique, pédagogique et politique, n’est que ruine de l’enseignement. »[iii] Notons d’emblée que Baillargeon n’affirme jamais que l’on doive rejeter les sciences de l’éducation, mais qu’elles doivent fonctionner conjointement avec une conscience philosophique. Baillargeon ne se trompe certainement pas en voulant ramener les sciences de l’éducation à l’ordre philosophique et il s’agit là d’une tâche essentielle. Mais il me semble important, pour servir la lutte que Platon menait déjà contre de supposés maîtres en éducation, de défendre la thèse suivante : l’enseignement de la philosophie sans conscience philosophique, pédagogique, scientifique et démocratique n’est que ruine de l’enseignement.

L’éducation au Québec s’inscrit depuis le Rapport Parent dans un esprit démocratique. Selon les commissaires, tous devraient avoir accès à une éducation comparable, correspondant aux aptitudes de chacun, afin d’atteindre deux objectifs : (1) favoriser l’égalité des chances dans l’obtention d’emplois pour ainsi rendre possible une mobilité sociale allant à l’encontre de la reproduction systématique des inégalités sociales. Et (2) former une classe de citoyens homogène et compétente sur le plan politique et donc capable de participer également à la délibération démocratique. Ces deux objectifs se rejoignent dans une compréhension de la démocratie où le citoyen n’est pas seulement celui qui vote, mais celui qui délibère et qui exerce sa liberté dans un rapport d’égalité avec les autres.[iv]

Les cours de philosophie du réseau collégial qui fête cette année leurs cinquante ans d’existence s’inscrivent dans cette double tâche. Toutefois, l’enseignement de la philosophie a dû se défaire de deux entraves antidémocratiques : (1) la confessionnalisation de l’enseignement où la philosophie se voit servir la religion catholique et (2) une éducation libérale élitiste, qui au nom de l’humanisme, veut former des esprits libres, quitte à laisser les autres enchaînés… Si l’enseignement de la philosophie s’est clairement dégagé de cette première entrave, il est moins évident que l’élitisme au sein des cours de philosophie ne soit encore présent. Il semble bien que certains, au nom d’un idéal d’excellence et d’une conception autoritaire de la culture, aient un rapport à l’enseignement et à la tradition qui tend à laisser quelques étudiants « derrière ». Cette attitude cache souvent un mépris envers les sciences de l’éducation et envers toute réflexion pédagogique qui viserait à améliorer la réussite des étudiants; cette réflexion étant trop souvent assimilée à une tentative de nivellement par le bas.

Sans faire un recensement scientifique de ces énoncés empiriques, je regarde mes propres pratiques d’enseignement et me rends bien compte qu’elles ne sont pas à la hauteur de mes idéaux théoriques, pédagogiques et démocratiques. De nombreuses pages de textes, issues de la tradition occidentale, à lire seul à la maison sans mise en contexte préalable ainsi qu’un enseignement bien souvent magistral plongé dans ces textes anciens, font que certains ne sont pas en mesure de suivre le cours avec intelligence. Si je ne peux généraliser mon expérience aux milliers de collègues de la formation générale, il me semble raisonnable de soutenir que ces pratiques et d’autres sont fréquentes, sans compter que certains collègues affirment ouvertement avoir une conception élitiste de l’éducation.

Devant ce constat, il pourrait être tentant de vouloir prendre le caractère démocratique égalitaire au pied de la lettre et de baisser les exigences éducatives en philosophie afin de ne « laisser personne derrière ». Ce mouvement de nivellement par le bas est-il vraiment nécessaire pour démocratiser concrètement l’enseignement de la philosophie ? Sinon, comment s’adresser à l’intelligence de tous les étudiants au cégep dans un esprit démocratique ?

Une première réponse à cette question est bien sûr le recours à l’éducation libérale ou humaniste. Cette éducation libèrerait et rendrait vraiment humain. Elle permettrait de créer des citoyen.ne.s autonomes. Mais, en proposant des modèles de vertus assez rigides, et en concevant l’éducation comme un chemin vers une conception idéale de la vie bonne,  les études humanistes et l’éducation libérale ont trop longtemps eu des conséquences inégalitaires.[v]  Dans le Québec du vingtième siècle, une des raisons de cette inégalité est directement reliée à l’utilisation du grec et du latin dans les études classiques. L’apprentissage de ces langues mortes était et demeure un luxe intellectuel que peu de gens peuvent se permettre. Pour la majorité, l’apprentissage adéquat des langues vivantes doit être priorisé, d’autant plus que notre situation linguistique nous pousse à devoir maîtriser deux langues différentes. En centrant l’éducation humaniste sur l’apprentissage de ces langues mortes, les collèges classiques, qui déjà effectuaient une ségrégation financière, accentuaient la distance entre ceux qui avaient accès à des textes d’une richesse incomparable et les autres, grande majorité, dont l’intelligence était peu stimulée par ce précieux héritage.

L’humanisme ainsi compris était bien peu favorable au développement de tous les êtres humains et donc bien peu démocratique. En effet, cette éducation permettait à certains d’exceller, d’être véritablement humains, et cet état d’excellence venait cautionner une domination économique et politique. Le Rapport Parent visait donc à démocratiser cet humanisme pour permettre à tous d’exceller et d’ainsi partager le pouvoir économique et politique. Notre rapport éducatif actuel traduit-il vraiment l’esprit de cette démocratisation ou poursuit-il cet humanisme inégalitaire, cette fois sans le grec et le latin ?

Si nous avons fait beaucoup de chemin vers la démocratisation de l’enseignement de la philosophie et de la littérature, nous pouvons encore améliorer nos pratiques, et ce en prenant appui sur les sciences humaines et sociales qui réfléchissent, elles aussi, sur l’éducation. Dans ce qui suit, j’aimerais rappeler l’importance d’une pédagogie active, centrée sur l’intérêt des étudiant-es et constamment en dialogue avec les enjeux concrets de la réalité quotidienne dans leurs aspects éthiques et politiques, quitte à se nourrir à même la culture de masse tant décriée par les défenseurs d’une « vraie » culture. Loin de vouloir créer une opposition rigide entre la tradition et la culture de masse actuelle, je pense qu’un dialogue critique constructif peut s’ouvrir et qu’il est du devoir des enseignant.e.s de la formation générale de le faire. Seule une plus grande participation à ce dialogue permettra de s’adresser à l’intelligence d’une plus grande majorité d’étudiant.e.s.

Cette thèse est loin d’être novatrice et contrairement à ce que l’on pourrait croire, est même au cœur du Rapport Parent, si souvent cité pour soutenir l’idée d’une tradition culturelle autoritaire ainsi qu’une philosophie de l’éducation valorisant un enseignement magistral des classiques. S’il est vrai que l’enseignement de la culture humaniste libérale et de ses classiques est fortement valorisé par le Rapport Parent, il ne faut pas oublier que celui-ci propose aussi une pédagogie centrée sur l’étudiant.e, ses choix, ses intérêts et qui tient compte du « pluralisme de la culture ».

C’est dans cet esprit que j’aimerais maintenant aborder un débat qui, bien que central aux sciences de l’éducation, ne m’en paraît pas moins mal engagé : l’opposition entre le réalisme moral et le constructivisme. Inspiré par les travaux de John Dewey et le Rapport Parent, je réfléchirai à une manière de dé-radicaliser le constructivisme afin d’en arriver à une véritable démocratisation de l’enseignement des classiques.

Si la proposition du Rapport Demers (2014) de laisser aux étudiants une liberté absolue dans le choix de leurs cours de formation générale n’est sans doute pas souhaitable, nous verrons qu’il est par contre tout à fait pertinent de leur laisser plus de liberté pour choisir leurs cours de philosophie.

 

  1. L’intelligence démocratique

La conception humaniste : autorité et aristocratie

En 1915, John Dewey critiquait déjà l’influence de certaines théories de la connaissance et du développement moral, qui, « dans les sociétés théoriquement démocratiques [entravent] la réalisation complète de l’idéal démocratique. »[vi] Outre le réalisme platonicien et l’idéalisme hégélien, deux types de perfectionnisme que Dewey critique explicitement tout au long de Démocratie et éducation, Dewey critique également en éducation les « théories qui voient dans les produits culturels – spécialement les produits littéraires – de l’histoire de l’homme l’objet d’étude essentiel. »[vii] Dewey pense ici à la culture humaniste qui consiste à faire lire les grands classiques littéraires de la tradition gréco-latine.  Dewey pense qu’il peut s’agir d’une erreur si nous établissons ces œuvres  littéraires en une culture parallèle qui représenterait un modèle autoritaire : « Coupés de l’environnement présent dans lequel les individus ont à agir, ils deviennent une sorte d’environnement rival et opposé »[viii]. Il va même jusqu’à qualifier de « snobisme étroit » cette conception humaniste qui consiste à considérer la tradition gréco-latine comme les études humaines par excellence. Il considère que cette conception « implique un mépris délibéré des possibilités offertes dans le domaine de l’éducation par des matières accessibles aux masses »[ix]. Selon lui, la culture poursuit son développement et il est tout aussi humain de s’intéresser à ses avancées récentes. « La connaissance est humaniste, non parce qu’elle porte sur les productions humaines passées, mais par ce qu’elle fait en libérant l’intelligence humaine et la compréhension. »[x]

Là, réside selon Dewey, la véritable éducation humaniste et libérale : non pas sur son contenu, la langue ou les textes qu’elle propose, mais sur les vertus ou compétences qu’elle développe, en tout premier lieu, l’intelligence humaine.

Trop souvent, les étudiant.e.s voient la philosophie comme une simple matière scolaire séparée de leur réalité quotidienne. Ils ne voient tout simplement pas comment l’examen des différentes thèses et arguments des philosophes peuvent avoir un intérêt quelconque dans leur réalité. Ainsi présenté, l’histoire de la philosophie demeure pour eux un monde parallèle, parfois intriguant, mais sans intérêt durable parce que trop souvent coupé de l’environnement présent dans lequel ils ont à agir.

