Les conséquences de la démocratisation de l’éducation sur la qualité des établissements d’enseignement, Arnaud Pelletier

DSC_6427_Nanor Janjikian Claude Monet

Une oeuvre de Nanor Janjikian

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Arnaud Pelletier

Étudiant

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé

Dans la foulée du rapport Parent, l’État québécois a réformé en profondeur son système d’éducation dans le but de le rendre plus accessible. La création des cégeps, il y a de cela 50 ans, a grandement marqué le système québécois, de par sa formation générale et son accessibilité. Sur cette même lancée, le gouvernement du Québec a tenté à quelques reprises de réformer les établissements d’enseignement de la province. Cela a mené le ministère de l’Éducation à proposer une importante réforme en l’an 2000, qui visait à évaluer les étudiants sur leurs compétences et non leurs connaissances. En raison du bilan médiocre de cette réforme, il est important de se questionner par rapport aux conséquences que peut entraîner une volonté trop marquée de démocratiser l’éducation. En effet, il semble y avoir de nombreux effets pervers à cette réforme, dont la baisse de qualité globale de l’éducation et une connaissance générale émincée. Pour répondre à cet enjeu, un modèle d’éducation idéal est présenté selon la pensée de John Dewey, John Stuart Mill et, enfin, Friedrich Nietzsche. Ces visions bien souvent opposées semblent toutefois avoir certains éléments complémentaires. En effet, la volonté marquée de Dewey de favoriser l’accès à l’éducation, mêlée au libéralisme de Mill et à l’importance accordée par Nietzsche à la transmission de la culture classique, donne un portrait juste de ce à quoi un cégep devrait aspirer.

 

Dans L’Humaine Condition, Hannah Arendt critique le modèle d’éducation américain qui, selon elle, est en crise. Celle-ci serait causée par l’idéologie démocratique qui essaie de minimiser, voire même d’effacer, la différence entre chaque individu et, plus particulièrement, entre les professeurs et les élèves[1]. Depuis la parution du rapport Parent, en 1963, l’État québécois tente non seulement de fournir un « enseignement ouvert à tous, à tous les niveaux, mais aussi une orientation de chacun vers le genre d’études correspondant à ses goûts et à ses aptitudes[2] ». Cette volonté d’adapter le système d’éducation aux particularités des élèves afin de justement développer leurs « dispositions originelles », comme le dirait Kant, a poussé le gouvernement québécois à créer les cégeps, il y a de cela 50 ans. Après la mise en place de ces établissements, l’accès aux études supérieures a été nettement amélioré. Néanmoins, d’autres réformes ont éventuellement été jugées nécessaires afin de réellement démocratiser l’éducation. C’est ainsi qu’une nouvelle réforme secoue la province en l’an 2000. Celle-ci visait à ce que les établissements scolaires évaluent les élèves non pas seulement sur leurs connaissances, mais surtout sur leurs compétences, parfois même transversales. Pour le gouvernement de l’époque, l’importance accordée aux connaissances n’assurait pas une réelle compréhension de la part d’une partie importante des étudiants. Une revalorisation des compétences s’imposait donc afin d’augmenter le taux de diplomation, puisque d’apprendre de la sorte semble être plus accessible que d’apprendre par la simple transmission de connaissances. Or, il y a de nombreux effets néfastes causés par l’intention de favoriser la réussite du plus grand nombre possible. Certains avancent que le développement des étudiants les plus doués est inévitablement ralenti, alors que d’autres défendent plutôt que la priorité du système d’éducation devrait être de favoriser la réussite du plus grand nombre possible. Bien que cette question ait été traitée en long et en large depuis aussi longtemps que Platon, le débat autour de la démocratisation de l’éducation est particulièrement pertinent dans le cadre du 50e anniversaire des cégeps, puisque ces établissements ont été créés dans l’optique de rendre les études supérieures plus accessibles. Néanmoins, toute tentative d’augmenter le taux de diplomation, que ce soit au secondaire ou dans à l’université, peut comporter son lot d’inconvénients.

Nous sommes en droit de nous questionner par rapport à la mise en pratique des idéaux démocratiques en éducation. Les mesures mises en place par le gouvernement afin d’augmenter le taux de diplomation au secondaire et de faciliter l’accès aux études supérieures nuisent-elles à la qualité de l’éducation reçue dans les cégeps? Le duel entre compétences et connaissances est au cœur de la problématique. Il est essentiel, à mon avis, de faire en sorte que l’éducation se concentre à nouveau sur les connaissances plus générales et classiques qui se voient de plus en plus ignorées dans le cursus québécois, quitte à ce que le taux de diplomation diminue. L’importance accordée à celles-ci permettrait aux étudiants d’avoir accès à une Bildung (terme allemand désignant l’éducation, la culture et, surtout, « le processus visant à développer la meilleure version de nous-même[3] »). Je plaide donc pour que les établissements d’enseignement, tout particulièrement les cégeps, se concentrent sur la transmission d’un réel bagage culturel aux étudiants.

 

L’éducation progressiste

Premièrement, considérons la position de John Dewey, philosophe américain s’inscrivant dans le courant du pragmatisme, pour qui le progrès doit être l’objectif visé par tous les établissements d’enseignement. Tout d’abord, il est important de mentionner que Dewey considère que si l’humain vit dans un groupe social, c’est pour obtenir davantage en utilisant les autres[4] et que l’individualisme est bénéfique pour tout individu, puisque c’est le « produit du relâchement de la contrainte de l’autorité, de la coutume et des traditions » et cela lui permet de réellement penser par lui-même[5]. Dewey considère que le modèle d’éducation conservateur « ne tient pas compte de l’existence dans un être vivant de fonctions actives et spécifiques qui se développent au cours des processus de réorientation et d’association qui interviennent au contact de l’environnement[6] ». C’est pour cela qu’il propose de mettre l’accent sur le développement des compétences des jeunes et dénonce l’obsession qu’ont les établissements d’enseignement pour l’enseignement de l’histoire, puisque d’en faire le « matériel principal de l’éducation […] coupe le lien vital qui unit le présent au passé, et que [cela] tend à faire du passé un rival du présent, et du présent une imitation plus ou moins futile du passé[7] ». Or, il reconnait tout de même l’importance d’étudier le passé dans le seul cas où les leçons que nous pouvons tirer de l’histoire peuvent être utiles pour le développement de l’avenir.

Pour Dewey, il est impératif de prendre en considération les expériences des étudiants, car, selon lui, cela est la meilleure manière d’atteindre l’idéal de l’éducation démocratique : le progrès. Il écrit : « […] l’idéal de croissance aboutit à la conception que l’éducation est une réorganisation ou une reconstruction constante de l’expérience[8]. » Donc, une éducation progressiste permettrait de « façonner les expériences des jeunes de sorte qu’au lieu de reproduire les habitudes courantes ils contractent de meilleures habitudes[9] ». Bref, l’éducation idéale de Dewey est un système où l’histoire sert à changer le futur et où les étudiants partagent leurs expériences afin qu’ils puissent bénéficier d’une éducation morale convenable.

Dewey croyait en un système éducatif étatique et considérait que l’éducation devait être complètement accessible et tout en fournissant tout le matériel scolaire nécessaire aux plus démunis pour réellement supprimer les inégalités économiques et permettre à chaque individu « d’échapper  aux restrictions du groupe social dans lequel il est né[10] ». Bref, le type d’éducation que Dewey souhaite fournir aux étudiants aurait comme idéal le progrès. Cela peut se faire à partir de la mise en commun des expériences des étudiants, permettant ainsi à tous de mieux développer leurs différentes compétences dans ces domaines.

Il est évident que Dewey applaudirait la réforme québécoise de l’éducation, puisque les fondements mêmes de celle-ci découlent de sa philosophie[11]. En effet, l’accent mis sur les compétences, conjugué à l’objectif initial de favoriser l’accès aux études supérieures, fait de la réforme un modèle d’éducation conforme aux idéaux de Dewey. J’estime néanmoins que Dewey considérerait que la raison pour laquelle le taux de diplomation a diminué chez certaines classes de la population est parce que nous n’évaluons pas assez les compétences et ne façonnons pas assez bien les expériences des étudiants.

 

La liberté de s’éduquer

Une deuxième perspective sur la question nous est fournie par le philosophe utilitariste John Stuart Mill, qui plaide avant tout pour un système libéral. Mill considère que les libertés individuelles priment sur les intérêts collectifs, ce qui fait de lui une des figures de proue de l’idéologie libérale classique. Ainsi, il considère que la véritable liberté est « d’assigner des limites au pouvoir », de telle sorte que tous soient libres de vivre comme ils l’entendent[12]. Un autre devoir primordial de l’individu consiste à se munir de protections par rapport à ce que Mill appelle la tyrannie de la majorité, soit la tendance de celle-ci « à vouloir imposer comme règles de conduite […] ses idées et ses coutumes à ceux qui les contestent[13] ». La société devrait donc être construite autour du principe de non-nuisance. À ce sujet, Mill écrit : « […] les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à interférer dans la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection[14] ». Dans cette optique, le rôle de l’État serait plutôt d’assurer le respect de la liberté individuelle de chacun et, donc, d’intervenir seulement si une personne est nuisible pour une autre. De plus, la collectivité ne devrait avoir aucun mot à dire quant au mode de vie de l’individu et ne peut contraindre un individu à agir de telle ou telle manière sous prétexte que cela est meilleur pour lui, puisque celui-ci est souverain sur « lui-même, sur son corps et sur son esprit[15]».

Concernant l’éducation, il est essentiel pour Mill qu’elle soit entièrement axée sur le développement individuel et la culture de l’originalité. En effet, l’éducation doit assurer à tous la possibilité de cultiver « l’individualité de la puissance et du développement[16] ». Cela ne peut se faire, selon Mill, qu’en s’instruisant à l’aide de l’expérience, puisque « la force intellectuelle et la force morale, tout comme la force physique, ne s’améliorent qu’avec l’exercice[17] ». Ainsi, la véritable Bildung est acquise en partageant ses connaissances et, surtout, ses expériences avec les autres afin de favoriser une éthique de la discussion permettant de se rapprocher de la vérité. Si l’éducation ne doit pas être conduite par l’État, c’est en raison des risques d’endoctrinement qui y sont associés. Mill écrit : « Une éducation générale administrée par l’État n’est autre chose qu’un instrument à fabriquer des hommes sur un seul modèle[18] ». Mill propose un système d’enseignement privé dans lequel l’État s’assure que tous, même les plus défavorisés, aient accès à l’éducation[19].

Dans le débat autour du renouveau pédagogique québécois, on peut penser que Mill considérerait que la réforme est bénéfique au développement individuel, puisque le dialogue occasionné par le développement des compétences, souvent fait à l’aide d’activités de groupe, permettrait de favoriser une bonne éthique de la discussion et, par le fait même, permettrait aux individus de se rapprocher de la vérité. Néanmoins, Mill critiquerait sans aucun doute la mainmise institutionnelle de l’État québécois sur l’éducation, puisque cela implique souvent une certaine forme d’endoctrinement. Cette imposition des valeurs de la majorité est sans aucun doute un des plus grands problèmes pouvant toucher une société. Cela causerait une perte de l’individualité qui pourrait être difficilement réparée. Mill, à ce sujet, écrit :

L’uniformisation des caractères croît par ce dont elle se nourrit. Si on attend pour lui résister que la vie soit presque réduite à un type uniforme, alors tout ce qui s’écarte de la norme sera considéré comme impie, immoral, voire monstrueux et contre nature. L’humanité devient rapidement incapable de comprendre la diversité lorsqu’elle s’en est déshabituée pendant un temps[20].

Dans une perspective millienne, il est donc important que l’État cesse de jouer un rôle prédominant dans l’éducation et laisse le privé s’en occuper. Néanmoins, l’État se doit d’assurer un contrôle sur la qualité des institutions en imposant des « des examens publics à tous les enfants dès leur plus jeune âge[21] ».

 

L’éducation axée vers la culture

Notre troisième perspective sur l’éducation, celle de Friedrich Nietzsche, philosophe et philologue allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, mise sur un retour aux valeurs aristocratiques. Ces valeurs permettent aux humains de vivre conformément à ce qu’il appelle une morale des maîtres, type de morale qui caractérise les grandes sociétés antiques[22]. Pour Nietzsche, la morale des maîtres permet d’agir réellement par-delà bien et mal, et ainsi atteindre un plus haut degré d’autonomie, car l’individu est, à ce stade, en mesure de se doter de ses propres valeurs[23]. La pierre angulaire de la philosophie nietzschéenne est la culture de l’individualité. Il écrit : « Il importe de se prouver à soi-même qu’on est destiné à l’indépendance et au commandement […][24]. » Pour y arriver, il suffit que tous ceux qui en sont capables se délient des dogmes qui briment leur véritable liberté et cessent d’être obsédés par la pitié, à la fois à l’égard des autres et de soi-même. Nietzsche considère que « toute élévation du type humain a été l’œuvre d’une société aristocratique […] ; autrement dit, elle a été l’œuvre d’une société hiérarchique qui croit en l’existence de fortes différences entre les hommes[25] ». Considérant que les inégalités sociales sont naturelles, Nietzsche plaide pour une exacerbation de toutes les pulsions et de tous les instincts constituant la Volonté de puissance[26], un idéal auquel devraient aspirer tous les humains.

Nietzsche a fait cinq conférences sur l’éducation, regroupées dans L’avenir de nos établissements d’enseignement, où il critique le système d’éducation de son époque en présentant un dialogue entre un philosophe et son apprenti, qui reflète sa philosophie. Dans ce récit, Nietzsche considère que « les plus graves faiblesses de [son] temps sont justement liées à ces méthodes antinaturelles d’éducation[27] ». Ainsi, il est primordial d’opter pour des techniques de pédagogie respectant la nature humaine, soit la hiérarchie naturelle entre les humains. Partant du point où l’humain apprend la culture à l’école[28], Nietzsche explique que deux tendances sont néfastes à son développement : la tendance à élargir autant que possible la culture et la tendance à la réduire et à l’affaiblir[29]. Concernant l’éducation étatique, Nietzsche considère que « [l’État] veut attirer à lui des fonctionnaires utilisables le plus tôt possible et s’assurer, par des examens excessivement contraignants, de leur docilité inconditionnelle[30] ». Ainsi, il considère que l’éducation étatique n’est qu’une usine à produire des citoyens qui lui permet de se renforcer. Nietzsche prétend plutôt que le but ultime de l’éducation est d’offrir une véritable Bildung, qui s’assure de faire de l’individu la meilleure version de lui-même. Critiquant violemment la qualité de l’enseignement à son époque, il écrit :

Il existe maintenant presque partout un nombre si excessif d’établissements d’enseignement d’un haut niveau qu’on y utilise toujours beaucoup plus de maîtres que la nature d’un peuple […] ne peut en produire ; il arrive donc dans ces établissements un excès de gens qui n’ont pas la vocation, mais qui peu à peu […] déterminent l’esprit de ces établissements[31].

Devant ce constat, Nietzsche propose de réduire considérablement le nombre d’établissements d’enseignement, puisque « la nature elle-même n’a destiné à aller réellement vers la culture qu’un nombre infiniment restreint d’hommes[32] ». Enfin, Nietzsche critique l’éducation démocratique, voire même simplement étatique, puisqu’il considère que « l’éducation et la culture populaire » sont implantées en raison de la crainte qu’a le gouvernement de la nature aristocratique des citoyens[33].

Il est évident que Nietzsche s’opposerait fortement à l’objectif du gouvernement québécois qui est de favoriser l’accès à l’éducation supérieure. Non seulement s’opposerait-il à l’éducation étatique en soi, mais il considérerait la réforme de l’an 2000 comme étant une aberration, puisque tout au long de son œuvre, il indique que seules les connaissances peuvent faire de l’individu un être véritablement cultivé. De plus, un des objectifs de l’éducation fondée sur l’expérience est de favoriser l’autonomie des étudiants dans leur vie de tous les jours. Ce concept est réfuté par Nietzsche alors qu’il écrit : « Nos étudiants « autonomes » vivent sans philosophie, sans art […]. […] Car retirez les Grecs en même temps que la philosophie et l’art : par quelle échelle voulez-vous encore monter vers la culture[34] ?» Ainsi, l’objectif principal de l’éducation démocratique, qui est de développer l’autonomie tout en élargissant le plus possible l’accès à la culture, est vue par Nietzsche comme étant la cause des maux et de la faiblesse de la société. C’est donc la vulgarisation excessive des matières enseignées, ayant pour objectif de favoriser le succès d’un grand nombre d’étudiants, qui fait perdre tout sens à la réelle culture. Il va encore plus loin dans cette lancée et écrit :

C’est l’autonomie véritable, qui, à ces excitations prématurées, ne peut justement s’exprimer qu’en maladresse, en saillants et en traits grotesques, c’est donc l’individu pris exactement qui est réprimandé par le maître et rejeté au profit d’une moyenne décente, privée d’originalité. En revanche la médiocrité uniformisée reçoit des louanges […][35].

Pour Nietzsche, le but de l’éducation est évident : permettre aux plus forts de s’émanciper et d’avoir accès à une véritable culture. Pour cela, il est primordial de limiter l’accès à l’éducation aux seuls individus qui ont à cœur leur épanouissement culturel. Les établissements d’éducation doivent également nourrir le désir d’immortalité des étudiants, afin que cette volonté d’être toujours la meilleure version d’eux-mêmes se traduise par le renversement de toutes les valeurs et le début de la surhumanité.

 

Le modèle idéal

Il est de mon avis que, globalement, la position nietzschéenne par rapport à l’éducation est la plus enrichissante, de par l’importance qu’elle accorde à la culture. La transmission de connaissances dans un processus académique rigoureux est, selon moi, idéale, puisque le sérieux accordé à l’éducation permet aux étudiants d’acquérir assez de connaissances pour être réellement épanouis intellectuellement. Donc, le type d’éducation nietzschéen, soit un système où l’élite est grandement valorisée, semble être le plus efficace pour avoir de réels établissements axés sur une Bildung contemporaine. Or, la mise en pratique d’un tel système comporte certaines lacunes qui doivent être parées. En effet, la solution à la « crise de l’éducation » serait pour lui de restreindre énormément l’accès aux études supérieures afin d’avoir de meilleurs professeurs et des étudiants plus doués. Bien qu’une certaine forme d’élitisme soit acceptable, voire même souhaitable, dans nos établissements scolaires, il est impératif de veiller à ce qu’il existe une réelle égalité des chances dans notre société. Ainsi, je suis en grande partie d’accord sur le type d’éducation que la société doit fournir, mais pas sur la manière d’y arriver. Par rapport à la problématique, je considère aussi que le fait d’avoir pour objectif de favoriser l’accès aux études supérieures au plus grand nombre entraine inévitablement une perte de la qualité de l’éducation dans son ensemble.

Par rapport à Mill, je considère que sa position sur l’importance de l’individualité est, comme chez Nietzsche, très pertinente et que sa mise en application est plus réalisable que chez ce dernier. En effet, la mise en place d’un système d’enseignement accessible à tous, mais qui relève de l’initiative privée est, en bonne partie, une solution viable permettant d’assurer que la volonté de tous soit bel et bien respectée. Néanmoins, cette mesure comporte certaines lacunes. En effet, elle implique que certains établissements puissent fournir une éducation de moins bonne qualité aux étudiants les moins favorisés. Je considère plutôt qu’il faut qu’une grande partie de l’éducation soit financée par l’État, tout en laissant davantage de liberté aux institutions afin que les programmes soient plus diversifiés et que les étudiants aient davantage de liberté pour choisir le programme. Par rapport à l’importance que Mill accorde aux compétences pour bien développer l’individu, je suis en partie d’accord, bien que je considère que les connaissances doivent jouer un plus grand rôle dans l’éducation.

Concernant Dewey, il me semble que certains éléments de sa philosophie soient absolument essentiels à un bon système d’éducation. En effet, son idéal d’égalité des chances doit être au cœur de notre système et cela ne peut se faire qu’en ayant un État soutenant financièrement les enfants n’ayant pas les moyens de s’éduquer. De plus, l’idée de permettre une éducation diversifiée, dans le sens où les établissements d’enseignement encourageraient la présence d’étudiants provenant de divers milieux socioéconomiques et culturels, est, à mon sens, extrêmement importante, puisque cela permet aux jeunes de partager différentes expériences et de mieux comprendre la réalité dans laquelle les autres vivent. Néanmoins, je considère que d’inclure dans le cursus des activités basées sur les expériences des étudiants n’est pas bénéfique, puisqu’ils le feront en dehors des heures de cours. Il est donc primordial de garder la grande majorité de ces heures pour le partage de connaissances.

Je considère que le meilleur type d’éducation qu’un État peut fournir est un système d’enseignement dans lequel les établissements, bien que largement financés par l’État, sont autonomes tout en devant se plier à des examens communs afin de s’assurer que leur matière est bien enseignée. Cela permettra à chaque étudiant d’étudier dans un programme d’étude qui lui convient réellement. De plus, je considère que la majorité du cursus doit être axé sur la transmission de la culture par la connaissance, tel que Nietzsche le défend. Les compétences et les expériences peuvent aussi être développées par les établissements grâce à l’usage de jeux, comme le soutient le philosophe suisse Johann Heinrich Pestalozzi. Si, en dehors des heures de cours, les étudiants ont accès à différents jeux comme, par exemple, les échecs ou des jeux de mémoire, ils pourront développer différentes compétences avec leurs camarades, bien que celles-ci ne soient pas véritablement enseignées par leur établissement. De cette manière, les élèves développeront leur envie d’apprendre et pourront bénéficier des expériences des autres.

Pour conclure, la solution au problème soulevé par la réforme de l’éducation québécoise, à savoir le véritable type d’éducation qu’il faut fournir aux étudiants afin de maximiser leur développement, est, pour Dewey, de prôner une éducation d’abord et avant tout progressiste pouvant permettre à la société démocratique de se délier du passer et de se perfectionner. Il avance que cela ne peut se faire qu’avec une éducation axée sur les compétences et les expériences de chacun. Ensuite, Mill considère que l’éducation ne doit ni être carrément progressiste ni franchement conservatrice ; elle doit permettre à chacun de choisir quelle sorte d’éducation elle ou il souhaite obtenir. Il soutient ce principe avec ses idéaux libéraux, puisque ce n’est qu’en engageant tous les membres de la société que nous favorisons une réelle éthique de la discussion, nous rapprochant ainsi de la vérité. Enfin, Nietzsche affirme qu’il est primordial que les établissements d’enseignement servent à transmettre une véritable Bildung afin de former des êtres cultivés. Selon moi, l’éducation se doit d’être un hybride entre ces trois modèles en la rendant réellement accessible à tous afin d’offrir une réelle égalité des chances, en offrant davantage de libertés aux établissements eux-mêmes pour que les étudiants soient libres de choisir ce qu’ils veulent étudier et en mettant davantage d’accent sur la transmission de la culture. En ce qui concerne les cégeps, ils devraient concentrer leurs efforts sur la transmission de la culture, ce qui implique l’imposition de davantage de cours de formation générale visant à faire naître chez les étudiants un réel désir de devenir la meilleure version de soi-même.

 

 

[1] Hannah ARENDT, L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, 1972, p.749.

[2] COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR L’ENSEIGNEMENT DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC, Rapport Parent : Deuxième partie ou tome 2, Québec, Les Publications du Québec, 1993, [http://classiques.uqac.ca/contemporains/quebec_commission_parent/rapport_parent_2/rapport_parent_vol_2.pdf], (page consultée le 2 avril 2018).

[3] Damion SEARLS, cité par Josh JONES, « Nietzsche Lays Out His Philosophy of Education and a Still-Timely Critique of the Modern University (1872) », dans Open Culture : Education, Philosophy, 20 janvier 2016, [http://www.openculture.com/2016/01/nietzsches-philosophy-of-education-and-a-still-timely-critique-of-the-modern-university-1872.html], (page consultée le 5 novembre 2017). (Traduction libre)

[4] John DEWEY, Démocratie et Éducation suivi de Expérience et Éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p.83-84.

[5] Ibid., p.397.

[6] Ibid., p.153.

[7] Ibid., p.157.

[8] Ibid., p.158.

[9] Ibid., p.161.

[10] Ibid., p.100.

[11] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT,  Le renouveau pédagogique : ce qui définit « le changement », octobre 2005, [http://fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/452755.pdf], (page consultée le 19 avril 2018).

[12] Ibid., p.70.

[13] Ibid., p.73.

[14] Ibid., p.78.

[15] Ibidem.

[16] Wilhelm VON HUMBOLDT, cité par John Stuart MILL, op. cit., p.126.

[17] Ibid., p.127.

[18] Ibid., p.178.

[19] Ibid., p.177.

[20] Ibid., p.144.

[21] Ibid., p.178.

[22] Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal et La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p.183.

[23] Ibidem.

[24] Ibid., p.58.

[25] Ibid., p.180.

[26] Ibid., p.55.

[27] Friedrich NIETZSCHE, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Gallimard, 1973, p.18.

[28] Ibid., p.17.

[29] Ibid., p.19-20.

[30] Ibid., p.39-40.

[31] Ibid., p.78.

[32] Ibid., p.79.

[33] Ibid., p.94.

[34] Ibid., p.132.

[35] Ibid., p.59.

 

Médiagraphie

Arendt, Hannah. L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, 1972, 1056 p.

Boutin, Gérald. « De la réforme de l’éducation au « renouveau pédagogique » : un parcours chaotique et inquiétant », dans Revue Argument [en ligne], v. 9, n. 1, Automne 2006 – Hiver 2007, [http://www.revueargument.ca/article/2006-10-01/367-de-la-reforme-de-leducation-au-renouveau-pedagogique-un-parcours-chaotique-et-inquietant.html], (page consultée le 5 novembre 2017).

Bronckart, Jean-Paul. « Didactique : Vue d’ensemble », dans Universalis [En ligne], [https://universalis-bdeb.proxy.ccsr.qc.ca/encyclopedie/didactique-vue-d-ensemble/], (page consultée le 5 novembre 2017).

COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR L’ENSEIGNEMENT DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC. Rapport Parent : Deuxième partie ou tome 2, Québec, Les Publications du Québec, 1993, [http://classiques.uqac.ca/contemporains/quebec_commission_parent/rapport_parent_2/rapport_parent_vol_2.pdf], (page consultée le 2 avril 2018).

Dewey, John. Démocratie et Éducation suivi de Expérience et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, 516 p.

Jones, Josh. « Nietzsche Lays Out His Philosophy of Education and a Still-Timely Critique of the Modern University (1872) », dans Open Culture : Education, Philosophy, 20 janvier 2016, [http://www.openculture.com/2016/01/nietzsches-philosophy-of-education-and-a-still-timely-critique-of-the-modern-university-1872.html], (page consultée le 5 novembre 2017).

Mill, John Stuart. De la liberté, Montréal, Éditions CEC, 2013, 199 p.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT,  Le renouveau pédagogique : ce qui définit « le changement », octobre 2005, [http://fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/452755.pdf], (page consultée le 19 avril 2018).

Nietzsche, Friedrich. Par-delà bien et mal et La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, 399 p.

Nietzsche, Friedrich. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Gallimard, 1973, 154 p.

Lettre à mon fils, Stéphanie Grandmont

DSC_6432_Audry Rochon W-A. Bouguereau

Une oeuvre d’Audry Rochon (inspirée par W-A. Bouguereau)

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Mon Xavier,

5 janvier 2001 : je te tiens, émue, pour la première fois dans mes bras. Septembre 2006 : c’est ta grande entrée à la petite école, la boîte à lunch dinosaure en main. Septembre 2012 : tu t’engouffres dans ce long corridor, parfois sombre, parfois lumineux, que sera le secondaire. 1er mars 2018 : date butoir de ta demande d’admission au cégep. Quand est on est mère et professeure, le temps se compte en années scolaires.

Mais ce n’est pas juste la mère en moi qui t’écrit aujourd’hui, non plus que l’enseignante; c’est aussi et avant tout l’ancienne élève qui quittait sans trop de nostalgie le secondaire, il y a 29 ans, pour entrer tout comme toi au cégep, cet univers que j’allais tellement aimer que j’y passerais ensuite toute ma vie professionnelle.

Sais-tu, Xavier, que les cégeps ont été créés il y a 50 ans? Que c’est une invention québécoise et unique au monde? C’est d’ailleurs cette unicité que plusieurs de ses détracteurs houspillent, périodiquement, dans cette habitude par trop répandue chez nous de pourfendre nos choix, nos productions, nos institutions, notre culture dans un mépris de soi qui trahit un complexe d’infériorité inguérissable. Pourtant, c’est grâce au cégep que le Québec tient aujourd’hui, au Canada, le haut du pavé en matière de diplomation post-secondaire chez les 25-44 ans[1], alors qu’il y a 50 ans, les Québécois, majoritairement non instruits, restaient cantonnés à une infériorité sociale séculaire dont la Révolution tranquille a pu seule les faire émerger.

À l’occasion de cet important 50e anniversaire des cégeps, on a demandé à plusieurs personnalités, issues de différents milieux (artistique, sportif, monde des affaires, des communications, etc.), de prendre la parole afin de résumer, en leurs mots, leur expérience collégiale. D’autonomie à transition, en passant par connaissance, expérience et plaisir, ces capsules vidéo[2] livrent l’essence même du cégep et quiconque y a mis le pied y reconnaîtra ses propres souvenirs.

Je souhaite donc me prêter au jeu, à mon tour, afin d’évoquer, non pas en un mais en trois mots, ce qui traduit le mieux, selon mon expérience, l’esprit du cégep. J’espère ainsi titiller ta hâte d’y entrer à ton tour.

Liberté

Liberté. C’est le premier mot que j’aurais, personnellement, choisi. Il est vrai qu’après avoir connu les horaires serrés et les règles parfois rigides du secondaire, cette liberté soudaine peut en effrayer certains. Je me rappelle de mes premières semaines en tant que cégépienne : j’avais perdu mes anciens repères, j’étais souvent déstabilisée. Je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas de suppléant quand un professeur s’absentait, ni ce que je devais faire des trous qui criblaient mon horaire, et je ne savais pas très bien comment m’intégrer à cette école qui avait la dimension d’une petite ville. Le même sentiment d’égarement t’habitera peut-être au début. Mais tu verras qu’après avoir vaincu ces premières résistances, dépassé ces premières appréhensions, on trouve ses repères et on goûte une liberté dont il est impossible de se sevrer ensuite!

