Béatrice Eng
Étudiante en sciences humaines
Collège de Bois-de-Boulogne
Résumé :
Le renouveau pédagogique, que l’État québécois a imposé à ses cégeps dans les années 90, ravive le débat constant autour du contenu éducatif et de la méthode d’enseignement. Cette réforme polémique s’inscrit dans le courant de l’éducation démocratique. Trois éléments relevant du mouvement, soit l’autorité, la pédagogie et le pragmatisme, opposent deux écoles de pensée principales en philosophie de l’éducation. Ce texte est une comparaison de la position de John Dewey aux trois idées de base qu’ Hannah Arendt expose dans La crise de la culture. Il sera question de relier les critiques et les opinions des deux philosophes à la crise de l’éducation vécue au Québec pour ensuite définir les caractéristiques d’une éducation idéale.
L’année scolaire 2017-2018 marque le 50e anniversaire du réseau collégial québécois. Cependant, tous ne sont pas fiers ni satisfaits de l’instruction que le Québec offre aux nouvelles générations. Critiques, huées et réprimandes… Le ministère de l’éducation, surtout depuis 1993, s’est fait dire à maintes reprises par les professeurs et les philosophes que le tournant que la société québécoise a adopté avec le « renouveau pédagogique », euphémisme pour réforme éducative, ne peuvent résoudre les problèmes qui pèsent sur notre système éducatif en crise. Le Québec, sous la réforme Robillard, revoit son approche d’enseignement pour valoriser le « développement de compétences disciplinaires et transversales[1]», plutôt que l’acquisition de connaissances. Centré sur l’étudiant, l’État implante également de nouveaux programmes ainsi que des cours particuliers pour donner aux élèves la liberté de choisir le contenu et la direction de leur éducation. En 2015, une étude menée par le Ministère de l’éducation concernant les conséquences et les effets de la réforme sur les nouvelles cohortes d’étudiants au secondaire (réforme instaurée en 2005), rend compte de l’échec du renouveau pédagogique québécois. La révision du système éducatif, toujours très polémique, avait comme but d’augmenter le taux de diplomation des étudiants. Or, on constate le contraire. La réussite scolaire des garçons, leur cible première, a diminué, tout comme les résultats scolaires pour des matières générales telles que le français et les mathématiques[2]. Pour ce qui est des « compétences transversales », les élèves ont estimé avoir été moins amenés à « »communiquer », « se donner des méthodes de travail », « exploiter l’information » et « actualiser [leur] potentiel » que la cohorte précédente[3] ». Comme ils se soumettent à une scolarisation qui ne les encourage pas à critiquer leur école et leur société, les jeunes se voient être moins bien disposés à bâtir le Québec de demain. Ce contexte scolaire, plus démocratique, qui mise sur le développement d’un élève compétent et sur les intérêts personnels de celui-ci, ne réussirait donc pas à mieux le scolariser. Plusieurs acteurs de la société contestent le système d’éducation et sa réforme. Des professeurs tels que Normand Baillargeon (UQAM) reprochent à l’État sa valorisation de pratiques mesurables qui empiètent sur l’enseignement de connaissances générales et culturelles pourtant fondamentales. Celles-ci devraient permettre à l’étudiant de mieux comprendre le monde dans lequel il vit et de se doter d’un sens critique, de moralité, de vertus et, surtout, de savoirs. De ce fait, en reniant l’éducation fondée sur ce type d’apprentissage, l’État transmettrait des valeurs d’utilité aux jeunes. L’école deviendrait ainsi une machine qui produirait des citoyens performants sachant répondre aux attentes définies et encadrées de l’État, plutôt que des élèves cultivés.