Le Rapport Parent fait le même constat sur le danger du « caractère artificiel, coupé du réel » de l’enseignement :

« l’enseignement ne doit pas être livresque et sec, [il] doit plutôt rapprocher l’homme des êtres et des choses qu’il apprend à mieux connaître […] Dans tout enseignement, le contact avec les livres, avec la nature ou avec les hommes ne vaut que dans la mesure où il conduit à la réflexion, ramène à l’étude personnelle, entraîne à la recherche. »[xi]

Selon le Rapport Parent, il faut, si l’on veut promouvoir la réflexion et la recherche personnelle, que l’enseignement soit centré sur l’étudiant.e :

« à tous les niveaux, l’enseignement devrait faire appel à l’étudiant, à ses intérêts et à son initiative […] Celui-ci ne doit pas être considéré comme un réceptacle qu’il faut remplir en le gavant de cours et de lectures, mais plutôt comme une personne qui cherche et avec qui l’on entreprend une recherche commune. Cette recherche porte à la fois sur l’univers des connaissances qui s’ouvre à ses regards et sur sa place dans la société d’aujourd’hui et de demain. »[xii]

Difficile de ne pas voir ici l’influence socratique, mais aussi l’influence constructiviste (sur laquelle nous reviendrons plus tard) : l’étudiant participe activement à la construction de sa pensée, il est compris comme une personne participant à la recherche commune. Ceci est encore plus vrai lorsqu’il s’agit des études supérieures : « plus l’étudiant s’avance dans les études, moins il doit recevoir un enseignement ; on devrait plutôt dire qu’il y participe. » [xiii]

On pourrait penser qu’en centrant l’enseignement sur l’étudiant.e on ne respecte pas son intelligence qu’on le sous-estime et que pour l’élever réellement il faudrait l’exposer à une culture exigeante et difficile, celle des grands classiques, qu’il aura des difficultés à comprendre, mais qui lui apportera un bénéfice incommensurable s’il fait l’effort de cette ascension.

Pour répondre à cette importante objection, il faut expliciter la notion d’intérêt. On ne peut mobiliser l’intelligence et motiver les efforts que si l’on stimule l’intérêt.

 

L’enseignement actif : intérêt et intelligence critique

La section 10 du volume 4 du Rapport Parent intitulé « Respect de l’intelligence », répond directement à la question centrale de notre problématique et apporte des éléments qui pourront nous permettre de répondre à l’objection que nous venons de mentionner et d’amorcer une réflexion sur l’intérêt :

« Un enseignement actif est en même temps une façon concrète de respecter vraiment l’intelligence. C’est à l’intelligence de l’homme en effet que l’enseignement s’adresse. […] Trop souvent, l’enseignement, par manque de pédagogie, produit les effets inverses : au lieu de stimuler l’esprit, il l’assoupit, il éteint la curiosité et étouffe l’initiative, il stérilise l’imagination et les dons créateurs. C’est là une première faute grave contre l’intelligence. […] Par ailleurs, le respect de l’intelligence n’est pas synonyme d’intellectualisme étroit et sec ; il s’accompagne au contraire d’un respect de toutes les formes de l’intelligence. Celle-ci est diverse dans ses manifestations et ses activités ; la connaissance abstraite n’en est qu’une forme parmi bien d’autres. »[xiv]

Le Rapport propose donc de partir des intérêts de l’enfant :

« Cette préoccupation d’un enseignement centré sur l’enfant a présidé à l’élaboration d’une pédagogie active ; celle-ci se propose toujours de partir de l’enfant, de ses intérêts, de son jeu, de son imagination pour développer chez lui la curiosité intellectuelle et l’initiative personnelle. On cherche à éliminer le pédantisme du maître, le carcan des programmes, la passivité de l’enfant. Ce courant de pensée s’inspire des valeurs que nous voulons voir honorer à l’école : respect de l’intelligence, des dons créateurs, de l’esprit de recherche. »[xv]

Mais que veut-on dire quand on affirme que l’intelligence sera mieux servie par un enseignement actif, centré sur l’étudiant.e ? L’intelligence humaine occupe une place privilégiée dans l’analyse de Dewey lorsqu’il aborde la notion d’intérêt. Pour Dewey, l’intelligence ne peut être mobilisée pleinement que s’il y a un intérêt manifeste pour l’activité en question. « S’intéresser, c’est être absorbé, enthousiasmé, entraîné par un objet. Prendre intérêt, c’est être sur le qui-vive, vigilant, attentif. »[xvi] L’individu doit se sentir impliqué dans l’activité, c’est-à-dire qu’il doit comprendre que l’activité l’amène vers des objectifs ou des fins qui sont importantes pour lui, qui lui permettront d’accroître sa possibilité de diriger et de mieux contrôler son action future. C’est lorsque l’intérêt y est que l’on est assez vigilant pour mobiliser l’intelligence et la réflexion.

« La réflexion implique que nous nous intéressions à l’issue des événements – une certaine identification de notre propre destinée, ne serait-ce qu’en imagination, avec l’aboutissement d’une série d’événements […] Si quelqu’un est totalement indifférent au résultat, il ne suit pas ce qui se passe et n’y pense pas. Du fait que l’acte de penser dépend d’un sens de participation aux conséquences de ce qui se passe découle l’un des principaux paradoxes de la pensée. Né de la partialité, pour accomplir sa tâche il doit parvenir à un certain détachement, une certaine impartialité. »[xvii]

Les pratiques pédagogiques doivent s’enraciner dans le vécu des étudiant.es ou du moins dans ce qui pourrait être leur vécu. Il est facile d’imaginer les critiques habituelles contre ce rapprochement entre l’expérience de l’étudiant.e et le contenu de l’enseignement. On pourrait objecter que la réalité des étudiants est nécessairement corrompue, qu’ils s‘adonnent à des activités stériles, mais socialement valorisées et qu’il relève justement de la formation générale de les extirper de ces activités, de leur réalité, pour les amener vers une autre conception des valeurs, de « ce qui vaut la peine ». En somme, il s’agirait de les extirper des ombres de la caverne ! S’intéresser aux valeurs habituelles et socialement à la mode ainsi qu’aux activités puériles qui en découlent serait donc renoncer à vouloir jouer notre rôle pleinement. Il y aurait un conflit irréconciliable entre la vie intellectuelle philosophique et la réalité quotidienne des étudiants et de tenter de s’y attaquer en classe serait déjà une forme de soumission, voire le triomphe des ombres!

Le rôle de la formation générale serait de diriger vers l’universel, de faire sortir des considérations ordinaires individuelles et même de créer une distance critique envers la culture de masse, si importante dans la société actuelle. Dewey serait en accord avec cette fonction éducative. Mais il affirmerait à juste titre que cette critique de la culture de masse ne peut se faire de l’extérieur parce que toute supposition d’un monde extérieur comme l’affirme déjà Aristote en critiquant Platon, est pure spéculation. Nous sommes toujours au sein d’une culture multiple.  Ce n’est qu’à partir de celle-ci que l’on peut susciter l’intérêt de la critique.  Un des problèmes pédagogiques fondamentaux en philosophie est donc de trouver des sujets, mises en situation, des faits d’actualités qui engagent l’étudiant.e vers une fin intéressante. Il faudra ensuite que les textes qu’il analyse soient considérés comme des moyens pour atteindre cette fin intéressante ou importante.

S’il devrait être évident pour l’enseignant.e en philosophie que la fin d’un cours de philosophie au collégial est le bonheur de l’étudiant.e et de la société en général, cette fin n’est probablement pas clairement indiquée dans le plan de cours.  Pour mobiliser son intelligence, l’étudiant.e doit comprendre que les problèmes fondamentaux de la philosophie, ce sont ses problèmes. Il doit comprendre que c’est à lui que Socrate et Platon s’adressent, que c’est aussi à ses problèmes à lui qu’ils font référence.

À l’inverse, l’enseignant.e doit comprendre qu’une réflexion philosophique ne peut se faire qu’à partir de l’expérience pour reprendre un terme cher à Dewey. Il faut toutefois réclamer une distance de la philosophie avec la réalité quotidienne. La philosophie est une discipline normative, qui doit donc prendre une distance critique avec la description de l’état actuel des choses, la réalité matérielle quotidienne. Par contre, l’étudiant.e qui philosophe ne se retire pas du monde matériel, éthique et politique pour se diriger vers un monde métaphysique, mais il prend une distance critique avec la description actuelle de ce monde pour en tirer des jugements de valeur qui lui permettront de tenter ensuite de modifier par l’action cette réalité.

En ce sens, il ne peut être question d’inféoder l’enseignement de la philosophie à des considérations utilitaires comme on le comprend normalement (le divertissement, le marché, le monde du travail ou la mode), mais à l’utilité suprême : vivre heureux avec soi-même et avec les autres, ce qui implique des compétences démocratiques. Ce n’est donc pas la distance entre théorie et pratique qui importe, mais entre le monde tel qu’il est et tel que l’on voudrait qu’il devienne. Il faut d’abord comprendre le monde, le prendre avec soi, ensemble, pour ensuite le critiquer. Il faut reconnaître cela si l’on veut voir l’éducation comme un moteur critique qui permet de remettre en doute l’ordre établi. La réalité quotidienne telle qu’elle est, s’avère être le point de départ de la réflexion philosophique et le point d’arrivée est la réalité quotidienne telle qu’elle devrait être et que nous tentons d’organiser autant que possible.

En voulant éloigner les étudiant.e.s de la réalité matérielle, de l’actualité, de la pratique, des conditions concrètes d’existence, de ce qui est immédiat, on détourne les futures citoyen.ne.s de leurs responsabilités sociales et critiques.[xviii] En négligeant la réalité quotidienne des étudiant.e.s, on néglige la fonction critique démocratique fondamentale.

C’est pourquoi, comme l’indique le Rapport Parent, il est primordial de connaître la culture de masse et d’y faire référence : « Les maîtres devront connaître la culture de masse qu’absorbent les jeunes hors des heures de classe, afin de les aider à l’intégrer dans l’ensemble de leur éducation intellectuelle et humaine. »[xix] Et cette intégration dans les cours de philosophie doit inévitablement être critique.

