Une formation générale à mettre au goût du jour, Corinne Gauvin

Crédit photo: Gabriel Jean, Ares et moi, 2023.

Le cégep est une étape importante dans le parcours scolaire des étudiants du système éducatif québécois. Cependant, depuis l’instauration de ces établissements éducationnels, peu de choses semblent avoir changé ou évolué en ce qui concerne la formation générale donnée dans tous les collèges d’enseignement général et professionnel. Plusieurs pensent qu’il est grand temps d’actualiser celle-ci pour l’amener au goût du jour. Récemment, la fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) a rédigé un mémoire complet justifiant la révision de la formation générale. Effectivement, la FECQ estime que le Québec a grand besoin de dépoussiérer cette formation datée. Par ailleurs, une grande partie des étudiants fréquentant des cégeps actuellement serait également en faveur d’une mise à neuf des cours de littérature, philosophie, anglais et éducation physique. La présidente de la FECQ, Maya Labrosse a sondé les étudiants pour avoir leur point de vue. Sans surprise, 53% des répondants affirmaient que les cours obligatoires de formation générale n’étaient pas intéressants.[1]Certains ont peur des répercussions que pourrait engendrer cette possible actualisation. Serait-il bénéfique pour le développement personnel des étudiants d’enlever ces cours? Par quels cours pourrions-nous remplacer ceux qui ennuient présentement les élèves? En enlevant ces cours, plusieurs craignent que l’éducation se tourne de plus en plus sur les individus et non sur la vie en société. Quelles seront les répercussions sur la vie en communauté dans le futur? L’enjeu que nous pouvons discerner est celui qui oppose la liberté et l’autorité. Le fait d’imposer certains cours est la tendance actuelle. Cependant, plusieurs étudiants réclament une plus grande liberté en ce qui a trait à leur parcours scolaire. Plusieurs penseurs, dont John Stuart Mill ainsi que Martha Nussbaum, ont examiné ce sujet. En s’appuyant sur le principe de non-nuisance ainsi que les obligations que chacun a envers autrui, Mill serait certainement en faveur d’une formation prônant   discussion publique, la culture commune, l’éducation civique et plus. De son côté, Martha Nussbaum maintiendrait sans aucun doute le fait qu’une éducation centrée sur les humanités et les arts, ce qui s’apparente à la formation générale, serait grandement bénéfique dans le parcours scolaire des individus. Bien que certaines notions de cette formation semblent poussiéreuses comme le mentionne la FECQ et plusieurs autres, je considère qu’avec seulement quelques modifications, la formation générale serait encore très bénéfique pour les étudiants au niveau collégial. En m’appuyant sur les concepts des auteurs ci-dessus, je présenterai comment la formation générale pourrait être améliorée pour convenir aux besoins des étudiants actuels.

Commençons par la position du philosophe John Start Mill. Bien que celui-ci soit en faveur d’une éducation progressiste, il maintient que pour progresser en tant que société, il serait favorable de présenter la culture simplement comme étant un fait et de laisser place à l’interprétation par la suite. Le passage suivant illustre bien sa pensée : « Pour empêcher l’État d’exercer par ces moyens une influence excessive sur l’opinion, la connaissance exigée pour passer un examen, même de haut niveau, on devrait se limiter exclusivement aux faits et à la science positive. Les examens sur la religion, la politique ou tout autre sujet controversé ne porteraient pas sur la vérité ou la fausseté des opinions, mais sur le fait que telle ou telle opinion est soutenue par tels arguments, par tels auteurs, écoles ou Églises. »[2]. Par ailleurs, Mill soutient que le critère absolu en éducation devrait êre l’utilitarisme. Effectivement, il maintient que ce qui serait utile d’apprendre pour les jeunes est ce qui est en accord avec les intérêts permanents de l’humain en tant qu’être capable de progresser. L’extrait suivant présente bien sa vision utilitariste : « Il convient de remarquer que je renonce à tout avantage d’argumentation que je pourrais tirer de l’idée d’un droit abstrait, indépendant de l’utilité. Je considère en effet l’utilité comme étant le critère absolu dans toutes les questions éthiques; mais ici l’utilité doit être comprise dans son sens le plus large : comme se fondant sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être capable de progresser »[3] . Voulant favoriser l’individualité, ce philosophe prône également une éducation où certains buts collectifs sont instaurés tout en permettant la variété des situations. Tout au long de son ouvrage, il met l’accent sur l’importance d’une éducation favorisant l’individualité en insistant sur le fait que sans cette individualité, aucun progrès n’est possible. La citation suivante met en lumière sa pensée : «  Il est souhaitable que l’individualité puisse s’affirmer dans tout ce qui n’affecte pas directement les autres. Là où la règle de conduite n’est pas le caractère propre de la personne, mais les traditions ou les coutumes d’autrui, c’est qu’il manque l’une des principales dimensions du bonheur humain ou, en tout cas, l’ingrédient le plus indispensable au progrès individuel et social »[4] . De plus, l’éducation, selon Mill, devrait avoir comme but de donner une chance égale à tous de mener une existence désirable.