Certains éléments de l’éducation démocratique ressortent donc, soit la manière d’enseigner (pédagogie), la matière à enseigner (pragmatisme), ainsi que l’autorité que devraient exercer l’État et l’éducateur sur l’élève. Concernant cette dernière notion, deux écoles de pensées s’opposent. L’étudiant se voit attribuer un plus grand rôle dans son instruction scolaire que la philosophe Hannah Arendt le concevrait. Pour Arendt, l’État et le professeur ne devraient pas favoriser les intérêts personnels des élèves qui semblent pourtant avoir une valeur sociale et éducative pour Dewey. D’autre part, on se demande si le pragmatisme, qui correspond à l’apprentissage de notions et méthodes pratiques et concrètes, devrait être privilégié. Faudrait-il se concentrer sur l’enseignement du passé strictement pour dégager les notions utiles à des situations s’inscrivant dans le présent ? Cela signifierait-il que les connaissances générales et la culture n’ont pas de valeur en elles-mêmes? D’ailleurs, l’utilitarisme qui découle de ce pragmatisme donnerait une fonction plutôt réductrice à l’éducation. La supposée « crise de l’éducation » que le Québec connaît soulève ce questionnement : doit-on privilégier ces éléments de l’éducation démocratique dans le système d’éducation ? Selon moi, certains sont essentiels, mais d’autres seraient à revoir. Pour faire valoir ma thèse, je ferai une comparaison des arguments des philosophes Hannah Arendt et John Dewey. Je présenterai chacun des philosophes pour ensuite expliquer les trois idées de base que’Hannah Arendt établit dans La crise de la culture, son essai de 1961, une œuvre vitale en philosophie de l’éducation. Ensuite, je comparerai la vision d’Arendt à celle de John Dewey dans son œuvre Démocratie et Éducation de 1916, en dégageant les éléments soulevés par Dewey pouvant répondre à des chacune des idées d’Arendt. En comparant la conception plus progressiste de l’éducation de Dewey à la conception plus conservatrice de l’éducation d’Arendt, il sera possible de définir ce qu’est l’éducation idéale en démocratie et ce qu’elle implique.
Le conservatisme éducatif d’Arendt
L’œuvre de la philosophe américaine Hannah Arendt, née en 1906 et décédée en 1975[4], occupe une importance significative dans les débats philosophiques modernes. Concernant l’éducation, elle maintient une approche conservatrice. Cependant, le conservatisme prôné par Arendt est seulement admissible dans le domaine de l’éducation (relation enfant-adulte). En politique, elle est d’avis qu’il faut lutter contre le statu quo et renouveler la société en favorisant le progrès. Arendt stipule : « L’école n’est en aucune façon le monde et ne doit pas se donner pour tel […][5]. » En effet, le politique ne doit pas interférer avec l’éducation. Selon elle, c’est parce que l’on essaie de transférer, au nom du progrès, de la sphère politique à la sphère éducative, des normes et valeurs démocratiques liées au progrès que la société est en crise. La crise éducative est en étroite relation avec la crise sociale, qui se manifeste par le mauvais classement du niveau scolaire américain par rapport aux autres pays. La philosophe explique ce phénomène par l’adhésion aux tendances éducatives modernes et démocratiques qui, selon elle, ne fonctionneraient pas puisqu’on n’obtient pas les résultats escomptés, ce qui rappelle la situation vécue au Québec avec le renouveau pédagogique. En effet, l’aspect égalitaire de l’éducation démocratique donne à l’élève une voix et un pouvoir égaux à ceux de son professeur. De plus, tous les élèves sont considérés comme égaux, qu’ils soient marginaux, pauvres ou immigrants. Ce principe démocratique créé une société de masse où les élèves doués et médiocres se voient offrir les mêmes opportunités et la même éducation. De plus, cela a comme conséquence de rendre inefficace l’autorité du professeur. La fonction politique qu’on aurait octroyée à l’éducation moderne aurait donc causé un nivellement vers le bas, contribuant à la décrépitude de l’éducation.