Dans le même sens, Dewey précise avec raison qu’il faut éviter à tout prix d’isoler l’esprit du réel, d’élaborer des idées et des systèmes qui s’opposent au monde et que l’on ne peut mettre à l’épreuve dans l’action. Il faut éviter que la philosophie ne se replie sur elle-même, qu’elle soit perçue complètement pour ce qu’elle est parfois : du baratin pseudo-profond ou selon l’expression de Harry Frankfurt, de la Bullshit.[xx]

C’est ainsi que l’on s’adresse à l’intelligence des étudiant.e.s et qu’on peut leur faire comprendre qu’ils doivent être utiles à la société, non pas en se subordonnant à la culture de masse ou aux besoins politiques, scientifiques et économiques du moment, mais en les incitant à identifier de manière critique ces besoins.

 

Les « classiques » : « utiliser le passé au profit d’un futur en développement »

Est-ce à dire que la lecture des livres de la série Harry Potter, d’articles du Journal de Montréal ou le visionnement du film La matrice serait la voie royale pour l’étude de la littérature et de la philosophie ? Bien que tout cela puisse faire partie de notre enseignement, il ne faudrait surtout pas en conclure que l’on devrait se limiter à ce qui plaît aux étudiant.e.s, ce qui est à leurs goûts et ce qui rejoint leurs valeurs ou leurs conceptions de la vie bonne. Il ne faut donc pas hésiter à faire lire les classiques (qui par ailleurs peuvent aussi rejoindre directement les goûts et les valeurs), mais dans un angle d’approche qui encourage l’étudiant.e à la fois à s’approprier l’œuvre et à s’en distancer de manière critique, comme le propose John Dewey dans ce qui suit.

Il semble que pour Dewey, l’étude des classiques présente un intérêt véritable :

« L’autre point qu’il convient de souligner est qu’il est sage d’utiliser les produits de l’histoire du passé dans la mesure où ils peuvent être utiles à l’avenir. Puisqu’ils représentent les résultats de l’expérience antérieure, leur valeur pour l’expérience future peut, bien entendu, être infiniment grande. Dans la mesure où les hommes les possèdent et les utilisent, les littératures produites dans le passé font maintenant partie de l’environnement présent des individus; mais il y a une énorme différence entre se servir de ces littératures en tant que ressource présente et les prendre comme règle et modèle en raison de leur caractère rétrospectif.»[xxi]

Dewey ne propose donc pas de se détourner des classiques, mais de faire l’effort constant de les actualiser, de ne pas en faire un monde parallèle, mais d’explicitement les intégrer à l’environnement présent, en ayant en vue leur utilité future : « Leur valeur réside dans l’usage qu’on en fait pour augmenter la signification des choses avec lesquelles nous avons activement affaire au moment présent. »[xxii] Si un classique vaut le détour, c’est parce qu’il peut encore être utile à celui qui s’y intéresse. Mais le paradigme éducatif doit en ce sens être renversé : ce n’est pas l’élève (celui ou celle qui s’élève) qui monte vers le classique, mais le classique qui doit descendre jusqu’à nous pour nous être utile. L’éducation « peut être traitée comme un processus d’adaptation du futur au passé ou comme un moyen d’utiliser le passé au profit d’un futur en développement. »[xxiii] Avec Dewey nous choisissons la deuxième option.

Il en va de même dans le Rapport Parent : « L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir. »[xxiv]  Les classiques jouent un rôle important pour y arriver. Pour respecter l’intelligence des étudiant.e.s il faut certes que l’enseignement soit centré sur eux, mais il faut aussi leur proposer une « nourriture substantielle » :

« C’est elle [l’intelligence] qu’il faut éveiller, développer, étendre, élever. On doit pour cela l’alimenter généreusement d’une nourriture substantielle ; on doit la provoquer pour qu’elle se mette en action ; il faut lui laisser entrevoir les horizons illimités de la connaissance et l’engager ainsi dans les voies d’une éducation permanente. »[xxv]

Dans tous les cas, il ne faut pas transmettre les classiques parce que l’on espère conserver ce que l’humanité a produit de meilleur et qui représente la culture parfaite que nous devrions reproduire. Même si je partage l’idée que Socrate est un personnage beaucoup plus pertinent et nécessaire qu’Harry Potter, je pense que ce n’est pas au nom de l’argument du perfectionnisme culturel, selon lequel les classiques possèdent une valeur intrinsèque par leur excellence, et qu’ils expriment la perfection du génie humain, ce qu’il y a de meilleurs pour comprendre l’être humain.  Cet argument doit être rejeté. Si l’on doit enseigner certains auteurs ou certaines œuvres plutôt que d’autres et privilégier certaines conceptions de l’art ou de la philosophie au détriment des autres, ce choix doit reposer sur une justification éthique et politique, qui se projette dans l’avenir. Nous devons laisser libre choix aux individus de déterminer ce que représente pour eux la perfection culturelle (ce qui ne nous empêche pas par ailleurs de présenter ce qui représente à nos yeux cette perfection et d’en débattre avec les étudiants, bien au contraire) et nous devons justifier nos choix d’œuvres culturelles sur l’apport de ces œuvres à une éducation démocratique. L’objectif ne doit jamais être d’apprendre par cœur et de reproduire les œuvres du passé, ce qui est l’objectif des sociétés aristocratiques.

 « L’individu qui se pose une question qui, parce qu’elle est vraiment une question pour lui, stimule sa curiosité, augmentant ainsi sa soif du savoir qui l’étanchera, et qui possède les moyens de réaliser ce qu’il désire, est intellectuellement libre. […] Dans le cas contraire, son attention apparente, sa docilité, ce qu’il apprend par cœur et reproduit tiendront de la servilité intellectuelle. Une telle condition de sujétion intellectuelle est nécessaire pour intégrer les masses à une société ou la majorité n’est pas censée avoir des objectifs ou des idées propres, mais doit obéir aux ordres de la minorité qui détient l’autorité. Elle n’est pas adaptée à une société qui se veut démocratique. »[xxvi]

S’il faut bien en tant que « maître » imposer un corpus aux étudiant.e.s, on ne peut toutefois le faire au nom d’une autorité qui reposerait sur une soi-disant conception fermée de la vérité et de l’histoire qu’elle soit esthétique, morale ou politique.

 

Compétence démocratique, formation générale et valeur sociale

Si donc le point d’arrivée du travail philosophique est d’orienter l’action démocratique à partir d’une pensée discursive normative, nous pouvons voir avec Dewey l’éducation comme :

 « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. […] une expérience éducative permet d’acquérir un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir. »[xxvii]

N’est-ce pas là l’argument central pour justifier l’enseignement de la philosophie qu’affirment clairement les devis ministériels et les réactions récentes des enseignant.e.s face au Rapport Demers ? L’enseignement de la philosophie ne vise-t-elle pas à développer la pensée critique dans le but de favoriser l’autonomie de la pensée et de l’action pour rendre vraiment libre ? N’est-ce pas ce qu’affirme ici Dewey en évoquant un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir ?

Mais encore, cette direction et ce contrôle ne sont pas le signe d’un individualisme, mais d’une compétence démocratique partagée, essentielle au progrès de la société démocratique. On ne pourrait donc pas accuser Dewey d’être un adepte d’une vision utilitariste libérale qui ferait de l’individu et de sa liberté négative le centre du devenir humain. Bien au contraire, il affirme : « Toute étude conduite de manière à rendre les gens plus sensibles à l’importance des valeurs de la vie et du bien-être social, toute étude qui augmente la capacité de promouvoir ce bien-être est une étude humaine. »  Pour Dewey, l’éducation a une valeur sociale très forte et son approche par endroit assez près du républicanisme lui a même valu des critiques lui reprochant une forme de perfectionnisme, ce qui demeure toutefois discutable.[xxviii]

On ne pourrait pas non plus l’accuser de présenter une vision défavorable à la formation générale de l’individu, dans le but de l’orienter (comme le souhaiterait le Conseil du patronat) plus directement vers la professionnalisation. Le passage suivant témoigne très bien que pour Dewey, ce « pouvoir accru de direction », cette « réorganisation délibérée » passe par une formation fondamentale qui est non seulement voulue pour tous, mais directement liée aux intérêts de la communauté :

 « il importe que l’éducation utilise le critère de la valeur sociale. […] la sélection [du programme d’enseignement] doit s’opérer avec l’idée d’améliorer la vie que nous vivons en commun pour que l’avenir soit meilleur que le passé. De plus, il faut planifier le programme de telle sorte que ce qui est essentiel vienne en premier lieu, tandis que les raffinements viendront ensuite. Ce qui est essentiel, ce sont les choses qui sont socialement les plus fondamentales, celles qui se rattachent aux expériences auxquelles le plus grand nombre participe. Ce qui est secondaire, ce sont les choses qui se rapportent aux besoins des groupes spécialisés et relèvent de questions techniques. Il y a quelque chose de vrai dans l’idée que l’éducation doit d’abord être humaine et seulement après professionnelle. Mais, ceux qui soutiennent cette idée entendent fréquemment par « humaine » une classe hautement spécialisée : la classe des érudits qui maintienne les traditions classiques du passé. Ils oublient que les matières sont « humanisées » dans la mesure où elles se rattachent aux intérêts communs des hommes en tant qu’hommes. »[xxix]

On voit ici l’attachement qu’a Dewey envers une formation essentielle ou fondamentale commune ressemblant à notre formation générale collégiale.

Rappelons encore que l’on considère ici l’intérêt commun des êtres humains non pas au sens platonicien (très influent dans l’ancien humanisme) où les meilleurs ont à cœur le bien commun, mais en un sens démocratique où l’on doit promouvoir des compétences et des connaissances utiles au bien-être de tous leur permettant de participer à la délibération démocratique et de développer un sens de la justice.