Entends-moi bien : je ne suis pas en train de te dire que les contraintes n’existeront plus, que les règles auront disparu ou que les plages vides à l’horaire se rempliront par le fumage [bientôt légal!] de drogue, comme l’a laissé niaisement entendre un certain chef de parti! Mais tu entreras enfin dans une phase de ta vie où tu ne feras plus les choses par déférence à l’autorité, parentale ou professorale, mais bien par choix, par motivation, pour toi-même. Déjà, d’ailleurs, tu es confronté à un premier choix, celui de ton programme et du collège où tu passeras tes prochaines années. À toi, ensuite, de faire d’autres choix : celui d’y rester, d’y réussir, de chercher pour y trouver ta voie.

Car c’est bien de cette liberté qu’il s’agit : pas de celle qui te fait répéter ad nauseam « J’ai le droit! », tu sais comme quand tu as découvert, vers l’âge de quatre ou cinq ans, le sens – ô combien enivrant! – de cette phrase! Non. Plutôt de ce genre de liberté qui rime avec responsabilité, de celle qui donne le vertige par sa vastitude, excitante tout autant qu’angoissante (Sartre peut t’en « jaser tout un chapitre », d’ailleurs! Pas de doute que tu dialogueras avec lui au cégep!).

Tu l’as compris : il est question de cette liberté qui te fait passer de l’adolescence à l’âge adulte. Voici ainsi venu le moment où nous, tes parents, mais aussi tes grands-parents, tes enseignants, où tous les adultes qui t’ont vu grandir te disent : eh ben voilà, on t’a donné de l’amour, du temps, du soutien, des conseils, des mises en garde, des connaissances, des joies, des contraintes, des principes et des valeurs; on a fait naître en toi des rêves, des désirs; on t’a encouragé, on t’a puni parfois, on t’a fait embrasser des projets, on t’a montré tes forces, posé des défis, forcé à avancer, à mûrir, à vaincre les écueils, à exploiter tes talents, à ouvrir tes horizons; bref, on t’a amené, tous ensemble, du mieux qu’on le pouvait, en te proposant des modèles, jusqu’au seuil de la majorité. C’est maintenant le temps pour toi d’hériter : on te confie ta vie, prends-la à bras-le-corps, aime-la, prends-en soin. Cette vie t’appartient toute entière, Xavier; tu es libre de la façonner selon tes aspirations, de lui donner les angles que tu veux, de la peindre selon tes goûts. Fais en sorte qu’elle te ressemble. Elle est encore jeune et, comme tout enfant ou adolescent, elle a besoin d’être alimentée pour grandir : nourris-la bien d’émotions, de rêves, de découvertes.

Liberté, donc. Commences-tu, maintenant, à comprendre la véritable portée de ce mot? Celle-ci est à l’échelle de ce que tu es et seras capable d’assumer. Ne t’inquiète pas, nous serons encore là, nous, les parents, grands-parents, professeurs, pour répondre aux questions, t’accompagner, te soutenir et pour te faire faire de nouveaux apprentissages. Mais les grandes décisions t’incomberont désormais. Car « la liberté est choix [3]» et « l’homme est condamné à être libre[4] ». Bienvenue dans la cour des grands!

Exploration

Ce n’est pas anodin si c’est au cégep qu’on atteint l’âge significatif, symbolique, de 18 ans. L’âge de la majorité. Ou plutôt, tu l’as compris, de la liberté, au sens plein du terme. Car le cégep, c’est l’étape de la transition. Tu y entres ado et en ressors adulte. Si ça peut te rassurer, tu as droit à l’erreur. C’est même plutôt bien, les erreurs! Il ne faut pas avancer contre elles, ou en dépit d’elles, mais plutôt avec elles. Bien sûr, les réussites sont satisfaisantes, agréables, douces pour l’ego : c’est le dessert qui couronne un repas d’efforts, qui procure du plaisir et de la satisfaction. Mais qui ne mangerait que du sucré? L’erreur est un peu plus amère, j’en conviens, son goût déplaît généralement au début. Mais elle nous ouvre à de nouvelles saveurs, étend notre palette gustative.

Je sais, je sais, je me laisse emporter par une métaphore culinaire un peu éculée, désolée; mais comme tu aimes manger, tu comprendras ce que j’essaie de te dire : le cégep est comme un vaste buffet à volonté. Tu y piges ce que tu veux parmi différentes propositions. Et si tu as faim, tu peux te gaver longtemps!

En entrée, les menus littéraire, philosophique, sportif et linguistique : ceux-là sont incontournables. Ils mettent la table de la formation générale. Aux côtés d’étudiants issus de programmes et d’horizons divers, tu y cultiveras les lettres, les idées, l’esprit critique, les efforts physiques. Mens sana in corpore sano[5]. L’esprit humaniste au coeur du projet collégial, tel qu’il a été conçu il y a plus de 50 ans. Certains étudiants, désireux de pouvoir se consacrer exclusivement à « leur » programme, s’y montrent rébarbatifs; ce sera peut-être ton cas, je ne sais pas. Mais ne te laisse pas impressionner ou apeurer par ces noms que tu fréquenteras sans doute, de session en session : Socrate, Shakespeare, Molière, Hugo, Kant, Dickens, Sartre, Arendt, Roy, Hébert, Tremblay, Laferrière, et tous les autres que je ne nommerai pas, mais que tes professeurs jugeront importants de te présenter. C’est au collège que j’ai entendu pour la première fois parler de la Commedia dell’arte, que j’ai lu mon premier Flaubert, que j’ai découvert la poésie de Miron, que j’ai plongé dans la philosophie platonicienne ou appris, par Thomas Hobbes, que « l’homme est un loup pour l’homme »! Mes premiers grands classiques du cinéma québécois, c’est aussi au cégep qu’on me les a présentés : Les Bons Débarras de Francis Mankiewicz, Les Ordres de Jacques Brault, Le confort et l’indifférence de Denys Arcand, même Deux femmes en or de Claude Fournier! Ces noms, pour la plupart, ne sont pas familiers pour toi? Pas d’inquiétude! Le cégep est un magnifique lieu de rencontre, tu apprendras à les connaître. Ne crains pas de te frotter à eux, à leurs univers, à leurs théories, à leur art. Plonge, même si ça fait mal, même si certains couloirs sont obscurs, même si tu n’es pas sûr de les suivre, même si certains t’ennuient. Au final, l’expérience immersive en vaut la peine, tu verras! Car c’est aussi faire l’expérience de la vie que de te confronter à la difficulté, au sentiment d’être perdu ou à l’ennui. (Et ce, en dépit de cette image qu’on cherche souvent à nous vendre d’un monde hédoniste, qui ne valorise que la facilité, le plaisir et la consommation rapide au service du sacro-saint divertissement. Épicure et Horace se retourneraient dans leur tombe s’ils savaient à quel point certains publicitaires font leurs choux gras de leur maxime Carpe diem! La vie n’est pas (qu’) un spectacle d’humoriste. Et le plaisir n’est pas toujours facile. On goûte aussi une grande satisfaction à triompher d’un texte difficile.)

D’ailleurs, ces grands noms que j’évoquais sauront aussi t’étonner, te déstabiliser, te faire sourire, t’émouvoir et te faire réfléchir. Déjà pas mal, non? En dépit de ce qu’en disent certains de nos (plus mauvais) politiciens et décideurs, nous ne sommes pas que des contribuables, des consommateurs, des clients et autres payeurs de taxes. Citoyens, amis, parents, nous sommes avant tout des humains à part entière. Et c’est à former non pas uniquement des travailleurs, mais aussi et surtout des êtres pensants, sensibles, ouverts et créatifs, que s’emploie la formation générale au collégial. Même si certains cherchent à l’abolir, ou à la trafiquer, ou à la contourner. Donne-leur tort, Xavier. Même si, a priori, la littérature et la philo, ouais…bof…tu sais, ça ne t’emballe pas. Essaie quand même. Puise chez ces auteurs et penseurs des outils pour faire de toi un citoyen aguerri, capable de participer à ce que Normand Baillargeon nomme « la conversation démocratique ». Capable d’échanger. Capable de discréditer une argumentation fantoche, de désamorcer une tentative de manipulation, de repérer les fake news. Et montre à tous ces dirigeants à courte vue que le magasinage n’est pas un projet de société.

Passé ces entrées consistantes, tu goûteras au plat principal que tu as commandé : ta formation spécifique. Ce sera cuisiné et apprêté selon le talent et la passion dont feront preuve tes enseignants. Là encore, tu n’aimeras peut-être pas tout. Mais tu y préciseras ainsi, peu à peu, tes intérêts et tes goûts, orientant du même coup la suite de ta formation et tes choix professionnels. C’est là, avant tout, que tu voudras te démarquer et mettre à profit ce potentiel qui t’appartient et qui n’attend que le moment de s’illustrer. Peut-être même conviendras-tu finalement que le programme choisi ne répond pas à tes attentes et ne dessert pas suffisamment tes talents. Encore une fois, tu as droit à l’erreur. Ne crains pas le changement, ni de t’aventurer sur une route autre que celle choisie au départ. Ne succombe pas à la tyrannie de la cote R – si celle-ci t’est encore étrangère, ne t’en fais pas, tu la connaîtras bien vite, trop vite! – ni ne te rends aux discours bêtes de ceux qui croient qu’il n’y a d’avenir que dans les sciences. Sois audacieux! Essaye, découvre, plonge! Car l’autre mot qui, à mes yeux, définit bien cette étape qu’est le cégep, c’est « exploration ».

Je sais que tu aimes les voyages : tu seras choyé au cégep! Désolée, je ne parle pas de toutes ces odyssées excitantes en Asie, en Amérique du Sud ou en Europe que forcément on te proposera au cours de ton parcours étudiant, non. Je parle d’autres formes moins coûteuses de périples. Proust écrivait avec beaucoup de justesse : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres.[6] » Voyager, c’est donc appréhender le passé, le présent et l’avenir de l’humanité à travers le regard d’auteurs, de penseurs et d’artistes, d’hier et d’aujourd’hui.

Mais le cégep se veut aussi une immersion dans la culture québécoise. L’auteur québécois d’origine hongroise Akos Verboczy écrivait que c’est au cégep qu’il avait découvert le Québec[7]. Une rencontre tardive, quand on sait qu’il avait pourtant fait ses études secondaires ici. Comme toi. Comme moi. Comme des millions d’autres élèves québécois qui, durant ces cinq années d’études, ne se sont pratiquement jamais frottés à notre littérature ou à nos artistes (ou très peu et de manière bien superficielle). Je n’entamerai pas aujourd’hui un long chapitre de récriminations sur cette absence ostentatoire de la culture québécoise au sein de l’enseignement secondaire, mais je te fais au moins la promesse que le cégep palliera à cette lacune pédagogique. Québec d’hier et Québec d’aujourd’hui, toujours vulnérable et néanmoins toujours vivant. Le Québec, avec toutes ses contradictions et ses errances, ses velléités, ses victoires et ses échecs, ses grandeurs et ses petitesses. Pas meilleur ni pire qu’un autre peuple, mais néanmoins le nôtre. Qu’on doit se réapproprier ou découvrir, faire vivre à travers soi, parce qu’on y est né ou qu’on y a immigré. Et parce qu’on a décidé d’y vivre. Et à défaut de bien en connaître l’histoire, la langue ou les artistes, les cégépiens pourront au moins aller à sa rencontre, en espérant qu’ils développeront ainsi envers lui un plus grand sentiment d’appartenance.

Mais l’exploration n’apporte pas qu’un bagage de connaissances (hé oui : pour ce genre de voyage, vois-tu, c’est au retour que tu rentres avec des bagages!). Bien au-delà de la culture et des incontournables « compétences » que tu acquerras lors de ton passage au cégep, c’est avant tout à un véritable parcours initiatique que tu es invité. Tu connais les rites d’initiation? Je ne te parle pas de ces beuveries orgiaques auxquelles tout étudiant se trouve un jour mêlé lorsqu’il est accueilli dans un nouveau programme! Plutôt de ces étapes cruciales de la vie où on doit faire preuve de témérité, ou de courage, ou de force morale, ou d’engagement, ou de dépassement. Ces moments où on doit aller au fond de soi, pour y puiser de la motivation et de la force, pour affronter des déceptions ou des échecs. Ou encore où l’on s’investit avec confiance dans un projet d’envergure pour exploiter ses talents, mûrir, se dépasser. Des épisodes d’émotions fortes, des expériences nouvelles et formatrices. Ce genre de moments, Xavier, tu en vivras pendant ton aventure collégiale, parce qu’ils accompagnent nécessairement toutes les importantes périodes de transition.

Apprendre à devenir adulte et à s’épanouir, c’est le projet d’une vie! (Je dis ça pour t’encourager, bien sûr!) Tu n’es qu’au début de ce parcours. Personnellement, j’ai beaucoup mûri intellectuellement et socialement pendant mes deux années de cégep. Je pense qu’on s’y développe autant en deux ou trois ans que dans tout le passage au secondaire. Au-delà des cours, partagée que j’étais alors entre différents comités étudiants (association étudiante, journal étudiant, café étudiant), j’ai non seulement appris à travailler en équipe, à exploiter et stimuler ma créativité, à exercer certains de mes jeunes et modestes talents ou à en développer de nouveaux, mais j’ai surtout beaucoup gagné en confiance, sans oublier l’essentiel et rassurant sentiment d’appartenance à une communauté étudiante que j’ai ainsi développé. Pourquoi essentiel? Parce que, pour la première fois de ma vie, j’aimais aller à l’école, j’en redemandais! Et je sentais que j’y avais ma place.

Quelle sera ta manière d’explorer? En t’impliquant toi aussi au sein de divers comités? En te lançant dans différents projets? Et rencontrant de nouvelles personnes? En apprenant de l’expérience de tes enseignants? En participant à la vie démocratique de ton collège (assemblées étudiantes, manifs, grèves, peut-être?)? Peu importe, l’important, c’est le voyage lui-même! Trouve ta voix. Mais si tu veux aimer le cégep et en retirer un vrai bagage, vis l’expérience à fond. Certains étudiants se contentent d’aller à leurs cours (c’est déjà bien, tu me diras!), d’y assister l’esprit vaguement absent et de rentrer chez eux dès qu’ils ont terminé. À mon sens, c’est une erreur de vivre ainsi cette étape. Tu y gagneras peu de choses en somme. Un mélange de connaissances et de compétences, bien sûr. Mais peut-être aussi un peu d’ennui, ou de l’indifférence. Si tu veux en ressortir avec une personnalité plus riche et plus affirmée, les bras chargés de souvenirs pour le jour où, à ton tour, tu partageras avec tes enfants ton expérience collégiale, alors vise plus haut. Le cégep bouillonne d’énergie, d’activités. Il te fera tout plein de propositions. Tu n’es pas obligé de toujours accepter. Mais dis « oui » parfois. Souvent. Ose. Tu ne le regretteras pas.

Amitié

Du voyage intellectuel et culturel à l’exploration de soi, tu passeras inévitablement (et heureusement) à l’expérience empirique de la vie même. C’est en effet souvent au cégep qu’on pousse la porte des premières relations amoureuses significatives. On met le pied sur un nouveau territoire, à la fois hasardeux et prometteur. On y écrit des histoires d’amour, dont le récit s’allonge et dont le point final s’avère souvent plus douloureux. Des rencontres nées au hasard d’un regard, dans un cours, ou à la faveur d’une activité parascolaire, d’un projet de session, d’un 5 à 7 étudiant, qui sait? L’amour se trouve souvent de manière impromptue, au cégep, au bout d’un corridor!

Bien sûr, j’y ai moi-même vécu quelques flirts et connu un premier grand amour. Tendre, profond, unique, marquant…mais néanmoins largué au large de l’université, quelques années après et aujourd’hui enfoui dans le flot des souvenirs! L’amour va et vient, comme les vagues, mon fils. Mais ce qui a marqué plus que tout mon passage au collégial, ce sont les grandes amitiés que j’y ai nouées. Des gars, des filles, brillants, drôles, talentueux, issus d’horizons divers. De la ville, de la banlieue ou de la région éloignée. De milieux modestes ou petits bourgeois, intellos ou pas. Le cégep, comme un carrefour de la pluralité. Bien que différents, nous étions tous portés par ce même enthousiasme, par cette même énergie créatrice de la jeunesse. Tous avides d’apprendre et de faire nos marques, avec des rêves, des idéaux, qui se faisaient et se défaisaient comme des tricots. Et tous, comme les cégépiens typiques que nous étions alors, avec des envies de faire la fête les vendredis soirs et de rigoler un bon coup, entre deux cours!

Certaines de ces amitiés se sont révélées provisoires, c’est vrai. Des amitiés circonstancielles, la plupart nées au local du journal étudiant, dont je garde encore d’excellents et vifs souvenirs (et quelques photos!). D’autres revêtaient un caractère un peu différent : je parle de ces amis-mentors, ces enseignants inspirants qui repèrent nos talents mieux que nous-mêmes, nous poussent à aller de l’avant, galvanisent la confiance; des guides complices à qui, avec le recul, on comprend qu’on doit beaucoup. J’ai connu quelques modèles semblables au collège, des profs passionnés, créatifs, parfois carrément fous! Dédiés à leur travail, ils étaient animés d’un sincère amour de l’enseignement. C’est en partie à eux que je dois, par un effet d’émulation, ma décision d’enseigner. Sans oublier qu’à titre de professeure, j’ai moi aussi, à travers le temps, comme tu as pu en être témoin, tissé des liens plus étroits avec quelques élèves, dont certains sont devenus de véritables amis.

Mais le cégep fut surtout le prélude à une de mes plus grandes amitiés, une de celles, très rares, qui nous accompagnent longuement, témoin de toutes les grandes étapes de notre vie, complice qui en partage tous les soubresauts. Tu connais cet ami qui est aussi ton parrain. Je te souhaite un de ces coups de foudre d’amitié dont le cégep a le secret.

Amitiés éphémères, mentors ou grands amis, tous ont marqué mon cégep, tous ont laissé une empreinte et ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui.

Cela dit, tes souvenirs ne seront pas les miens. Ils n’ont pas à l’être. À toi de tricoter les tiens. Le cégep n’est d’ailleurs plus, depuis longtemps, celui que j’ai connu en tant qu’étudiante. Son visage a beaucoup changé avec les années; j’en suis, à titre d’enseignante, un témoin privilégié. Il a connu, dans les années 1990, la réforme Robillard qui a transformé les connaissances en compétences[8]. Puis la cote Z est devenue la cote R : j’aurais été bien en peine, il y a 29 ans, de t’expliquer la première, tant celle-ci ne nous préoccupait pas à l’époque; quant à la seconde, obsession étudiante d’aujourd’hui, on veut nous faire croire qu’elle détermine la valeur d’un élève, comme si un individu pouvait se résumer par une cote. (Même si les scénaristes de Black Mirror[9] l’ont imaginé et que les dirigeants chinois s’apprêtent à le faire[10]… Triste réalité.) Mais c’est le plus insidieux des mensonges, car une cote, Z ou R, restera toujours une mesure approximative et surtout imparfaite des capacités d’un élève. La cote R ne reflète ni ton engagement étudiant, ni la richesse de ta personnalité; elle ne mesure pas vraiment la créativité, non plus que l’empathie, l’humour, le sens moral ou l’ouverture d’esprit d’un jeune. Elle élude dans ses calculs tant de formes d’intelligence qu’il serait absurde, à mon sens, d’en faire un miroir de l’étendue des capacités et du potentiel d’un étudiant. Encore plus d’y reconnaître sa valeur comme humain. Quelle que sera ta cote, résiste à son joug, n’en fais jamais un instrument de mépris, de toi-même ou des autres. Et si ta cote grimpe lors d’une session, réjouis-toi de tes réussites… tout en en relativisant la valeur.

Autre changement qu’on peut évoquer : la marchandisation de l’éducation[11]. On « magasine » aujourd’hui son cégep, les collèges rivalisent de stratégies de marketing pour aller chercher de nouveaux « clients », on ferme des programmes qui ne « rapportent » pas assez, et on voudrait former pas tant des étudiants cultivés que des travailleurs efficaces et des consommateurs, afin que la grande roue de l’économie ne cesse jamais de tourner. Pour citer Amin Maalouf[12], un écrivain que j’aime beaucoup, en pensant faire des choix pour un monde meilleur, on risque de créer « le meilleur des mondes [13]» : voulons-nous vraiment ressembler à ces travailleurs ignorants et stupides, qu’on peut manipuler à souhait et dont le seul but dans la vie est de consommer? Symptôme d’une époque mercantile, préoccupés comme le sont nos dirigeants de répondre aux « impératifs du marché », on vise en effet depuis quelques années un plus parfait arrimage entre l’école et le monde du travail. Le cégep subit ainsi les assauts de ces apôtres de l’économie. Je pourrais te parler du rapport Demers (mais ça t’ennuierait), de tous ces pourfendeurs de culture qui, lorsqu’ils lisent les mots « éducation », « étudiants », « diplôme » comprennent plutôt « formation à l’emploi », « main d’œuvre » et « productivité accrue ». Je pourrais m’étendre sur le sujet, mais ne le ferai pas. Ce n’est pas le but de ma lettre. Ça t’embrouillerait; ça me déprimerait.

D’ailleurs, tous les changements qui ont modernisé le cégep ne sont pas négatifs. Malgré ces constats navrants, tu ressortiras de ton parcours collégial avec une formation sans doute plus rigoureuse que celle que ma génération y a reçue. L’offre de programmes y est aussi beaucoup plus dynamique et diversifiée aujourd’hui. Un programme comme celui dans lequel tu t’apprêtes à entrer n’aurait jamais existé à la fin des années 1980. Les possibilités qui s’offrent aujourd’hui aux élèves sont vastes et enlevantes! D’Animation 3D aux cours de mandarin, en passant par les doubles DEC, des programmes d’art avec des profils comme Cinéma, Muséologie ou Danse aux programmes d’Histoire et civilisation, Science, lettres et arts ou Informatique et mathématiques, sans oublier les domaines de pointe comme l’intelligence artificielle ou le multimédia, le choix est foisonnant! Je t’envie beaucoup, en fait.

Et c’est sans compter l’incroyable mosaïque de cultures qui se croisent et se côtoient dans les corridors de nos cégeps d’aujourd’hui. Cela donne souvent lieu, dans nos classes, à des échanges intéressants, stimulants, à des dynamiques nouvelles. Pour les étudiants adultes, immigrants, qui courageusement apprennent le français et recommencent une formation, ou pour ceux, plus jeunes, récemment arrivés chez nous, les collèges francophones constituent un essentiel vecteur d’intégration, une porte ouverte sur les gens et la culture d’ici.

C’est sur cette note optimiste que se termine ici cette longue lettre, Xavier. J’ai écrit beaucoup de choses, tu n’as peut-être pas tout saisi ou retenu. Pas grave. J’aimerais surtout que tu te rappelles de ces trois mots : liberté, exploration, amitié. Voilà avant tout ce qui traduit mon expérience collégiale et sans doute celle, aussi, de milliers d’autres jeunes…et moins jeunes! Quels mots résumeront ton propre parcours de cégepien? Tu sauras me le dire…dans quelques années!

Bonne route! J’espère que ma lettre t’aura donné un petit aperçu de ce qui t’attend dans quelques mois et qu’elle t’aidera à négocier le virage important que tu t’apprêtes à prendre. Aie confiance en tes talents, et va au-devant de la vie!

Ta mère, éternelle cégépienne

[1] Jean-François VENNE, « Une formule profitable pour le Québec », Le Devoir [en ligne], 21 octobre 2017, [https://www.ledevoir.com/societe/education/510696/retombees-socioeconomiques-une-formule-profitable-pour-le-quebec], (page consultée le 2 avril 2018).

[2] LECEGEP.COM, Capsules vidéo, [http://www.lecegep.com/fr/capsules-video], (page consultée le 2 avril 2018).

[3] Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant, 1943.

[4] Idem.

[5] « Un esprit sain dans un corps sain. »

[6] Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, « La prisonnière », 1923.

[7] Akos VERBOCZY, Rhapsodie québécoise, 2016.

[8] CSQ. 50e anniversaire des cégeps, [http://50ansdescegeps.lacsq.org/histoire/1993-reforme-robillard-et-le-renouveau-pedagogiqie/], (page consultée le 2 avril 2018).

[9] Charlie BROOKER, Rashida JONES et SCHUR, Mike. Black Mirror, épisode « Nosedive », réalisé par Joe Wright, Netflix, 2016.

[10] Elsa TRUJILLO, « La Chine commence déjà à mettre en place son système de notation des citoyens pour 2020 », Le Figaro.fr, 27 décembre 2017, [http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2017/12/27/32001-20171227ARTFIG00197-la-chine-met-en-place-un-systeme-de-notation-de-ses-citoyens-pour-2020.php], (page consultée le 2 avril 2018).

[11] Marianne DI CROCE, « Yves Bolduc, le rapport Demers et la marchandisation de l’éducation », IRIS, 4 novembre 2014 [https://iris-recherche.qc.ca/blogue/yves-bolduc-le-rapport-demers-et-la-marchandisation-de-leducation], (page consultée le 2 avril 2018).

[12] Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, 1998.

[13] Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1931.

 

 

 

 

Le cégep, une croisée des chemins, Georges-Rémy Fortin

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Une oeuvre de Tony Abou-Abdallah (inspirée par Vincent Van Gogh)

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Georges-Rémy Fortin

Enseignant, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’auteur de ce petit texte, enseignant de philosophie au cégep, livre son point de vue et son expérience personnelle sur le réseau collégial, à travers l’évocation de dialogues avec un professeur de philosophie au cégep de Gaspé d’origine hongroise, l’abbé Ladislas Pordan. L’auteur résume quelques étapes de sa propre évolution philosophique à partir de sa relation à Pordan, de son propre passage au cégep comme étudiant, jusqu’à son expérience concrète de la pédagogie, au fil de ses années d’enseignement. L’auteur présente la notion de «vision du monde», qui lui apparaît centrale dans l’enseignement de la philosophie au collégial. Le fil directeur de ces souvenirs et de ces commentaires épars est en définitive l’atmosphère propice aux rencontres et aux dialogues qu’offre le réseau collégial.

 

Ladislas Pordan

Avec ses sourcils de hibou et ses roulements de r à la hongroise, Pordan est devenu pour l’enfant que j’étais l’archétype du philosophe, puisque c’est ainsi que ma mère me l’a présenté: cet homme à la stature militaire et au sourire affable était son ancien professeur de philosophie au cégep de Gaspé. L’impétueux amour pour la liberté qu’avait la jeune littéraire un peu hippie qu’était ma mère lorsqu’elle était étudiante ne l’avait pas empêchée de développer une amitié teintée d’un respect quasi-filial pour l’abbé Ladislas Pordan. «Prononcez Laszlo!», nous disait-il. En mangeant les chocolats fins qu’il nous amenait toujours, ma soeur, ma mère et moi répondions aux questions qu’il nous posait sur notre vie quotidienne, pendant qu’il écoutait les réponses avec un grand sérieux, nous faisant réaliser l’aspect existentiel que recèle chaque moment de la vie d’une personne. Philosopher, c’est pour moi répondre aux questions de Pordan entre deux bouchées de chocolat. Même si je n’ai jamais étudié au cégep de Gaspé, il me semble que l’imposant édifice de facture religieuse qui domine cette petite ville où j’ai passé mon enfance a toujours gardé la trace de la présence de Pordan. Bien que beaucoup d’eau aie coulé sous le pont qui enjambe la baie de Gaspé entre le Cégep et le Manoir St-Augustin où Pordan a vécu ses dernières années, et, bien que j’aie maintenant passé plus de 17 ans de ma vie dans un cégep, comme étudiant ou comme enseignant, ma relation à l’enseignement de la philosophie reste affectée par la tonalité de mes premières discussions avec Pordan.

Le cégep est avant tout la chance de côtoyer des gens qui ont un avenir. À propos de ses études supérieures en Hongrie, Pordan m’a un jour déclaré avec fierté que non pas un, mais deux de ses confrères de classe ont plus tard reçu un prix Nobel en science : «nous avions de très bons professeurs», ajouta-t-il. Aucun de mes copains du collégial n’a remporté de prix Nobel, pour le moment du moins, mais plusieurs ont une carrière brillante, et je m’estime heureux de les avoir côtoyée à l’époque où leur grand talent était encore en éclosion. Moi aussi, j’ai eu de très bons professeurs, au cégep de Rimouski dans les années 1990. Plusieurs d’entre eux m’ont marqué durablement. Michel Labrie m’a initié à Hegel et Heidegger dans un cours de philosophie de l’art. Les bijoux de la Castaphiore en mains, il présentait magistralement, par un commentaire minutieux de chaque image, de chaque phylactère, la richesse intellectuelle de l’oeuvre de Hergé. Les cours de Michel ont aussi été pour moi une véritable révélation sur le plan linguistique, celle de la synthèse parfaite entre l’accent Québécois pure laine, substantificquement moelleux au sens rabelaisien du terme, et la qualité sans compromis du français classique. Cela peut paraître banal, mais j’avais toujours eu un peu honte de notre accent québécois, sans avoir jamais vraiment pu, ou avoir eu envie, d’embrasser un accent plus hexagonal. Je dois beaucoup à Jean-Marc , qui a dégonflé l’héroïsme tragique nietzschéen de pacotille auquel je me livrais à 18 ans: il n’y a rien comme un professeur de littérature réaliste pour dégonfler la bulle d’idéalisme puéril d’un apprenti philosophe. Je croisais presque quotidiennement Marcel, bibliothécaire et enseignant d’un cours sur les trois monothéismes: une présence bienveillante, la bonté incarnée. Je m’aguerris intellectuellement deux sessions durant auprès de Léo, un maître de  rigueur en sociologie, un passionné de méthode, un enragé de justice. À Guy, philosophe paternel, affectueux, je dois d’avoir fait connaissance avec La Boétie. Ce genre de rencontres était possible, et l’est encore, grâce à la liberté pédagogique du collégial, qui permet aux individualités fortes de se révéler. Chaque rencontre avec une personne d’exception était pour moi comme un choc philosophique et psychologique. La force logique et émotionnelle que prennent les idées et les valeurs dans le dialogue de vive voix est tout à la fois inspirante et déstabilisante. Aristote parlait de notre rapport empirique au monde naturel comme d’une exposition à «l’expérience, dans toute son énergie». C’est vrai, mais cela l’est encore plus de notre rapport au visage, à la voix, et même au texte.