En ce qui concerne la formation générale, Mill serait en faveur des cours obligatoires. En effet, en se basant sur l’utilitarisme ainsi que le principe de non-nuisance, il serait favorable d’instaurer une éthique de discussion qui aiderait à éviter les sophismes, les biais cognitifs et autres dans le but de ne pas brimer la liberté d’expression de chacun. Ceci vient justifier l’utilité d’un cours de philosophie dans le programme de la formation générale. Effectivement, ce cours a pour but d’apprendre l’art de dialoguer dans le respect des autres. De plus, cette formation générale vient instaurer des buts collectifs qui ne seraient pas présents autrement. Bien que des programmes différents amènent une variété de situations où les étudiants sont libres de choisir celle qui leur convient, Mill serait en faveur de la poursuite de buts collectifs pour atteindre la meilleure des éducations possibles. C’est pourquoi il serait, selon ce philosophe, pertinent d’avoir des cours imposés ayant les mêmes barèmes de réussite ainsi que les mêmes thèmes abordés. Revenant sur ce principe d’existence désirable abordée plus tôt, Mill maintient que celle-ci doit être guidée par la raison. Présentant plusieurs interprétations de cette raison que ce soit à l’aide de Socrate, Descartes ou autres, le cours de philosophie aiderait les étudiants à atteindre cette existence désirable. En somme, Mill serait en accord avec l’obligation de suivre les cours composant la formation générale à cause de leur utilité d’un point de vue communautaire et individuel.

Poursuivons avec la position de Martha Nussbaum.  Selon cette philosophe, le principe de non-nuisance ne serait pas suffisant pour assurer une vie saine en société. Effectivement, elle maintient que le respect, le fait d’avoir un intérêt pour autrui et une certaine appréciation, devrait être la valeur principale pour favoriser la vie en communauté et la démocratie. Ce passage illustre bien ce qu’elle propose : « Car la démocratie est construite sur le respect et l’attention, et ces qualités dépendent à leur tour de la capacité de voir les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets. »[5]. Elle affirmera également que pour développer et atteindre ce niveau  de respect, il serait crucial de laisser une grande place aux humanités et aux arts en éducation, car ce sont les seules disciplines pouvant développer ce côté de l’esprit humain. En effet, les arts, comme la littérature et le théâtre, permettraient de développer une imagination narrative qui favoriserait le fait de pouvoir imaginer ce que les autres vivent. En d’autres mots, les arts permettraient de développer ce que Nussbaum appelle les yeux extérieurs. Elle définit ce concept comme étant ce qui nous permet d’éprouver de l’empathie pour autrui, de pouvoir nous mettre à leur place. Cette empathie est un élément clé pour, par la suite, avoir du respect envers les autres. Par ailleurs, elle mentionne qu’il serait important de s’appuyer sur le principe de capabilité en éducation. Ce principe s’intéresse aux chances que les individus ont de performer de la même manière que les autres dans une multitude de domaines. La citation suivante illustre l’importance qu’elle accorde à ce principe : « D’après ce modèle, l’important, ce sont les chances ou « capabilité » dont chaque personne dispose dans des domaines essentiels qui vont de la vie, de la santé et de l’intégrité corporelle à la liberté et à la participation politiques et à l’éducation. Ce modèle de développement reconnaît que tous les individus doivent être respectés par les lois et les institutions. Une nation est décente si elle reconnaît que ses citoyens ont des droits dans ces domaines, entre autres, et élabore des stratégies pour les élever au-dessus d’un seuil minimal. »[6].

Dans l’optique qui nous intéresse, Martha Nussbaum serait en faveur de la présence des arts, comme les cours de littérature, dans la formation générale puisque c’est un élément crucial au développement du respect. Les trois vertus principales favorisant la démocratie, étant la pensée critique, le cosmopolitisme et l’imagination empathique, ne peuvent être développées que par des cours comme celui de philosophie ou de littérature. Avec les arts, les individus sont amenés à mieux comprendre les différences et donc, prévenir les mauvais comportements comme le dégoût projectif. Ce dégoût projeté surautrui est fréquent chez les personnes manquant d’empathie et de respect. La citation suivante illustre que ce Nussbaum veut dire en utilisant ce terme : « Le dégoût projectif est toujours une émotion suspecte, parce qu’il suppose un rejet de soi et le déplacement de ce rejet sur un autre groupe qui n’est en fait qu’un ensemble d’êtres humains identiques à ceux qui font la projection, si ce n’est qu’ils sont plus démunis socialement. »[7]. En ce qui a trait au principe de capabilité, Nussbaum maintiendrait le fait que la formation générale vient donner une chance égale à tout le monde de se développer sur le plan personnel que ce soit l’esprit critique, le dialogue, l’empathie ou autres.  Hors de tous doutes, Martha Nussbaum serait en faveur de cette formation générale pouvait aider les individus à se développer sur le plan personnel et insisterait potentiellement sur l’implantation d’une plus grande place pour les arts durant les études collégiales puisqu’ils sont indispensables pour une vie démocratique.