Bref, j’ose croire qu’un enseignement philosophique qui se veut détaché de la réalité éthique et politique des citoyens d’une société démocratique échoue dans sa tâche telle qu’elle est esquissée dans l’œuvre de Dewey ainsi que dans le Rapport Parent. Il ne s’agit pas de former des expert.e.s en philosophie (ce serait déjà dirigé vers la profession…), mais de former des citoyens autonomes et éclairés quant aux débats éthiques et politiques ; qui sont capables de participer activement à la vie délibérative démocratique, c’est-à-dire d’argumenter pour défendre leur position tout en reconnaissant leurs faiblesses et de critiquer les positions adverses en reconnaissant leurs forces. On s’adresse à l’intelligence de l’étudiant quand on lui fait comprendre que ce qu’il voit en formation générale n’est pas une bulle de connaissances séparée du réel.

Par exemple, quand nous examinons la distinction chez Platon entre savoir et opinion l’étudiant-e doit prendre conscience qu’il a lui-même des croyances et qu’il a le devoir de les évaluer. Quand on traite du problème de l’obéissance aux lois, il doit prendre la pleine mesure des arguments étudiés afin de les évaluer lorsqu’il sera dans une situation où il devra obéir aux lois.

 

  1. Déradicaliser le constructivisme

Selon ce que nous venons de proposer, la tradition ne peut faire complètement autorité, sinon la transmission de la culture serait une expérience antidémocratique. La culture se révèle ainsi comme une construction commune en progression dirigée vers l’avenir. Ce qui ne veut pas dire que tout se vaut ou que toutes les opinions aient la même valeur.

En effet, on associe trop souvent cette forme de constructivisme, tout comme le pragmatisme de Dewey, au relativisme ou au subjectivisme. Il s’agit là d’une caricature. Il faut comprendre le constructivisme comme un travail du sujet en rapport avec un objet dont on suppose l’existence, mais que l’on ne peut connaître que par une activité interactive. Cette posture épistémologique se retrouve tout autant chez Kant que chez Thomas Kuhn, Piaget, Dewey, Husserl, le Heidegger de Sein und Zeit, Gadamer ou même Rawls et Habermas.[xxx] Sur le plan moral et politique, le constructivisme que je veux défendre ici, implique que les individus construisent collectivement des faits moraux à l’aide de critères qu’ils établissent collectivement et qui proviennent de la délibération rationnelle. Ces faits moraux, même s’ils ne sont pas des faits objectifs existant de manière indépendante dans la réalité (comme les formes platoniciennes par exemple), ont une certaine objectivité, étant le produit d’un travail collectif impliquant une certaine transparence. Un sujet ne peut donc pas reconstruire à lui seul la morale sans un processus dialectique intersubjectif qui respecte des critères communs. Si le constructivisme est un relativisme, c’est parce qu’il implique que la vérité soit relative à la communauté humaine tout entière. Il ne s’agit donc pas d’un relativisme culturel, d’un expressivisme ou d’un subjectivisme. Ce constructivisme n’implique donc d’aucune façon que toutes les opinions aient la même valeur.

C’est pourtant ce qu’affirme Georges-Rémy Fortin dans son article Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle? :

« Mais le relativisme auquel aboutit le constructivisme soustrait les valeurs et les représentations humaines au débat critique, voire même à toute tentative d’explicitation sérieuse. En voulant valoriser toute opinion, le constructivisme réduit la pensée à la subjectivité individuelle de chacun. La communication s’en trouve vidée de son sens, puisque chacun est cantonné à sa sphère privée. »[xxxi]

En fait, dans le même article, G.-R. Fortin se montre par la suite constructiviste dans le sens que nous défendons ici :

« Comment se noue l’unité d’une culture dans cette dispersion des savoirs ? Chaque société bricole sa synthèse, ses consensus plus ou moins solides, c’est ce qui fait le caractère instable des cultures modernes. […] La condition humaine est ainsi porteuse d’authentiques universaux culturels, non pas sous forme de « vérités absolues», mais comme les référents de problèmes incontournables et de solutions possibles qui circonscrivent un espace de débat intellectuel. Cet espace critique, c’est l’histoire de la philosophie […] Ensuite, une capacité critique de penser le monde autrement qu’il n’est, et l’élaboration d’une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, d’une représentation d’un monde bon et doué de sens. Enfin, la capacité d’élaborer de telles idées par la lecture et l’écriture de textes »

Bricoler sa synthèse, ses consensus, élaborer des solutions possibles et une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, penser le monde autrement qu’il n’est ; toutes ces expressions renvoient à la participation du sujet qui poursuit la construction de la culture et des nouveaux savoirs ; et surtout la construction éthique d’un monde. Si l’instauration de l’esclavagisme en système étatique était une construction humaine, son abolition l’était tout autant et la lutte contre les inégalités raciales demeure une tâche qui nous incombe, à laquelle nous devons participer ensemble. Cette construction ne se fait jamais ex nihilo, mais est une réorganisation du monde au sens de Dewey.

S’il faut absolument combattre l’idée d’un constructivisme radical tel que défendu par Ernst Von Glaserfeld, qui mène fort probablement au subjectivisme (bien qu’il affirme lui-même le contraire), il faut tout autant combattre l’idée d’un réalisme moral et politique qui ne peut mener qu’à une forme d’autoritarisme.[xxxii] La forme de constructivisme démocratique que je propose se situe entre ces deux extrêmes parce qu’il conserve l’espoir d’un consensus rationnel sur certains jugements moraux et parce qu’il rend nécessaire une délibération critique permanente pour justifier rationnellement ces jugements, qui ne sont jamais considérés comme des vérités absolues éternelles. Il me semble que cette voie soit une condition épistémique nécessaire au progressisme de la société démocratique et qu’elle n’empêche pas de constituer un fondement universel de la morale.

S’il faut puiser dans la tradition, il faut toutefois toujours s’en méfier surtout si elle se présente comme une autorité. L’étudiant.e doit se comprendre comme participant à cette tradition et non comme soumis à cette autorité. Sa voix doit avoir a priori autant de valeur que celle de Montaigne et de Rabelais, par exemple, parce que comme l‘affirme Marcel Conche : « Tous les hommes sont égaux en tant que capables de vérité »[xxxiii].  Dans ses cours de littérature ou de philosophie, l’étudiant.e participe par l’écriture à l’élaboration de la culture et sa voix est évaluée; il portera des jugements de valeur, il statuera sur ce que devrait être le monde dans lequel il vit. En ce sens, tout comme dans la délibération démocratique, il est également capable de vérité, et a un droit égal à ce que l’on évalue ces prétentions de vérité.

On pourrait m’objecter que toute cette discussion est vaine puisqu’en fin de compte ce n’est qu’une question d’étiquette, de mots appliqués sur des conceptions. Mais la reconnaissance de la valeur de cette forme de constructivisme a des conséquences importantes dans nos pratiques d’enseignement. Quel est le degré d’implication que nous désirons pour nos étudiants ? Quelle est la part que nous réservons à leurs projets d’écriture et à la formation directe de leur jugement par la pratique ?

 

Conclusion : Le libre choix au sein du pluralisme de la culture

En conclusion, je pense que nous devons nous détourner de la conception humaniste de l’éducation pour se tourner vers une conception résolument démocratique. Ceci n’implique aucunement de laisser de côté la tradition gréco-latine et la tradition humaniste construite à partir d’elle. Cela implique surtout de ne pas avoir honte d’utiliser la tradition dans une optique actuelle et de justifier son utilisation par des arguments pédagogiques et démocratiques plutôt qu’une vision perfectionniste et traditionaliste.

Concrètement, il en résulte des conséquences pédagogiques qui ne peuvent tolérer le statu quo. Pourrait-on proposer une modification des devis actuels en cohérence avec cette conception démocratique ?

Pourrait-on aller de l’avant avec l’une des recommandations du Rapport Demers et laisser la liberté aux étudiants de choisir leur cours de philosophie ? Je pense qu’il est possible et même souhaitable comme le suggère le Rapport Parent, d’instaurer une approche participative, active et polyvalente :

« C’est pour insuffler un esprit nouveau que nous avons proposé avec insistance deux moyens concrets de centrer l’école sur l’étudiant : la polyvalence et l’enseignement actif, qui sont indissociables l’un de l’autre. L’établissement polyvalent permet à chaque élève de choisir des cours qui répondent à ses intérêts, à ses aptitudes, à son rythme d’apprentissage. »[xxxiv]

Si l’on veut centrer l’éducation sur les intérêts des étudiant-es, il faut accepter qu’il puisse choisir des cours qui au moins en partie sont liés avec leurs intérêts apparents. C’est aussi la conclusion de la philosophe américaine Amy Gutmann, qui, dans Democratic education affirme : « Participatory approaches aim to increase student’s commitment to learning by building upon and extending their existing interests in intellectually productive ways. »[xxxv] Gutmann reconnaît par la suite qu’il y a une tension fondamentale entre l’autonomie professionnelle des enseignant.e.s d’une part, et de l’autre la liberté de l’étudiant.e qu’implique une éducation réellement démocratique. En effet, les professeur.e.s invoquent l’autonomie professionnelle pour refuser aux étudiant.e.s toute influence dans le choix du contenu de leur éducation. Selon Gutmann, la solution n’est certainement pas la solution démocratique habituelle, de laisser un poids égal aux étudiant.e.s dans les décisions pédagogiques. Évidemment, cela aurait comme conséquence d’enlever toute autonomie professionnelle et toute importance à l’expertise des professeur.e.s. Mais il faut aussi éviter l’autre écueil : il ne faut pas que l’enseignant.e utilise son expertise pour entraîner une déférence envers son autorité. Ce serait là enseigner aux étudiants une leçon contraire à l’idéal de délibération démocratique. Mais est-ce possible d’adopter une approche laissant place à la participation des étudiants tout en gardant une classe disciplinée permettant aux étudiants d’atteindre les compétences du cours ?

L’argument de Gutmann est celui que nous avons déjà vu chez Dewey et dans le Rapport Parent : les étudiant.e.s apprennent mieux quand ils ont un intérêt préalable pour la matière enseignée et la compétence à atteindre. Comme beaucoup n’ont pas d’intérêts préalables manifestes pour nos cours de philosophie, nous avons la tâche comme pédagogue de stimuler cet intérêt, de faire le pont entre le cours et l’intérêt de l’étudiant.e. Une autre façon de susciter l’intérêt est de permettre aux étudiant.e.s de déterminer certains aspects de leur éducation ce qui leur permettrait d’être plus impliqué et plus motivé dans leur apprentissage. Si cela est bien fait (le diable est dans les détails…) il pourrait s’agir d’un bel équilibre entre une participation à saveur démocratique des étudiant.e.s et une approche disciplinaire misant sur l’expertise des professeur.e.s.