L’éducation progressiste de Dewey
John Dewey, né en 1859 et décédé en 1952[6], est un philosophe américain et grand penseur de la réforme éducative du 20e siècle. Il a une vision plus progressiste et élargie de l’éducation. Il valorise l’éducation pragmatique qui permet d’identifier des applications pratiques de la pensée. Aussi, pour lui, l’éducation doit être affaire de politique. En effet, les rapports démocratiques doivent être privilégiés dans la société tout comme dans une institution scolaire, car les gens sont constamment dans un rapport d’éducation. Il affirme qu’ « une démocratie est plus qu’une forme de gouvernement, elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées [7]». De plus, il croit en l’égalité des chances intellectuelles : tout le monde doit être sur un pied de stricte égalité. Il idéalise une forme de société qui serait multiculturelle et pluraliste où les classes, la race et le territoire ne dicteraient pas le comportement. On peut en revanche noter qu’il a une tendance républicaine puisqu’il reconnaît que:
les hommes vivent dans une communauté en vertu des choses qu’ils ont en commun. La communication est le moyen par lequel ils parviennent à posséder ces choses en commun. Pour former une communauté ou une société ils doivent avoir en commun les objectifs, les croyances, les aspirations, la connaissance – une compréhension commune – une orientation d’esprit semblable…[8]
Aussi, une démocratie est assurée lorsque l’individualité est présente d’où l’importance qu’il accorde à chaque élève et à ses intérêts. En ce sens, il est nécessaire d’assurer son individualité, mais il faut aussi définir les intérêts partagés par les élèves et les mettre en commun pour donner un sens et une certaine direction à l’enseignement. L’importance accordée à l’individualité permet ainsi d’affaiblir les inégalités, la compétition entre les individus et une forte relation autoritaire entre l’enseignant et l’élève dans un contexte scolaire, des choses qu’il proscrit. La vision d’Arendt est donc plutôt contraire à celle de Dewey.
Cependant, les deux philosophes s’entendent sur le but de l’éducation. Pour Arendt, l’éducation permet de « préparer [les enfants] d’avance à la tâche de renouveler un monde commun[9]» et Dewey soutient que l’éducation peut être un « instrument constructif de l’amélioration de la société [qui permet] un développement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la société future dont ils seront les éléments constitutifs[10]». En effet, au final, l’éducation n’a pas un objectif économique ou national, mais une fonction sociale qui doit permettre de progresser pour atteindre l’idéal démocratique dans une société. Les deux philosophes conçoivent donc que l’éducation a un rôle dans la politique. Cependant, Arendt n’accorde pas de rôle politique à l’éducation contrairement à Dewey. Plus encore, sa vision de la méthode d’enseignement et de la matière à enseigner s’oppose à celle qu’Arendt reconnaît. Dans les prochains paragraphes, j’expliquerai les trois idées principales qu’Arendt établit dans La crise de la culture pour ensuite présenter la vision de Dewey par rapport à celles-ci.
- L’autorité et ses implications démocratiques
1.1 La nécessité d’un lien autoritaire
Hannah Arendt définit sa première idée comme suit :
[…] il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement [11].
Hannah Arendt, La crise de la culture
En premier lieu, Arendt affirme que l’égalité, que l’éducation démocratique attribut en donnant une valeur plutôt égale à l’opinion et à la voix de l’élève par rapport à celles de son enseignant, a comme conséquence que celui-ci n’exerce pas une ascendance suffisante sur son élève. Celui-ci vit ainsi dans un univers où l’autorité adulte qui devrait exister n’est ni reconnue ni effective. Elle affirme que « cela créé une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui[12] ». Pour Arendt, l’éducation doit être conservatrice dans la mesure où elle doit protéger le lien autoritaire entre les parents et les enfants, et entre l’éducateur et les élèves (sans tomber dans la tyrannie), car il assure leur protection et leur développement. L’enfant a besoin d’intimité et de sécurité pour mûrir, des états assurés par l’autorité. Tenter de le séparer de ce rapport autant naturel qu’important, en justifiant que l’enfant s’adapterait mieux dans la démocratie dans laquelle il vit, ferait tout le contraire. En effet, le laisser grandir par lui-même pour découvrir prématurément les mécaniques de la vie en société démocratique, dans le but de l’émanciper, détruit sa qualité vitale en tant qu’enfant. Selon l’éducation moderne, il faudrait qu’il s’affranchisse du « joug » des adultes qui imposent leurs normes. Or, cette émancipation qu’on tenterait de lui accorder est complètement néfaste, car l’enfant n’est pas encore « un état humain autonome, capable de vivre selon ses lois propres[13] ». C’est avec un encadrement que l’élève peut épanouir librement ses qualités et ses dons caractéristiques, assurés par l’autorité. L’enfant doit pourvoir vivre et grandir si l’on veut qu’il puisse ensuite apporter des idées nouvelles pour faire progresser la société.