 

De Budapest à Paspébiac, de la Grande noirceur au Québec contemporain

J’ai ainsi découvert pendant mes deux années d’études au cégep la philosophie comme une expérience de tension, de forces en lutte. J’ai été déchiré entre la passion pour un élitisme culturel, d’abord, l’impérieuse nécessité historique d’un progrès de la justice sociale, ensuite, puissamment prophétisés respectivement par Nietzsche et Marx, et finalement par le désir de transcendance qui s’épanouit au sein de l’amour sincère, tel que j’en découvrais la formulation si authentique chez Gabriel Marcel. J’atteignais 3 sur l’échelle sismique philosophique, mesurant le nombre de philosophies incompatibles auxquelles on adhère simultanément. Heureusement, ce genre de choc tectonique cause bien chez un jeune homme un petit tremblement de l’arche-originaire terre husserlienne , mais pas de dommage réel[1]. Dans l’Europe  des années 30-40 qu’a connue Pordan, le choix d’une philosophie était autrement plus lourd de conséquences, et les grandes idées y réglaient leurs comptes par le fer et le feu, dans le sang et les larmes. Pordan a soutenu sa thèse de doctorat en 1944, dans le sous-sol du séminaire où il étudiait, alors que pleuvaient sur Budapest les bombes libératrices des alliés. En 1946-1947, alors que le parti communiste instaurait petit à petit la dictature, il devint cérémoniaire pour le cardinal József Mindszenty, une figure importante de l’histoire hongroise du XXe siècle. En 1944-45, ce dernier fut emprisonné pour son opposition au régime fasciste hongrois des Croix fléchées, régime que soutenait l’Allemagne nazie. En 1947, Pordan partit pour Rome faire un doctorat en philosophie sur Nicolaï Hartmann[2]. En 1948, Mindszenty fut victime de la terreur stalinienne. Torturé, condamné pour trahison envers le régime communiste, il fut emprisonné  en 1949[3]. Cette année là, Pordan choisit l’exil. Il répondit à l’invitation d’Albini Leblanc, évêque de Gaspé, et vint s’établir en Gaspésie. Il devint curé à Paspébiac, puis à Rivière-au-Renard, pour ensuite enseigner au Séminaire de Gaspé, qui deviendra un cégep en 1968. Des années plus tard, alors qu’il y enseigne toujours la philosophie, Pordan côtoie de jeunes professeurs québécois qui ne jurent que par le trio diabolique Marx-Nietzsche-Freud. Il répétera toujours que ceux-là n’étaient pas de véritables philosophes, que Marx était en fait un économiste, Nietzsche, un poète, et Freud, un psychologue. Pordan disait cela en riant de bon coeur. C’est avec beaucoup de tolérance qu’il abordait son désaccord philosophique avec ses collègues, et avec ce jeune blanc bec que j’étais, qui arborait sur son veston des épinglettes marxistes-léninistes rapportées d’un voyage sur le pouce à Montréal. Au fil des années, la fréquentation de Pordan fut déterminante dans mon évolution philosophique vers un «réalisme à visage humain», pour reprendre l’expression de Hilary Putnam. Les épreuves que Pordan a vécues, et dont il ne m’a jamais parlées comme tel, ne l’ont jamais détourné de son travail philosophique d’analyse rationnelle des textes, et de son travail religieux d’accompagnement spirituel des paroissiens. La recherche de la clarté du sens dans le texte et dans le dialogue de vive voix, voilà la méthode de Pordan, celle qu’il avait commencé à me transmettre dès mon enfance.

Au début de la vingtaine, mon cheminement philosophique s’orienta de plus en plus vers un humanisme qui tentait de synthétiser réalisme scientifique, subjectivité phénomonologique et valeurs universalistes. Mes opinions qui penchaient résolument à gauche, et l’éducation laïque que j’ai reçue, me donnaient une vision plutôt sombre du passé religieux du Québec et de son présent, que je croyais menacé par le néo-libéralisme. Les nord-américains sont utilitaristes et les Québécois, descendants de pêcheurs et d’agriculteurs qui ne passaient que quelques années sur les bancs d’école, vont loin en ce sens. La Révolution tranquille me semblait un échec, et j’en accusais tout à la fois l’héritage de l’église catholique et le capitalisme. Pordan me ramenait toujours à une plus juste mesure. Il me répétait à quel point le Québec revenait de loin, à quel point nous avions progressé. Arrivé directement de l’université du Vatican en Gaspésie à la fin des années 40, Pordan s’est retrouvé dans un Québec qui avait un pied dans la modernité, et un autre dans le Moyen Âge. De Paspébiac, de Rivière-au-Renard, il signait des articles sur Nicolaï Hartmann dans la revue de l’Université d’Ottawa. Lui qui était à la fine pointe des courants philosophiques de toutes les époques importantes, qui avait un solide bagage en science et en épistémologie, faisait quotidiennement face à une religiosité parfois obtue, parfois naïve jusqu’à la superstition. Cela n’était pas propre à la Gaspésie, cela était vrai des milieux populaires de toutes les régions du Québec. Pordan a aussi assisté au bouleversement rapide de l’ordre ancien. Par sa carrière de professeur de philosophie, il a lui-même participé dans les années 70-80 à la poursuite du mouvement amorcé dans les années 60 par la Révolution tranquille. En démocratisant et en laïcisant les études supérieures, le réseau collégial a puissamment contribué à effacer le caractère médiéval, traditionnel du Québec. L’abbé Pordan a fui la terreur communiste du vieux continent, s’est établi dans un des derniers bastions mondial du catholicisme conservateur, pour finalement contribuer à sa modernisation, et indirectement à sa sécularisation. Cela à son corps défendant, mais non sans y trouver, je crois, un réel bonheur, malgré la peine de l’éloignement de la patrie et des proches qu’il a éprouvée, sans se plaindre, jusqu’à la fin de sa vie.

 

«Les jeunes n’ont pas de vision du monde.»

Pordan aurait souhaité que les progrès politiques, économiques et éducatifs du Québec s’accomplissent dans une finalité chrétienne. À ses yeux, cette modernisation, souhaitable en elle-même, n’a pas apporté que des bénéfices, loin s’en faut. En 1994, réfléchissant dans L’Action Nationale sur la situation historique du Québec, il faisait la comparaison suivante entre la Hongrie et le Québec:

«Dans la monarchie austro-hongroise, le catholicisme avait [en Hongrie] une situation privilégiée, comme au Québec. La perte d’influence a été semblable après la Deuxième Guerre mondiale, mais pour des raisons différentes. En Hongrie, à cause du matérialisme militant du marxisme; au Québec, à cause d’un matérialisme pratique et d’une religion mal préparée à faire face à une critique rationnelle de l’époque. Le recul de l’influence religieuse a, certes, eu un impact dans les deux pays sur la démographie: nombre des avortements, divorces, suicides… Même statistiquement, le rapprochement est surprenant[4]

Les jeunes d’aujourd’hui, disait-il, n’ont pas de vision du monde. Je n’avais d’abord pas compris ce qu’il voulait dire. Les jeunes ont bien un minimum de connaissances sur le monde, un peu de bon sens, un peu de culture générale, un peu de science, au moins vulgarisée. Mais Pordan faisait référence au concept philosophique de monde, à un ensemble unifié de la vie et du réel, à une finalité claire de l’existence. La société de consommation incline à la paresse intellectuelle. L’individualisme et le présentisme produisent une vision atomisée du réel. L’avenir est surtout envisagé sous l’angle de la carrière, et celle-ci en tant que source de revenus et de statut social. L’antique union cosmique de la nature et de l’humain sous le patronage du Bien, de Dieu n’est plus, ou du moins il est oublié, perdu. Les Québécois d’autrefois, qui ne dépassaient parfois pas la 6e année du primaire, avaient à tout le moins un monde, celui de la Trinité, des saints et des ancêtres qui sommeillaient tranquillement au milieu de la paroisse. Érigé autour de son église et de son cimetière, le village québécois a gardé vivant plus longtemps qu’ailleurs le dialogue quotidien avec l’invisible. La religion donne une métaphysique minimale: le monde comme matière créée, l’humain comme corps informé d’une âme, la vie destinée à une finalité claire : l’amour du prochain et du divin. Et aujourd’hui, dans quel monde vivons-nous?

Lors d’un après-midi passé avec Pordan, alors que j’étais vers la fin de la vingtaine, j’ai argumenté passionnément avec lui pour tenter de lui démontrer que la social-démocratie pourrait redonner un véritable monde aux jeunes générations, que la science et une philosophie humaniste, moderne, pouvaient prendre le relais de la religion. En résumé: le rapport Parent pouvait bien disposer du petit catéchisme. Mon adversaire m’opposait le besoin de valeurs traditionnelles, l’antique espoir humain d’une transcendance. Je menais avec ardeur l’attaque contre le monde traditionnel. La justice sociale, les droits et libertés démocratiques, un progrès économique et technologique au service de l’humain et respectueux de l’environnement suffisaient, disais-je, à donner un sens à la vie humaine, à combler notre existence. La conversation fut conclue par une large sourire de Pordan, qui me déclara vainqueur de la joute. Je fus ému par la générosité et le calme avec lequel un chrétien de 80 ans passés pouvait, même par simple politesse, concéder une victoire à la philosophie progressiste. En fait, en me donnant le dernier mot, Pordan m’avait renvoyé à moi-même, à mes convictions, afin que j’y entre assez profondément pour constater s’il était possible de les habiter vraiment. Au fil des années, je constatai les dysfonctionnements de la démocratie, les limites de l’interventionnisme d’État qui n’a de providentiel que le nom. Je fis de plus en plus clairement l’expérience de ce qui, dans la vie, n’a rien à voir avec les pouvoirs de la science ou de la politique, et je me rendis compte des limites de l’humanisme progressiste. En bref, le besoin de sens dans l’épreuve de la finitude humaine a finalement eu raison de mon gauchisme, maladie infantile du christianisme. Au plan professionnel, dans mes classes de philosophie, le fait d’avoir clarifié par devers moi-même le caractère subjectif de mes convictions spirituelles, et le caractère problématique, dialectique, au sens socratique, de la métaphysique, a délivré mes pauvres étudiants de mes sermons gauchistes, et m’a délivré du sentiment d’avoir quelque chose à leur démontrer. Sorti de mon sommeil dogmatique, je me sens maintenant plus libre d’écouter.

 

Grandeur et misère de la condition québécoise

Bien que maladroitement, et sans avoir toute la patience nécessaire, j’essaie d’appliquer la pédagogie de Pordan, de renvoyer mes étudiants à eux-mêmes. Je tente de susciter chez eux un éveil philosophique à la question du monde. Il serait très exagéré de dire que tous les étudiants se lancent allègrement dans une quête métaphysique du sens de la vie, mais les plus matures comprennent qu’il y a quelque chose à chercher, que l’existence s’intensifie et se clarifie par sa mise en question. Les jeunes d’aujourd’hui n’ont certes pas une vision du monde aussi grandiose qu’un Grec de l’Antiquité, qu’un chrétien du Moyen-Âge, encore moins la Weltanchauung d’un idéaliste allemand. Ils n’ont pas non plus, Dieu merci, la vision du monde du marxisme-léninisme ou d’une autre utopie nihiliste. Comment pourraient-ils avoir quelque chose qui n’existe que dans un vécu commun, un lien de civilisation, à une époque où toute communauté, toute civilisation fait problème? En réalité, il se pourrait que la culture nécessaire à l’articulation d’une vision du monde n’ait pas été détruite, mais qu’elle soit aujourd’hui travestie sous un langage utilitaire, comme s’il fallait tout justifier par de prétendues nécessités techniques, économiques. La culture qui donne un sens à la vie ne serait donc pas absente, elle serait plutôt enfouie, paralysée par l’existence contemporaine. Quoi qu’il en soit, les étudiants auxquels j’enseigne depuis des années ont conscience de leur besoin de sens, ils ont la capacité de problématiser le nihilisme de notre époque. Leur cynisme face à l’argent, au pouvoir et à l’individualisme laisse deviner un puissant besoin de faire société, un besoin assez idéaliste en fait, trop pur pour s’incarner dans les institutions telles qu’elles sont aujourd’hui. Il manque aux jeunes une conceptualité nécessaire  à l’articulation d’une vision du monde, il leur manque les moyens pratiques de mettre en oeuvre quelque chose de commun qui soit bien à eux. Ils le savent, et ils cherchent, et peut-être bien qu’ils finiront par trouver. Ils sont socratiques. Ils sont humains. Plus je vieillis, plus cette constatation m’apparaît évidente, et plus elle m’apaise.

Je comprends un peu mieux maintenant le calme du vieux religieux face à une jeunesse qui poursuit à sa façon la quête du Vrai et du Bien. Dans un article sur Hartmann, écrit quelques années après sa mort pour présenter au public universitaire ce penseur peu connu en Amérique, Pordan critiquait l’agnosticisme et le pessimisme du philosophe allemand. Il concluait son article par ces mots:

« Pour terminer, nous pouvons dire de l’oeuvre philosophique de Hartmann, avec saint Augustin: grandes passus extra viam. […] Il y a chez ce philosophe des valeurs positives et les passus, bien qu’ils soient souvent extra viam, sont grands, et par conséquent ils font penser[5]

Pordan aurait pu en dire tout autant du parcours du Québec depuis les années 60. De grands pas, hors de la voie, mais des pas qui donnent à penser par leur grandeur même. Dans l’atmosphère préréférendaire de 1994, il assène le conseil suivant:

«Mais je voudrais aussi dire quelque chose aux Québécois. À un militant de la minorité hongroise, encore en Tchécoslovaquie, on a posé la question: comment peut survivre une minorité, surtout quand on l’opprime et qu’on veut l’assimiler. Il a répondu: ‘il faut être le meilleur’. Je suis convaincu que la clé du problème du Québec est là, dans le contexte constitutionnel. Plus que dans les cadres et les solutions juridiques. Il faut que les écoles québécoises soient les meilleures. Que les entreprises québécoises soient plus compétitives. Que la vie artistique soit plus vigoureuse. Que les centres de recherche possèdent quelques Prix Nobel. Que la paix sociale soit plus stable et les classes sociales plus responsables. Que les statistiques vitales du Québec sortent du creux de la vague. Autrement, pour qui l’avenir? Que le Québec retrouve son âme et sorte de sa «grande noirceur»! Le Québec ne doit jamais oublier sa situation minoritaire. Et minorité oblige ![6]»

Il s’agit là en fait de l’optimisme thomiste, hérité d’Aristote et des Évangiles, selon lequel une téléologie immanente à l’être humain le pousse à chercher le bien en tout, même trop, même mal, pour paraphraser Brel. L’errance de l’humain montre à tout le moins sa capacité à déployer de l’énergie. Pordan avait acquis une sagesse discrète mais solide, une sagesse forgée par la capacité de penser malgré la guerre, la dictature et l’exil, et malgré une certaine médiocrité ambiante à l’Amérique du nord. Pour un chrétien, l’acte de penser n’est jamais totalement dissociable de celui de prier, et donc d’espérer. La magnanimité chrétienne, la vertu de la grandeur, n’est pas l’autarcie aristotélicienne, ni l’indifférence stoïcienne, mais ce que Pascal résume comme la grandeur de se savoir petit face à l’infini. Cette conception, selon laquelle la magnanimité est indissociable de l’humilité, a été résumée ainsi par saint Thomas d’Aquin :

« On trouve chez l’homme de la grandeur, qui est un don de Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la magnanimité permet à l’homme de voir sa dignité en considérant les dons qu’il tient de Dieu. Et s’il a une grande vertu elle le fera tendre aux œuvres de perfection. Et il en est de même de tout autre bien, comme la science ou la fortune. Mais l’humilité engage l’homme à se juger peu de chose en considérant son insuffisance propre[7]

Je pense que Pordan était magnanime en ce sens. Il aimait la grandeur, ce qui veut dire qu’il la souhaitait pour ceux qu’il aimait. En humaniste chrétien, il ne pouvait concevoir la grandeur autrement que comme un effort individuel tendu vers Dieu.

 

«Personne ne peut vivre sans une foi en quelque chose.»

Si j’ai quant à moi réussi à grappiller un petit peu de sagesse au fil de ma carrière de professeur, je le dois en bonne partie à mes étudiants. Les jeunes adultes forcent à la clarté, au réalisme. Ils forcent à cerner les problèmes concrets de notre époque, parce qu’ils les incarnent et les vivent. Ma quotidienneté philosophique est habitée par l’image mentale de ceux à qui j’aimerais apporter quelques lumières. Depuis maintenant une quinzaine d’années, je lis Platon, Aristote, Descartes, Nietzsche, Sartre ou Simone Weil sous le regard sévère d’une classe de cégépiens qui ne se montrent indulgents qu’envers celui qui prend au sérieux leur bon sens et leur intelligence. Les convictions, les valeurs, les passions des étudiants sont stimulantes, énergisantes. J’affectionne particulièrement la lecture des petites compositions personnelles que je leur fais régulièrement écrire. Si la majorité d’entre eux se la joue facile en répétant deux ou trois idées du dernier philosophe étudié, quelques-uns font preuve de caractère, de profondeur de conviction. C’est pour moi une fontaine de jouvence.  Il faut une conviction pour avancer résolument sur le chemin de la vie, pour reprendre les mots de Descartes. Or, contrairement à ce que souhaitait ce dernier, les convictions sur le sens ultime de la vie se discutent, se critiquent, s’analysent, mais ne se fondent pas rationnellement. «Personne ne peut vivre sans une foi en quelque chose», disait l’abbé Pordan. Si, comme il le disait, ce besoin de croire dégénère souvent en un néo-paganisme médiocre – culte de l’argent, de plaisir, etc – , ce besoin de croire, donc, est encore un terreau fertile pour les questions existentielles.

Je trouve par exemple chez les jeunes d’aujourd’hui une saine relation à la technologie, mélangeant espoir et déception. Parfois, certains s’ouvrent sur un grand tabou: la médecine, la foutue médecine, qui obsède un si grand nombre de nos étudiants, et dont on découvre que certains n’y rêvent pas que pour l’argent. L’hédonisme de notre époque, auquel personne n’échappe vraiment, trouve un équilibre chez la plupart d’entre eux avec le désir de se réaliser professionnellement, celui d’être utile à la société, ou même à l’humanité, et celui de fonder une famille. Les milieux surprotégés et survitaminés où a grandi la jeune génération ont produit chez elle un conformisme peut-être excessif, mais lui ont aussi indéniablement transmis une sensibilité aux valeurs humaines que la société de consommation n’a pas entièrement ruinée. L’immigration nous donne de jeunes Québécois qui échappent en partie à l’anti-traditionalisme primaire qu’ont légué les baby-boomers canadiens-français à leurs enfants. Des Arméniens, porteurs de la mémoire d’un génocide, parlent de leur héritage ancestral, si lourd et si beau, et d’un espoir à transmettre aux générations futures. Des croyants, souvent originaires des Antilles, de l’Afrique du nord ou du Moyen-Orient, chrétiens, musulmans, abordent le XXIe siècle avec un sens de la spiritualité et des valeurs ancré dans des traditions millénaires. Un jeune Vietnamien, qui n’ose dire à sa grand-mère qu’il ne croit pas au bouddhisme, résume à lui seul tout ce qu’il faut quitter si l’on veut se vouer corps et âme à l’utopie moderne. Il ressort de tout ceci que le cégep est une institution suffisamment solide et ouverte pour permettre aux chocs des générations, des religions et des cultures de n’être pas destructeurs mais fructueux, et de donner lieu à de véritables dialogues philosophiques. La violence qu’a fuie Pordan, celle qu’ont fuie certains de nos étudiants de Bois-de-Boulogne, ou leurs parents, nous rappelle la part de bestialité qui sommeillera toujours dans l’être humain. Le Québec a hérité de conditions historiques, sociologiques et géographiques qui le gardent en partie à l’écart de la violence. Évidemment, comme partout ailleurs, des tragédies criminelles y surviennent parfois. Elles sont ici des exceptions, des déroutes individuelles qui n’affaiblissent pas la paix sociale, mais renforcent au contraire notre amour pour elle. L’écosystème du pacifisme québécois est conservé par un souci pour les choses concrètes, et une parole économe, voire pauvre. Dans cet univers marqué par la prudence, le cégep est un des rares endroits où peut s’épanouir la nature humaine dans toute sa puissance.

 

La croisée des chemins

Le hasard a voulu que le cégep aie eu une si grande influence sur ma vie personnelle et professionnelle, influence qui s’est cristallisée dans ma relation à Pordan, dont les présentes lignes n’expriment qu’une partie de l’affection et de l’admiration que j’ai pour lui. Pordan est décédé en 2014, à Gaspé, à 94 ans, mais mon dialogue philosophique avec lui n’a pas pour autant trouvé sa conclusion. Pordan a non seulement influencé ma réflexion sur le concept philosophique de «vision du monde», il a carrément influencé l’image, au sens le plus visuel du terme, que je me fais du monde et de mes proches. Les rencontres avec lui se concluaient souvent par une séance de photographie, sa grande passion. On peut voir sur le site Internet du Musée de la Gaspésie quelques unes des très nombreuses photographies qu’il a léguées à cette institution. Bien que plusieurs montrent la nature ou les villages gaspésiens, la majorité se consacrent aux visages. Petit, je ne comprenais pas pourquoi Pordan prenait un soin si minutieux à diriger la hauteur de notre menton, ou l’angle de notre nez par rapport à une source de lumière, lorsque nous prenions la pose pour lui. En contemplant aujourd’hui les images qu’il nous a laissées, je comprends l’ampleur de sa science du visage, des propriétés lumineuses du regard, l’ampleur de son respect pour l’ombre qui parfois plane sur un front humain. Je découvre dans les photographies de Pordan des aspects ignorés de la personnalité des gens qui me sont les plus chers, les plus proches, par exemple le sourire frondeur et le regard perçant de ma mère à 17 ou 18 ans. Cette rencontre de Pordan, cet apprentissage de la pédagogie de l’ombre et de la lumière du visage, je la dois à l’existence des cégeps. Comme je dois au cégep la rencontre des quelques maîtres de vie que j’ai pu y rencontrer, de camarades qui sont devenus des amis, comme je lui dois celle des centaines de personnes de toutes origines que j’y rencontre chaque année. Cette possibilité de rencontre tient au caractère public des cégeps, au mélange du pré-universitaire et du technique, et au rôle culturel de la Formation générale, grâce auxquels les cégeps sont de véritables milieux de vie, des microcosmes de la société québécoise. Le cégep est un des rares lieu commun du Québec, un espace d’intelligibilité partagée qui contribue à façonner notre société. Le cégep n’est pas en soi capable de produire la fameuse vision du monde dont parlait Pordan, mais il est une croisée des chemins pour ceux qui font «de grands pas qui font penser».

[1] Philosophe allemand (1882-1950) dont la «nouvelle ontologie» infléchit la phénoménologie vers le réalisme métaphysique. Critique de l’idéalisme, il fonde la philosophie sur l’analyse logique des faits empiriques, et sur un incessant dialogue avec les grandes figures de l’histoire de la philosophie

[2] «L’arche-originaire terre», selon Husserl, est la nécessité pour notre conscience de garder une référence à la Terre. La formulation rassurante qui suit est inspirée du site «La pause lecture»: https://www.pquebec.com/sujet/echelle-de-richter.php

[3] À propos du Cardinal Mindszenty https://fr.wikipedia.org/wiki/József_Mindszenty

[4] Pordan, Ladilas. L’Action nationale, avril 1994, Hongrie-Québec, page 5

[5] Pordan, Ladislas. Revue de l’Université d’Ottawa,  23 (section spéciale), 1953, page 56

[6] Pordan, Ladilas. Hongrie-Québec L’Action nationale, avril 1994, page 2

[7] d’Aquin, Thomas. Somme Théologique, IIa IIae, Q.129, art. 3, traduction du projet «Docteur angélique»: http://docteurangelique.free.fr/saint_thomas_d_aquin/oeuvres_completes.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique, Richard Vaillancourt

 

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Crédit photo: Ana Luiza Nicolae, « Obsolescence scolastique »

 

Richard Vaillancourt

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé:  les cégeps fêtent cinquante années d’existence. Il semble pertinent d’examiner si l’idéal démocratique qui a présidé à leur création à partir du Rapport Parent est toujours présent. Plus particulièrement, je tenterai de voir que cet idéal démocratique se traduit en une philosophie de l’éducation solidaire des sciences de l’éducation et que cette philosophie bien présente dans le Rapport Parent est en complémentarité avec la pensée d’un des grands penseurs de l’éducation au vingtième siècle, John Dewey.

À partir d’une analyse comparative sommaire de l’œuvre phare de Dewey Démocratie et éducation et de certains passages du Rapport Parent, j’essaierai de faire ressortir une vision commune de l’éducation qui s’appuie sur une approche pédagogique de type constructiviste, centrée sur l’étudiant.e. Cette approche nécessite un rapport différent à la culture et à la tradition en commandant un rapport différent aux « classiques » sans toutefois leurs enlever leur pertinence et en évitant l’écueil du relativisme.

Nous verrons ensuite brièvement les conséquences pratiques qui peuvent découler de la reconnaissance de cette approche, tout précisément dans les cours de philosophie au collégial et ce, toujours dans l’objectif de stimuler l’intelligence du plus grand nombre de membres de la société démocratique.

 

« On s’imagine ordinairement que pour ce qui regarde l’éducation des expériences ne sont pas nécessaires et que l’on peut par la raison seule juger si quelque chose sera bon ou non. Mais l’on se trompe fort en ceci et l’expérience enseigne que dans nos tentatives ce sont souvent des effets tout à fait opposés à ceux que l’on attendait qui apparaissent. On voit ainsi, puisque tout revient à l’expérience, qu’aucune génération humaine ne peut présenter un plan d’éducation achevé. »

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation [i]

 

Déradicaliser le constructivisme pour une véritable intelligence démocratique

J’aimerais dans ce texte, poursuivre la réconciliation amorcée par mon collègue Christian Therrien dans son texte Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation[ii]. Cela me semble nécessaire à plusieurs égards, mais surtout parce que plusieurs enseignant.e.s en philosophie rejettent en bloc et sans nuances les apports des sciences de l’éducation au débat sur l’éducation. Normand Baillargeon est peut-être l’un de ceux que l’on cite le plus souvent pour son scepticisme envers celles-ci. En effet, dans son essai Contre la réforme et dans bien d’autres publications subséquentes, il critique vertement la littérature scientifique derrière la réforme en éducation et souhaite la venue d’une conscience philosophique pour arrêter les dérives de l’enseignement actuel : « sciences de l’éducation sans conscience philosophique, pédagogique et politique, n’est que ruine de l’enseignement. »[iii] Notons d’emblée que Baillargeon n’affirme jamais que l’on doive rejeter les sciences de l’éducation, mais qu’elles doivent fonctionner conjointement avec une conscience philosophique. Baillargeon ne se trompe certainement pas en voulant ramener les sciences de l’éducation à l’ordre philosophique et il s’agit là d’une tâche essentielle. Mais il me semble important, pour servir la lutte que Platon menait déjà contre de supposés maîtres en éducation, de défendre la thèse suivante : l’enseignement de la philosophie sans conscience philosophique, pédagogique, scientifique et démocratique n’est que ruine de l’enseignement.

L’éducation au Québec s’inscrit depuis le Rapport Parent dans un esprit démocratique. Selon les commissaires, tous devraient avoir accès à une éducation comparable, correspondant aux aptitudes de chacun, afin d’atteindre deux objectifs : (1) favoriser l’égalité des chances dans l’obtention d’emplois pour ainsi rendre possible une mobilité sociale allant à l’encontre de la reproduction systématique des inégalités sociales. Et (2) former une classe de citoyens homogène et compétente sur le plan politique et donc capable de participer également à la délibération démocratique. Ces deux objectifs se rejoignent dans une compréhension de la démocratie où le citoyen n’est pas seulement celui qui vote, mais celui qui délibère et qui exerce sa liberté dans un rapport d’égalité avec les autres.[iv]

Les cours de philosophie du réseau collégial qui fête cette année leurs cinquante ans d’existence s’inscrivent dans cette double tâche. Toutefois, l’enseignement de la philosophie a dû se défaire de deux entraves antidémocratiques : (1) la confessionnalisation de l’enseignement où la philosophie se voit servir la religion catholique et (2) une éducation libérale élitiste, qui au nom de l’humanisme, veut former des esprits libres, quitte à laisser les autres enchaînés… Si l’enseignement de la philosophie s’est clairement dégagé de cette première entrave, il est moins évident que l’élitisme au sein des cours de philosophie ne soit encore présent. Il semble bien que certains, au nom d’un idéal d’excellence et d’une conception autoritaire de la culture, aient un rapport à l’enseignement et à la tradition qui tend à laisser quelques étudiants « derrière ». Cette attitude cache souvent un mépris envers les sciences de l’éducation et envers toute réflexion pédagogique qui viserait à améliorer la réussite des étudiants; cette réflexion étant trop souvent assimilée à une tentative de nivellement par le bas.

Sans faire un recensement scientifique de ces énoncés empiriques, je regarde mes propres pratiques d’enseignement et me rends bien compte qu’elles ne sont pas à la hauteur de mes idéaux théoriques, pédagogiques et démocratiques. De nombreuses pages de textes, issues de la tradition occidentale, à lire seul à la maison sans mise en contexte préalable ainsi qu’un enseignement bien souvent magistral plongé dans ces textes anciens, font que certains ne sont pas en mesure de suivre le cours avec intelligence. Si je ne peux généraliser mon expérience aux milliers de collègues de la formation générale, il me semble raisonnable de soutenir que ces pratiques et d’autres sont fréquentes, sans compter que certains collègues affirment ouvertement avoir une conception élitiste de l’éducation.

Devant ce constat, il pourrait être tentant de vouloir prendre le caractère démocratique égalitaire au pied de la lettre et de baisser les exigences éducatives en philosophie afin de ne « laisser personne derrière ». Ce mouvement de nivellement par le bas est-il vraiment nécessaire pour démocratiser concrètement l’enseignement de la philosophie ? Sinon, comment s’adresser à l’intelligence de tous les étudiants au cégep dans un esprit démocratique ?

Une première réponse à cette question est bien sûr le recours à l’éducation libérale ou humaniste. Cette éducation libèrerait et rendrait vraiment humain. Elle permettrait de créer des citoyen.ne.s autonomes. Mais, en proposant des modèles de vertus assez rigides, et en concevant l’éducation comme un chemin vers une conception idéale de la vie bonne,  les études humanistes et l’éducation libérale ont trop longtemps eu des conséquences inégalitaires.[v]  Dans le Québec du vingtième siècle, une des raisons de cette inégalité est directement reliée à l’utilisation du grec et du latin dans les études classiques. L’apprentissage de ces langues mortes était et demeure un luxe intellectuel que peu de gens peuvent se permettre. Pour la majorité, l’apprentissage adéquat des langues vivantes doit être priorisé, d’autant plus que notre situation linguistique nous pousse à devoir maîtriser deux langues différentes. En centrant l’éducation humaniste sur l’apprentissage de ces langues mortes, les collèges classiques, qui déjà effectuaient une ségrégation financière, accentuaient la distance entre ceux qui avaient accès à des textes d’une richesse incomparable et les autres, grande majorité, dont l’intelligence était peu stimulée par ce précieux héritage.