Chose certaine, ce ne sont pas les liens entre le contenu et les intérêts qui manquent en formation générale ! Nous y traitons des problèmes humains fondamentaux parce qu’ils sont universels et que tous y sont confrontés. Nous pourrions choisir, comme nous le faisons déjà individuellement dans nos cours, quelques options thématiques puisées à même la tradition philosophique. On entend trop souvent lorsqu’on aborde cette possibilité, les caricatures habituelles concernant le programme des humanities dans les collèges anglophones. Le libre choix de sa formation générale (formule en effet bien paradoxale) serait constitué par des cours de tricot pour l’un et de yoga pour l’autre. Cette caricature déjà assez loin de ce qui se fait dans les collèges anglophones n’a rien à voir avec ce que je propose ici : 3 cours obligatoires de philosophie avec 3 ou 4 options pour chacun.

Dans cette optique, je pense que l’on réussirait pleinement à reconnaître l’importance d’une culture commune. En effet, la façon d’aborder les problèmes fondamentaux et la tradition philosophique est si vaste, que les 3 ou 4 options ne viendront pas épuiser le pluralisme de la culture.

Il faudra toutefois éviter absolument que cette ouverture au choix s’effectue selon des initiatives locales. En effet, il faut éviter à tout prix de poursuivre le triste phénomène de la concurrence entre les différents collèges et entre les différents enseignant.e.s. Cette ouverture des devis doit découler d’une concertation consensuelle des enseignant.e.s de philosophie partout au Québec.

Il ne faudrait pas non plus l’enchâsser dans l’approche par programmes contrairement à ce que propose Georges Leroux ou à ce que l’on fait déjà pour le troisième cours.[xxxvi] Ce serait là une façon de continuer la surspécialisation au collégial. Il faut encore laisser la possibilité aux étudiant.e.s qui le désirent de développer des intérêts qui sont autres que ceux qui sont au cœur de leurs programmes.

Outre cette proposition, il est aussi important d’instaurer une véritable culture démocratique au sein même de nos cours. Comme le propose Carlos Fraenkel dans Teaching Plato in Palestine[xxxvii], nous devons participer à la construction d’une véritable culture du débat qui n’épargne pas nos croyances les plus profondes, et ce dans une atmosphère de respect. Cette culture est assez exigeante pour l’enseignant.e : elle l’oblige à devenir un vrai modèle délibératif. Il doit ainsi s’appliquer à éviter lui-même les sophismes, surtout les arguments d’autorité et à admettre ses erreurs et ses limites. Il doit aussi respecter tout en les critiquant les doctrines compréhensives préalables des étudiant.e.s, qui de toute façon se braquent lorsqu’on en fait une critique frontale. Si la formation générale est aussi une déformation de certaines croyances préalables, cette déformation ne peut se faire dans la violence intellectuelle, mais doit provenir d’une réorganisation délibérée et effectuée par l’étudiant.e qui passe par une dialectique respectueuse.

Il faut aussi exercer concrètement l’esprit critique que l’on cherche tant à développer. N’oublions pas que critique vient du grec kritein qui signifie passer au crible. Si l’on veut que le futur citoyen-ne soit capable d’esprit critique, c’est qu’il doit s’être exercé à passer au crible certains jugements; il faut donc qu’il se soit exercé sur un contenu réel.  Il ne faut surtout pas hésiter à exercer le jugement en promouvant chez l’étudiant.e l’évaluation d’arguments dans un cadre éthique et démocratique. Les nombreuses chroniques, lettres d’opinions et articles de revues ou journaux sont une source importante qu’il ne faudrait surtout pas négliger en complément des classiques ou d’ouvrages philosophiques plus récents.

Mais surtout, nous devons laisser de côté le « snobisme étroit » et le « mépris délibéré » qui marquent profondément l’attitude de plusieurs enseignants en philosophie envers la culture de masse, les sciences en général et humaines en particulier. Cela est d’autant plus important pour les sciences de l’éducation où le mépris est à son comble. Nous devons revenir à l’esprit du Rapport Parent qui affirme : « Fondée sur la psychologie et sur les sciences sociales, la pédagogie vient à l’appui des objectifs proposés ici. »[xxxviii] L’enseignement repose sur une foule de constats empiriques que l’enseignant ne peut se vanter de comprendre totalement. Au mieux, il ne peut que supposer et les sciences de l’éducation peuvent lui être utile pour valider empiriquement ses suppositions.

Il faut aussi éliminer le « pédantisme du maître ».  L’enseignant.e en philosophie n’est pas le philosophe-roi platonicien qui aurait contemplé la vérité et qui redescendrait dans la caverne pour venir éclairer le demos de manière paternaliste. L’enseignant.e devrait être celui qui dans un esprit démocratique, beaucoup plus socratique que platonicien, reconnaît les limites de ses propres connaissances et les limites de la philosophie elle-même. Même si cela demeure anecdotique, quand nous constatons au collège et à l’université, l’ambiance de plusieurs départements, l’autopromotion aiguë de certains professeur.e.s et leurs luttes pour les postes et les subventions, nous devons conclure que nous ne sommes pas nécessairement les meilleurs (dans le sens d’aristoi). Malgré cela, dans l’esprit démocratique, nous participons tant bien que mal parmi d’autres intervenant.e.s tout aussi importants, à la réorganisation du système d’éducation et de notre société démocratique, dans la mesure de nos moyens. Et ce n’est pas rien.

 

Notes

[i] Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 2004, p.114.

[ii] Christian Therrien, Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation, Premier numéro de la revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/christian-therrien/

[iii] Baillargeon, Normand, Contre la réforme, Montréal, PUM, 2009, p.28.

[iv] En témoigne cet extrait du Rapport parent : « Sans doute la démocratie est-elle d’abord un type de structure politique. Mais on peut dire qu’elle est avant tout et fondamentalement un esprit, une mentalité, un mode de vie : elle est fondée sur la participation du plus grand nombre, individuellement et par groupes, à la conduite d’une entreprise commune, sur le respect des droits de la personne, sur l’égalité de tous dans la diversité des fonctions et des capacités ». Volume 4, section 4. Voir aussi les sections 5, 17, 18, 19 et 20 du même volume.

[v] Pour une exposition plus approfondie du sens de l’éducation humaniste et libérale, voir le chapitre 5 du livre de Georges Leroux, Différence et liberté : Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme, Montréal, Boréal, 2016.

[vi] Dewey, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand colin éditeur, 2011, p.77.

[vii] Ibid, p.162.

[viii] Ibid.

[ix] Ibid p.318.

[x] Ibid.

[xi] Rapport Parent, Volume 5, section 734.

[xii] Ibid, Volume 5, section 732.

[xiii] Ibid, volume 5 section 741.

[xiv] Ibid, volume 4 section 10.

[xv] Ibid, volume 1 section 23.

[xvi] Dewey, John, op.cit. p.210.

[xvii] Ibid, p.231.

[xviii] Je reprends ici en partie l’argumentation de Amy Gutmann qu’elle utilise toutefois pour justifier le rôle de la communauté universitaire. Gutmann, Amy, Democratic education, Princeton, Princeton University press, 1987, p.187-188.

[xix] Rapport Parent, Volume 4, section 25.

[xx] Voir à ce sujet la célèbre plaquette d’Harry Frankfurt : On bullshit. Frankfurt, Harry, On bullshit, Princeton, Princeton university press, 2005.

[xxi] Dewey John, op.cit. p.155-156.

[xxii] Ibid, p.162.

[xxiii] Dewey, John, op.cit, p.158.

[xxiv] Rapport Parent, Volume 2, section 1.

[xxv] Ibid, Volume 4, section 10.

[xxvi] Dewey, John, op.cit. p.397.

[xxvii] Ibid, p.158.

[xxviii] Voir Gutmann, Amy, op.cit, p.13.

[xxix] Dewey, John, op.cit., 278-279.

[xxx] Voir à ce sujet : Philipps, D.C., The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism dans : Currenn, Randall,(ed.), Philosophy of education an anthology, Malden, Blackwell publishing, 2007. J’ai aussi consulté rapidement l’entrée Constructivisme métaéthique rédigé par François Côté-Vaillancourt dans l’encyclopédie philosophique en ligne. http://encyclo-philo.fr/constructivisme-metaethique-a/

[xxxi] Georges-Rémy Fortin, Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle?,, Revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/georges-remy-fortin/

[xxxii] Pour en savoir plus sur Ernst Von Glaserfeld, voir la critique qu’en fait Normand Baillargeon dans Contre la réforme et la présentation de D.C. Philipps dans The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism. Philipps cite Von Glaserfeld : « Superficial or emotionnally distracted readers of the constructivist literature have frequently interpreted this stance as a denial of reality. », p.399.

[xxxiii] Conche, Marcel, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p.40.

[xxxiv] Rapport Parent, Volume 1 section 23.

[xxxv] Gutmann, Amy, op.cit., p.89.

[xxxvi] Voir la postface que signe Leroux dans : Després, Pierre (dir.), L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015.

[xxxvii] Fraenkel, Carlos, Teaching Plato in Palestine, Princeton, Princeton university press, 2015.

[xxxviii] Rapport Parent, Volume 1, section 23.

 

Propriété et cote R: une perspective démocratique de la formation générale, Richard Vaillancourt

Richard Vaillancourt

Département de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’idée d’une propriété privée absolue est au cœur du système capitaliste actuel et du néolibéralisme qui semble animer l’actuel gouvernement libéral québécois (2016). Il s’agit dans cet article d’identifier l’une des justifications philosophiques célèbres de la propriété privée : celle de John Locke. Malgré quelques intuitions intéressantes, Locke échoue à justifier adéquatement la légitimité d’une propriété privée absolue. L’idée de propriété semble tout de même devoir participer aux fondements de l’existence humaine et si l’on veut lui conserver une place importante en philosophie politique, il faut arriver à restreindre son étendue.