1.2 Le rôle politique de l’éducation
D’abord, pour Dewey, cet élément de l’éducation démocratique, qui met l’élève et son professeur sur un pied d’égalité concernant la valeur de leurs opinions sur le contenu et la matière de l’éducation, est nécessaire. La démocratie, un mode de vie commun, doit permettre une libre interaction entre tous et favoriser la discussion, le débat rationnel et la conversation. Arendt conçoit aussi cette vision de la démocratie. Cependant, leurs opinions diffèrent dans la mesure où Dewey préconise l’idée que les enfants apprennent en entrant en relation avec les autres, en échangeant librement et impulsivement. Ainsi, pour lui, la méthode d’enseignement devrait être calquée sur cette idée (il favorisait donc des discussions ouvertes en classe, dont le professeur se retirerait, niant ainsi son autorité d’enseignant). Il affirme que « cette technique ne fixe pas son attention sur le fait [que l’élève] doit apprendre quelque chose et, partant, ne lui impose pas une attitude contrainte et forcée[14] », rendant ainsi l’éducation plus cohérente avec le but ultime de l’éducation. Dewey souligne que « les attaques de front sont, encore plus dans l’enseignement qu’à la guerre, menées en pure perte[15] ». Il faut donc amener l’élève à apprendre d’une manière similaire à l’apprentissage naturel, au lieu de le contraindre à apprendre. Il conçoit donc que « l’éducation est une fonction sociale qui assure la direction et le développement des êtres non encore parvenus à maturité en les faisant participer à la vie du groupe auquel ils appartiennent [16] ».
Plus encore, l’autorité entre les adultes et les enfants défendue par les conservateurs comme Arendt est répréhensible pour Dewey. Ce dernier rejette plutôt l’autorité de l’éducateur, car en se fiant strictement à la nature autoritaire de leur enseignant, les enfants agiraient de façon capricieuse et leurs comportements finiraient par ne pas être conformes aux idéaux et aux valeurs démocratiques. De plus, il conteste l’idée d’une forte autorité sur l’élève, car l’idéal démocratique ne concerne pas strictement un rapport entre gouvernant et gouverné. En effet, « la séparation en classe privilégiée et classe soumise empêche l’endosmose sociale » et « l’absence de ce commerce libre et équitable qui naît de la diversité des intérêts partagés déséquilibre l’émulation intellectuelle[17]», ce qui nuirait à l’apprentissage. Ainsi, il pourrait critiquer la rigueur autoritaire qu’Arendt promeut et la séparation qu’elle fait entre la sphère éducative et la sphère publique et politique. Il accorde donc un rôle politique important à l’éducation qu’Arendt ne reconnaît pas, comme elle conçoit que la séparation entre les élèves doués et moins doués, et entre les professeurs et les élèves, crée une piètre société.
- La pédagogie
2.2 Le rejet de la responsabilité du monde
La deuxième idée d’Arendt repose en ceci :
Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner[18].