L’humanisme ainsi compris était bien peu favorable au développement de tous les êtres humains et donc bien peu démocratique. En effet, cette éducation permettait à certains d’exceller, d’être véritablement humains, et cet état d’excellence venait cautionner une domination économique et politique. Le Rapport Parent visait donc à démocratiser cet humanisme pour permettre à tous d’exceller et d’ainsi partager le pouvoir économique et politique. Notre rapport éducatif actuel traduit-il vraiment l’esprit de cette démocratisation ou poursuit-il cet humanisme inégalitaire, cette fois sans le grec et le latin ?

Si nous avons fait beaucoup de chemin vers la démocratisation de l’enseignement de la philosophie et de la littérature, nous pouvons encore améliorer nos pratiques, et ce en prenant appui sur les sciences humaines et sociales qui réfléchissent, elles aussi, sur l’éducation. Dans ce qui suit, j’aimerais rappeler l’importance d’une pédagogie active, centrée sur l’intérêt des étudiant-es et constamment en dialogue avec les enjeux concrets de la réalité quotidienne dans leurs aspects éthiques et politiques, quitte à se nourrir à même la culture de masse tant décriée par les défenseurs d’une « vraie » culture. Loin de vouloir créer une opposition rigide entre la tradition et la culture de masse actuelle, je pense qu’un dialogue critique constructif peut s’ouvrir et qu’il est du devoir des enseignant.e.s de la formation générale de le faire. Seule une plus grande participation à ce dialogue permettra de s’adresser à l’intelligence d’une plus grande majorité d’étudiant.e.s.

Cette thèse est loin d’être novatrice et contrairement à ce que l’on pourrait croire, est même au cœur du Rapport Parent, si souvent cité pour soutenir l’idée d’une tradition culturelle autoritaire ainsi qu’une philosophie de l’éducation valorisant un enseignement magistral des classiques. S’il est vrai que l’enseignement de la culture humaniste libérale et de ses classiques est fortement valorisé par le Rapport Parent, il ne faut pas oublier que celui-ci propose aussi une pédagogie centrée sur l’étudiant.e, ses choix, ses intérêts et qui tient compte du « pluralisme de la culture ».

C’est dans cet esprit que j’aimerais maintenant aborder un débat qui, bien que central aux sciences de l’éducation, ne m’en paraît pas moins mal engagé : l’opposition entre le réalisme moral et le constructivisme. Inspiré par les travaux de John Dewey et le Rapport Parent, je réfléchirai à une manière de dé-radicaliser le constructivisme afin d’en arriver à une véritable démocratisation de l’enseignement des classiques.

Si la proposition du Rapport Demers (2014) de laisser aux étudiants une liberté absolue dans le choix de leurs cours de formation générale n’est sans doute pas souhaitable, nous verrons qu’il est par contre tout à fait pertinent de leur laisser plus de liberté pour choisir leurs cours de philosophie.

 

  1. L’intelligence démocratique

La conception humaniste : autorité et aristocratie

En 1915, John Dewey critiquait déjà l’influence de certaines théories de la connaissance et du développement moral, qui, « dans les sociétés théoriquement démocratiques [entravent] la réalisation complète de l’idéal démocratique. »[vi] Outre le réalisme platonicien et l’idéalisme hégélien, deux types de perfectionnisme que Dewey critique explicitement tout au long de Démocratie et éducation, Dewey critique également en éducation les « théories qui voient dans les produits culturels – spécialement les produits littéraires – de l’histoire de l’homme l’objet d’étude essentiel. »[vii] Dewey pense ici à la culture humaniste qui consiste à faire lire les grands classiques littéraires de la tradition gréco-latine.  Dewey pense qu’il peut s’agir d’une erreur si nous établissons ces œuvres  littéraires en une culture parallèle qui représenterait un modèle autoritaire : « Coupés de l’environnement présent dans lequel les individus ont à agir, ils deviennent une sorte d’environnement rival et opposé »[viii]. Il va même jusqu’à qualifier de « snobisme étroit » cette conception humaniste qui consiste à considérer la tradition gréco-latine comme les études humaines par excellence. Il considère que cette conception « implique un mépris délibéré des possibilités offertes dans le domaine de l’éducation par des matières accessibles aux masses »[ix]. Selon lui, la culture poursuit son développement et il est tout aussi humain de s’intéresser à ses avancées récentes. « La connaissance est humaniste, non parce qu’elle porte sur les productions humaines passées, mais par ce qu’elle fait en libérant l’intelligence humaine et la compréhension. »[x]

Là, réside selon Dewey, la véritable éducation humaniste et libérale : non pas sur son contenu, la langue ou les textes qu’elle propose, mais sur les vertus ou compétences qu’elle développe, en tout premier lieu, l’intelligence humaine.

Trop souvent, les étudiant.e.s voient la philosophie comme une simple matière scolaire séparée de leur réalité quotidienne. Ils ne voient tout simplement pas comment l’examen des différentes thèses et arguments des philosophes peuvent avoir un intérêt quelconque dans leur réalité. Ainsi présenté, l’histoire de la philosophie demeure pour eux un monde parallèle, parfois intriguant, mais sans intérêt durable parce que trop souvent coupé de l’environnement présent dans lequel ils ont à agir.

Le Rapport Parent fait le même constat sur le danger du « caractère artificiel, coupé du réel » de l’enseignement :

« l’enseignement ne doit pas être livresque et sec, [il] doit plutôt rapprocher l’homme des êtres et des choses qu’il apprend à mieux connaître […] Dans tout enseignement, le contact avec les livres, avec la nature ou avec les hommes ne vaut que dans la mesure où il conduit à la réflexion, ramène à l’étude personnelle, entraîne à la recherche. »[xi]

Selon le Rapport Parent, il faut, si l’on veut promouvoir la réflexion et la recherche personnelle, que l’enseignement soit centré sur l’étudiant.e :

« à tous les niveaux, l’enseignement devrait faire appel à l’étudiant, à ses intérêts et à son initiative […] Celui-ci ne doit pas être considéré comme un réceptacle qu’il faut remplir en le gavant de cours et de lectures, mais plutôt comme une personne qui cherche et avec qui l’on entreprend une recherche commune. Cette recherche porte à la fois sur l’univers des connaissances qui s’ouvre à ses regards et sur sa place dans la société d’aujourd’hui et de demain. »[xii]

Difficile de ne pas voir ici l’influence socratique, mais aussi l’influence constructiviste (sur laquelle nous reviendrons plus tard) : l’étudiant participe activement à la construction de sa pensée, il est compris comme une personne participant à la recherche commune. Ceci est encore plus vrai lorsqu’il s’agit des études supérieures : « plus l’étudiant s’avance dans les études, moins il doit recevoir un enseignement ; on devrait plutôt dire qu’il y participe. » [xiii]

On pourrait penser qu’en centrant l’enseignement sur l’étudiant.e on ne respecte pas son intelligence qu’on le sous-estime et que pour l’élever réellement il faudrait l’exposer à une culture exigeante et difficile, celle des grands classiques, qu’il aura des difficultés à comprendre, mais qui lui apportera un bénéfice incommensurable s’il fait l’effort de cette ascension.

Pour répondre à cette importante objection, il faut expliciter la notion d’intérêt. On ne peut mobiliser l’intelligence et motiver les efforts que si l’on stimule l’intérêt.

 

L’enseignement actif : intérêt et intelligence critique

La section 10 du volume 4 du Rapport Parent intitulé « Respect de l’intelligence », répond directement à la question centrale de notre problématique et apporte des éléments qui pourront nous permettre de répondre à l’objection que nous venons de mentionner et d’amorcer une réflexion sur l’intérêt :

« Un enseignement actif est en même temps une façon concrète de respecter vraiment l’intelligence. C’est à l’intelligence de l’homme en effet que l’enseignement s’adresse. […] Trop souvent, l’enseignement, par manque de pédagogie, produit les effets inverses : au lieu de stimuler l’esprit, il l’assoupit, il éteint la curiosité et étouffe l’initiative, il stérilise l’imagination et les dons créateurs. C’est là une première faute grave contre l’intelligence. […] Par ailleurs, le respect de l’intelligence n’est pas synonyme d’intellectualisme étroit et sec ; il s’accompagne au contraire d’un respect de toutes les formes de l’intelligence. Celle-ci est diverse dans ses manifestations et ses activités ; la connaissance abstraite n’en est qu’une forme parmi bien d’autres. »[xiv]

Le Rapport propose donc de partir des intérêts de l’enfant :

« Cette préoccupation d’un enseignement centré sur l’enfant a présidé à l’élaboration d’une pédagogie active ; celle-ci se propose toujours de partir de l’enfant, de ses intérêts, de son jeu, de son imagination pour développer chez lui la curiosité intellectuelle et l’initiative personnelle. On cherche à éliminer le pédantisme du maître, le carcan des programmes, la passivité de l’enfant. Ce courant de pensée s’inspire des valeurs que nous voulons voir honorer à l’école : respect de l’intelligence, des dons créateurs, de l’esprit de recherche. »[xv]

Mais que veut-on dire quand on affirme que l’intelligence sera mieux servie par un enseignement actif, centré sur l’étudiant.e ? L’intelligence humaine occupe une place privilégiée dans l’analyse de Dewey lorsqu’il aborde la notion d’intérêt. Pour Dewey, l’intelligence ne peut être mobilisée pleinement que s’il y a un intérêt manifeste pour l’activité en question. « S’intéresser, c’est être absorbé, enthousiasmé, entraîné par un objet. Prendre intérêt, c’est être sur le qui-vive, vigilant, attentif. »[xvi] L’individu doit se sentir impliqué dans l’activité, c’est-à-dire qu’il doit comprendre que l’activité l’amène vers des objectifs ou des fins qui sont importantes pour lui, qui lui permettront d’accroître sa possibilité de diriger et de mieux contrôler son action future. C’est lorsque l’intérêt y est que l’on est assez vigilant pour mobiliser l’intelligence et la réflexion.

« La réflexion implique que nous nous intéressions à l’issue des événements – une certaine identification de notre propre destinée, ne serait-ce qu’en imagination, avec l’aboutissement d’une série d’événements […] Si quelqu’un est totalement indifférent au résultat, il ne suit pas ce qui se passe et n’y pense pas. Du fait que l’acte de penser dépend d’un sens de participation aux conséquences de ce qui se passe découle l’un des principaux paradoxes de la pensée. Né de la partialité, pour accomplir sa tâche il doit parvenir à un certain détachement, une certaine impartialité. »[xvii]

Les pratiques pédagogiques doivent s’enraciner dans le vécu des étudiant.es ou du moins dans ce qui pourrait être leur vécu. Il est facile d’imaginer les critiques habituelles contre ce rapprochement entre l’expérience de l’étudiant.e et le contenu de l’enseignement. On pourrait objecter que la réalité des étudiants est nécessairement corrompue, qu’ils s‘adonnent à des activités stériles, mais socialement valorisées et qu’il relève justement de la formation générale de les extirper de ces activités, de leur réalité, pour les amener vers une autre conception des valeurs, de « ce qui vaut la peine ». En somme, il s’agirait de les extirper des ombres de la caverne ! S’intéresser aux valeurs habituelles et socialement à la mode ainsi qu’aux activités puériles qui en découlent serait donc renoncer à vouloir jouer notre rôle pleinement. Il y aurait un conflit irréconciliable entre la vie intellectuelle philosophique et la réalité quotidienne des étudiants et de tenter de s’y attaquer en classe serait déjà une forme de soumission, voire le triomphe des ombres!

Le rôle de la formation générale serait de diriger vers l’universel, de faire sortir des considérations ordinaires individuelles et même de créer une distance critique envers la culture de masse, si importante dans la société actuelle. Dewey serait en accord avec cette fonction éducative. Mais il affirmerait à juste titre que cette critique de la culture de masse ne peut se faire de l’extérieur parce que toute supposition d’un monde extérieur comme l’affirme déjà Aristote en critiquant Platon, est pure spéculation. Nous sommes toujours au sein d’une culture multiple.  Ce n’est qu’à partir de celle-ci que l’on peut susciter l’intérêt de la critique.  Un des problèmes pédagogiques fondamentaux en philosophie est donc de trouver des sujets, mises en situation, des faits d’actualités qui engagent l’étudiant.e vers une fin intéressante. Il faudra ensuite que les textes qu’il analyse soient considérés comme des moyens pour atteindre cette fin intéressante ou importante.

S’il devrait être évident pour l’enseignant.e en philosophie que la fin d’un cours de philosophie au collégial est le bonheur de l’étudiant.e et de la société en général, cette fin n’est probablement pas clairement indiquée dans le plan de cours.  Pour mobiliser son intelligence, l’étudiant.e doit comprendre que les problèmes fondamentaux de la philosophie, ce sont ses problèmes. Il doit comprendre que c’est à lui que Socrate et Platon s’adressent, que c’est aussi à ses problèmes à lui qu’ils font référence.

À l’inverse, l’enseignant.e doit comprendre qu’une réflexion philosophique ne peut se faire qu’à partir de l’expérience pour reprendre un terme cher à Dewey. Il faut toutefois réclamer une distance de la philosophie avec la réalité quotidienne. La philosophie est une discipline normative, qui doit donc prendre une distance critique avec la description de l’état actuel des choses, la réalité matérielle quotidienne. Par contre, l’étudiant.e qui philosophe ne se retire pas du monde matériel, éthique et politique pour se diriger vers un monde métaphysique, mais il prend une distance critique avec la description actuelle de ce monde pour en tirer des jugements de valeur qui lui permettront de tenter ensuite de modifier par l’action cette réalité.

En ce sens, il ne peut être question d’inféoder l’enseignement de la philosophie à des considérations utilitaires comme on le comprend normalement (le divertissement, le marché, le monde du travail ou la mode), mais à l’utilité suprême : vivre heureux avec soi-même et avec les autres, ce qui implique des compétences démocratiques. Ce n’est donc pas la distance entre théorie et pratique qui importe, mais entre le monde tel qu’il est et tel que l’on voudrait qu’il devienne. Il faut d’abord comprendre le monde, le prendre avec soi, ensemble, pour ensuite le critiquer. Il faut reconnaître cela si l’on veut voir l’éducation comme un moteur critique qui permet de remettre en doute l’ordre établi. La réalité quotidienne telle qu’elle est, s’avère être le point de départ de la réflexion philosophique et le point d’arrivée est la réalité quotidienne telle qu’elle devrait être et que nous tentons d’organiser autant que possible.

En voulant éloigner les étudiant.e.s de la réalité matérielle, de l’actualité, de la pratique, des conditions concrètes d’existence, de ce qui est immédiat, on détourne les futures citoyen.ne.s de leurs responsabilités sociales et critiques.[xviii] En négligeant la réalité quotidienne des étudiant.e.s, on néglige la fonction critique démocratique fondamentale.

C’est pourquoi, comme l’indique le Rapport Parent, il est primordial de connaître la culture de masse et d’y faire référence : « Les maîtres devront connaître la culture de masse qu’absorbent les jeunes hors des heures de classe, afin de les aider à l’intégrer dans l’ensemble de leur éducation intellectuelle et humaine. »[xix] Et cette intégration dans les cours de philosophie doit inévitablement être critique.

Dans le même sens, Dewey précise avec raison qu’il faut éviter à tout prix d’isoler l’esprit du réel, d’élaborer des idées et des systèmes qui s’opposent au monde et que l’on ne peut mettre à l’épreuve dans l’action. Il faut éviter que la philosophie ne se replie sur elle-même, qu’elle soit perçue complètement pour ce qu’elle est parfois : du baratin pseudo-profond ou selon l’expression de Harry Frankfurt, de la Bullshit.[xx]

C’est ainsi que l’on s’adresse à l’intelligence des étudiant.e.s et qu’on peut leur faire comprendre qu’ils doivent être utiles à la société, non pas en se subordonnant à la culture de masse ou aux besoins politiques, scientifiques et économiques du moment, mais en les incitant à identifier de manière critique ces besoins.

 

Les « classiques » : « utiliser le passé au profit d’un futur en développement »

Est-ce à dire que la lecture des livres de la série Harry Potter, d’articles du Journal de Montréal ou le visionnement du film La matrice serait la voie royale pour l’étude de la littérature et de la philosophie ? Bien que tout cela puisse faire partie de notre enseignement, il ne faudrait surtout pas en conclure que l’on devrait se limiter à ce qui plaît aux étudiant.e.s, ce qui est à leurs goûts et ce qui rejoint leurs valeurs ou leurs conceptions de la vie bonne. Il ne faut donc pas hésiter à faire lire les classiques (qui par ailleurs peuvent aussi rejoindre directement les goûts et les valeurs), mais dans un angle d’approche qui encourage l’étudiant.e à la fois à s’approprier l’œuvre et à s’en distancer de manière critique, comme le propose John Dewey dans ce qui suit.

Il semble que pour Dewey, l’étude des classiques présente un intérêt véritable :

« L’autre point qu’il convient de souligner est qu’il est sage d’utiliser les produits de l’histoire du passé dans la mesure où ils peuvent être utiles à l’avenir. Puisqu’ils représentent les résultats de l’expérience antérieure, leur valeur pour l’expérience future peut, bien entendu, être infiniment grande. Dans la mesure où les hommes les possèdent et les utilisent, les littératures produites dans le passé font maintenant partie de l’environnement présent des individus; mais il y a une énorme différence entre se servir de ces littératures en tant que ressource présente et les prendre comme règle et modèle en raison de leur caractère rétrospectif.»[xxi]

Dewey ne propose donc pas de se détourner des classiques, mais de faire l’effort constant de les actualiser, de ne pas en faire un monde parallèle, mais d’explicitement les intégrer à l’environnement présent, en ayant en vue leur utilité future : « Leur valeur réside dans l’usage qu’on en fait pour augmenter la signification des choses avec lesquelles nous avons activement affaire au moment présent. »[xxii] Si un classique vaut le détour, c’est parce qu’il peut encore être utile à celui qui s’y intéresse. Mais le paradigme éducatif doit en ce sens être renversé : ce n’est pas l’élève (celui ou celle qui s’élève) qui monte vers le classique, mais le classique qui doit descendre jusqu’à nous pour nous être utile. L’éducation « peut être traitée comme un processus d’adaptation du futur au passé ou comme un moyen d’utiliser le passé au profit d’un futur en développement. »[xxiii] Avec Dewey nous choisissons la deuxième option.

Il en va de même dans le Rapport Parent : « L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir. »[xxiv]  Les classiques jouent un rôle important pour y arriver. Pour respecter l’intelligence des étudiant.e.s il faut certes que l’enseignement soit centré sur eux, mais il faut aussi leur proposer une « nourriture substantielle » :

« C’est elle [l’intelligence] qu’il faut éveiller, développer, étendre, élever. On doit pour cela l’alimenter généreusement d’une nourriture substantielle ; on doit la provoquer pour qu’elle se mette en action ; il faut lui laisser entrevoir les horizons illimités de la connaissance et l’engager ainsi dans les voies d’une éducation permanente. »[xxv]

Dans tous les cas, il ne faut pas transmettre les classiques parce que l’on espère conserver ce que l’humanité a produit de meilleur et qui représente la culture parfaite que nous devrions reproduire. Même si je partage l’idée que Socrate est un personnage beaucoup plus pertinent et nécessaire qu’Harry Potter, je pense que ce n’est pas au nom de l’argument du perfectionnisme culturel, selon lequel les classiques possèdent une valeur intrinsèque par leur excellence, et qu’ils expriment la perfection du génie humain, ce qu’il y a de meilleurs pour comprendre l’être humain.  Cet argument doit être rejeté. Si l’on doit enseigner certains auteurs ou certaines œuvres plutôt que d’autres et privilégier certaines conceptions de l’art ou de la philosophie au détriment des autres, ce choix doit reposer sur une justification éthique et politique, qui se projette dans l’avenir. Nous devons laisser libre choix aux individus de déterminer ce que représente pour eux la perfection culturelle (ce qui ne nous empêche pas par ailleurs de présenter ce qui représente à nos yeux cette perfection et d’en débattre avec les étudiants, bien au contraire) et nous devons justifier nos choix d’œuvres culturelles sur l’apport de ces œuvres à une éducation démocratique. L’objectif ne doit jamais être d’apprendre par cœur et de reproduire les œuvres du passé, ce qui est l’objectif des sociétés aristocratiques.

 « L’individu qui se pose une question qui, parce qu’elle est vraiment une question pour lui, stimule sa curiosité, augmentant ainsi sa soif du savoir qui l’étanchera, et qui possède les moyens de réaliser ce qu’il désire, est intellectuellement libre. […] Dans le cas contraire, son attention apparente, sa docilité, ce qu’il apprend par cœur et reproduit tiendront de la servilité intellectuelle. Une telle condition de sujétion intellectuelle est nécessaire pour intégrer les masses à une société ou la majorité n’est pas censée avoir des objectifs ou des idées propres, mais doit obéir aux ordres de la minorité qui détient l’autorité. Elle n’est pas adaptée à une société qui se veut démocratique. »[xxvi]

S’il faut bien en tant que « maître » imposer un corpus aux étudiant.e.s, on ne peut toutefois le faire au nom d’une autorité qui reposerait sur une soi-disant conception fermée de la vérité et de l’histoire qu’elle soit esthétique, morale ou politique.

 

Compétence démocratique, formation générale et valeur sociale

Si donc le point d’arrivée du travail philosophique est d’orienter l’action démocratique à partir d’une pensée discursive normative, nous pouvons voir avec Dewey l’éducation comme :

 « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. […] une expérience éducative permet d’acquérir un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir. »[xxvii]

N’est-ce pas là l’argument central pour justifier l’enseignement de la philosophie qu’affirment clairement les devis ministériels et les réactions récentes des enseignant.e.s face au Rapport Demers ? L’enseignement de la philosophie ne vise-t-elle pas à développer la pensée critique dans le but de favoriser l’autonomie de la pensée et de l’action pour rendre vraiment libre ? N’est-ce pas ce qu’affirme ici Dewey en évoquant un pouvoir accru de direction et de contrôle pour l’avenir ?

Mais encore, cette direction et ce contrôle ne sont pas le signe d’un individualisme, mais d’une compétence démocratique partagée, essentielle au progrès de la société démocratique. On ne pourrait donc pas accuser Dewey d’être un adepte d’une vision utilitariste libérale qui ferait de l’individu et de sa liberté négative le centre du devenir humain. Bien au contraire, il affirme : « Toute étude conduite de manière à rendre les gens plus sensibles à l’importance des valeurs de la vie et du bien-être social, toute étude qui augmente la capacité de promouvoir ce bien-être est une étude humaine. »  Pour Dewey, l’éducation a une valeur sociale très forte et son approche par endroit assez près du républicanisme lui a même valu des critiques lui reprochant une forme de perfectionnisme, ce qui demeure toutefois discutable.[xxviii]

On ne pourrait pas non plus l’accuser de présenter une vision défavorable à la formation générale de l’individu, dans le but de l’orienter (comme le souhaiterait le Conseil du patronat) plus directement vers la professionnalisation. Le passage suivant témoigne très bien que pour Dewey, ce « pouvoir accru de direction », cette « réorganisation délibérée » passe par une formation fondamentale qui est non seulement voulue pour tous, mais directement liée aux intérêts de la communauté :

 « il importe que l’éducation utilise le critère de la valeur sociale. […] la sélection [du programme d’enseignement] doit s’opérer avec l’idée d’améliorer la vie que nous vivons en commun pour que l’avenir soit meilleur que le passé. De plus, il faut planifier le programme de telle sorte que ce qui est essentiel vienne en premier lieu, tandis que les raffinements viendront ensuite. Ce qui est essentiel, ce sont les choses qui sont socialement les plus fondamentales, celles qui se rattachent aux expériences auxquelles le plus grand nombre participe. Ce qui est secondaire, ce sont les choses qui se rapportent aux besoins des groupes spécialisés et relèvent de questions techniques. Il y a quelque chose de vrai dans l’idée que l’éducation doit d’abord être humaine et seulement après professionnelle. Mais, ceux qui soutiennent cette idée entendent fréquemment par « humaine » une classe hautement spécialisée : la classe des érudits qui maintienne les traditions classiques du passé. Ils oublient que les matières sont « humanisées » dans la mesure où elles se rattachent aux intérêts communs des hommes en tant qu’hommes. »[xxix]

On voit ici l’attachement qu’a Dewey envers une formation essentielle ou fondamentale commune ressemblant à notre formation générale collégiale.

Rappelons encore que l’on considère ici l’intérêt commun des êtres humains non pas au sens platonicien (très influent dans l’ancien humanisme) où les meilleurs ont à cœur le bien commun, mais en un sens démocratique où l’on doit promouvoir des compétences et des connaissances utiles au bien-être de tous leur permettant de participer à la délibération démocratique et de développer un sens de la justice.

Bref, j’ose croire qu’un enseignement philosophique qui se veut détaché de la réalité éthique et politique des citoyens d’une société démocratique échoue dans sa tâche telle qu’elle est esquissée dans l’œuvre de Dewey ainsi que dans le Rapport Parent. Il ne s’agit pas de former des expert.e.s en philosophie (ce serait déjà dirigé vers la profession…), mais de former des citoyens autonomes et éclairés quant aux débats éthiques et politiques ; qui sont capables de participer activement à la vie délibérative démocratique, c’est-à-dire d’argumenter pour défendre leur position tout en reconnaissant leurs faiblesses et de critiquer les positions adverses en reconnaissant leurs forces. On s’adresse à l’intelligence de l’étudiant quand on lui fait comprendre que ce qu’il voit en formation générale n’est pas une bulle de connaissances séparée du réel.

Par exemple, quand nous examinons la distinction chez Platon entre savoir et opinion l’étudiant-e doit prendre conscience qu’il a lui-même des croyances et qu’il a le devoir de les évaluer. Quand on traite du problème de l’obéissance aux lois, il doit prendre la pleine mesure des arguments étudiés afin de les évaluer lorsqu’il sera dans une situation où il devra obéir aux lois.

 

  1. Déradicaliser le constructivisme

Selon ce que nous venons de proposer, la tradition ne peut faire complètement autorité, sinon la transmission de la culture serait une expérience antidémocratique. La culture se révèle ainsi comme une construction commune en progression dirigée vers l’avenir. Ce qui ne veut pas dire que tout se vaut ou que toutes les opinions aient la même valeur.

En effet, on associe trop souvent cette forme de constructivisme, tout comme le pragmatisme de Dewey, au relativisme ou au subjectivisme. Il s’agit là d’une caricature. Il faut comprendre le constructivisme comme un travail du sujet en rapport avec un objet dont on suppose l’existence, mais que l’on ne peut connaître que par une activité interactive. Cette posture épistémologique se retrouve tout autant chez Kant que chez Thomas Kuhn, Piaget, Dewey, Husserl, le Heidegger de Sein und Zeit, Gadamer ou même Rawls et Habermas.[xxx] Sur le plan moral et politique, le constructivisme que je veux défendre ici, implique que les individus construisent collectivement des faits moraux à l’aide de critères qu’ils établissent collectivement et qui proviennent de la délibération rationnelle. Ces faits moraux, même s’ils ne sont pas des faits objectifs existant de manière indépendante dans la réalité (comme les formes platoniciennes par exemple), ont une certaine objectivité, étant le produit d’un travail collectif impliquant une certaine transparence. Un sujet ne peut donc pas reconstruire à lui seul la morale sans un processus dialectique intersubjectif qui respecte des critères communs. Si le constructivisme est un relativisme, c’est parce qu’il implique que la vérité soit relative à la communauté humaine tout entière. Il ne s’agit donc pas d’un relativisme culturel, d’un expressivisme ou d’un subjectivisme. Ce constructivisme n’implique donc d’aucune façon que toutes les opinions aient la même valeur.

C’est pourtant ce qu’affirme Georges-Rémy Fortin dans son article Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle? :

« Mais le relativisme auquel aboutit le constructivisme soustrait les valeurs et les représentations humaines au débat critique, voire même à toute tentative d’explicitation sérieuse. En voulant valoriser toute opinion, le constructivisme réduit la pensée à la subjectivité individuelle de chacun. La communication s’en trouve vidée de son sens, puisque chacun est cantonné à sa sphère privée. »[xxxi]

En fait, dans le même article, G.-R. Fortin se montre par la suite constructiviste dans le sens que nous défendons ici :

« Comment se noue l’unité d’une culture dans cette dispersion des savoirs ? Chaque société bricole sa synthèse, ses consensus plus ou moins solides, c’est ce qui fait le caractère instable des cultures modernes. […] La condition humaine est ainsi porteuse d’authentiques universaux culturels, non pas sous forme de « vérités absolues», mais comme les référents de problèmes incontournables et de solutions possibles qui circonscrivent un espace de débat intellectuel. Cet espace critique, c’est l’histoire de la philosophie […] Ensuite, une capacité critique de penser le monde autrement qu’il n’est, et l’élaboration d’une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, d’une représentation d’un monde bon et doué de sens. Enfin, la capacité d’élaborer de telles idées par la lecture et l’écriture de textes »

Bricoler sa synthèse, ses consensus, élaborer des solutions possibles et une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, penser le monde autrement qu’il n’est ; toutes ces expressions renvoient à la participation du sujet qui poursuit la construction de la culture et des nouveaux savoirs ; et surtout la construction éthique d’un monde. Si l’instauration de l’esclavagisme en système étatique était une construction humaine, son abolition l’était tout autant et la lutte contre les inégalités raciales demeure une tâche qui nous incombe, à laquelle nous devons participer ensemble. Cette construction ne se fait jamais ex nihilo, mais est une réorganisation du monde au sens de Dewey.

S’il faut absolument combattre l’idée d’un constructivisme radical tel que défendu par Ernst Von Glaserfeld, qui mène fort probablement au subjectivisme (bien qu’il affirme lui-même le contraire), il faut tout autant combattre l’idée d’un réalisme moral et politique qui ne peut mener qu’à une forme d’autoritarisme.[xxxii] La forme de constructivisme démocratique que je propose se situe entre ces deux extrêmes parce qu’il conserve l’espoir d’un consensus rationnel sur certains jugements moraux et parce qu’il rend nécessaire une délibération critique permanente pour justifier rationnellement ces jugements, qui ne sont jamais considérés comme des vérités absolues éternelles. Il me semble que cette voie soit une condition épistémique nécessaire au progressisme de la société démocratique et qu’elle n’empêche pas de constituer un fondement universel de la morale.

S’il faut puiser dans la tradition, il faut toutefois toujours s’en méfier surtout si elle se présente comme une autorité. L’étudiant.e doit se comprendre comme participant à cette tradition et non comme soumis à cette autorité. Sa voix doit avoir a priori autant de valeur que celle de Montaigne et de Rabelais, par exemple, parce que comme l‘affirme Marcel Conche : « Tous les hommes sont égaux en tant que capables de vérité »[xxxiii].  Dans ses cours de littérature ou de philosophie, l’étudiant.e participe par l’écriture à l’élaboration de la culture et sa voix est évaluée; il portera des jugements de valeur, il statuera sur ce que devrait être le monde dans lequel il vit. En ce sens, tout comme dans la délibération démocratique, il est également capable de vérité, et a un droit égal à ce que l’on évalue ces prétentions de vérité.