La propriété absolue a toutefois des conséquences dans des secteurs d’activités que l’on pourrait croire totalement séparés du système économique comme tel. Si les écarts de richesses ont des répercussions importantes sur l’activité démocratique dans le domaine politique, nous verrons aussi dans ce texte que la conception de la propriété s’immisce aussi au cœur de notre système d’éducation. La nécessité de réfléchir sur cette conception trouve son moment privilégié au sein des cours de la formation générale au collégial. Cette formation, comprise comme entreprise critique, se révèle être d’une importance accrue pour remettre en doute les idées dominantes qui semblent aller de soi, mais qui souvent nécessite un véritable fondement philosophique.

 

 

Let me tell you how it will be, there’s one for you, nineteen for me,

Cause I’m the taxman, yeah, I’m the taxman.

Should five per cent appear too small, be thankful I don’t take it all,

Cause I’m the taxman, yeah I’m the taxman

« Taxman », The Beatles, 1966

 

Une idée philosophique qui dirige le Québec

«Quelles idées philosophiques dirigent la société québécoise actuelle? » Pour répondre à cette question : il faudrait lire The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State[1]. Ce livre, publié en 2014, serait l’inspiration philosophico-politique majeure de celui qui dirige le Québec, le premier ministre Philippe Couillard. On y trouverait l’apologie néolibérale d’un amincissement de l’État au nom de la liberté individuelle et une défense d’une politique « austère » afin de remettre de l’ordre dans l’économie mondiale.

Je ne m’attarderai pas à cet ouvrage parce que cette idée d’une réinvention de l’État n’est pas nouvelle et qu’il apparaît plus pertinent d’aller examiner les fondements mêmes de cette approche, que l’on retrouve au sein de la grande famille conceptuelle du libéralisme de tous azimuts.

S’il y a une idée philosophique qui dirige le Québec, il se pourrait bien que ce soit elle qui dirige aussi la plupart des pays occidentaux, c’est-à-dire la propriété privée. Si la liberté est évidemment au cœur du libéralisme, la propriété est souvent ce qui vient la définir. C’est d’ailleurs le cas du « père » du libéralisme, John Locke, qui vient légitimer la propriété privée par une argumentation que nous aimerions présenter et remettre en question.

À partir d’une analyse de la propriété privée chez John Locke, nous présenterons quelques objections bien connues qui sont adressées à cette légitimation de la propriété et nous tâcherons de voir en quoi cette conception se manifeste autrement que dans l’activité économique. Je m’intéresserai donc en deuxième partie de ce texte à l’éducation, comme meilleur exemple de cet empiétement de l’idéologie économique sur d’autres activités humaines. Je soulignerai ensuite que les cours de la formation générale au cégep permettent un espace idéal pour porter un regard critique sur les idées qui dirigent le Québec et ainsi favoriser l’égalité démocratique.

  1. La propriété comme fondement du libéralisme économique

La position libérale d’une propriété privée absolue

Dans deux de ses écrits les plus importants, le Second traité du gouvernement civil et la Lettre sur la tolérance, John Locke, philosophe anglais du dix-septième siècle (1632-1704) identifie trois motivations principales qui poussent les êtres humains à s’associer et à vivre en communauté qu’il regroupe sous l’appellation intérêts civils : la vie (sécurité),  la liberté et la propriété.[2] Ces trois motivations sont intimement liées et Locke les regroupe aussi souvent sous l’expression biens propres[3] ou le seul terme de propriété.[4] En effet, la vie et la liberté peuvent être comprises comme l’actualisation de la propriété de son propre corps alors que la propriété prise dans son sens plus restreint doit être comprise comme propriété des ressources matérielles. La théorie politique de Locke est essentiellement une défense et une légitimation de ses deux formes de propriété.

Si, pour Locke, le rôle de la société est principalement de venir protéger la propriété en l’établissant en droit, l’on doit se demander comment s’acquiert cette propriété et sous quelles conditions on peut la considérer comme légitime. D’une part, le principe de propriété de soi est un droit fondamental selon Locke. Chaque individu est moralement le seul propriétaire légitime de sa propre personne et de ses possibilités et donc chacun est moralement libre d’agir à sa guise avec celles-ci tant qu’il n’affecte pas agressivement autrui. La liberté devient ainsi une liberté de faire ce que je veux de mon propre corps.

D’autre part, la propriété des ressources externes est beaucoup plus controversée. Locke affirme un deuxième droit fondamental qui garantit à l’être humain une juste appropriation des ressources externes. Les biens et services sont créés à partir de ressources qui n’appartiennent initialement à personne. Pourquoi l’appropriation des ressources extérieures est-elle juste et non pas un vol de ce qui aurait dû rester en commun?[5]

Pour acquérir une partie de la nature, il faut la travailler. Lorsqu’une terre ou une ressource est modifiée par le travail humain, il est légitime que celui qui l’a modifiée puisse la reconnaître comme sienne. La propriété est donc le fruit du travail de l’individu :

« Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu’il a tiré de l’état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes.»[6]

La pensée de Robert Nozick, philosophe libertarien du vingtième siècle (1938-2002),  vient en quelque sorte justifier le courant du néo-libéralisme dans un angle politique. Dans Anarchie, État et utopie, Nozick reprend sensiblement le même argument que John Locke pour venir légitimer l’appropriation. Pour Locke et Nozick, les individus peuvent légitimement devenir propriétaires, de manière inégale, d’un nombre illimité de ressources externes tant que cette appropriation est le fruit de leur travail. L’inégalité de condition relative à la propriété des ressources ainsi possiblement créée trouve ici sa légitimité morale. Le fait de vouloir réduire cette inégalité en redistribuant la propriété privée, par la taxation par exemple, devient la violation d’un droit fondamental. Pour Nozick, toute imposition est donc reconnue comme un vol de la propriété privée, exception faite de l’impôt nécessaire au soutien d’institutions qui viennent réguler le droit de propriété.

La force de séduction de la propriété de soi

L’objection classique de ceux qui s’opposent aux inégalités provenant de l’appropriation des ressources extérieures est de rejeter en bloc la propriété de soi (corps et ressources externes) parce qu’elle génère nécessairement de l’inégalité.[7] L’égalité de condition est une valeur fondamentale à leurs yeux et ceux qui ont le plus de possibilités et de propriétés doivent aider ceux qui en ont le moins au nom de cet idéal d’égalité des conditions. Mais cette objection est impuissante et les intellectuels et citoyens auraient intérêt à la reformuler ou à la refonder conceptuellement. Cet argument est impuissant, principalement parce que la thèse de la propriété de soi est immédiatement séduisante et convaincante!

Pour illustrer ce pouvoir de séduction, je ne peux m’empêcher de penser à cet agent de la CIA dans la télésérie Narcos qui, rappelant la priorité de s’attaquer aux révolutionnaires communistes plutôt qu’aux trafiquants de drogue, précise : « c’est que j’adore posséder des choses ». En effet, nous aimons tous à différents degrés posséder des choses.

Sans qu’il soit question d’un chalet, d’une troisième voiture ou d’un manteau de fourrure, il semble qu’il y ait un seuil minimal de possession qu’il soit légitime d’universaliser. Seriez-vous prêt à accepter que l’État vienne vous enlever un œil pour le redistribuer aux plus défavorisés en vision? Accepteriez-vous qu’une personne dans la rue vous prenne votre manteau en vous laissant votre tuque et vos mitaines au nom de l’égalité de condition? Seriez-vous d’accord pour qu’un passant trouvant votre maison accueillante vienne s’établir dans votre lit pour la prochaine semaine ?

Ces questions viennent éclairer la pertinence et l’intérêt du concept de propriété de soi quand il est question du corps et de la propriété de ressources externes essentielles aux besoins primaires. S’il est permis de penser que la grande majorité répondrait non à ces questions, nous n’aurions probablement pas de consensus si clair s’il était question de la propriété des ressources extérieures dépassant les besoins essentiels. Il semble donc nécessaire de diviser le concept de propriété de soi en trois: la propriété de son corps, celle des ressources externes nécessaires pour répondre aux besoins essentiels et celle des ressources externes dépassant cette nécessité.

Un oubli important : Les conséquences sur autrui

Comme nous l’avons vu, si l’on peut considérer important que la société vienne protéger la propriété de soi et des ressources qui permettent un bien-être minimal, cela ne va pas de soi pour la propriété des autres ressources extérieures. C’est par contre un raccourci souvent évoqué par les défenseurs du néo-libéralisme ou du libertarisme. Mais ce qu’ils oublient trop souvent, c’est que Locke énonce deux conditions importantes qui viendraient certifier une appropriation légitime. Celui qui s’approprie des ressources ne doit pas gaspiller les ressources qu’il acquiert et il doit en laisser suffisamment pour autrui :

« … s’il reste aux autres assez de semblables et d’aussi bonnes choses communes […] Si l’on passe les bornes de la modération, et que l’on prenne plus de choses qu’on n’en a besoin, on prend, sans doute, ce qui appartient aux autres. »[8]

Que l’on voie la situation qui précède l’appropriation comme une absence de propriété ou  comme une prépropriété collective, on ne peut écarter les conséquences qu’aura sur autrui l’appropriation.