Crédit photo: Ariel Rutherford, paysage urbain à l’acrylique, Arts II, 2023

Passons maintenant à ma position. Bien que la formation générale ait plusieurs bienfaits, il serait également pertinent de changer le programme de certains cours pour laisser plus de place aux arts. Effectivement, en s’appuyant sur le concept des yeux extérieurs, un cours de théâtre aiderait les étudiants à développer de l’empathie et, par la suite, du respect pour autrui, ce qui serait bénéfique à la vie en société. Bien que les cours de littérature exigent la lecture de pièces de théâtre, je maintiens que le fait de devoir se mettre dans la peau du personnage que les étudiants doivent interpréter les aide davantage à développer cette empathie. Tout en gardant l’importance des humanités apportée par Nussbaum, il serait également intéressant de laisser une plus grande liberté aux étudiants en ce qui concerne le choix de cours à suivre au lieu de leur imposer. Comme le dirait Mill, le fait d’imposer des cours aux étudiants comme il est présentement le cas peut être perçu comme une forme de paternalisme où l’État prend en quelque sorte la décision des cours que l’étudiant aura le droit de suivre durant son parcours scolaire en sous-entendant que celui-ci ne peut pas prendre cette décision par lui-même. Une solution qui pourrait être amenée serait de s’inspirer du réseau collégial anglophone où les étudiants ont une plus grande liberté en ce qui a trait à leur parcours scolaire. Une citation provenant d’un article du journal Le Devoir illustre très bien les points positifs de ce modèle : « Les étudiants peuvent par le fait même choisir un cours plus susceptible de les intéresser parmi ceux qui sont proposés par l’institution collégiale, et balisés par le devis ministériel. » [8]. Le fait de choisir leurs cours augmenterait sans doute le taux d’engagement des étudiants. Effectivement, choisissant un sujet qui les intéresse, ils seraient plus investis que présentement. L’enjeu de ce modèle est de se rapprocher dangereusement d’une éducation à la carte où l’éducation serait perçue d’avantage comme un bien de consommation. Un texte signé par des centaines de professeurs s’opposant aux cours au choix met en lumière ce que ce nouveau modèle pourrait engendrer : « Après avoir dépeint les pratiques actuelles comme des reliques moyenâgeuses, on brandit le remède miracle : si les étudiants pouvaient choisir des cours plus alléchants, allégés, qui correspondent à leurs « intérêts et objectifs » de carrière, ils réussiraient mieux leur parcours. La formation devrait ainsi être pensée à partir de l’intérêt particulier du client. »[9]. Bien que les étudiants soient potentiellement en faveur de ce modèle, celui-ci mettrait en danger tous les bienfaits qu’ils pourraient tirer de l’enseignement actuel fourni par la formation générale. En somme, les cours du tronc commun ont simplement besoin d’une mise à niveau pour susciter l’intérêt des étudiants tout en continuant de favoriser leur développement personnel.

Pour conclure, bien que la formation générale soit considérée comme étant poussiéreuse par certains, elle contribue grandement à une vie en société paisible se basant sur le respect. Sans ces cours, la démocratie serait bien différente au Québec. De grands penseurs comme John Stuart Mill et Martha Nussbaum sont également en faveur de cette formation générale. Mill maintiendrait qu’il est primordial de maintenir ces cours puisqu’ils sont d’une grande utilité sur le plan social tout comme personnel. Nussbaum, de son côté, vante les mérites d’une éducation laissant place aux arts et aux humanités. Laisserons-nous la lassitude des étudiants mettre en péril la démocratie?

Médiagraphie

BERTRAND, Nicolas. « Et si le réseau collégial anglophone avait raison? » dans Le Devoir, 2023, [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/785176/idees-et-si-le-reseau-collegial- anglophone-avait-raison], (page consultée le 7 mai)

CHOUINARD, Marie-Andrée. « Il faut dépoussiérer la formation générale au cégep » dans Le Devoir, 2023,[ h ttps://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/784187/enseignement-collegial-il-faut-depoussierer-la-formation-generale-au-cegep], (page consultée le 7 mai)

MILL, John Stuart. De la liberté, Montréal, Édition CEC, 2013, 189 p.   

MARTIN, Éric et al. « Contre la formation générale à la carte » dans Le Devoir, 2023, [https://www.ledevoir.com/opinion/idees/784595/education-contre-la-formation- generale-a-la-carte], (page consultée le 7 mai)

NUSSBAUM, Martha C. Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, 202 p.


[1] Marie-Andree CHOUINARD, « Il faut dépoussiérer la formation générale au Cégep » dans Le Devoir, 2023.

[2] John Stuart MILL, De la liberté, Montréal, Éditions CEC, 2013, p.179.

[3] John Stuart MILL, De la liberté, Montréal, Éditions CEC, 2013, p.79.

[4] John Stuart MILL, De la liberté, Montréal, Éditions CEC, 2013, p.125.

[5] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.15.

[6] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.36.

[7] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.46.

[8] Nicolas BERTRAND, « Et si le réseau collégial anglophone avait raison? » dans Le Devoir, 2023.

[9] Éric MARTIN et al, « Contre la formation générale à la carte » dans Le Devoir, 2023.