On pourrait m’objecter que toute cette discussion est vaine puisqu’en fin de compte ce n’est qu’une question d’étiquette, de mots appliqués sur des conceptions. Mais la reconnaissance de la valeur de cette forme de constructivisme a des conséquences importantes dans nos pratiques d’enseignement. Quel est le degré d’implication que nous désirons pour nos étudiants ? Quelle est la part que nous réservons à leurs projets d’écriture et à la formation directe de leur jugement par la pratique ?

 

Conclusion : Le libre choix au sein du pluralisme de la culture

En conclusion, je pense que nous devons nous détourner de la conception humaniste de l’éducation pour se tourner vers une conception résolument démocratique. Ceci n’implique aucunement de laisser de côté la tradition gréco-latine et la tradition humaniste construite à partir d’elle. Cela implique surtout de ne pas avoir honte d’utiliser la tradition dans une optique actuelle et de justifier son utilisation par des arguments pédagogiques et démocratiques plutôt qu’une vision perfectionniste et traditionaliste.

Concrètement, il en résulte des conséquences pédagogiques qui ne peuvent tolérer le statu quo. Pourrait-on proposer une modification des devis actuels en cohérence avec cette conception démocratique ?

Pourrait-on aller de l’avant avec l’une des recommandations du Rapport Demers et laisser la liberté aux étudiants de choisir leur cours de philosophie ? Je pense qu’il est possible et même souhaitable comme le suggère le Rapport Parent, d’instaurer une approche participative, active et polyvalente :

« C’est pour insuffler un esprit nouveau que nous avons proposé avec insistance deux moyens concrets de centrer l’école sur l’étudiant : la polyvalence et l’enseignement actif, qui sont indissociables l’un de l’autre. L’établissement polyvalent permet à chaque élève de choisir des cours qui répondent à ses intérêts, à ses aptitudes, à son rythme d’apprentissage. »[xxxiv]

Si l’on veut centrer l’éducation sur les intérêts des étudiant-es, il faut accepter qu’il puisse choisir des cours qui au moins en partie sont liés avec leurs intérêts apparents. C’est aussi la conclusion de la philosophe américaine Amy Gutmann, qui, dans Democratic education affirme : « Participatory approaches aim to increase student’s commitment to learning by building upon and extending their existing interests in intellectually productive ways. »[xxxv] Gutmann reconnaît par la suite qu’il y a une tension fondamentale entre l’autonomie professionnelle des enseignant.e.s d’une part, et de l’autre la liberté de l’étudiant.e qu’implique une éducation réellement démocratique. En effet, les professeur.e.s invoquent l’autonomie professionnelle pour refuser aux étudiant.e.s toute influence dans le choix du contenu de leur éducation. Selon Gutmann, la solution n’est certainement pas la solution démocratique habituelle, de laisser un poids égal aux étudiant.e.s dans les décisions pédagogiques. Évidemment, cela aurait comme conséquence d’enlever toute autonomie professionnelle et toute importance à l’expertise des professeur.e.s. Mais il faut aussi éviter l’autre écueil : il ne faut pas que l’enseignant.e utilise son expertise pour entraîner une déférence envers son autorité. Ce serait là enseigner aux étudiants une leçon contraire à l’idéal de délibération démocratique. Mais est-ce possible d’adopter une approche laissant place à la participation des étudiants tout en gardant une classe disciplinée permettant aux étudiants d’atteindre les compétences du cours ?

L’argument de Gutmann est celui que nous avons déjà vu chez Dewey et dans le Rapport Parent : les étudiant.e.s apprennent mieux quand ils ont un intérêt préalable pour la matière enseignée et la compétence à atteindre. Comme beaucoup n’ont pas d’intérêts préalables manifestes pour nos cours de philosophie, nous avons la tâche comme pédagogue de stimuler cet intérêt, de faire le pont entre le cours et l’intérêt de l’étudiant.e. Une autre façon de susciter l’intérêt est de permettre aux étudiant.e.s de déterminer certains aspects de leur éducation ce qui leur permettrait d’être plus impliqué et plus motivé dans leur apprentissage. Si cela est bien fait (le diable est dans les détails…) il pourrait s’agir d’un bel équilibre entre une participation à saveur démocratique des étudiant.e.s et une approche disciplinaire misant sur l’expertise des professeur.e.s.

Chose certaine, ce ne sont pas les liens entre le contenu et les intérêts qui manquent en formation générale ! Nous y traitons des problèmes humains fondamentaux parce qu’ils sont universels et que tous y sont confrontés. Nous pourrions choisir, comme nous le faisons déjà individuellement dans nos cours, quelques options thématiques puisées à même la tradition philosophique. On entend trop souvent lorsqu’on aborde cette possibilité, les caricatures habituelles concernant le programme des humanities dans les collèges anglophones. Le libre choix de sa formation générale (formule en effet bien paradoxale) serait constitué par des cours de tricot pour l’un et de yoga pour l’autre. Cette caricature déjà assez loin de ce qui se fait dans les collèges anglophones n’a rien à voir avec ce que je propose ici : 3 cours obligatoires de philosophie avec 3 ou 4 options pour chacun.

Dans cette optique, je pense que l’on réussirait pleinement à reconnaître l’importance d’une culture commune. En effet, la façon d’aborder les problèmes fondamentaux et la tradition philosophique est si vaste, que les 3 ou 4 options ne viendront pas épuiser le pluralisme de la culture.

Il faudra toutefois éviter absolument que cette ouverture au choix s’effectue selon des initiatives locales. En effet, il faut éviter à tout prix de poursuivre le triste phénomène de la concurrence entre les différents collèges et entre les différents enseignant.e.s. Cette ouverture des devis doit découler d’une concertation consensuelle des enseignant.e.s de philosophie partout au Québec.

Il ne faudrait pas non plus l’enchâsser dans l’approche par programmes contrairement à ce que propose Georges Leroux ou à ce que l’on fait déjà pour le troisième cours.[xxxvi] Ce serait là une façon de continuer la surspécialisation au collégial. Il faut encore laisser la possibilité aux étudiant.e.s qui le désirent de développer des intérêts qui sont autres que ceux qui sont au cœur de leurs programmes.

Outre cette proposition, il est aussi important d’instaurer une véritable culture démocratique au sein même de nos cours. Comme le propose Carlos Fraenkel dans Teaching Plato in Palestine[xxxvii], nous devons participer à la construction d’une véritable culture du débat qui n’épargne pas nos croyances les plus profondes, et ce dans une atmosphère de respect. Cette culture est assez exigeante pour l’enseignant.e : elle l’oblige à devenir un vrai modèle délibératif. Il doit ainsi s’appliquer à éviter lui-même les sophismes, surtout les arguments d’autorité et à admettre ses erreurs et ses limites. Il doit aussi respecter tout en les critiquant les doctrines compréhensives préalables des étudiant.e.s, qui de toute façon se braquent lorsqu’on en fait une critique frontale. Si la formation générale est aussi une déformation de certaines croyances préalables, cette déformation ne peut se faire dans la violence intellectuelle, mais doit provenir d’une réorganisation délibérée et effectuée par l’étudiant.e qui passe par une dialectique respectueuse.

Il faut aussi exercer concrètement l’esprit critique que l’on cherche tant à développer. N’oublions pas que critique vient du grec kritein qui signifie passer au crible. Si l’on veut que le futur citoyen-ne soit capable d’esprit critique, c’est qu’il doit s’être exercé à passer au crible certains jugements; il faut donc qu’il se soit exercé sur un contenu réel.  Il ne faut surtout pas hésiter à exercer le jugement en promouvant chez l’étudiant.e l’évaluation d’arguments dans un cadre éthique et démocratique. Les nombreuses chroniques, lettres d’opinions et articles de revues ou journaux sont une source importante qu’il ne faudrait surtout pas négliger en complément des classiques ou d’ouvrages philosophiques plus récents.

Mais surtout, nous devons laisser de côté le « snobisme étroit » et le « mépris délibéré » qui marquent profondément l’attitude de plusieurs enseignants en philosophie envers la culture de masse, les sciences en général et humaines en particulier. Cela est d’autant plus important pour les sciences de l’éducation où le mépris est à son comble. Nous devons revenir à l’esprit du Rapport Parent qui affirme : « Fondée sur la psychologie et sur les sciences sociales, la pédagogie vient à l’appui des objectifs proposés ici. »[xxxviii] L’enseignement repose sur une foule de constats empiriques que l’enseignant ne peut se vanter de comprendre totalement. Au mieux, il ne peut que supposer et les sciences de l’éducation peuvent lui être utile pour valider empiriquement ses suppositions.

Il faut aussi éliminer le « pédantisme du maître ».  L’enseignant.e en philosophie n’est pas le philosophe-roi platonicien qui aurait contemplé la vérité et qui redescendrait dans la caverne pour venir éclairer le demos de manière paternaliste. L’enseignant.e devrait être celui qui dans un esprit démocratique, beaucoup plus socratique que platonicien, reconnaît les limites de ses propres connaissances et les limites de la philosophie elle-même. Même si cela demeure anecdotique, quand nous constatons au collège et à l’université, l’ambiance de plusieurs départements, l’autopromotion aiguë de certains professeur.e.s et leurs luttes pour les postes et les subventions, nous devons conclure que nous ne sommes pas nécessairement les meilleurs (dans le sens d’aristoi). Malgré cela, dans l’esprit démocratique, nous participons tant bien que mal parmi d’autres intervenant.e.s tout aussi importants, à la réorganisation du système d’éducation et de notre société démocratique, dans la mesure de nos moyens. Et ce n’est pas rien.

 

Notes

[i] Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 2004, p.114.

[ii] Christian Therrien, Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation, Premier numéro de la revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/christian-therrien/

[iii] Baillargeon, Normand, Contre la réforme, Montréal, PUM, 2009, p.28.

[iv] En témoigne cet extrait du Rapport parent : « Sans doute la démocratie est-elle d’abord un type de structure politique. Mais on peut dire qu’elle est avant tout et fondamentalement un esprit, une mentalité, un mode de vie : elle est fondée sur la participation du plus grand nombre, individuellement et par groupes, à la conduite d’une entreprise commune, sur le respect des droits de la personne, sur l’égalité de tous dans la diversité des fonctions et des capacités ». Volume 4, section 4. Voir aussi les sections 5, 17, 18, 19 et 20 du même volume.

[v] Pour une exposition plus approfondie du sens de l’éducation humaniste et libérale, voir le chapitre 5 du livre de Georges Leroux, Différence et liberté : Enjeux actuels de l’éducation au pluralisme, Montréal, Boréal, 2016.

[vi] Dewey, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand colin éditeur, 2011, p.77.

[vii] Ibid, p.162.

[viii] Ibid.

[ix] Ibid p.318.

[x] Ibid.

[xi] Rapport Parent, Volume 5, section 734.

[xii] Ibid, Volume 5, section 732.

[xiii] Ibid, volume 5 section 741.

[xiv] Ibid, volume 4 section 10.

[xv] Ibid, volume 1 section 23.

[xvi] Dewey, John, op.cit. p.210.

[xvii] Ibid, p.231.

[xviii] Je reprends ici en partie l’argumentation de Amy Gutmann qu’elle utilise toutefois pour justifier le rôle de la communauté universitaire. Gutmann, Amy, Democratic education, Princeton, Princeton University press, 1987, p.187-188.

[xix] Rapport Parent, Volume 4, section 25.

[xx] Voir à ce sujet la célèbre plaquette d’Harry Frankfurt : On bullshit. Frankfurt, Harry, On bullshit, Princeton, Princeton university press, 2005.

[xxi] Dewey John, op.cit. p.155-156.

[xxii] Ibid, p.162.

[xxiii] Dewey, John, op.cit, p.158.

[xxiv] Rapport Parent, Volume 2, section 1.

[xxv] Ibid, Volume 4, section 10.

[xxvi] Dewey, John, op.cit. p.397.

[xxvii] Ibid, p.158.

[xxviii] Voir Gutmann, Amy, op.cit, p.13.

[xxix] Dewey, John, op.cit., 278-279.

[xxx] Voir à ce sujet : Philipps, D.C., The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism dans : Currenn, Randall,(ed.), Philosophy of education an anthology, Malden, Blackwell publishing, 2007. J’ai aussi consulté rapidement l’entrée Constructivisme métaéthique rédigé par François Côté-Vaillancourt dans l’encyclopédie philosophique en ligne. http://encyclo-philo.fr/constructivisme-metaethique-a/

[xxxi] Georges-Rémy Fortin, Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle?,, Revue Bios. https://revuebios.wordpress.com/category/georges-remy-fortin/

[xxxii] Pour en savoir plus sur Ernst Von Glaserfeld, voir la critique qu’en fait Normand Baillargeon dans Contre la réforme et la présentation de D.C. Philipps dans The good, the bad and the ugly : the many faces of constructivism. Philipps cite Von Glaserfeld : « Superficial or emotionnally distracted readers of the constructivist literature have frequently interpreted this stance as a denial of reality. », p.399.

[xxxiii] Conche, Marcel, Le fondement de la morale, Paris, PUF, 1993, p.40.

[xxxiv] Rapport Parent, Volume 1 section 23.

[xxxv] Gutmann, Amy, op.cit., p.89.

[xxxvi] Voir la postface que signe Leroux dans : Després, Pierre (dir.), L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015.

[xxxvii] Fraenkel, Carlos, Teaching Plato in Palestine, Princeton, Princeton university press, 2015.

[xxxviii] Rapport Parent, Volume 1, section 23.

 

L’enracinement de l’enseignement, Georges-Rémy Fortin

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Crédit photo: Evelyn Tran, « Lis »

 

Georges-Rémy Fortin

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’éducation s’adresse avant tout à l’intelligence des étudiants, et l’apprentissage qu’elle commande, comme tout en ce bas monde, demande des efforts. Aujourd’hui, plusieurs facteurs sociaux conspirent à tout rendre de plus en plus facile, y compris l’apprentissage. Une réflexion sur ces facteurs s’impose. Ils impliquent différentes conceptions de l’intelligence, qui ont toutes en commun d’être issues de la culture moderne. La modernité est porteuse  de certaines contradictions, dont la moindre n’est pas celle entre l’éclatement des fonctions de l’intelligence et la nature humaine qui lui est pourtant sous-jacente. Dans mon expérience d’enseignant au collégial, je fais le constat que la lecture en commun des classiques et l’écriture de textes d’argumentation sont, en philosophie à tout le moins, les meilleurs moyens de développer les facultés intellectuelles naturelles des étudiants de l’espèce homo sapiens.

I. L’hédonisme pédagogique

Dans ses cours à Harvard, le philosophe conservateur Harvey Mansfield donne deux notes aux travaux qu’il corrige: la note officielle, plus haute, qu’il qualifie d’ironique, et la note authentique, plus basse, qui demeure privée. Mansfield veut ainsi être intellectuellement honnête, sans nuire au parcours scolaires de ses étudiants[i]. Au Québec, de nombreux enseignants au collégial sentent des pressions constantes pour  rendre leurs cours plus faciles, et leur correction moins sévère. On a l’impression qu’il faut être toujours moins exigeant, pour des étudiants fragiles émotionnellement, pour un système de plus en plus basé sur l’apparence des diplômes et des cotes. C’est pourquoi il faut se demander comment continuer malgré tout à faire appel à l’intelligence des étudiants. Certaines tendances pédagogiques accentuent cette tendance à la facilité. Dans le but de «rejoindre les motivations des étudiants», de «faire du sens [sic]» à leurs yeux, on ne trouve parfois rien de mieux que de tout simplifier, de tout prémâcher. Utilisation massive d’images et de films, notes de cours sur écran à recopier telles quelles, ou même en à envoyer numériquement, multiplication des exemples et des cas d’espèces particuliers sans conceptualisation, procédés narratifs accrocheurs mais simplistes. Par ailleurs, à force de chercher l’attention des étudiants, et parfois dans le but inavoué d’accéder à une sorte de vedettariat du pauvre, il arrive que l’enseignant donne plus dans le divertissement que dans l’enseignement: blagues, anecdotes personnelles, appels à l’émotion. Cette pédagogie suit le fort courant hédoniste qui traverse notre civilisation. La pédagogie hédoniste se nourrit en outre des discours à la mode sur les nouvelles technologies, selon lesquelles nous vivrions dans un monde de libre circulation de l’information, sans structure prédéfinie, sans hiérarchie, où tout ne serait que créativité et expression de soi.

Je souhaite dans le présent texte réfléchir au devoir que nous avons de  transmettre  un savoir riche et rigoureux. Puisque j’enseigne la philosophie, je me pencherai surtout sur cette discipline, mais mon questionnement porte sur l’éducation en général. Comment est-il possible, aujourd’hui, d’enseigner de façon exigeante ?  Tout d’abord, le précédent constat doit être relativisé par un certain nombre de faits. Dans le quotidien de l’enseignement, les étudiants participent au travail philosophique, certains y prennent un réel intérêt et même parfois du plaisir. Ils comprennent les problèmes philosophiques, pour peu qu’on leur présente sous une forme actuelle et accessible. De plus, ils acceptent que la science et les technologies n’ont pas réponse à tout, ce pour quoi la légitimité de la philosophie n’est certes pas immédiatement évidente (et elle ne doit pas l’être!), mais n’est pas non  plus rejetée a priori. Seulement, ils sont habités par d’autres intérêts, d’autres passions, d’autres soucis. Entre le dur travail de leur domaine de spécialisation et le divertissement dans leur vie privée, il reste très peu de temps pour ce que plusieurs d’entre eux reconnaissent pourtant être l’essentiel dans la vie humaine: les valeurs, le sens de la vie, le bien. La philosophie classique, celle du vrai, du bien et du beau, est encore parlante pour les étudiants d’aujourd’hui, mais c’est un discours pour lequel ils n’ont littéralement pas beaucoup de temps. Notre question doit être reformulée : comment, dans le peu de temps que nous avons avec les étudiants, donner un enseignement à la hauteur de leur potentiel ?

II. Les finalité de l’intelligence moderne

L’hédonisme est loin d’être la seule philosophie à l’œuvre dans notre culture marquée par l’économie capitaliste. L’intelligence y apparait surtout comme une faculté au service des besoins humains qui font tourner la roue du travail et de la consommation. Soumise à des exigences d’efficacité et de productivité, la raison se formalise et se désincarne, elle devient exclusivement technique, sous la forme des sciences naturelles et des technologies. Nous évoluons dans un système du travail et de la consommation, dans lequel la raison a pour finalité principale l’utilité et la productivité économique, tandis que les désirs deviennent dans la consommation des fins en soi, arrachés à toute finalité supérieure et à tout ordre symbolique. L’intelligence technique et l’hédonisme sont donc complémentaires. Dans son usage technique, l’usage rationnel de l’intelligence est souvent ressenti comme étant essentiellement un travail. C’est un effort, une dépense d’énergie qui n’a pas sa fin en elle-même. Suivant l’antique sagesse des esclaves, le travailleur moderne veut travailler le moins possible. La majeure partie de ce qui est enseigné aujourd’hui répond à des finalités techniques, finalités qui, par définition, sont subordonnées à d’autres. Plus la connaissance est technique, moins elle est une fin en soi, moins elle a une valeur intrinsèque. Le problème qui se pose à la pédagogie est la transmission de la connaissance, alors que l’apprentissage est vécu seulement comme un travail. En l’absence d’une reconnaissance formelle de la valeur de la connaissance, un bon nombre d’étudiants ne voient pas la finalité de l’éducation. Il arrive d’ailleurs dans notre système qu’elle n’en aie aucune. La pédagogie hédoniste tente de s’inspirer du monde de la consommation pour rendre l’éducation plaisante, pour lui enlever son caractère contraignant, mais elle doit pour se faire déroger à la rigueur intellectuelle et réduire la connaissance à peau de chagrin. La philosophie technique a ceci d’inconsistant qu’elle suppose un haut niveau d’éducation, tout en rendant difficile la valorisation de l’éducation en tant que culture. En s’alliant à l’hédonisme, elle déroge à ses idéaux d’efficacité et de productivité.

Cette description passe cependant trop rapidement sur les racines culturelles de l’économie de marché. Historiquement, la consommation et le travail ont pris la place centrale qu’on leur connaît aujourd’hui parce qu’ils sont d’abord devenus des valeurs. Cette valorisation est le fait du libéralisme, qui promeut l’autonomie, une liberté éclairée par la raison dans laquelle l’individu est souverain, c’est-à-dire maître de lui-même et reconnu comme tel. L’arbitraire de ce qui a ou non de la valeur monétaire a sa source dans la valorisation de l’autonomie humaine, dont la consommation est la face subjective. La face objective de l’autonomie est le travail, par lequel l’individu produit les biens et services dou és de valeur, et acquiert un pouvoir technique de transformer le monde. Une chose a de la valeur parce qu’elle est demandée et produite volontairement[ii]. L’économie cesse d’être purement technique lorsqu’elle s’enracine dans la valeur de l’autonomie. L’hédonisme ne peut pas être la philosophie principale du capitalisme, puisque l’effort, la privation en vue de bénéfices futurs sont non  seulement nécessaires,  mais y sont valorisés en eux-mêmes. Toutefois, les valeurs hédonistes incarnées dans la consommation menacent constamment de dissoudre les valeurs d’autonomie nécessaires au fonctionnement du capitalisme. On notera au passage que le socialisme ne change rien à cette contradiction, il ne fait que prôner la mise en place d’un dispositif étatique  visant à permettre à tous les citoyens l’accès égal au travail et à la consommation : le plaisir, la volonté autonome et la technique restent ses valeurs fondamentales, valeurs reformulées en termes collectifs plutôt qu’individuels[iii]. Ainsi, historiquement, l’intelligence n’est pas seulement technique, elle est la Lumière qui guide le progrès de la liberté.

Les étudiants du XXIe siècle ne se réduisent toutefois pas à ce portrait. Ni la pensée technique, ni l’hédonisme, ni l’autonomie libérale ne sont dominants chez la plupart d’entre eux. Ils rêvent d’aisance matérielle, mais aussi de statut social, et d’une vie bonne. Pourquoi la médecine fait-elle rêver autant d’étudiants québécois ? N’est-ce pas à cause de la noblesse du geste de guérir ?  Lorsqu’ils parlent de l’évolution des technologies, les jeunes voient un monde de possibilités humaines, pas seulement des possibilités économiques. D’ailleurs, le monde des affaires et du commerce semble n’intéresser qu’une assez petite partie de nos étudiants. La plupart se voient professionnels de la santé, du droit, ingénieurs ou informaticiens. Ils ont une conscience aiguë de l’utilité humaine de ces domaines professionnels. Leur intelligence est donc surtout existentielle, quelque part entre Camus et Oprah Winfrey. Ils cherchent un sens à leur vie, et ils savent que cela implique des valeurs. Leurs valeurs sont celles de la  réalisation de soi : carrière passionnante, santé physique et bien être psychologique, vie de couple romantique ou amour familial, loisirs trépidants. Ces valeurs individualistes sont compensées  par une conscience environnementale et la philosophie du respect de la diversité. Une minorité fait preuve d’un fort attachement à la justice sociale, à une spiritualité personnelle ou à une tradition religieuse. Tout comme nous, ils savent que les machines sociales que sont l’économie de marché et l’État régulateur sont précisément cela, des machines. Les jeunes d’aujourd’hui sont très critiques, parfois mêmes cyniques, envers les excès du monde du travail et de la consommation. En définitive, la plupart des gens s’accrochent à leur humanité. Notre nature est persistance. Une personne ne peut vivre seulement pour la satisfaction de ses pulsions, ni comme un technicien sans âme; elle a besoin de valeurs socialement partagées. L’obsession contemporaine pour la reconnaissance en est une preuve éclatante. C’est là la contradiction de l’intelligence existentielle: elle est fondamentalement individualiste, et désespérément à la recherche d’un rapport authentique à l’autre. La conscience existentielle a toutefois le grand mérite de montrer au grand jour le problème qui l’habite. Elle cherche passionnément la vie bonne, mais elle est incapable de la penser. Nous retrouvons ici les problèmes classiques du vrai, du bien et du beau, dans le langage de nos propres étudiants, avec seulement un peu moins de génie littéraire que dans  les œ uvres philosophiques pour classes terminales, ainsi qu’on a qualifié les oeuvres de Camus et Sartre.

 

III. Nature humaine et modernité

Ce qui est ressenti dans la conscience existentielle, c’est que la modernité nous met en contradiction avec notre nature. Les exigences techniques sont parfois tellement formalisées qu’elles n’ont plus de rapport avec la réalité et les valeurs des individus. La consommation et les droits individuels ont tellement dissous les traditions, les cultures humaines et le rythme naturel de la vie que certaines personnes ne vivent que de façon impulsive, sans valeurs ou vision du monde directrice. Ces contradictions reflètent des problèmes de fonctionnement profonds dans l’économie et l’État modernes. Notre culture est aussi porteuse de contradictions. Aussi bien les valeurs libérales que les valeurs existentielles sont tournées plus vers l’individu particulier que vers l’universalité humaine, et plus vers l’action que vers la connaissance. Nous privilégions le bien, au détriment du vrai, et le bien individuel au détriment du bien véritable. Notre modernité est toute entière vouée à ce qu’Hannah Arendt a appelé la « vie active », au détriment de la vie contemplative. Or la connaissance est irréductiblement théorique et universelle. Telle qu’elle s’est élaborée en Occident depuis les Grecs, puis répandue dans toutes les sociétés modernes, la connaissance reste une recherche de vérité, d’exactitude par rapport au réel. C’est par un souci d’exactitude et d’exhaustivité que les sciences naturelles sont devenues tellement abstraites. Leur abstraction dépasse largement tout souci utilitaire, de nombreuses connaissances n’ayant aucune application actuelle dans la vie quotidienne. La société moderne n’accorde qu’une place mineure à la science en tant que culture, alors même que les applications scientifiques sont omniprésentes et façonnent notre monde. C’est pourquoi les étudiants valorisent le plus souvent la science par rapport à leurs valeurs personnelles et à leur projet de carrière, plutôt que la science en elle-même. Je suis convaincu que l’individualisme excessif du libéralisme et de l’existentialisme a pour cause leur rejet de la théorie. Seule la théorie élève l’esprit jusqu’à l’universel. Les contradictions que j’évoque tout au long de ce texte sont bien concrètes; elle sont vécues par les étudiants, et il suffit d’un peu d’application pour en discuter explicitement avec eux. Développer l’esprit théorique de nos étudiants n’est ni une tâche absurde, ni une torture; c’est l’urgence de chercher une réponse à des problèmes vécus.

L’attitude théorique existe encore. Le respect studieux avec lequel les étudiants sont capable s d’accueillir un cours magistral et l’application  dont font preuve la plupart d’entre eux dans leurs travaux le montre nt bien. Plus généralement, l’acte de contempler reste le loisir le plus courant, seulement, il s’agit de contemplation informelle, sensible, de plus en plus souvent tournée vers des images détachées de tout concept : passion pour les écrans, les spectacles, le tourisme naturel ou historique. L’engouement universel pour les voyages, auquel participe nt au plus  haut point nos étudiants, n’en est-il pas un pour une vie divine, détachée des basses nécessités de la vie, dans laquelle on se consacre surtout aux délices de la contemplation des lieux visités et du dialogue avec les gens rencontrés ? La pensée théorique logique et rigoureuse est plus ardue, c’est un goût acquis, mais acquis à partir d’une tendance profonde. « Tous les humains ont par nature le désir de savoir[iv]», nous dit Aristote. Je le constate chaque jour dans mon travail d’enseignant. Pour peu qu’une classe prenne le temps de dialoguer, il est toujours plaisant de chercher à comprendre le monde. Je suis souvent surpris de l’intensité que peut prendre un débat philosophique entre étudiants dans des travaux d’équipes. La nature des lois scientifiques et leur rapport au réel, la comparaison entre l’humain et l’animal, l’essence de notre âme et de notre liberté sont des sujets qui, pour être de prime abord rébarbatifs pour plusieurs, peuvent déclencher des débats enflammés après quelques minutes de discussion. L’évolution naturelle a fait de nous des homo sapiens. Nous sommes faits pour connaître. Nous sommes aussi des animaux sociaux. L’évolution culturelle a pris le relais de l’évolution biologique, grâce à nos tendances sociales innées et à nos aptitudes pour le langage et la pensée symbolique. Nous baignons dans un univers structuré par la culture, culture qui marque l’enfant dès son existence intra-utérine : nous absorbons la tradition de nos ancêtres avec le lait de notre mère, comme le dit Montaigne. Les symboles et les idées ont donc pour les humains une existence bien réelle, une existence si omniprésente et quotidienne qu’on l’oublie, parce qu’on la tien t pour acquise.

Heidegger, pour qui le rapport au monde est ontologiquement premier, et Levinas, pour qui c’est le rapport à l’autre qui est premier, métaphysiquement, ont tous les deux raisons, si l’on ne chipote pas trop sur le sens de « premier ». Le rapport à l’autre est certainement plus intense et plus marquant que le rapport au monde, mais il est subjectivement impossible de vivre sans une représentation du monde. Notre biologie et notre culture ont pris forme dans un environnement naturel : nos structures cognitives et culturelles portent de part en part la marque de la condition naturelle de l’être humain, soit l’espace, le temps, le rapport à la faune, à la flore, ne serait-ce que les pigeons et les pissenlits des villes modernes. Être biologique et culturel, l’individu moderne reste aussi un être spirituel. Face à la nature et à la société, il cherche à savoir « ce qu’il lui est permis d’espérer », selon la formule de Kant. Qu’est-ce que l’intelligence, en définitive? Selon la conception rationaliste, l’intelligence se définit comme faculté logique (avec ou sans observation). De ce point de vue, l’intelligence est surtout une source d’autonomie, d’esprit critique. Il existe aussi une conception intuitive de l’intelligence : l’intelligence est le cœur, la sensibilité, la conviction. Platon est en fait à l’origine des deux courants, et on peut voir sa pensée comme une tentative de les articuler l’un à l’autre. L’opposition entre les deux est certainement fausse. Pascal montre très bien que la raison, c’est-à-dire la faculté de faire des inférences, aussi bien géométriques (logique exacte des sciences naturelles) que fine (esprit de finesse, herméneutique), la faculté de faire des inférences, donc, est fondée sur le coeur, sur des convictions profondes que nous ne pouvons expliquer ni mettre en doute. Les penseurs médiévaux des trois monothéismes n’ont certes pas sous-estimé le coeur, la foi, mais ils ont pourtant développé l’art de la critique et de l’analyse logique à un niveau époustouflant. Les textes philosophiques classiques réunissent en eux les deux formes d’intelligence, celle de la raison, et celle du cœur.