La tradition du libéralisme économique, encore dominante à notre époque, a conservé cette primauté de l’idée de propriété et les sources de sa légitimité. Cette tradition semble toutefois écarter de plus en plus les limites lockéennes telles que l’on peut le voir dans la philosophie de Nozick. La philosophie libertarienne de Nozick, bien qu’elle se réclame explicitement de John Locke, laisse de côté cet impératif de modération et c’est aussi le cas du néo-libéralisme.[9]

Selon les limites lockéennes initiales, la conception libérale d’une propriété privée absolue telle qu’on la connaît aujourd’hui n’est pas légitime. Les propriétaires prennent bien souvent plus que ce qui viendrait combler leurs besoins essentiels et les inégalités actuelles nous montrent clairement que certains souffrent du besoin de ce que certains ont en trop.[10] En fait si l’on veut se réclamer de la philosophie initiale de l’appropriation de Locke, elle est si exigeante (en laisser assez pour autrui, ne pas passer les bornes de la modération), qu’elle nous rapproche plus d’une forme quelconque de socialisme que du capitalisme actuel.[11]

Pourquoi l’appropriation des ressources extérieures est-elle juste et non pas un vol de ce qui aurait dû rester en commun? La tradition libérale et libertarienne ne peut répondre adéquatement à cette question et peut difficilement se réclamer de la théorie de l’appropriation lockéenne. Il semble qu’il n’y ait en fait aucun fondement philosophique satisfaisant à l’appropriation. Elle repose donc purement sur une convention dont les clauses demeurent à être précisées. Le fait que l’on considère que l’on doit récolter la totalité des fruits de notre travail est le produit d’une convention sociale. La convention pourrait aussi être inversée. Les fruits de mon travail pourraient entièrement être la propriété de la communauté qui décidera ensuite quelle partie retournera dans les mains des individus. Cela pourrait aussi être autrement, même dans une philosophie de type capitaliste et libérale, en imposant un plafond pour l’appropriation par exemple. Si l’on peut penser qu’il est primordial que les différences d’efforts que sont prêts à mettre les individus doivent être récompensées d’une façon ou d’une autre et que l’on doit inclure une certaine forme de propriété privée, cela ne peut être seulement régulé par les lois du marché.

Mais cette idée que l’on mérite complètement les fruits de son travail est bien ancrée dans la société actuelle. On pourrait même avancer qu’elle participe de l’hégémonie culturelle : la plupart des individus acceptent cette idée, peu importe leur place dans la société, même si elle vient possiblement leur nuire. La propriété privée absolue vient ainsi justifier les intuitions ou les comportements des individus à plus faibles revenus quand il est question de l’imposition sur le revenu : « Le fruit de mon travail m’appartient et je peux en faire ce qu’il me plaît. J’en ai si peu qui si le gouvernement m’en prend plus je serai encore plus pauvre. » La puissance de cette idée est manifeste parce qu’elle rejoint les préférences immédiates du plus grand nombre. S’il est vrai que l’on tolère l’existence des inégalités de richesses, n’est-ce pas parce que la richesse est devenue (redevenue ou demeure…) une forme d’idéal individuel généralisé ? Cette justification idéologique plus ou moins consciente des inégalités semble être ancrée dans l’envie ou l’espoir des moins privilégiés de parvenir au statut des plus riches. En ce sens, la propriété absolue des fruits de son travail donne l’impression de s’approcher de cet idéal et toute forme d’imposition semble venir directement y nuire, alors qu’en réalité une plus grande imposition progressive viendrait concrètement en aide aux plus défavorisés.

Chose certaine, le concept de propriété tel que défini par Locke et Nozick ne peut venir justifier les grands écarts dans la possession des ressources externes. La propriété de soi n’entraîne pas nécessairement l’inégalité de distribution des ressources externes, certainement pas les inégalités démesurées que l’on peut constater aujourd’hui. Si ce concept est pertinent, il n’est pas suffisant dans sa définition actuelle. Ajoutons à cela que la théorie de Locke, en assurant la liberté individuelle de plusieurs individus par la propriété absolue, vient au final asservir simultanément plusieurs autres que sont les non propriétaires. Comme le souligne Karl Marx dans le Manifeste du parti communiste, le statut des plus riches est rendu possible par l’existence du statut inverse; la richesse des uns implique la pauvreté des autres.[12] Un argument plus réaliste pour venir s’opposer à l’appropriation illimitée peut donc être de rappeler l’importance d’examiner les conséquences sur autrui de l’appropriation.

L’argument du ruissellement

Un argument fréquemment évoqué pour soutenir l’importance du capitalisme et de la propriété privée absolue est l’argument du ruissellement de la richesse sur autrui. En répondant à la critique que nous venons de présenter (l’absence de considération des conséquences sur autrui de l’appropriation illimitée), on pourrait évoquer qu’au contraire les entreprises individuelles capitalistes permettent de créer de la richesse non seulement pour les entrepreneurs, mais aussi pour l’ensemble de la société. En effet, les profits de l’entrepreneur sont réinvestis dans l’économie ce qui favorise l’activité économique collective. De plus, l’activité capitaliste crée de l’emploi et une amélioration technique des conditions de vie des individus. Donc, en recherchant son intérêt personnel, l’entrepreneur vient consciemment ou non bénéficier à l’intérêt général.

S’il est vrai que le sort de l’humanité s’améliore depuis le début du dix-neuvième siècle, certains sont manifestement plus avantagés par cette amélioration. Les inégalités de revenus sont bien documentées[13] et les rémunérations démesurées de certains hauts dirigeants de grandes entreprises sont bien connues. Nous avons récemment atteint le seuil où 1% de la population mondiale possède plus de 50% des richesses disponibles. Ces inégalités ne sont pas sans créer un certain malaise chez une grande partie de la population mondiale. Pour reprendre les mots de John Locke, en acquérant ce qui dépasse les bornes de la modération, il semble que certains prennent ce qui appartient aux autres. Ce ne serait donc pas tant l’imposition qui serait un vol, mais une partie de l’appropriation initiale des ressources externes qu’exercent certains individus privilégiés de manière arbitraire.

N’oublions pas non plus que l’État joue un grand rôle dans ce ruissellement et que sans lui la richesse ruissellerait au compte-gouttes vers le bas. L’État joue ce rôle en venant précisément limiter la propriété privée absolue par l’imposition, ce qui lui permet de redistribuer la richesse. On peut donc affirmer que le ruissellement s’effectue par une limitation de la propriété privée absolue et non seulement par l’effet d’une « main invisible ». On peut aussi imaginer d’autres formes de création de richesses qui viennent favoriser un plus grand ruissellement, les sociétés d’État ou les coopératives en sont des exemples probants. Ces manières de repenser la propriété et sa distribution s’oppose toutefois au grand pouvoir qu’a l’idée de propriété privée traditionnelle.

Conclusion sur la propriété libérale absolue

En conclusion, il semble difficile d’écarter complètement la propriété privée d’une philosophie sociale et politique cohérente. Certains traits de la propriété, surtout en ce qui regarde la propriété de son propre corps et de l’accès à des ressources permettant de combler des besoins essentiels, sont reconnus autant par Karl Marx[14] que chez ses opposants. Par contre, les inégalités que l’on constate actuellement, rendues possibles par l’appropriation potentiellement sans limites des ressources matérielles, ne sont aucunement légitimées, ce qui est d’autant plus problématique que rien n’oblige les propriétaires à examiner les conséquences de cette appropriation sur autrui. Plusieurs philosophes contemporains repensent cette convention  et certains États tentent d’en limiter concrètement les conséquences. Ce concept est toutefois au cœur de l’idéologie capitaliste contemporaine et a des conséquences dans des secteurs d’activités que l’on pourrait croire totalement séparés de cette idéologie. Si les conséquences des grands écarts de richesses ont des répercussions importantes sur l’activité démocratique dans le domaine politique, nous verrons dans la section suivante que la propriété s’immisce aussi au cœur de notre système d’éducation.

  1. Propriété, mérite et avantage positionnel en éducation

Les défenseurs des inégalités de distribution des richesses utilisent différents arguments pour justifier cette situation. L’un des arguments les plus utilisés est certainement celui du mérite, inspiré par Locke, qui affirme que je mérite entièrement ce qui résulte de mon travail. Cela s’inscrit dans un discours plus large de valorisation de l’individualisme, au sein d’un libéralisme économique et politique qui seul peut lui permettre de se réaliser.

Dans une analyse serrée de la philosophie de Hobbes et Locke[15], C.B. Macpherson (1911-1987), tire de la philosophie de ces auteurs différentes propositions qui viennent établir la fondation du libéralisme. Selon Macpherson, ces propositions seraient encore au cœur de la philosophie libérale actuelle. Voici quatre des sept propositions :

1-      L’individu est essentiellement le propriétaire de sa propre personne et de ses capacités, ce pour quoi il ne doit rien à la société.

2-      La société consiste en une série de relations de marché.

3-      Puisque la liberté de dépendance à la volonté d’autrui est une condition nécessaire d’humanité, la liberté individuelle peut être légitimement limitée seulement par des obligations et des lois qui sont nécessaires à assurer une liberté égale pour autrui.

4-      La société politique est un moyen pour la protection de la propriété individuelle dans sa personne et ses biens et pour la régulation de relations légitimes d’échanges entre les individus propriétaires d’eux-mêmes.[16]

Cette vision rejoint notre analyse initiale de la propriété de soi et du mérite relié au travail de l’individu. Transposons maintenant cette analyse dans une facette particulière de la vie en société, l’éducation. Plusieurs considèrent que l’éducation est un bien en soi. Mais elle est aussi un moyen d’assurer son avenir économique en permettant de mieux se positionner sur le marché du travail. Cet avantage positionnel que donne l’éducation est proportionnel aux talents naturels de l’individu et aux efforts qu’il est prêt à fournir. Comme le fruit des efforts d’un individu devient sa propriété absolue selon le principe de mérite, l’avantage positionnel qu’il gagne par ses efforts en éducation est ainsi tout à fait légitime. Tout comme dans la théorie de l’appropriation discutée plus haut, les inégalités qui découlent de l’avantage positionnel sont elles aussi légitimées par le fait qu’elles soient causées par le travail de certains. Mais est-ce vraiment le cas ?

La dystopie éducationnelle

Pour tenter d’éclairer le problème de la légitimité des inégalités découlant de l’avantage positionnel créé par l’éducation, imaginons les liens que peut entretenir l’individu dans le système d’éducation selon la conception libérale définie ci-dessus.