Hannah Arendt, La crise de la culture
En deuxième lieu, Arendt critique le fait que, dans la conception moderne de l’éducation, l’éducateur est plus un pédagogue qu’un spécialiste dans son domaine, ce qui restreint son autorité la plus légitime, soit sa compétence. Il ne peut pas exercer de pouvoir coercitif et il n’est plus légitime aux yeux de ses élèves puisque l’essence même de sa fonction de professeur est atteinte. D’ailleurs, parce que « les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement [19]», les éducateurs sont des représentants du monde et portent la responsabilité du monde, ce qui caractérise leur autorité. La compétence, quant à elle, permet de pouvoir transmettre les connaissances du monde. Ainsi, ne se montrant ni autoritaires ni compétents, puisqu’ils se penchent beaucoup plus sur la pédagogie, les enseignants ne peuvent assumer leur rôle de représentants. Arendt affirme que refuser d’être autoritaire signifie que l’adulte rejette toute la responsabilité du monde en abandonnant les enfants. Le type d’éducation que l’on donne aux enfants permet « [de décider si] nous [les] aimons assez pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler le monde commun[20] ». En répudiant l’autorité, les professeurs ne disposent donc pas les jeunes à cet objectif. Ainsi, la conception de la réforme éducative affecte le rapport entre les élèves et les éducateurs, qui conçoivent leur rôle plus comme celui d’un accompagnateur, ce qui nuit ultimement à la démocratie du futur et aux enfants qui en seront responsables.
2.2 La fausse opposition entre la méthode et le contenu
Dewey, quant à lui, établit qu’il doit y avoir une modification des « idéaux traditionnels de la culture, [des] sujets traditionnels d’étude et [des] méthodes traditionnelles d’enseigner et d’imposer la discipline [21] ». D’abord, il juge nécessaire de s’assurer de rendre la matière intéressante pour les élèves qui peuvent être préalablement indifférents à ce qu’on leur enseigne. Il affirme que « concrètement s’il est important que nous reconnaissions la place dynamique de l’intérêt dans le développement éducatif, c’est que de cette façon il est possible de nous consacrer aux enfants pris individuellement en tenant compte de leurs capacités, besoins et préférences spécifiques[22]», et ce, afin que les élèves utilisent « leur propres capacités dans des activités qui ont une signification[23]». En effet, il favorise le rapport éducateur-élève et propose un rapport plus démocratique entre tous, car mettre en valeur et faire ressortir l’individualité de chacun sont essentiels pour que l’éducation soit effective.
Pour ce qui est de la pédagogie, Dewey critique fortement la conception traditionnelle de l’éducation. En effet, ceux qui croient que « la science supposée des méthodes de l’esprit dans l’enseignement est futile – simple écran pour masquer la nécessité dans laquelle l’enseignant se trouve de connaître en profondeur et avec précision le sujet qu’il enseigne [24]» sont dans l’erreur. Ils accordent une séparation entre le contenu à enseigner et la méthode. Or, pour Dewey, « la méthode ne s’oppose pas au contenu ; elle dirige efficacement le contenu vers les résultats désirés […] la méthode n’est jamais quelque chose en dehors du contenu ». Les méthodes d’enseignement correspondent aux manières dont l’environnement et le contenu peuvent « [entrer] dans l’expérience et y [remplir] [leur] rôle » plutôt que d’être « des actes indépendants qui s’exercent sur les choses » [25]. Ainsi, il faut proscrire l’autorité excessive qui nuit au processus d’apprentissage des enfants et favoriser la pédagogie qui est entièrement utile et nécessaire pour permettre au contenu et à la matière d’atteindre les élèves et d’actualiser leur expérience. Le philosophe se centre sur eux et affirme donc que la pédagogie doit s’adapter à eux, car leurs intérêts individuels ont de la valeur en démocratie et pour la démocratie.
- Le pragmatisme
3.1 Apprendre à savoir avant d’apprendre à faire
La troisième idée concerne le contenu à enseigner:
[L’application de la troisième idée de base], idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre[26].