Couché sur papier, un raisonnement s’offre à l’exploration, à la découverte. En même temps, un texte écrit en langage naturel laisse jouer librement entre eux les aspects pragmatiques, rhétoriques et poétiques du langage. L’humain, naturellement fait pour comprendre et apprécier les symboles et pour apprécier la connaissance, ne peut rester insensible à un texte bien mis en contexte. Le meilleur moyen de faire appel à l’intelligence des étudiants est la lecture  de textes en commun. On peut donner à lire à la maison de court ou de longs textes, mais il importe absolument de lire en classe. Que les étudiants lisent entre eux, ou qu’ils viennent nous voir pour résoudre leurs difficultés d’interprétation, la lecture en commun effectue des petits miracles. Une autre source de miracles est l’écriture. Notre époque nous force à écrire sous la forme de kilomètres de formulaires à remplir, elle nous incite à exploser impulsivement dans l’univers numérique  en une myriade de petites tirades qui, si jamais elles sont lues, seront sit ôt oubliées. Ce qui nous manque, c’est le temps d’élaborer notre pensée sur papier, et quelqu’un qui prenne le temps de nous lire. C’est ce que nous pouvons offrir à nos étudiants. Leur permettre de réagir aux textes travaillés en classe par des textes, tantôt personnels, tantôt formels. Même dans un texte personnel, plusieurs étudiants choisiront de reformuler quelques idées philosophiques glanées dans le cours magistral précédent l’écriture. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Réagir à la pensée de Descartes ou de Nietzsche demande de l ’ambition! D’autres osent critiquer, osent s’approprier les idées des philosophes. C’est un peu comme retoucher la cathédrale Notre-Dame de Paris. L ’idéalité permet une liberté extraordinaire. Dans ces exercices d’écriture, le professeur met les étudiants à l’épreuve de clarifier leur pensée et de se mesurer ne serait-ce qu’un peu aux idées qui donnent forme à notre civilisation. Il en tire quant à lui le bénéfice de savoir au moins un peu ce que pense la jeunesse d’aujourd’hui. Cela le change de lire des gens mort s depuis mille ans et plus. Cela lui permet de confronter sa propre pensée à la réalité humaine concrète, cela le sauve du vide de l’abstraction.

 

IV L’enracinement

Clarifier ses  s valeurs et sa vision du monde n e sont pas chose facile, y compris pour des adultes. La plupart des gens vi vent une métaphysique implicite, jusqu’à ignorer le mot «m étaphysique». C’est pourquoi il est remarquable que même une minorité d’étudiants vive de façon tout à fait explicite des valeurs enracinées dans la nature humaine : ils sont déjà conscients des finalités humaines les plus hautes. Avec eux, le travail philosophique peut aller très loin. Quant au plus grand nombre de nos étudiants, il vit le travail et la consommation comme des valeurs personnelles de réalisation de soi. Il faut leur faire réaliser que les valeurs individualistes ne sont pas les valeurs ultimes, que notre nature humaine a des finalités plus élevées, l’individu ne pouvant s’abstraire de l’histoire et de la nature. Enfin, une minorité vit le travail et la consommation impulsivement, comme un ensemble de contraintes et de séductions. La tâche est plus difficile pour eux. Il faut surtout leur faire réaliser les valeurs qu’ils portent implicitement en eux. Les mêmes textes peuvent parler aux trois catégories d’étudiants, mais pas de la même façon. Les mêmes cours magistraux, s’ils sont suffisamment ancrés dans l’expérience de notre époque et de la nature, parleront à tous. L’écriture de dissertations sera salutaire pour tous, surtout pour ceux qui en ont le moins l’habitude. Il est trivial d’affirmer que l’apprentissage dépend de la motivation, et donc que pour faire appel à l’intelligence des étudiants, il faut comprendre leurs soucis, toucher leurs intérêts. Mais encore faut-il distinguer entre les motivations à court et long terme, les motivations profondes et superficielles. L’enseignement doit donc être enraciné, au sens que Simone Weil donnait à ce terme. Le concept d’enracinement décrit le fait que l’humain est essentiellement dépendant d’un ensemble de milieux sociaux et naturels. Lorsque l’individu reconnaît dans les milieux dont il dépend la source à laquelle puiser de quoi satisfaire ses besoins, la condition humaine cesse d’être une limite pour devenir un monde de possibilités, de liberté. L’enseignement a pour tâche principale selon moi de travailler avec les étudiants à effectuer cette reconnaissance.

C’est par une parole authentique que l’on peut toucher le cœur des gens.  Lorsque quelqu’un parle sincèrement, cela se sent. Il n’y a pas d’autre fondement à la pédagogie que l’honnêteté. Présenter aux étudiants la vie telle qu’elle est. Les étudiants apprécient beaucoup, ou du moins remarquent avec attention , les professeurs qui aiment leur matière. Et pourquoi « aime-t-on sa matière », sinon  parce qu’on aime une certaine vérité, ou plutôt une certaine réalité ? Simone Weil le dit bellement : « La vérité est l’éclat de la réalité. L’objet de l’amour n’est pas la vérité, mais la réalité[v].» Il n’y a pas d’autre façon de rejoindre les étudiants que par notre propre expérience de la vie. Il y a bien sûr ici un écueil presque inévitable : celui de tomber dans l’anecdote, dans le particulier et l’insignifiant, souvent sous couvert de comique ou de tragique. Ce qui sauve l’enseignant de l’insignifiance est de confronter son vécu aux textes classiques. Ces textes sont exigeants, même à petites doses. En percer quelques secrets est toujours une source de gratification. Il y a plusieurs fa çons d’aborder la philosophie classique. C’est à nous de ne jamais relâcher notre sérieux, de penser aux problèmes véritables de la vie, de parler aux étudiants non de nous, mais du monde, de notre monde. Les contradictions de nos tendances existentielles, libérales, techniques et hédonistes sont vécues implicitement par tous, et elles sont sources d’angoisse et de découragement. Ces contradictions ont toutes une racine philosophique. Même la technique et l’hédonisme, pratiques plutôt que théoriques, ont pris la place qu’on leur connaît aujourd’hui à cause de certaines visions du monde. Le masochisme du surtravail et la gloutonnerie de la surconsommation ne sont pas naturels, ils sont le fruit  de dérèglements biologiques et culturels dont nous sommes nous -mêmes la cause. Nous sentons bien que notre époque nous met tout à l’envers, et que la finalité spirituelle de notre intelligence, qu’elle soit de ce monde ou d’un autre, ne peut être satisfaite par les philosophies régnantes dans nos vie  quotidiennes.

 

Notes

[i] http://www.thecrimson.com/article/2006/2/13/c-minus-prof-to-give-more-as/

[ii] Je m’inspire ici, et pour toute la section II, de Leo Strauss, Droit naturel et histoire,  et de Pierre Manent, La cité de l’homme.

[iii] Je m’inspire ici de Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde, Éditions Gallimard, 2017

[iv] En 980 a 21. Trad. de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin. Aristote, Métaphysique, p.71, Éditions Flammarion, Paris, 2008

[v] Simone Weil, L’enracinement,  p.1186 dans Œuvres , Éditions Gallimard, 1999

 

De l’humanisme à l’humanité, Sylvie Rheault

Sylvie Rheault

Professeure de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo: « La sérénité trouvée au bord de l’eau », Shahrin Sultana Samia, Collège de Bois-de-Boulogne

 

Résumé : Je souhaite bien humblement dans cet article partager une facette de mon enseignement de la littérature qui cherche de plus en plus, avant tout, à éveiller chez les lecteurs la sensibilité à l’autre, à l’être humain. « Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolues ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. », écrit Michel Houellebecq, dans Soumission[1]. Lire des livres, c’est lire l’humain dans toutes ses facettes. C’est cette approche littéraire que je cherche à explorer dans mes cours.

 

L’humanisme de la Renaissance proposait de mettre la quête de savoirs au centre des préoccupations afin de développer le plein potentiel de l’être humain. Les présupposés de la liberté et de la responsabilité découlent évidemment d’une telle vision. Dans le cadre de la Formation générale au collégial, le même souci de faire des étudiants et des étudiantes des citoyens pleinement développés, tant physiquement qu’intellectuellement, se trouve à la base de la formation. Alors que la menace plane constamment sur la Formation générale au cégep, que l’on interroge sans cesse son utilité, sa pertinence ; il m’apparaît essentiel d’apporter un éclairage qui met en évidence le cœur de ma transmission, de montrer l’essence, là où se joue la pertinence de mon enseignement, soit la place de l’humain, l’humain dans sa complexité, dans ses contradictions, dans ses splendeurs tout autant que ses horreurs.

 

Une approche personnelle

La question se pose souvent ; comment se manifeste, dans le cadre spécifique des cours de littérature de la Formation générale collégiale, ce rapport humain que l’on doit faire évoluer chez les étudiants ? Comment, par la littérature, stimuler leur potentiel, comment rejoindre en eux cette part d’eux-mêmes qu’ils voudront connaître et faire grandir, comment les pousser à élever cet idéal de l’humain ? Enseigner des œuvres qu’ils vont aimer, les rassurer, les conforter ou enseigner des œuvres qui vont les déranger, les bousculer, les sortir de leur zone de confort ? Un mélange des deux, je dirais. Enseigner la littérature, pour ma part, c’est enseigner ce qui m’élève moi, ce qui m’anime d’abord ; c’est prendre la voie de l’autre pour rejoindre l’étudiant et l’étudiante, c’est entreprendre une quête humaine, c’est aller à la rencontre d’œuvres, de personnages, de situations qui, par l’étude de leur part d’humanité, seront le point de rencontre de la leur. Au fil de mes années d’enseignement, j’en suis venue à instaurer une approche des œuvres qui me ressemble et qui me permet, je l’espère, de faire entrer les étudiants dans tous ces horizons possibles que permet ce contact avec les livres ; loin de moi l’idée d’en faire une recette, il s’agit d’un cheminement très personnel, mais qui peut susciter la réflexion, l’échange, et, surtout, qui justifie l’importance des grandes œuvres dans un parcours scolaire[2]. C’est donc à travers trois œuvres précises que j’ai pu former cette approche personnelle, Incendies de Wajdi Mouawad, L’empreinte de l’ange de Nancy Huston et Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier. Je m’attarderai dans cet article au roman de Nancy Huston.

 

Sortir des appréciations personnelles

La lecture de L’empreinte de l’ange de Nancy Huston dans un contexte scolaire permet de placer justement l’humanité au cœur de l’apprentissage. Dans un entretien donné à la revue Lire, l’auteure d’origine canadienne explique ainsi son intention d’écriture avec ce roman :

Dans Pseudo, Romain Gary raconte qu’il s’est découvert planétaire, d’une responsabilité illimitée. Il s’identifiait à la douleur de tout le monde. C’est le thème que j’ai essayé d’explorer dans L’empreinte de l’ange. Dans ce livre qui se déroule à Paris pendant la guerre d’Algérie, je sollicite les lecteurs pour qu’ils s’identifient à la douleur des personnages de plusieurs pays différents.[3]

J’entreprends la présentation de l’œuvre à partir de cette citation. Trop souvent les commentaires des étudiants sur leurs lectures se résument à j’ai aimé ça, je n’ai pas aimé ça, c’est court, c’est bon, ou c’est trop long, etc. Évidemment, avec une telle conception de la lecture, on s’éloigne de l’essentiel. Je cherche à déjouer ces raccourcis en leur demandant donc à mon tour, en partant de l’intention de l’auteure, de s’attarder à ce projet, de voir si elle réussit à atteindre son but. Ainsi, dès le départ, le projet de lecture trace une voie, une observation qui les sort de leur lecture habituelle, qui est pour plusieurs davantage tournée vers le divertissement.

Je leur présente également une entrevue télévisée réalisée par Danielle Laurin[4] qui, bien qu’elle remonte à près de 17 ans, demeure toujours intéressante. L’écrivaine y parle de sa relation à l’écriture, de sa double identité (canadienne et française), de son rapport au Québec et à la vie. Bien sûr, une œuvre doit pouvoir se lire et s’analyser en dehors des aspects biographiques ou des réflexions des auteurs, mais dans le contexte de formation et dans cette démarche humaine et personnelle des œuvres que je cultive, je trouve pertinent pour ma part, quand cela est possible[5], de faire voir aux étudiants justement l’humain derrière le livre, et tout le travail que l’acte d’écrire implique. Ainsi, les lecteurs peuvent aborder le roman avec ouverture, en saisissant la vision que l’auteure présente, en s’ouvrant à elle plutôt qu’à partir de leur point de vue personnel, de leurs opinions déjà suffisamment sollicitées dans le monde d’aujourd’hui.

 

L’Histoire de l’humanité

Le récit de Nancy Huston se passe principalement en France, à Paris ; il débute en mai 1957 et se termine en septembre 1963, avec un court épilogue se déroulant en 1998. Mais à travers l’histoire personnelle des protagonistes, l’auteure nous plonge surtout dans l’Histoire des peuples au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale puisque chacun d’eux est touché, voire déterminé, à sa manière, par ce passé horrible et traumatisant. La nationalité des trois personnages principaux témoigne bien de cette époque, de ces identités blessées qui finiront par s’amalgamer autour de cette idée que la souffrance réunit ; l’analyse de l’épilogue va en ce sens, j’y reviendrai. Saffie est d’origine allemande, András est juif/hongrois et Raphaël est français, et tous les trois sont différemment atteints par les événements vécus en contexte de guerre dans leur enfance, et cela explique les écarts entre eux par rapport à leur présence au monde. Parallèlement à ces destins troublés, se joue également un épisode difficile entre la France et l’Algérie qui semble répéter à quelques années d’intervalle les horreurs de la Seconde Guerre. Évidemment, on ne peut enseigner ce roman sans faire minimalement une contextualisation de la guerre d’Algérie, terme employé depuis 1999 seulement, c’est dire l’importance de la douleur et des traumatismes liés à l’euphémisation qui prévalait à la fin du siècle dernier. Cela s’avère d’autant plus intéressant qu’au Collège Bois-de-Boulogne, une forte proportion de la population a des origines arabes. Cette partie historique du roman et de l’enseignement éveille très souvent de nombreux échos dans mes classes ; il en va de même pour la pièce Incendies, qui fait souvent émerger des histoires touchantes et personnelles issues des familles de ces étudiants. Le contexte historique très riche dans ces textes leur permet de concevoir le monde en dehors d’eux, mais aussi à partir d’eux et cette perspective devient un atout majeur dans la formation générale des cégépiens. « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun [6]», écrit Tzvetan Todorov, dans La littérature en péril. Évidemment, ce n’est pas quantifiable, mesurable, visible, mais le développement de la personne est clairement influencé et modulé par tout cela, n’en déplaise à tous les tenants de la vision comptable de l’éducation qui cherchent constamment à minimiser, voire dévaloriser, ces aspects.

 

Préparation d’une table ronde

Plutôt que de faire seule l’analyse de l’œuvre en classe devant eux et de leur donner un test de lecture, je privilégie l’analyse en table ronde où les élèves ont travaillé des questions précises dont on discute ensemble, je limite le nombre des participants à 15-16, je divise donc un groupe de trente élèves en deux. Après plusieurs essais-erreurs, j’essaie maintenant de distribuer une ou deux questions différentes par élève, que chacun doit développer et présenter aux autres participants lors de la rencontre. Les questions portent autant sur la forme que sur le contenu, mais la table ronde se concentre sur le contenu, sur les principaux thèmes du récit (l’importance du passé sur l’identité des personnages, la question de la souffrance, les rapports entre les éléments historiques et personnels, la transformation des personnages, l’altérité, etc.), c’est aussi une façon de préparer la dissertation finale, objectif du devis ministériel, qui portera sur l’ensemble du roman. La partie « forme » est vue au cours suivant de manière plus magistrale. Les étudiants attentifs, qui prennent des notes sur ce que les autres participants présentent et qui soulignent des passages importants du roman, se trouvent très bien préparés pour répondre à n’importe quel sujet de dissertation puisé dans ces discussions.

 

La perte des repères dans le récit postmoderne

Sur le plan de la forme, l’étude des personnages, de la structure narrative, de la narration, de la focalisation et de l’importance de l’analepse dans L’empreinte de l’ange sont des éléments fondamentaux à observer avec eux, car ils sont la clé de compréhension de l’œuvre, mais aussi du monde actuel. L’étudiant habitué de travailler avec ces outils d’analyse appliqués à des récits traditionnels, comme le schéma narratif ou le schéma actanciel, se verra confronté à une perte de repères, mais qui est la base même de la compréhension de la société dans laquelle il évolue. L’empreinte de l’ange présente une écriture limpide, bien que complexe et éclatée (tous les liens à la littérature postmoderne sont ici à exploiter évidemment), et offre une porte d’entrée solide pour observer la complexité de l’être humain. La fragmentation du récit par les multiples couches de sens que l’analyse dévoile leur permet d’entrevoir la cohérence de l’œuvre. Les commentaires personnels demeurent présents, la plupart des étudiants me disent qu’ils n’aiment pas la fin. Je leur répète que l’idée n’est pas de l’aimer ou non, mais de la comprendre, de voir si elle a du sens dans le contexte du récit. Comme avec plusieurs récits actuels, nous sommes dans ce roman en présence d’une fin ouverte. Pour plusieurs, cette pratique de fin ouverte dérange beaucoup, ils demeurent attachés aux récits traditionnels qui bouclent tout, donnent des réponses, referment l’horizon. Il faut les sensibiliser à cette pratique répandue maintenant puisque les auteurs cherchent davantage à se rapprocher de la vie sensible, et la vie justement possède un horizon infini peuplé d’inconnu. Nancy Huston joue sur cette absence de certitudes dans la double fin de son roman et sur les zones floues entre la fiction et la réalité, elle inscrit sa narration dans cette posture : « Quant à Saffie, elle a disparu […] Même moi, je ne sais pas ce qu’est devenue mon héroïne. […] La vérité de l’histoire, c’est qu’elle a disparu. […] Comme tous, nous allons disparaître à la fin[7]. » On comprend que les lecteurs peuvent être déstabilisés par une telle finale, d’où l’importance de faire ressortir la cohérence en fonction du reste du roman.

Le roman se termine au chapitre XVI avec le dénouement concernant les personnages, fin que je ne trahirai pas ici, mais qui, on s’en doute, n’est pas une fin heureuse. Ce chapitre final, j’invite toujours les étudiants à le relire : il est magnifiquement écrit. On alterne entre deux lieux pratiquement à chaque paragraphe, entre deux situations totalement opposées, Éros et Thanatos se déploient dans ce chapitre, le rythme est soutenu, la montée dramatique aussi, comme un condensé de la nature humaine, c’est la pulsion de vie et la pulsion de mort qui cohabitent, c’est la vie qui exulte. Il faut faire voir cela aux étudiants, ils ne le décèlent pas tous, ils n’ont pas toujours la sensibilité, les expériences et les termes pour saisir la richesse de la narration, il faut les aider, mais quand ils voient ce que j’avance, ils s’illuminent et sentent qu’ils ont touché quelque chose. Après un certain temps, ils finissent par intégrer le processus et pouvoir eux aussi lire finement le non-dit. La lecture analytique est un apprentissage, il faut développer la capacité de lire entre les lignes, pour le littéraire, mais aussi pour la vie de citoyen. En développant un regard critique et analytique, tout texte peut être abordé avec plus d’acuité.

La deuxième fin du livre les déroute également, elle arrive avec l’épilogue où l’on retrouve, plus de 30 ans après les derniers événements, les deux personnages masculins, qui sont présentés tout le long du roman comme des êtres antagoniques, qui se retrouvent par hasard. La scène est remarquable, les hommes s’aperçoivent dans le reflet du miroir d’un café, ils se reconnaitront, mais ne se parleront pas et ne se regarderont jamais face à face, ils n’affronteront que leur reflet, à travers le miroir, d’hommes vieillissants qui maintenant se ressemblent. Ils sont à la fin de leur vie, unis dans l’absence de la femme qu’ils ont aimée, qui est disparue. Ils peuvent maintenant se comprendre, ils partagent une même souffrance.

C’est avec cet aspect que je clos l’analyse de l’œuvre, car si un constat humain peut être fait dans ce roman, c’est justement la compréhension de la souffrance de l’autre. Comme si l’auteure nous donnait la clé par cette ellipse de temps, alors que le lecteur intègre à l’instant ces 30 ans, projette et esquisse ce « devenir » par l’identification et par la compréhension des personnages du roman. Il devient celui qui se met dans l’esprit et la peau de l’autre, qui comprend l’autre et se comprend un peu mieux, peut se projeter. La fin ouverte c’est l’endroit où le lecteur doit avoir intégré ce qu’il vient de lire pour continuer, pour construire, pour inventer la suite, sa suite. Ce qu’il y a de transformé en chaque lecteur n’est pas nécessairement visible, conscient, mais se trouve au centre même de ce qui nous rapproche les uns des autres, la part d’humanité.

 

[1] Houellebecq, Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p. 13.

[2] À ce sujet, consulter l’article « La littérature et l’imagination empathique » de Marie-Violaine Boucher dans le précédent numéro.

[3] Magazine Lire, mars 2001, p.34.

[4]Cent titres : Les grandes entrevues, Nancy Huston – Identité multiple, Québec – Pixcom en collaboration avec Télé-Québec – 2000

[5] Je procède de la même manière avec Wajdi Mouawad, par contre, avec certains écrivains plus discrets, comme c’est le cas pour Jocelyne Saucier, il faut faire autrement.

[6] Todorov, Tzvetan, La littérature en péril, Flammarion, 2014, p. 25

[7] Huston, Nancy, L’empreinte de l’ange, Actes sud/Leméac, 1998, p. 321.

 

 

Rabelais, le pantagruélisme et nous, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo: « Des sentiments floraux », Nicolas Veilleux, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’œuvre de François Rabelais (1483-1553), médecin, écrivain et humaniste de la Renaissance unifie une incroyable diversité de discours et de connaissances autour d’une philosophie néo-platonicienne et chrétienne, le pantagruélisme. Compte tenu de l’impact culturel de Rabelais sur l’ensemble de la francophonie, il n’est pas exagéré de dire que le pantagruélisme fait partie de l’esprit même de la langue française. Nous pensons que la revitalisation de l’humanisme passe aujourd’hui par une revitalisation du français grâce à la présence évanescente, mais encore bien réelle, du démon Pantagruel dans nos bouches, nos têtes et nos coeurs.

L’humanisme de Rabelais

Les textes de la Renaissance nous ont légué une parole encore vivante. À la Renaissance, le monde, évalué à l’aune de la réalité humaine, s’humanise. L’humanisme éduque tranquillement la chrétienté à devenir l’Europe des nations, et prépare l’Église à céder la place publique à la science, à la démocratie, à la liberté artistique. Toutefois, après quelques siècles d’éducation humaniste, notre humanité nous échappe. L’humain semble en guerre contre la nature, contre lui-même. Notre connaissance nous scinde en sujet et en objet, en conscient et en inconscient, en déterminismes multiples qui se disputent notre vie. Le corps, le langage et la pensée ont-ils encore un centre humain ? L’humanisme semble dépassé, mort et enterré. Pourtant, les textes de la Renaissance nous touchent encore. Ne serait-ce que de la nostalgie ? Est-il possible de faire revivre l’humanisme en lui redonnant sa juste mesure et son unité ?

Pour les Français d’Amérique, du Québec, de l’Acadie ou d’ailleurs, la langue des humanistes français est étrangement familière. Parmi eux, celui en qui nous nous reconnaissons le plus facilement est François Rabelais, à cause de son vocabulaire et de son humour crus[i]. Toutefois, chercher le sens de l’humanisme chez un auteur reconnu pour sa démesure peut sembler voué à l’échec. L’oeuvre rabelaisienne déborde de toutes parts de ses innombrables influences, au premier chef les langues savantes, le latin et le grec, mais aussi l’hébreu, le chaldéen, les langues vulgaires, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, et jusqu’à de multiples patois locaux. Auxquels on ne doit pas oublier d’ajouter la culture populaire, contes, légendes, chansons, jeux de mots et blagues, et surtout les grands auteurs : Lucien, Plutarque, Cicéron, Virgile, Boccace, Érasme, More, et, plus que tout autre, Platon. Si l’inspiration littéraire principale de Rabelais est le satiriste Lucien de Samosate, son inspiration philosophique principale est Platon. En fait, il y a une idée directrice dans l’oeuvre rabelaisienne, une philosophie que Rabelais nomme le « Pantagruelisme », moyennant lequel les vaillant héros « […] jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques ilz congoistront sourdre de bon, franc et loyal couraige[ii]». ll s’agit d’un amalgame de platonisme et de christianisme, avec quelques emprunts au stoïcisme et au scepticisme[iii]. Le pantagruélisme est sans doute l’une des plus belles émanations du néo-platonisme évangélique de la Renaissance et nous voudrions ici suggérer qu’il est peut-être encore une philosophie qui puisse inspirer une vie vraiment humaine.

Du réalisme grotesque au spiritualisme

L’oeuvre de Rabelais consiste principalement en cinq livres des aventures du géant Pantagruel, de son non moins gigantesque père, Gargantua, et de ses comparses, Panurge, Ponocrates et frère Jan. Dans le premier livre, Gargantua est envoyé à Paris par son père Grangousier pour suivre une éducation humaniste. Après avoir vaincu avec ses amis l’horrible Picrochole qui menaçait le domaine paternel, Gargantua fonde l’abbaye de Thélème, modèle de christianisme et d’humanisme.  Dans le livre second, Pantagruel, fils de Gargantua, quittera à son tour le domaine paternel pour s’instruire, et nouera une amitié avec Panurge. Dans le Tiers-livre et le Quart-livre, Pantagruel et compagnie feront le tour du monde afin de résoudre une terrible question posée par Panurge: dois-je me marier ? La quête se conclura dans le Cinquième livre, où la découverte de  la Dive-bouteille de l’oracle Bacbuc résoudra l’énigme par une blague absurde.  Ce qui frappe le plus chez Rabelais, c’est le langage populaire cru, une langue qui brasse, qui déménage et fait rire gras. C’est le Rabelais populaire, drôle, scatologique, mais aussi passionnant, qui emprunte aux récits de chevalerie d’innombrables scènes d’actions et retournements imprévus. Toutefois, les réflexions érudites, les questions philosophiques, la finesse poétique ne s’absentent jamais longtemps, pas plus que l’engagement politique – les critiques de l’Église, de l’éducation scolastique, le parti pris gaulliste. Les héros rabelaisiens sont la plupart du temps en voyage pour acquérir des connaissances, soit en voyage d’étude, soit en quête d’illustres sages à questionner aux quatre coins du monde, que Rabelais décrit avec les meilleures connaissances géographiques de son époque. C’est le Rabelais humaniste qui fait flèche de tout bois au nom de la raison, de la  passion, de la vie.

On s’est souvent demandé comment le Rabelais populaire s’articule avec le Rabelais humaniste. La réponse tient d’abord à l’époque de Rabelais. La culture savante n’avait pas encore divorcé de la culture populaire. De plus, les conditions de vie du XVIe siècle, plus naturelles, plus frustes qu’aujourd’hui, rendaient le corps, ses cycles, ses productions et déjections plus familiers qu’ils ne peuvent l’être pour nous.  Jamais Rabelais ne cesse d’être un amoureux du monde terrestre. Il faut lire l’oeuvre de Rabelais à voix haute pour en savourer tous les jeux sonores. Ce plaisir de la matérialité du langage semble une invitation à tous les plaisirs des sens, à la gourmandise, à la sexualité, à l’ivresse sous toutes ses formes, aussi bien qu’à une sage exploration de la nature, à l’observation, au voyage.  La matière est chez lui douée de sens, si bien que plusieurs ont vu chez lui un joyeux matérialiste, un hédoniste athée. Selon la thèse importante que Mikhaïl Bakhtine[iv] a développée d’un point de vue marxiste, l’humour scatologique se hausse chez Rabelais  au niveau d’un « réalisme grotesque », où les processus vitaux, corporels du monde matériel sont dévoilés dans leur vérité aussi bien que célébrés. Il s’agirait d’une « littérature du bas matériel » dans laquelle la matière, douée de son propre dynamisme, de son ordre propre, produit tout esprit, toute âme et tout sens dans une sphère de parfaite immanence.

Mais il y a un autre Rabelais, le Rabelais platonicien, qui, comme il se doit au XVIe siècle, est aussi un Rabelais stoïcien et évangélique. Il y a une réelle spiritualité chez Rabelais, spiritualité ignorée aussi bien par ceux qui voient en Rabelais seulement un humoriste décapant ou un humaniste éclairé. Les deux premiers livres, Pantagruel et Gargantua, furent de grands succès populaires, grâce à leur humour et aux rebondissements des aventures des géants. Les références à Platon y sont déjà nombreuses. Dans les légendes populaires, Pantagruel était un petit démon, un démon qui se glisse sur les navires et donne aux marins une soif inextinguible. Soif de vin pour les personnages romanesques, soif de connaissance pour les lecteurs de Rabelais. Le vocabulaire platonicien est présent tout au long de l’oeuvre de Rabelais, en premier lieu, le terme démon, importé par Rabelais directement de Platon, daemon[v]. De même pour les mots « idée » et « archétype », introduits en français par Rabelais. Dans le Tiers, le Quart et le Cinquième livre des aventures de Pantagruel, le ton devient plus sérieux, et le spiritualisme platonicien de plus en plus affirmé. Le thème platonicien le plus évident chez Rabelais est sans doute le banquet. Le banquet rabelaisien est prétexte à des propos grivois, tout autant qu’à des échanges cultivés et philosophiques. Dans le banquet, le matériel se sublime en langage, et le langage en communion des esprits. Au cours des aventures des géants, le banquet orgiaque et désordonné est appelé à se civiliser. Avec l’humaniste Ponocrates, le jeune Gargantua apprendra à partager avec de savants convives un repas sain et frugal, où tout ce qui est mangé est d’abord nommé, expliqué, et où le tapage des soulards obscènes est remplacé par des lectures savantes. Le banquet est un festin théorique, une invitation à la connaissance. Comme Platon, dont les dialogues étaient destinés au grand public, Rabelais donne l’eau à la bouche à ses lecteurs par des oeuvres qui attisent l’amour de la sagesse.