Selon cette conception, l’individu voit l’école comme l’endroit où il peut assurer à long terme sa propriété par des relations d’échanges informationnelles entre lui, ses collègues et ses enseignants. Il cherchera donc à obtenir le meilleur échange, selon un calcul des coûts et intérêts, ce qui informera ses rapports sociaux scolaires compris comme relations de marché. Plus il sera efficace dans ses relations, plus il améliorera son positionnement en rapport à autrui, ce qui lui donnera un avantage pour atteindre une plus grande propriété. Cet avantage positionnel est même calculé progressivement lors de son parcours par une cote complexe qui représente en fait ses perspectives d’accès futur à la propriété. Par ailleurs, pour les bénéfices obtenus lors de ses relations éducationnelles, il ne doit rien à la société, mais seulement à ses efforts, son travail et sa perspicacité dans les échanges. De plus, comme dans une relation de marché, il est à même de choisir lui-même l’information qu’il doit obtenir et qu’il pense lui être pertinent pour le bien de sa propriété présente et future. S’il en est incapable, ses parents l’informeront pour qu’il puisse choisir sa formation. Outre les préférences des individus, ce sont les lois du marché qui dicteront les connaissances et compétences pertinentes dans les relations éducationnelles.

Cette description est-elle une dystopie éducationnelle? Qu’y aurait-il de mal à cette perspective en éducation? Est-ce si loin de notre réalité actuelle?

Il est tentant de voir dans cette description (peut-être un peu caricaturale) une lourde tendance contemporaine en éducation. Cette tendance ne vient pas seulement du marché du travail et des individus eux-mêmes, mais est même soutenue par certains États. L’importance démesurée accordée aux résultats chiffrés et à la cote R, permettant de mieux comparer les individus entre eux, sont des symptômes de cette tendance. Ajoutons à cela l’arrimage souhaité de plus en plus important entre le contenu des études supérieures et le marché du travail, sans oublier le problème d’une formation générale « au choix » de l’étudiant. Rappelons aussi la volonté de diminuer, voire d’abolir les disciplines sans utilité apparente à la croissance économique.[17]

Mais concentrons-nous sur la situation de la cote R dans les études collégiales. Pour ceux qui veulent atteindre les programmes les plus contingentés et donnant généralement  accès aux emplois les mieux rémunérés, il faut tenter de maximiser les notes obtenues afin de se démarquer du lot et gravir des échelons que d’autres ne pourront atteindre. Cette cote est calculée en rapport aux notes d’autrui et l’étudiant se retrouve ainsi dans un rapport de compétition avec les autres. Il a donc avantage à travailler plus fort que les autres pour mériter une meilleure note. Cette note sera considérée comme le fruit de son propre travail pour lequel il ne doit rien à personne d’autre qu’à lui-même. On valorise ainsi des comportements compétitifs au sein de l’éducation; on éduque à la compétition, non comme un simple jeu, mais comme manière de vivre ensemble. En focalisant ainsi sur les mérites de l’individu, on favorise des comportements sociaux compétitifs et une vision du monde où il faut défendre ardemment la propriété privée des fruits du travail personnel. De plus, ceux qui seront les plus compétitifs et qui répondront le mieux à ce système seront ceux qui deviendront les élites de demain et qui auront tendance à reproduire ces comportements ou à les valoriser dans d’éventuelles politiques publiques.

Une perspective démocratique de l’éducation

Le problème avec cette perspective est que la société n’est pas qu’un ensemble de relations de marché et que l’individu est en partie redevable à la société pour ce qu’il est. Les deux présupposés de la théorie libérale qui affirment le contraire méritent d’être discutés et révisés. L’éducation est une activité démocratique. Cette activité n’est possible que par la coopération d’un ensemble d’individus partageant les mêmes buts. Ce qu’apprend l’étudiant, les fruits qu’il récolte, proviennent en partie de ses efforts, mais aussi d’un ensemble de personnes dédiées à son éducation dans un rapport qui s’éloigne de ce qui prévaut dans une économie de marché. L’enseignement va bien au-delà de ce type de relation et nécessite des valeurs qui présideront au rapport éducationnel.

Les rapports entre étudiants sont aussi fondamentaux, et l’éducation n’est possible que parce que plusieurs individus réussissent à collaborer dans un endroit restreint et à vivre selon un ensemble de règles communes. Ceci implique avant tout de partager un seul professeur, de sacrifier un rapport plus personnel et direct centré sur ses propres difficultés en acceptant une progression plus générale, plus égalitaire. Il ne faut pas oublier que dans un système public, c’est cette collaboration qui permet à certains (souvent les plus talentueux) de mieux réussir que d’autres.

L’avantage positionnel serait donc le fruit du travail de plusieurs et l’étudiant serait ainsi redevable à l’ensemble de la société pour les bénéfices qu’il tirera de son emploi futur. Ceci est d’autant plus vrai dans un système d’éducation public où tous les citoyens contribuent à l’éducation.

La formation générale comme entreprise critique

Quelle est la place de la formation générale dans cette perspective? Celle-ci doit-elle s’occuper de fournir à l’individu un avantage positionnel quant au marché du travail? Doit-elle livrer des renseignements stratégiques qui contribueront au développement de compétences utiles au fleurissement  de la propriété privée ? Devrait-elle permettre, comme toute relation de marché, une liberté de choix quant à son contenu? Quel sens donner à la formation générale dans le cégep du XXIe siècle? Je trouve important de citer ici Jean Grondin expliquant la pensée de Hans-Georg Gadamer, elle-même inspirée par les textes pédagogiques d’Hegel :

« …si l’essence de la culture ou la formation est de nous élever à l’universalité, c’est parce qu’elle nous apprend à nous ouvrir à d’autres contenus, à des perspectives autres et plus générales. Savoir prendre une distance par rapport à la particularité, en commençant par la sienne, voilà en quoi consiste le savoir essentiel qui en est un de culture et de formation, parce qu’il nous transforme. »[18]

La littérature, la philosophie et l’histoire (injustement écartée de la formation générale dans les cégeps) permettent de prendre une distance par rapport aux thèses dominantes transmises par la société et la tradition, de prendre conscience que ces « vérités » consistent plutôt en un débat et un dialogue en cours. La réflexion sur la propriété nous montre que la manière dont nous la concevons provient d’une décision commune plus ou moins consciente; ce qui signifie que cette décision peut être critiquée et qu’elle doit être remise en doute et repensée. La formation générale permet ce regard critique sur les autres savoirs et doit aussi se concevoir comme un dialogue ouvert et critique face à la tradition occidentale. Cette attitude critique est le fondement même de la philosophie, de la science et de la démocratie. En ce sens, elle est non seulement une préparation à la citoyenneté démocratique, mais une expérience démocratique en elle-même. Elle doit être une entreprise vécue de justification, dialectique et critique, au point de vue personnel, mais surtout universel. Comme le dit Gadamer, elle permet de prendre une distance face à sa propre particularité et est donc ouverture à autrui.

L’état du monde actuel nous est souvent présenté comme un résultat naturel immuable qu’il faut accepter tel quel. C’est souvent ainsi que l’on analyse la propriété privée. La formation générale transforme parce qu’elle permet de repenser les conventions, de passer du descriptif au normatif, de repenser notre rapport au monde et à autrui.

S’il y a déphasage évident avec la réalité actuelle, comme le soutiennent certaines critiques récentes [19], c’est dans le rapport critique que favorise la formation générale face au modèle ou à la forme actuelle, l’état du monde. De là proviennent probablement les nombreuses critiques des ténors de l’économie et d’une certaine frange politique qui considèrent la formation comme modelage ou donation d’une forme particulière conservatrice. Pour eux valoriser une posture critique peut sembler inutile et même nuisible! Toutefois, questionner l’ordre actuel des choses, celle du monde et de ma propre connaissance est la seule manière de prendre une distance et de m’assurer du bien-fondé de l’action individuelle et collective. En ce sens, l’éducation n’est définitivement pas un bien transigeant dans une économie de marché; elle est une expérience démocratique collective et coopérative d’ouverture à autrui, envers qui je suis redevable. Il est certainement possible de penser la propriété comme faisant aussi partie de cette expérience.

[1] Micklethwait, John et Wooldridge, The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State, Penguin Press, 2014.

[2] Locke, John, Lettre sur la tolérance, GF- Flammarion, Paris, 1992, p.168.

[3] Locke, John, Second traité du gouvernement civil, GF- Flammarion, Paris, 1992, p.206.

[4] Second traité du gouvernement civil, p.237.

[5] C’est la question que se pose aussi G.A Cohen dans Self-ownership, freedom and equality, Cambridge university press, Cambridge, 1995, p.73.

[6] Second traité du gouvernement civil, p.163.

[7] Cet argument est résumé par G.A Cohen dans Self-ownership, freedom and equality, p.69-70

[8] Second traité du gouvernement civil, p.166.

[9] La condition de Nozick considère l’impact sur autrui, mais de manière beaucoup moins exigeante que celle de Locke. Voir : Nozick, Robert, Anarchie. État et Utopie, Quadrige-PUF, Paris, 1988, p.188-192. Par ailleurs, Locke lui-même trouvera des arguments de nature antidémocratique pour éviter ses propres limites!

[10] Je reprends cette expression de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF-Flammarion, Paris, 2008, p.126.

[11] Locke lui-même trouvera des arguments de nature antidémocratique pour éviter ses propres conditions (!) dans le Second traité du gouvernement civil.

[12] Marx, Karl, Manifeste du parti communiste, GF-Flammarion, Paris, 1998, p.94-95.

[13] Voir entre autres l’éclairant ouvrage de Thomas Piketty, Le capitalisme au XXIème siècle, Éditions du Seuil, Paris, 2013.

[14] G.A. Cohen, spécialiste de la philosophie de Karl Marx affirme que Marx défend une position qui incorpore une théorie de la propriété de soi assez forte. Voir à ce sujet les chapitres 5 et 6 de Self-ownership, freedom and equality.

[15] Macpherson, C.B.,  La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, Gallimard, Paris, 1971.

[16] La Théorie politique de l’individualisme possessif. De Hobbes à Locke, p.263-264. Traduction libre.

[17] Voir à ce sujet la transformation en cours au Japon, où le gouvernement a récemment demandé aux universités d’abolir (rien de moins!) les départements de sciences humaines.

[18] Grondin, Jean, Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris, Éditions du Cerf, 1999, p.45. Grondin reformule ici la pensée de Gadamer dans : Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p.26-33.

[19] C’est un argument important du Rapport Demers sur la formation collégiale sorti en 2014.