Alors que l’ironie platonicienne est implicite, celle de Rabelais se retrouve au premier plan et elle se mue en bouffonnerie. Chez les deux auteurs, l’humour sert à gentiment remettre à sa place, à enseigner l’humilité, rarement à démolir un adversaire. Le comique est un rabaissement de ce qui est faussement élevé, et une élévation de ce qui est bas. Ce rire platonicien est en même temps un rire évangélique, dans lequel on découvre que la réalité quotidienne, apparente, se tient la tête en bas et est appelée à un grand retournement: les premiers seront les derniers, les pauvres seront les riches, les sages sont fous et les fous sont sages. Là où l’ironie de Rabelais est la plus mordante au point de condamner, c’est dans le combat contre les sophistes remplacés à son époque par les scolastiques. Enfermée dans des formes figées et dans un verbalisme souvent creux, la scolastique péchait en outre par son latin de mauvaise qualité et son ignorance du grec, de l’hébreux et de l’arabe. Rabelais dénonce chez les sophistes scolastiques d’abord l’abstraction excessive de leurs raisonnements, mais aussi leur manque de rigueur linguistique et herméneutique. C’est toujours au nom de la rigueur, de la vérité et du sens que s’exerce la critique rabelaisienne. Le cynisme actuel, vulgaire ou raffiné, critique sans rien affirmer, met tout à l’envers, rien sur ses pieds. L’ironie rabelaisienne, au contraire, critique pour affirmer et renverse pour redresser.

Aussi bien l’ironie rabelaisienne que les banquets somptueux de Gargantua et Pantagruel supposent un sens du vrai, du beau et du bien, qui se fonde sur la théorie platonicienne des Formes, ou Idées. La théorie des Idées apparaît chez Rabelais notamment dans une scène surréaliste où, au beau milieu de l’océan, des mots sans locuteurs volent librement en l’air après avoir dégelé. On apprend ensuite que les mots et les Idées gèlent, et qu’il faut attendre leur fonte pour pouvoir les comprendre. Le monde terrestre d’ici-bas est constitué par les Idées qui fondent et qui coulent, depuis un lieu idéal nommé le manoir de Vérité.

Selon le philosophe Petron (Plutarque), il existe plusieurs réalités :

 «[…] plusieurs mondes soy touchant les uns les autres en figure triangulaire æquilatérale, en la pate et centre desquels disait estre le manoir de Vérité et le habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires et portraictz de toutes choses passées et futures; autour d’icelles estre le Siècle. Et en certaines années, par long intervalles, part d’icelles tomber sus les humains comme catarrhes[vi] et comme tomba la rousée sus la toizon de Gédéon, part là rester réservée pour l’advenir, jusques à la consommation du Siècle[vii]. »

On retrouve ici les grandes lignes de la métaphysique platonicienne. L’être se constitue de couches de réalité hiérarchiquement ordonnées selon leur proximité avec un modèle de perfection. Notre monde spatio-temporel est l’image dégradée de l’éternité. Le bien et l’être d’ici-bas, dans toute leur richesse et leur beauté, ne sont en fait que les pâles reflets d’une perfection absolue. Dans les mots de Platon :

« Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et de puissance.

Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama:

– Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !

– C’est toi le responsable, repris-je, tu m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet[viii]. »

Glaucon se moque de Socrate parce que celui-ci ose livrer la pensée qui l’habite, la pensée d’un Absolu. Qu’est-ce qui est drôle en définitive ? Est-ce le fait de prétendre qu’il y a une perfection absolue, alors que la réalité serait bien plus banale et relative ? Ou plutôt qu’un simple mortel ose parler du Divin ? Le platonisme chrétien de Rabelais, c’est l’optimisme de croire que malgré le grotesque et la petitesse de la condition humaine, un certain rapport au Bien en soi est possible. Sous le soleil de la Renaissance, ce Bien se révèle comme agapè et caritas, amour et charité, amour des langues, des savoirs, du monde et de la vie.

Comme chez Platon, la principale condition de l’accès au Bien pour Rabelais est l’éducation. L’éducation humaniste qui transforme, mais en douceur, rend moral et droit, au point que les lois deviennent superflues : « FAY CE QUE VOULDRAS[ix] » n’est-elle pas d’ailleurs la devise de l’abbaye de Thélème ? Rabelais propose une formation de l’être humain par une éducation qui suive la hiérarchie naturelle de l’être. Cette éducation est d’abord celle du corps, qui est doué d’un sens propre qui s’élabore dans le sport et dans la danse. Le scatologique rabelaisien montre le corps indiscipliné. Les disciplines sportives, diététiques, hygiéniques et artistiques haussent ensuite le corps à sa vraie nature. Par l’éducation, le corps trouve son équilibre, et finit par incarner des significations spirituelles. Corps, langage et esprit s’enchaînent naturellement lorsque l’enfant est guidé par un maître aimant. Les possibilités humaines infinies font de chaque enfant un géant potentiel. L’unification de l’humain n’est possible que par un gigantisme qui accueille et digère les multiples connaissances pour leur donner une forme dotée de sens. Dans les magnifiques lettres que Gargantua envoie à son fils Pantagruel, Rabelais nous rappelle que l’éducation est avant tout une responsabilité filiale. Alors qu’il encourage son fils à l’excellence, Gargantua le rassure en ces mots : « Et ce que présentement te escriz n’est tant affin qu’en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te rescousses et te refraischisses en courage pareil pour l’avenir[x]. » À la différence de Platon, Rabelais assigne à l’éducation la formation d’humains complets, non spécialisés dans une tâche, non réduits à des fonctions sociales. Il s’approprie toutefois l’idéal du philosophe roi, personnifié par le sage et débonnaire Gargantua. Comme chez Platon, le sage dirigeant doit avant tout veiller à l’éducation de ceux dont il a la responsabilité, éducation dont le but final est spirituel, soit la formation d’une âme vertueuse, où le salut chrétien remplace la métempsycose. Gargantua comprend que son propre salut passe par celui de son fils. Je n’ai ménagé aucun effort pour ton éducation, lui dit-il :

 «[…] comme si je n’eusse aultre thrésor en ce monde que de te voir une foys en ma vie absolu et parfait […] et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir représentant la personne de moy ton père, et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir[xi]

L’humain n’est jamais complet, il n’est jamais parfait, sinon dans l’amour du parent pour son enfant, et l’amour ne se dit jamais si complètement que dans les lettres.

Langage et humanisme

C’est donc l’éducation qui humanise, c’est elle qui met la table pour le banquet des idées, qui affute l’ironie anti-sophistique et unifie les possibles humains. Avant tout, l’éducation est un rapport personnel où se transmet un langage. C’est par le langage que la connaissance et l’action sont possibles. Rabelais lui-même est en ce sens notre Gargantua à tous. Comme Dante, l’un des pères spirituel de l’humanisme, qui a donné une dignité à l’Italien dans le but de fédérer certaines villes italiennes, Rabelais a contribué à donner une langue à la France. Olivétan, l’un des premiers traducteurs de la Bible en français, puis Du Bellay, La Fontaine, Molière, Diderot, Voltaire, Flaubert, Balzac, Michelet et Hugo ont tous une dette, en général reconnue de bon coeur, envers « L’utile doux Rabelais » (Du Bellay, La Musagnœmachie)[xii]. Nous lui devons les mots « mythologie », « encyclopédie », « sympathie », « ichtyophage », « catastrophe », « hiéroglyphe », « scatophage », « archétype », « atome », parmi d’autres. Selon André Belleau, au moins quatre vingt-quinze latinismes et cent-quinze néologismes rabelaisiens sont restés durablement en usage dans la langue française. Le lexique de Rabelais compterait plus de cent mille mots, le double de celui de Victor Hugo[xiii]. Combien de trésors sont encore enfouis dans le gouffre de l’esprit qu’est le rire énorme de cet Eschyle de la mangeaille, pour paraphraser Victor Hugo[xiv]? Bien sûr, la création humaine n’est jamais ex nihilo. C’est sa maîtrise des langues anciennes, surtout le grec et le latin, qui permet à Rabelais ces inventions, qui sont souvent obtenues par la francisation de mots déjà existants. Il faut toutefois prendre la mesure de ce que peut vouloir dire le verbe « franciser » dans le cas de Rabelais. Franciser, c’est pour lui faire passer une langue de l’enfance à la maturité. L’humanisme de Rabelais, c’est la formation du français.

Former une langue, c’est d’abord lui donner une unité. Rabelais ne ménage pas ceux qui mettent des mots latins et grecs dans le français sans les adapter. À un Limousin qui mélange bêtement latin et français, Pantagruel décoche cette violente invective : « Tu écorches le latin; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard, car te écorcherai tout vif. » Mélanger les langues sans les travailler, ce n’est pas parler, c’est baragouiner. Chez Rabelais, la diversité de langages et de niveaux de langage utilisés, mais non-confondus entre eux, fait ressortir pour le lecteur le caractère matériel, contingent, mais aussi poétique de tout langage. Un travail poétique d’intégration est nécessaire pour que cette matière sonore acquiert un sens. Comme les autres humanistes, Rabelais utilisait les langues mortes comme modèles de beauté et de sens. Puisqu’elles sont mortes, elles sont achevées et on pouvait donc les considérer comme des oeuvres d’art inspirantes pour la formation des langues vivantes. Le multiple ne prend sens que par la participation à des modèles d’unité asymptotiquement orientés vers une unité parfaite. Après l’écroulement de Babel qui a fait éclater le langage, l’Un ne prend sens pour nous que dans des unités relatives, et pour cette raison plurielles. La multiplicité des langues est une pluralité d’unités différentes. Chaque langue cherche à reproduire l’unité du réel, même si cela reste toujours imparfait. Le grand ennemi de la multiplicité est non seulement l’homogénéisation, mais tout autant la confusion. En se mélangeant de façon désorganisée, aussi bien l’Un que le multiple se dissolvent dans l’indéterminé.

Former une langue, c’est aussi lui donner un rapport à la vérité. Pour Rabelais, seules les paroles du manoir de Vérité constituent une langue parfaite – un  logos divin – et elles ne durent que jusqu’à la consommation du Siècle[xv]. Les langues classiques elles-mêmes ne sont que des copies imparfaites d’idéaux éternels. Ici-bas, la pureté linguistique est donc toujours relative. Rabelais suit le Platon du Cratyle : entre le conventionnalisme et le naturalisme, il y a l’exigence de chercher les Idées (Eïdos) par le langage. Le langage n’a de sens que par la consistance du réel auquel il se réfère. C’est par ce rapport à une réalité idéale que le langage devient substantiel. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la célèbre phrase de Rabelais, qui fonde l’herméneutique en nous enjoignant de nous rendre pareils au chien, qui est selon Platon l’animal le plus philosophe du monde:

« À l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse, légiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantifique mouelle[xvi][…] »

Lorsque le langage saisit le réel, les livres sont un festin de moelle. Le pantagruélisme prend le contre-pied de tous les nihilismes de la référence, de toutes les philosophies du langage vide, des mots qui ne réfèrent qu’à d’autres mots, donc à rien du tout.

Une langue bien formée, belle et vraie, est en définitive une condition essentielle de l’action humaine. Les oeuvres de Rabelais avaient une fonction économique et politique. Elles puisaient à la petite littérature populaire pour être accessible et se vendre, et lui auraient ainsi assuré une sécurité matérielle. Outre les diverses prises de positions théologiques qui appuyaient l’évangélisme catholique et le gaullisme, Rabelais promouvait activement par ses oeuvres la pédagogie humaniste, le pouvoir du Roi contre celui de Rome, les intérêts de ses protecteurs – les Du Bellay et le Cardinal de Châtillon[xvii]. La raison pour laquelle Rabelais a tellement marqué la langue française, c’est qu’il a contribué par sa littérature à influencer les institutions de la France et de l’Occident. La langue n’est pas un simple outil, mais elle n’est pas non plus une pure oeuvre d’art, elle est ancrée dans le monde. L’humanisme est pour Rabelais la tentative réussie de motiver une action collective par une littérature qui donne soif de vérité et d’idéal. Cela n’est possible que par un recours à la fois au langage populaire et à la culture savante.

L’humanisme semble mort parce que nous nous sentons impuissants à agir pour donner un sens à notre monde, et cette impuissance est en définitive notre impuissance à nous exprimer véritablement. Le grand obstacle à la revitalisation de l’humanisme est peut-être la fracture que nous observons entre le monde populaire et le monde savant, fracture qui est directement proportionnelle à celle qui existe entre les disciplines savantes. L’humain ne peut être  « un abysme de science » que s’il garde en mémoire que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme[xviii] ». Or la conscience humaine ne se forme que dans une communauté linguistique. Pour combler ces gouffres qui nous déchirent et retrouver l’unité d’une conscience humaine, il faudrait aujourd’hui une institution capable de donner un langage commun au savant et à l’homme du peuple, d’une part, et de l’autre aux sciences, aux techniques, aux arts et aux lettres. Ce langage commun, comme nous l’avons vu, ne doit pas être homogène ou se soumettre à une norme rigide, il doit unifier les divers niveaux de langage et les diverses connaissances comme les fibres d’un arbre qui s’élance vers le ciel.

Rabelais et nous

Proposer une revitalisation de l’humanisme par l’étude d’auteurs de la Renaissance comme Rabelais peut sembler futile, tant les siècles qui nous séparent d’eux les rendent obscurs aux yeux de nombre de nos contemporains. J’ai quant à moi la conviction que, lorsque Rabelais, Montaigne et Du Bellay nous paraissent étrangers et lointains, c’est probablement parce que nous oublions que nous parlons une langue dans laquelle on entend encore la leur. Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Antonine Maillet et Réjean Ducharme ont bien montré à quel point Rabelais est vivant dans le Québec et l’Acadie d’aujourd’hui. Il vit encore aussi bien dans la littérature populaire d’un Bertrand Leblanc que dans celle, plus intellectuelle, d’un Louis Hamelin. Rabelais peut nous apprendre à apprécier à sa juste mesure notre langue à l’accent circonflexe, un accent un peu vieillot, plus proche de Panurge que de Swann, un bel accent qui a déjà servi le roi de France, la pédagogie humaniste, la réforme de la théologie et la réactualisation du platonisme. L’humain peut sembler perdu aujourd’hui, probablement parce que nous avons oublié qu’il ne se forme que par la douce rigueur du langage. L’oeuvre de Rabelais est pour nous un lieu d’écoute et de retrouvailles. Elle nous convie au festin de nos mots de gueule et d’esprit, au banquet de nos discours où nous rions de nous-mêmes et des sophistes d’un rire qui remet chacun à sa place et qui épure graduellement tout ce qui est grossier. L’idéalisme qui anime Rabelais semblera naïf ou dépassé à plusieurs esprits fins d’aujourd’hui. Pourtant, tout comme le bon peuple, nombre d’artistes, de scientifiques et de penseurs rêvent encore du vrai, du beau et du bien. Si l’écoute de la voix puissante du géant Pantagruel, résonnant du XVIe siècle au XXIe, accomplissait en nous la réminiscence du Bien, peut-être pourrions nous rappailler l’être humain. L’Amérique, où le français est demeuré plus rabelaisien qu’ailleurs, est un endroit aussi bon qu’un autre pour repantagruéliser le monde.

[i] Voir à ce sujet André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, et Antonine Maillet, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Presses de l’Université Laval, 1980

[ii] François Rabelais, Le Tiers Livre, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.327

[iii] Voir à ce sujet Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992

[iv] Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970

[v] Manuel De Diéguez, Rabelais par lui-même, Éditions du Seuil, 1960, p.92

[vi] Un «catarrhe» est l’écoulement d’un fluide corporel.

[vii] François Rabelais, Le Quart Livre, Chap. LV, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.691

[viii] Platon, La République, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2008,  p.1676

[ix] François Rabelais, Gargantua, Chap. LVII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.159

[x] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.203-204

[xi] Ibid., p.204

[xii] Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais, Librairie Universitaire J. Gamber, 1930

[xiii] André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.119

[xiv] Cité par André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.17

[xv] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.544

[xvi] François Rabelais, Gargantua, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.4-5

[xvii] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.38

[xviii] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.206

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera ou le vertige de la liberté, Stéphanie Grandmont

Stéphanie Grandmont

Professeure de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo:« L’homme et la ville », Thomas Johnson-Constantin, Collège de Bois-de-Boulogne

 

Les lectures sont comme les amitiés. Certaines sont transitoires, d’autres nous accompagnent tout au long de la vie. L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera appartient clairement pour moi à cette dernière catégorie.

Entré dans ma vie à une période de remise en question, ce roman règne depuis lors sur ma table de chevet. Nourrit mes questionnements. Force mes réflexions. Mais ne livre aucune vérité. Plutôt que de me gaver de réponses nettes, ce roman m’a rassurée en légitimant mes incertitudes. Car ignorer où l’on va, douter de ses choix, c’est l’essence même de la vie, nous rappelle Kundera :

Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. […] Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même[1] ?

C’est d’abord cette ouverture, voire cette liberté, qui m’a séduite dans ce roman. Kundera ne nous prend jamais par la main; il s’adresse à notre intelligence et ne prétend aucunement nous guider. Il se plaît au contraire à nous dérouter. Ses personnages incarnent tous des idées, des possibilités dans la vastitude de l’expérience humaine, et celles-ci s’entrechoquent, semant ainsi des interrogations sans réponse. Jamais moralisateur, il donne au lecteur toute la latitude pour penser par lui-même. À l’instar du scepticisme philosophique, il bannit l’axiome réducteur et cultive l’ambiguïté.

Par le prisme de la pesanteur et de la légèreté, dont il dépeint toute l’ambivalence – ambivalence révélée par ce titre oxymorique, magnifique ! -, il interroge la vie : l’amour, la liberté, l’amitié, le désir, la trahison, la compassion, la mort, la vérité, le mensonge, l’identité. Par conformisme, par facilité, nous pourrions être tentés de classer les uns du côté de l’insouciance et les autres, de la gravité. Puis, à l’instar de Parménide, de les affecter au pôle positif, d’une part, et négatif, d’autre part. Or, il appert, en fait, que ces frontières ne sont pas si étanches, comme nous l’annonce d’emblée l’auteur au début du roman : « La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions[2]. »  En effet, l’excès de désinvolture ne finit-il pas par peser sur l’individu ? Ne peut-on être prisonnier de la liberté, de « l’insoutenable légèreté de l’être » ? Et qu’est-ce qui est le plus lourd : la vérité ou le mensonge ? Et encore, toujours, l’auteur nous talonne : qu’est-ce que l’amour ? Aimer par compassion, est-ce vraiment aimer ? L’amour est-il contingence ou espace de liberté ? Et comment appréhender l’identité ? L’unicité de l’être est inimaginable[3], nous dit-il. Il faut la conquérir.

Au fil du roman, les questions ainsi se multiplient, se chevauchent, dans un flux continu, invitant de la sorte le lecteur, tel Sisyphe poussant son rocher, à chercher inlassablement et légitimement du sens, des réponses, une finalité, mais ne découvrant toujours que l’infinité du questionnement. Non pas que l’œuvre ne recèle aucune affirmation, n’énonce aucun aphorisme, mais chaque vérité formulée se voit ensuite nuancée, contredite par une autre, apparemment tout aussi intéressante, tout aussi valide. Par exemple, si le personnage de Franz croit que « la fidélité est la première de toutes les vertus, [qu’]elle donne son unité à notre vie qui, sans elle, s’éparpillerait en mille impressions fugitives[4] », Sabina, sa maîtresse, ne peut résister pour sa part à la trahison, présentée comme une invitation à l’aventure, comme un geste libre: « Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu[5]. » C’est donc à travers ce dédale de propositions, mais aussi en son for intérieur, que le lecteur doit chercher ses propres réponses, définir sa propre « partition musicale », comme l’écrit l’auteur.

Lire Kundera, ce n’est pas de tout repos, pas plus que la vie n’est un long fleuve tranquille. Lors de ma première lecture, il ne m’a pas aidée à prendre des décisions ni à traverser mes errances, mais m’a rappelé, en contrepartie, l’importance de douter. Car L’insoutenable légèreté de l’être ne nous aide pas à vivre en répondant aux grandes questions existentielles, mais en posant celles-ci. Ce fut pour moi révélateur. L’important n’est donc pas tant de trouver les réponses – ce serait vain d’ailleurs : toute vérité n’est-elle pas éphémère, vouée à se transformer, comme tout être, comme le monde ? N’est-il pas plus avisé de s’évertuer à chercher les réponses ? De les approcher, patiemment, en explorant, en risquant, en cultivant l’ouverture, mais surtout en acceptant de douter, voire de trahir ses propres convictions pour en acquérir avec le temps de nouvelles ?

C’est en tout cas ce que croyait Montaigne qui, dans ses Essais, admet que la vérité, dans l’absolu, est inaccessible à l’homme en raison de l’évanescence des choses et des êtres : « La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet, il va trouble et chancelant […]. Je ne peins pas l’être, poursuit-il, je peins le passage […]. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention […][6]. » Comme le note Antoine Compagnon, Montaigne « est un relativiste. On peut même parler de perspectivisme […][7] », car, pour celui-ci, le point de vue de l’individu sur le monde et son identité fluctuent constamment, sensibles aux soubresauts de l’existence, au passage du temps. « Montaigne n’a pas trouvé de ‘point fixe’, mais il n’a jamais cessé de chercher[8] », écrit Compagnon.

Ainsi en va-t-il de Milan Kundera qui esquive le piège de la vérité absolue et affirme ainsi que « la bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout[9] ». À l’inverse, il croit que « la sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout[10] ». La question élargit l’horizon, assure la mobilité de la pensée, libère l’esprit. En cela, Kundera rejoint les humanistes qui plaidaient en faveur du libre-arbitre. Dénonçant comme eux toute forme de fanatisme, d’aveuglement, de manipulation des masses, il condamne dans son roman le kitsch totalitaire, qui annihile le questionnement et tue la pensée. « […] le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge[11] », écrit-il. Le kitsch, qu’il présente comme une forme de totalitarisme esthétique et sentimental, est un leurre pour l’humanité, un idéal naïf et réducteur. Il demeure cependant lucide quant à la vulnérabilité et au sentimentalisme humains, rappelant qu’aucun individu n’est un surhomme et qu’il ne peut donc totalement échapper au kitsch, bien qu’il le méprise.

Néanmoins, reconnaître à l’individu le droit d’errer, de douter, de penser, d’adhérer à des idées puis de les abandonner, de chercher du sens, de critiquer, n’est-ce pas réitérer de manière ostensible sa confiance en l’humain ? N’est-ce pas redonner à l’homme sa dignité et contribuer à son émancipation ? C’est au contraire le fanatisme, le totalitarisme, le règne de la réponse sans ambages, de la certitude dangereuse, de la censure, qui lui retirent sa beauté, sa lucidité, sa grandeur. En cela, encore, il rejoint Montaigne qui déplorait la peur du dialogue et de la confrontation des idées qui animaient ses contemporains, vulnérables à la critique. « Comme ils n’aiment pas être contrariés, que cela les humilie, ils ne contrarient pas, et chacun s’enferme dans ses certitudes », résume Compagnon.

S’affranchir du conformisme par le questionnement, écrit Kundera dans La Plaisanterie, permet d’échapper à la vacuité existentielle : « Les hommes sont esclaves des normes. Quelqu’un leur a dit qu’il fallait être comme ceci ou comme cela, alors ils s’y efforcent et n’apprendront jamais quels ils furent ni qui ils sont. Du coup, ils ne sont personne.[12] » Sentence douloureuse : s’enfermer dans le conservatisme atrophie les possibilités existentielles. Ne serait-ce pas, même, se tenir hors du monde, en marge de la mouvance humaine, confiné à un rôle de figurant passif ? Voilà pourquoi Kundera et L’insoutenable légèreté de l’être m’accompagneront encore longtemps sur cette route sinueuse qu’est l’existence et la quête de soi. Cette œuvre, c’est l’ami qui stimule la pensée, percute les certitudes, éveille la singularité et permet d’éprouver le vertige de la liberté.

 

[1] Milan KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, Folio, 1989, p. 20.

[2] Ibid., p. 16.

[3] Ibid., p. 286.

[4] Ibid., p. 135.

[5] Ibid., p. 136.

[6] Michel de MONTAIGNE, cité par Antoine COMPAGNON, dans Un été avec Montaigne, Éditions des Équateurs, 2013, pp. 18-19.

[7] Antoine COMPAGNON, op. cit., p. 19.

[8] Ibid., p. 20.

[9] Milan KUNDERA, cité par Bruno RIGOLT, dans ESPACE PÉDAGOGIQUE CONTRIBUTIF, « Corrigé de dissertation : Milan Kundera « L’esprit du roman est l’esprit de complexité » », [http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/08/23/contributions-deleves-alicia-c-et-samira-a-seconde-6-kundera-lesprit-du-roman-est-lesprit-de-complexite/], (page consultée le 18 août 2016)

[10] Loc. Cit.

[11] Milan KUNDERA, op. cit., p. 368.

[12] Id., La Plaisanterie, Gallimard, Folio, 1968, p. 272.

Discuter avec Montaigne de la barbarie contemporaine, Christian Giguère

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Photo: « Immeuble montréalais dominant », Rosemarie Lalonde, Collège de Bois-de-Boulogne

Christian Giguère

Professeur d’anglais L2

Collège de Bois-de-Boulogne

Il me suffit d’ouvrir une édition des Essais de Montaigne, de piger aléatoirement dans l’un des trois tomes, pour être frappé par l’actualité de sa pensée divagante. Une pensée humaniste qui me transporte au lieu que le Québec a érigé comme l’axe de la formation de l’esprit de ses citoyens à une époque où la formation de l’esprit critique n’était pas encore devenue à la fois une compétence transversale et une marque de commerce de la discipline philosophique. Lire Montaigne me fait réfléchir au cégep d’aujourd’hui, celui que les bonzes du ministère de l’éducation tiennent à réformer, le cégep avec son langage technocratique et son fonds culturel commun, que le cénacle formé de ceux qui y enseignent depuis de nombreuses années traite parfois avec une révérence qui n’est pas sans rappeler la scolastique que Montaigne aime tant prendre à partie dans ses écrits.

On l’a souvent répété : Montaigne n’est ni un philosophe, ni un littéraire, ni même un véritable humaniste comme le furent Érasme et Tomas More. Ses Essais n’enseignent aucun système. S’il avait voulu devenir prof de cégep, sans doute lui aurait-on reproché de ne pas avoir de spécialisation en littérature, en philosophie ou dans une science humaine particulière. On lui aurait reproché de faire de la philo sans avoir bien maîtrisé les présocratiques ou d’être incapable de résumer la pensée de philosophes institutionnels admirés de son époque comme Thomas d’Aquin. C’est que Montaigne est essentiellement un lecteur. Son écriture, qui n’atteint que très rarement cette rigueur conceptuelle réclamée par la mouvance kantienne par exemple, n’existe que par le regard qu’elle porte sur des textes (Platon, Épicure, Sénèque, Cicéron, Plutarque) mais qui plus est sur des individus et leurs coutumes, qui sont lus un peu comme on lit aujourd’hui – quand c’est fait rigoureusement, ce qui n’est pas toujours le cas – romans, essais et films documentaires.

C’est bien ce qu’il fait dans le « Des cannibales » : il lit le corps et le discours que lui offre l’homme du Brésil, le bon cannibale, l’anti-Magnotta, véritable artefact anthropomorphique du nouveau monde, qu’il a employé dans sa seigneurie :

Cet homme que j’avais était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent; et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent d’altérer un peu l’Histoire; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient .

Montaigne a beau vouloir nous entretenir du nouveau monde et de sa culture vierge et vertueuse, il a beau nous esquisser une théorie pré-rousseauiste de l’état de nature, il ne peut s’empêcher de comparer les coutumes du nouveau monde aux pratiques civilisées de l’Europe latinisée. Le lettré européen, du haut de sa Cité périclésienne, ne peut s’empêcher de gloser métaphysiquement sur ce qu’il découvre de la bactérie américaine mangeuse de chair. Voulant montrer à son semblable qu’il sait tout ce qu’il y a à savoir, il sacrifiera allègrement rigueur et probité intellectuelle pour le persuader que l’objet se moulant parfaitement aux désirs refoulés d’une sensibilité en quête de terreur et d’exotisme, que cet objet de sa perception raffinée est la chose en soi.

Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivit ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sait au reste ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la physique.

C’est la grande leçon ethnologique qu’on a tendance à tirer de cet essai : la barbarie n’est pas toujours là où on l’attend. Du point de vue philologique, le barbare, c’est celui qui parle une langue que le citoyen grec ne connaît pas, celui dont le discours se ramène, dans l’esprit ethnocentrique du « civilisé », à d’insignifiants « ba-ba ». Ça vaut également pour les enfants, infans en latin, ceux qui ne parlent pas : eux aussi, on a l’impression qu’ils sont bêtes, incultes, qu’on doit leur servir un discours prémâché, vulgarisé, pour ne pas dire vulgaire et populiste, le langage du journal Métro et des films de super héros scénarisés pour un public d’une douzaine d’années. Pour Montaigne, il était clair que la barbarie dont on affublait les indigènes du nouveau monde était l’expression d’une peur de ceux qui ne partagent pas notre culture : « il n’y a rien de barbare en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

On a parfois tendance à traiter cette idée comme une lapalissade, une leçon qu’on apprend à l’école primaire, au secondaire au pire : celui que tu traites de Chinois, de chin-tok, de ming-ming cha-ka-may ou quelque autre imbécilité, ce n’est pas un chinois tu vois, c’est un Laotien. Tu connais le Laos, Kevin ? On peut supposer de nos jours que l’étudiant qui se présente sur les bancs du cégep est bien au fait de la différence ethnique et culturelle, bien au fait des sources de l’intolérance. Il aura bien saisi, en cette ère de mondialisation où un Sénégalais, un Moldave et une Québécoise peuvent jouer en réseau à League of Legends en commentant le dernier tube d’Adèle, que l’Iranien n’est pas un arabe et que l’autre, l’étrangère, le musulman, le gay, le douchebag, la geek, que cette personne est humaine-comme-toi.

Est-ce bien cela, l’humanisme ?

Montaigne serait le premier à nous rappeler que l’expression « ce qui n’est pas de son usage » recouvre un phénomène beaucoup plus large que ce que le cours d’éthique et culture religieuse désigne comme la culture ethnique, religieuse ou identitaire. Lorsque les premiers humanistes ont commencé à s’échanger des lettres, dissertant sur la République de Platon ou la Politique d’Aristote, ils ont bien compris que pour en arriver à apprendre des choses fondamentales sur l’existence humaine, pour atteindre un véritable savoir sur l’être humain, ils avaient besoin d’un fondement, d’un point de départ. L’être humain était certes leur sujet, leur sub-jectum, la matière qui soutenait leur désir de connaissance, mais il leur manquait une conception rigoureuse de l’être humain comme sujet de connaissance.

Voilà ce qu’ils ont rêvé de faire renaître – d’où le terme de Renaissance pour désigner la spécificité de leur ère – dans les textes de l’Antiquité gréco-romaine : l’humain comme être présent, conscient de son immanence; comme celui qui est là quand on pense, celui qui accepte enfin, après une dizaine de siècles de rhétorique catholique en Europe, qu’il est le protagoniste de son existence. Comment ne pas désigner comme un rêve ce qui n’avait jamais existé sous cette forme moderne ? Les humanistes, on l’aura compris, ont trouvé dans les textes anciens ce qu’ils y ont cherché. L’objet était de toute évidence déjà-là sous forme de désir et c’est en matérialisant leur fantasme par le truchement de textes interprétatifs, en produisant essentiellement des « explications de textes », qu’ils ont produit leur savoir. Quiconque a un jour eu à rédiger une dissertation sur une question moindrement abstraite sait à quel point il est difficile de mettre son esprit en marche, de passer à l’exécution de la pensée. On a souvent l’impression – et le trope de l’imprimerie est de mise ici – d’être devant une page blanche. Les humanistes l’avaient bien compris eux-aussi. Plutôt que de se lamenter de devoir faire table rase d’une scolastique oppressante et dogmatique, ils ont décidé de bâtir leurs réflexions sur un sol qui n’avait pas été détruit par le moyen âge : le texte. Ils se sont servis de leurs habiletés pointues en lecture, acquises au prix de nombreuses heures passées à l’exégèse des textes sacrés, pour lire ces écrits profanes qui – les lettrés le savaient ou s’en doutaient presque tous à l’époque – recelaient une matière riche sur ce que c’est que de vivre en être humain sur la terre. Pour acquérir et solidifier leur savoir proprement « humaniste », les penseurs de la Renaissance ont été forcés à l’aiguisage de leur habileté à lire les textes anciens au sens plein du terme.

Comment allaient-ils procéder ? Allaient-ils devenir des spécialistes de la philosophie de Platon et d’Aristote ? Allaient-ils résumer tous leurs textes, condenser tous leurs concepts, connaître sur le bout des doigts chaque petit détail du moindre écrit des ces maîtres, comme les moines le faisaient avec les textes sacrés ? Plusieurs se sont prêtés à cet exercice « scolaire ». Montaigne, lui, n’avait pas cette inclination. Ce qui l’intéressait dans la lecture des textes anciens, c’était moins le « travail de moine scolastique », travail de discipline et de rigueur formelle qui consiste à rendre l’exactitude de la lettre d’un texte, et bien davantage d’apprendre comment les anciens lisaient les expériences complexes que les humains rencontrent dans le courant d’une vie, courant qui ressemble très souvent, dans son esprit, à celui d’une rivière :

Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordogne fait de mon temps vers la rive droite de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire; car, si elle fut toujours allée ce train, ou dut aller à l’avenir, la figure du monde serait renversée. Mais il leur prend des changements : tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt de l’autre; tantôt elles se contiennent.

La lecture exacte et rigoureuse des textes anciens aura beau nous fournir un bel « édifice de savoir », Montaigne remarque ici que ce que nous nommons communément « la vie » opère une action qui est très difficile à percevoir et à comprendre intellectuellement. Il compare la vie à la force érosive des marées. Certains êtres sont très posés, leur « position territoriale » le résultat, en général, d’une culture de l’esprit par le verbe et l’art du discours. Présentés sous une forme textuelle et discursive, Platon et Aristote sont en effet les modèles idéaux d’une pensée posée. Ce sont des auteurs, des auctoritas; le statut prestigieux de l’auteur (le livre imprimé transformant magiquement nos deux Grecs en êtres-qui-savent) servant ici à convaincre les lecteurs de la certitude et de la solidité du « contenu » de leurs textes, et donc du savoir qu’on peut en tirer. C’est de cette manière que les humanistes, à coup de centaines de milliers de textes diffusés par la nouvelle technologie de l’imprimé, ont réussi à convaincre leurs concitoyens de l’existence d’une nature humaine séculière et d’un être humain qui n’est plus seulement une créature de Dieu, mais un être qui « est » parce qu’il pense, un être qui existe par sa pensée.

Dans ses Essais, Montaigne nous entretient certes de ce positionnement idéal et textuel des grands auteurs, mais il nous montre également l’agitation de ceux qui sont visés par leurs textes: les lecteurs proprement humains. Le lecteur n’est pas un auteur; il n’a rien d’une autorité ou d’une célébrité et ses paroles n’ont que rarement un effet de magie sur ses interlocuteurs. Le lecteur, c’est le citoyen ordinaire, celui qui suit ses cours de littérature et de philo au cégep et qui ne publiera ni autofiction célébrée un mardi après-midi à la radio publique, ni thèse de doctorat tablettée sur les rayons poussiéreux de la bibliothèque des lettres et des sciences humaines.

Le lecteur est celui qui vit et meurt dans la clandestinité du quotidien. Montaigne compare la vie du lecteur au travail séculaire des rivières qui s’écoulent dans les villes et villages de son pays. Bien qu’elles agissent sans ostentation, les rivières ont une nature intempestive. Il en va de même pour notre raison. Lorsqu’elle nous mène à penser que les choses s’en vont à droite, le courant de la vie tire soudainement à gauche, et vice versa. On peut en conclure que c’est dans leur durée que les choses révèlent leur véritable nature. La lecture de cette durée implique de lire le passé à l’aune de l’actualité du présent et de l’anticipation du futur.

Je pense que c’est de cette façon qu’on doit comprendre la forme des Essais. Il ne faut pas y chercher un travail scolaire de connaissance scientifique des textes anciens. Pour cela, il y a l’histoire, c’est-à-dire la méthode historique, qui nous apprend à soupeser minutieusement nos sources pour faire en toute rigueur ce qu’on appelle communément « l’histoire de la philosophie » ou « l’histoire de la littérature grecque ». Il faut bien appeler cela une « méthode », car c’est à force de pratique et de révision qu’on arrive à produire ce discours lisse et méthodique qui rend le chaos des événements et des styles si palpable, si facile à lire.

À travers son histoire, la « république européenne des lettres » a beaucoup fait pour masquer ce qui nous paraît comme les défauts de la pensée. Chez Montaigne, moins intéressé par l’artifice que par la nature des choses, c’est « l’art » qui symbolise ce travail de maquillage : « Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée ». Habité par le souci de ne pas être artificiel, de ne pas céder aux beaux discours, Montaigne pensait-il à sa propre enfance, où les employés de son suzerain de père ont été obligés de s’adresser au petit Michel en latin, langue des intellectuels, afin que le jeune homme puisse s’élever au-dessus de la vulgarité coutumière des vassaux bordelais ? Ce n’est pas clair. Dans son essai sur les cannibales, Montaigne indique qu’il « faut se garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voie commune ». Et pourtant, qui sont les représentants de la voie de la raison, qui sont ceux qui nous indiquent le chemin pour nous y rendre, sinon les penseurs de la tradition, les spécialistes de la civilisation, ceux-là mêmes qui ont créé tous ces artifices qui rendent les humains aveugles à leur véritable nature ? C’est à cette affiche que Montaigne nous paraît à la fois le plus sincère et déconcertant.

Comment concilier sa critique de la « république imaginaire » de Platon avec sa recherche de la voie de la raison ? Trouve-t-on dans son écriture une théorie de la raison qui se substituerait à celle qu’on infère chez Platon ? La question est évidemment futile. On le présente comme le précurseur des sciences humaines en France, comme celui qui a appris aux Français à se connaître. La visée de Montaigne – s’il en a une, ce qui est parfois douteux – c’est de penser la vie humaine, la sienne en tout premier lieu, en conversant avec ses auteurs préférés. Si visée il y a dans « Des cannibales », on ne peut la désigner que comme problématique. La vérité évidente à l’œil nu n’est plus fiable.

La barbarie esquissée dans l’essai est un problème dans la mesure où Montaigne réalise que la définition traditionnelle de ce concept, celle que les Européens avaient coutume d’utiliser dans leurs discours, repose sur des jugements arbitraires. Ce que nous retenons, quelques siècles plus tard, de son raisonnement, de cette voie de la raison immanente qu’il a voulu défricher dans la forêt spéculative des spécialistes du savoir absolu, se révèle dans sa manière de discuter du problème, sa manière d’aborder le problème à hauteur d’homme, c’est-à-dire sous forme de question. Montaigne est l’artisan moderne de la quaestio : au « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » socratique, il oppose un « que sais-je ? » humaniste.

Voilà qui n’est pas sans nous fournir un prétexte pour apponter la place qu’occupe ce questionnement humaniste dans le cursus collégial du vingt-et-unième siècle. Lit-on Montaigne dans les cours de philosophie au cégep ? Les Essais apparaissent-ils au syllabus des cours de littérature ? On peut supposer que c’est encore le cas, bien qu’aucune donnée ne permet de le confirmer ou d’en mesurer l’ampleur, les devis ministériels n’imposant évidemment aucun canon. La véritable question serait de se demander si Montaigne enseigne une compétence – terme phare de la scolastique cégépienne contemporaine – et si la lecture des Essais permet de l’atteindre. À défaut de figurer dans la liste des classiques consensuels de l’histoire de la littérature française, sans doute son écriture nous permet-elle de « repérer et classer des procédés stylistiques ». Évitons de nous leurrer, néanmoins, et avouons que Montaigne est un pauvre maître d’enseignement. Cette lecture à laquelle il nous initie n’a que peu de méthode. Les connaissances qu’elle permet d’acquérir ont peine à se loger dans un concept précis. Suffit de vouloir les saisir de nos griffes cognitives pour nous rendre compte, comme le dit si bien Montaigne, que nous « n’étreignons que du vent ».

Plaçons-nous un instant dans l’esprit du cégépien dont l’apprentissage et l’écriture sont constamment mis à l’examen. Lui demanderait-on d’apprendre à lire comme Montaigne qu’il serait en droit de s’insurger devant l’incohérence de l’exigence. Faut-il commettre les mêmes erreurs que lui, pécher par la même innocence en avançant qu’il n’y avait en Amérique « aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres; nulle science de nombres; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique » ? Que les sauvages ne connaissaient rien des « paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, le pardon, inouïes » ?

Il m’apparaît, justement, que l’écriture de Montaigne nous fournit le paradigme des études collégiales et que les Essais constituent l’exemple parfait du texte qui devrait être lu par un jeune de dix-huit ans à qui on demande soudainement de penser tant soit peu par lui-même. Avant de l’asseoir sous le temple de Delphes et de le plonger dans l’allégorie de la caverne; de lui apprendre la maïeutique, la théorie platonicienne des idées, le juste milieu aristotélicien et le cogito cartésien; avant d’en faire un historien des mouvements littéraires et des figures de style de Bernard Dupriez, ne devrait-pas l’amener à se poser la question de ce qu’il sait ? Que sais-je ? Quelle est cette chose que je crois posséder lorsque j’énonce que je sais quelque chose ?

Poser la question de ce qu’on sait, c’est se demander ce qu’on nous a appris, c’est-à-dire ce qu’on nous a dit un jour à l’école, à la maison, entre amis. C’est la question que les personnages de Samuel Beckett se posent sans cesse : que faire de ces histoires qu’on leur sert comme tenant lieu du réel ? Le narrateur de l’Innommable en a « assez de faire l’enfant qui, à force de s’entendre dire qu’on l’avait trouvé dans un chou finit par se rappeler dans quel coin du potager c’était ».

Nul exercice ne permet mieux d’apprécier le problème inhérent au phénomène de la connaissance que l’écriture. Écrire ce qu’on sait et ce qu’on a appris, c’est prendre la mesure de l’ancrage du savoir et de la rhétorique du discours. C’est réaliser qu’on sait en grande partie parce s’est opéré ce que la psychanalyse appelle un transfert entre nous et le discours d’une figure d’autorité, un être-supposé-savoir. L’étudiant qui entre au cégep a souvent déjà fait un constat plutôt ahurissant : il n’est pas certain que le prof sache. Il n’est pas du tout évident d’apprendre lorsqu’on est dans un tel état d’esprit, lorsqu’on sent qu’on doit faire semblant de respecter le prof qui nous a été assigné et de s’approprier tout ce qu’il nous enseigne. Parmi les fonctions qu’on attribue au cégep, la moindre n’est pas d’aider l’étudiant à naviguer dans un monde où il ne peut plus accepter tous les discours passivement. Va pour les maths et les sciences naturelles, où l’évacuation de la subjectivité s’érige en pétition de principe. Mais qu’en est-il du politique, de l’identité, du vivre-ensemble, du rapport à l’altérité, de l’éthique ? Que doit-il faire de sa subjectivité fracturée, de cet ego angoissant qui l’habite avant qu’il ne se sente accepté dans le club de ceux qui ont compris ? Que fait-on si on n’atteint pas ce qu’on conçoit comme le seuil du savoir ? Comment vit-on avec ce moi imparfait et maladroit qui n’a pas fini sa technique infirmière, qui n’a pas été accepté en médecine, qui a coulé tous ses cours de première session ? C’est là précisément où Montaigne nous est de son plus grand secours.

Son écriture essaie des choses; elle essaie de comprendre. Son premier constat est que toute compréhension part de soi. Que sais-je et donc, qui est ce « je » qui sait ? La question, innocente sans doute, interpelle l’ancrage de la présence à soi. Montaigne, pas du genre particulièrement introspectif au sens romantique du terme, ne se déchire pas les tripes à se confesser comme le fera l’ami Jean-Jacques Rousseau. Son « je », plutôt que de se placer fixement dans l’altérité rimbaldienne, coule comme une rivière dont le lit est moulé par son écriture. L’écriture lui révèle une part de soi qui n’est pas le sédiment du legs familial, social, éducatif, mais sa connexion aux possibilités de la condition humaine, dont la moindre n’est pas d’être capable de s’imaginer une vie différente. Il y a là un phénomène universel, indubitable, qu’on a le devoir de rappeler à tous ceux qui voudraient faire de l’enseignement collégial une courroie de transmission d’instruments « reconnus » et de pratiques « efficaces » : si l’écriture de l’essai permet à son auteur de se reconnaître, elle lui permet également d’échapper à la tyrannie de la radicalisation, cette conviction vulgaire d’avoir tout vu, tout compris, qui porte en elle le germe de la barbarie.

La forme de l’essai légué par Montaigne – que le régime pédagogique a reconfiguré sous les traits d’une dissertation pouvant faire l’objet d’une grille de correction souvent excessivement rigide – évite de radicaliser son sujet, qui est ici à la fois énonciation et énoncé. Cette chose dont je parle n’est pas totalement extérieure à l’entité qui l’énonce. Cela ne veut pas dire, comme le voudrait une pensée schizophrène, qu’il faille enseigner aux cégépiens que la vie se réduit à un solipsisme où réalité et subjectivité se confondent. C’est plutôt de leur montrer qu’il est possible de dire des choses sans se peinturer dans un coin. Il y a dans l’humanisme de Montaigne l’idée que l’être humain n’a pas à occuper le lieu du savoir pour s’en réclamer. On dit parfois que la grande qualité de Socrate, le philosophe qui n’a pas laissé d’écrits, est d’avoir été atopos, sans lieu, un esprit sans cesse en devenir, qui apprenait à jouer la flute dix minutes avant sa mort annoncée. C’est la beauté d’une posture de questionnement qui suppose que l’humain n’a pas à avoir maîtrisé une connaissance pour en discuter, pour peu qu’il se sache enceint de celle-ci, c’est-à-dire qu’il se sache capable de s’enseigner, d’être sa propre sage-femme, d’investir sa réminiscence.

Cet héritage, qui est inscrit dans l’âme du cégep depuis ses débuts, doit aujourd’hui affronter les puissants impératifs du discours de la spécialisation. Pour survivre, la formation « générale », autant que faire se peut et au risque de se retrouver dans le placard du concierge lors de la soirée portes-ouvertes, doit se faire spéciale, prestigieuse, totalisante; elle doit montrer qu’elle livre un capital symbolique, monnayable sous forme de compétence professionnelle. Elle doit prétendre qu’elle transmet un savoir secret et magique semblable à celui des médecins et des programmeurs de logiciels. Les étudiants accoutumés au fil de presse Facebook, félicités pendant tout leur cours secondaire d’avoir passé à travers deux ou trois briques des séries Harry Potter et Twilight, devront s’y faire.  Le prof de français qui se sert du truchement du texte littéraire pour enseigner à ses étudiants comment s’exprimer, se former à la pensée et donner une signification à leur rapport à l’autre est sans cesse poussé à se concevoir aujourd’hui comme « spécialiste de littérature » maîtrisant l’objet littéraire un peu comme la biologie maîtrise le corps humain.J’ai soudainement en tête un prof de narratologie qui au début des années quatre-vingt dix donnait des cours à la télé-université planqué dans un laboratoire, vêtu d’un sarrau.

S’amorce ainsi une réification des figures de style, des dissertations, des genres, des mouvements littéraires, dont l’étudiant devra faire la taxinomie. Comment se surprendre, alors, de son attitude consumériste ? Mais si moi, madame, si moi, ma spécialité, voyez-vous, c’est les soins infirmiers, les images de synthèse 3D, les logiciels pare-feu, en quoi aurais-je « besoin » de me spécialiser en littérature française ? Ne pourriez-vous pas respecter mon choix, être à l’écoute de mes besoins ? Ne pourriez-vous pas vous contenter d’exalter la progéniture outremontaise qui a les moyens et l’intérêt de faire des doctorats en littérature ? À la rigueur, que vous me demandiez de discuter du contexte historique d’une œuvre, très bien, mais pourquoi ne pas me demander une étude historique rigoureuse, qui ne s’embourbe pas dans l’analyse de la subjectivité d’un auteur dépressif, antisémite ou toxicomane ? Il y a dans le système clientéliste donnant lieu à ce discours de l’étudiant consommateur précisément le type « d’art » que Montaigne dénonçait au XVIe siècle.

Je décèle sous cette spécialisation des compétences disciplinaires une intention en soi louable de protéger la formation générale de l’ignorance des abrutis qui voudraient l’éliminer du cursus collégial. On fait ainsi de la FG une espèce de champ de connaissance symbolique, on la rend incontestablement présente sur le marché de la connaissance des faits, une marque distinctive misant sur le prestige bourgeois de ce que les anglo-saxons appellent la culture « highbrow » qui fait sourciller d’admiration celui qui se sent inculte. Convoquée devant les instances décisionnelles, on insistera avec emphase sur la pensée critique et le fonds culturel commun transmis aux étudiants, tout en sachant que seule une minorité, souvent déjà initiée à ce genre de discours, sera transformée de manière mesurable par le programme officiel à la fin du bref parcours de quinze semaines. Pour les autres, on mise sur l’atteinte d’objectifs méthodologiques modestes et perfectibles – des objectifs dont la valeur pédagogique dépend largement d’avoir été « atteints » – tels la taxinomie des procédés littéraires, la connaissance de l’histoire des courants et le respect des critères formels de l’épreuve uniforme en français. Le romantisme et le postmodernisme sont-ils des faits ? L’ouverture obligatoire dans la conclusion est-elle une compétence ? Ces questions caricaturent notre tendance à transformer les procédés de l’écriture/lecture humaniste en objets réifiés de connaissance.

L’université à laquelle presque tous nos étudiants aspirent est pourtant la première à mettre subrepticement en cause la présence au collégial de ce régime du savoir spécialisé, dont elle se réserve jalousement la licence : montrez leur à organiser leurs idées, à identifier des concepts, à faire des liens dans leurs textes; donnez-leur des références, de la curiosité, de la culture générale, mais laissez-nous le soin de les spécialiser. Coincé entre l’arbre de la demande pour une professionnalisation des compétences et l’écorce de la préparation aux études supérieures, le prof de FG est trop souvent forcé à des compromis qui nuisent à la quête naturelle de signification des étudiants.

Dans mon esprit, il est clair que la maîtrise de la chose littéraire ne doit pas devenir une fin en soi, mais contribuer, par la pratique de la lecture, de l’écriture et d’une initiation au travail de l’imaginaire, à former le raisonnement et le jugement critique des jeunes; des facultés qui, comme nous le rappelle le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, n’ont que très peu à voir avec une connaissance passive de l’enchaînement des faits :

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

Ce que Rousseau suggère ici, ce n’est pas la fourberie de la science historique. La connaissance de l’histoire est essentielle à l’esprit éclairé, mais elle se trouve estropiée, incapable de se projeter dans l’avenir, sans une capacité d’imaginer une existence virtuelle en dehors des faits établis. Ce n’est pas sans ironie que je constate à quel point notre époque fatiguée, rompue au recyclage culturel, névrosée par l’assurance de la qualité de ses connaissances, a besoin d’une formation humaniste comme celle que nous offrent les Essais de Montaigne.

Le milieu de l’éducation au Québec aime bien bricoler ses discours à partir de formes éprouvées, avérées. Tout ce qui n’entre pas dans sa weltbild capitalisée est jugée barbare. J’en connais plusieurs qui se demandent bien honnêtement comment on fait, à dix-sept ans, pour aspirer à devenir youtuber ou vouloir quitter le confort de la vie nord-américaine et se transformer en kamikaze pour une organisation terroriste sanguinaire fondée sur une lecture particulièrement simpliste d’un dogme religieux. Ceux qui hasardent une réponse sont généralement attendus avec une brique et un fanal. C’est qu’il ne faut pas faire d’amalgame; chaque chose à sa place, à chacun son métier, à chacun son existence monadique. Ne mêlons pas politique, identité et religion.

Faut-il laisser les spécialistes disciplinaires nous éclairer, isolément, les uns après les autres, au micro d’émissions dont la majorité silencieuse peine à soupçonner l’existence ? Faut-il les laisser nous imposer leurs dictats diffus, informés moins par l’expérience-terrain que par des hypothèses pointues de recherche et des impératifs administratifs, et d’autant plus incommensurables qu’ils n’émanent d’aucune instance avec laquelle on pourrait amorcer la moindre discussion ? On dit que c’est au citoyen de décider, de se faire sa propre idée, mais encore faudrait-il qu’il puisse faire la synthèse de tous ces discours spécialisés. Historiquement, ce type de synthèse, d’assomption, s’est fait par l’initiation au langage, au discours, au texte, à la culture. Le cégep, en principe le dernier endroit dans leur cheminement académique où les Québécois sont interpelés globalement (holistiquement pourrait-on dire) à titre de citoyens, a été conçu dans cette optique. Il s’agissait de combattre la barbarie de l’ignorance non seulement en fournissant aux classes populaires un « levier économique », mais en leur léguant l’héritage des livres, de la lecture, de l’écriture. Ce rêve était inscrit dans la littérature d’ici, une littérature à hauteur d’homme, qui essayait tant soit peu, à l’aube de la révolution tranquille, de reproduire l’effet des grands textes européens qui ont transformé leur société.

À la toute fin du roman Le libraire de Gérard Bessette publié en 1960, le protagoniste, Hervé Jodoin, réfléchit aux circonstances qui lui ont fait perdre son emploi de libraire pour avoir vendu un livre à l’index à un collégien et à sa décision de s’enfuir avec les livres, tel un voleur.

Est-ce seulement une fois dehors, quand le vent se mit à me fouetter la figure et me rendit plus lucide, que mon plan germa dans mon cerveau ? Ou bien l’avais-je tout tranquillement mijoté dans la taverne sans y porter beaucoup d’attention ? – Je l’ignore. Ça n’a d’ailleurs pas d’importance. Il est assez difficile de se rappeler de ses actes sans tâcher en plus d’en déterrer les origines psychologiques. Ce que je sais pour sûr, c’est que, en atteignant la librairie (par la porte de derrière), ma résolution était prise. Le camionneur, un gros joufflu à face de prognathe, en casquette et vareuse de cuir, m’attendait près de son Ford. Il paraissait un peu inquiet.

– C’est vous, les livres ? me demanda-t-il en m’apercevant.

Je lui répondit que, en effet, les livres, c’était moi[i].

Aujourd’hui, mes étudiants auraient bien du mal à s’imaginer qu’on puisse perdre son emploi au Québec pour avoir faire lire un livre de Montaigne ou du Marquis de Sade. Plus personne ne pense à s’enfuir avec des livres. Bien qu’éminemment présents, les livres sont devenus le fétiche d’un petit cénacle de lettrés québécois.Je rêve d’un cégep où les étudiants se sentent à nouveau solidaires des livres. J’aimerais qu’ils sentent, comme Hervé Jodoin, que les livres sont une extension de leur pensée et de leur être.  Il nous appartient de leur montrer à lire, de leur montrer comment entrer en conversation avec les esprits humains qu’on leur apprend trop souvent à ériger en autorité figée. Montrons leur, comme le fait Montaigne dans « Des cannibales », qu’ils ont le droit de rêver à un nouveau monde, quitte à se tromper. L’erreur est humaine:

“A man should never be ashamed to own that he has been in the wrong, which is but saying in other words that he is wiser today than he was yesterday.”, Alexander Pope.

[i] Gérard Bessette, Le libraire, Éditions Pierre-Tisseyre, 1993, 136.

Déterrer les humanités, Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon

Professeur de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

Pierre-Luc Brisson, Le cimetière des humanités, Montréal, Éditions Poètes de brousse, 2014, 106 p.

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Ce texte a été originalement publié dans la revue L’Action nationale.

« Chaque époque, écrivait Walter Benjamin, a le sentiment de se trouver sur le bord d’un abîme. » Il semble, à la lecture du Cimetière des humanités de Pierre-Luc Brisson, que la nôtre le soit encore plus que les précédentes. Le cimetière dont il est ici question est celui des humanités gréco-latines, maintenant presque totalement absentes de la formation des étudiants québécois, et l’essai de Brisson est d’abord et avant tout une critique virulente du système d’éducation. Le collège classique, élitiste, mais pétri par l’enseignement des Anciens, est une institution révolue et le cours d’initiation à la philosophie au cégep est le seul moment où l’étudiant québécois se frottera avec des auteurs comme Socrate et Aristote. Le grec ancien est maintenant totalement disparu de l’enseignement secondaire et on n’entend plus que quelques bribes de latin dans les écoles secondaires privées du Québec et encore est-il enseigné davantage pour faire chic que pour transmettre une véritable passion pour l’Antiquité. Pire, plus que les langues latine et grecque, c’est tout l’héritage antique qui a été évacué de l’enseignement. Les jeunes étudiants québécois ne connaissent pas les héros de la guerre de Troie et les personnages qui ont illustré le siècle de Périclès.

Brisson, comme bien d’autres observateurs critiques de notre système d’éducation, tels Marc Chevrier, estime que la formation des professeurs du secondaire est déficiente. Ce diplômé en histoire et études classiques donne l’exemple de l’enseignement reçu par de futurs enseignants d’histoire au secondaire : « Sur un programme de premier cycle composé de 120 crédits (la formation des enseignants dure grosso modo quatre années) seulement 33 crédits (soit onze cours) sont consacrés à l’acquisition de connaissances historiques. Ce peu de matière est noyé dans de nombreux cours de pédagogie […] » En entrevue au journal Le Devoir, Diane Boudreau, enseignante de français retraitée, révèle des chiffres encore plus désolants : « À peine 7% du programme de formation des enseignants au secondaire porte sur la littérature. C’est deux ou trois cours. »  Le constat est accablant : un peu comme les sophistes à l’époque de Socrate, bien des professeurs n’ont pas la science de ce qu’ils enseignent.

Brisson estime aussi qu’il devrait y avoir une liste d’œuvres classiques à laquelle les professeurs de français du secondaire devraient puiser pour une bonne partie des ouvrages qu’ils mettent au programme. Cette idée est judicieuse et empêcherait les professeurs de donner à lire des ouvrages faciles ou simplement médiocres à leurs élèves. Pour ce faire, il faudrait que les professeurs sortent du relativisme culturel – « tout ne se vaut pas », écrit Brisson – et qu’ils veuillent transmettre un fonds culturel commun à leurs élèves et, enfin, qu’ils reconnaissent qu’il y a un travail à effectuer sur le sens des œuvres. Bien souvent, malheureusement, les professeurs se contentent d’enseigner une technique qui permet de saisir la structure d’une œuvre – analyse des procédés d’écriture, des figures de style, dépeçage d’un texte en intrigues et sous-intrigues – plutôt que de travailler sur le contenu. Et il est malheureusement vrai que si le professeur veut seulement enseigner une technique, il « peut très bien y parvenir à l’aide de romans populaires et de polars qui seront certes plus simples à analyser, mais desquels on ne retiendra rien de durable. »

À quoi servent les humanités ? À penser par soi-même, répondrait Brisson. L’essayiste y voit même le préalable à une pensée critique et politisée. Si l’élite capitaliste a peur des humanités selon l’auteur américain Chris Hedges, qui a été interviewé par Brisson, c’est qu’elles permettent bien souvent la remise en question d’un système, alors que les représentants des grands trusts souhaitent avoir une main d’œuvre docile qui se moulera parfaitement aux exigences du marché. Ce sont d’ailleurs les facultés universitaires de gestion, de commerce et de marketing qui reçoivent le plus de subventions privées, alors que les facultés des humanités doivent se contenter de peu.

L’auteur admire les grands résistants qui sont prêts à mourir pour défendre leurs principes : Antigone qui désobéit à son oncle Créon, Socrate qui accepte de boire de la ciguë plutôt que de renier son enseignement, les Gracques qui se sont opposés au parti patricien au péril de leur vie et, enfin, les martyrs chrétiens qui avaient désobéi aux autorités romaines qui ne voyaient pas d’un bon œil le reniement des cultes polythéistes. C’est d’ailleurs cet esprit de résistance qui a présidé au mouvement étudiant de 2012 pour qui l’auteur a de très bons mots.

L’essai de Pierre-Luc Brisson est pertinent, car il souligne de façon convaincante les lacunes de notre système d’éducation. Seul bémol: l’auteur estime que le renforcement de l’histoire nationale du primaire au cégep prévu par le précédent gouvernement pourrait concrétiser « la mise au rancart des humanités classiques. » L’auteur évoque cette possibilité sans toutefois étayer sa vision par des faits. Or, on pourrait fort bien imaginer que l’enseignement de l’histoire du Québec et celui des humanités classiques soient simultanément renforcés, car, au pays de la Belle Province, la connaissance de l’histoire nationale est au moins aussi déficiente que celle de l’Antiquité. Enfin, l’ouvrage est un peu court : il fait une centaine de pages et plusieurs d’entre elles sont consacrées à résumer des passages marquants des lettres antiques : la tragique histoire d’Œdipe, le retour d’Ulysse à Ithaque, les adieux touchants d’Hector et d’Astyanax… En bref, on aurait voulu un peu moins de résumés et plus de réflexion. Mais l’auteur arguera, peut-être avec raison, que ces épisodes classiques de la littérature universelle reposent malheureusement au cimetière depuis trop longtemps et qu’il est essentiel de les déterrer pour le lecteur contemporain qui en prend sans doute connaissance pour la toute première fois.