Hannah Arendt, La crise de la culture
En troisième lieu, pour Arendt, l’enseignement pragmatique que peut conférer l’éducation démocratique, favorise l’enseignement de savoir-faire et de méthodes, au détriment de l’enseignement de connaissances et de « savoir mort » pourtant fondamentaux. Dewey valoriserait le « jeu » comme si l’action pratique était l’unique manière d’inculquer des notions à l’enfant et comme si c’était la prédisposition de l’enfant que l’on devait prioriser. En favorisant les impulsions et les interactions naturelles qui émanent des enfants, Dewey pourrait décourager l’enfant à devenir critique et autonome. En effet, cela aurait comme conséquence que l’enfant vive dans la passivité et qu’il soit réduit à l’infantilité, puisqu’il agit avant d’apprendre, n’acquérant pas ainsi les connaissances et habiletés produites par l’habitude de penser et de critiquer, nécessaires pour s’épanouir en tant qu’être juste et capable de délibération. De plus, cela renforce l’isolement des enfants dans un monde propre à eux, où l’autorité des adultes n’est plus effective. Cela brise le rapport naturel que l’enfant et l’adulte entretiennent, ce qui, encore une fois, nuit à l’éducation. D’ailleurs, selon Arendt, « le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre[27] ». Ainsi, Arendt stipule plutôt qu’il faut enseigner le contenu culturel, social et politique des notions, une fin en soi, plutôt que de travailler la matière pour répondre à des normes établies. Pour la philosophe, le pragmatisme ne conduirait pas l’enfant à être éduqué de manière appropriée.
- Expliciter l’utilité du savoir passé pour le présent
Dewey, pour sa part, défend davantage sa définition pragmatique de l’éducation en deux arguments principaux.
D’une part, il est contre l’enseignement idéalisé et strict du passé, qui aurait une valeur seulement en vertu de sa qualité et de son caractère rétrospectif. Cet enseignement crée une rivalité avec le présent : si on priorise l’éducation traditionnelle du passé, on s’y refugie et il est possible alors de se détourner du présent et des actions présentes. Dewey affirme que « la tâche de l’éducation consiste à libérer les jeunes de l’obligation de revivre et de retraverser le passé, plutôt qu’à les amener à le répéter[28] ». Aussi, pour le philosophe, l’éducation qui se base sur l’intérêt et l’expérience de l’enfant est plus importante que l’apprentissage d’une culture immuable du passé. L’élève doit être éduqué selon l’initiative et l’adaptabilité personnelles[29], comme il a été expliqué dans son point de vue concernant la première idée d’Arendt.
D’autre part, l’éducation du passé doit servir au présent. Le pragmatisme permet « [aux enfants d’acquérir] un bagage suffisant pour devenir les maîtres de leur carrière économique et sociale[30] », ce qui permet la réalisation de l’idéal démocratique et du progrès social. En effet, Dewey affirme que « [la] société doit avoir un type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnellement aux relations sociales et à la conduite de la société et [qui] leur donne les dispositions qui garantissent l’évolution sociale […] [31]». Il faut donc que l’éducation guide cet intérêt qui peut être assuré en donnant un caractère plus pragmatique et défini à la matière enseignée dans les classes. De plus, il conçoit qu’« [il] est sage d’utiliser les produits de l’histoire du passé dans la mesure où ils peuvent être utiles à l’avenir […] [32]», c’est- à dire que, selon lui, l’éducation traditionnelle qui ne ferait que donner des leçons est inefficace. L’éducateur doit s’assurer que l’élève est conscient de l’utilité de ce qu’il étudie pour ensuite « mener à bien des activités qui le concernent[33] ». Finalement, il explique que « l’école ne peut pas échapper immédiatement aux idéaux imposés par les conditions sociales antérieures. Mais elle devrait contribuer, par le type de disposition intellectuelle et affective qu’elle forme, à améliorer ces conditions[34] ».
L’éducation idéale
Les positions des deux philosophes concernant l’enseignement, sa nature et sa méthode sont divergentes. Ainsi, les deux auteurs auraient des opinions différentes concernant le système d’éducation du Québec qui se moule depuis plus de vingt ans au renouveau pédagogique, une réforme qui se situe dans le courant de l’éducation démocratique.
D’abord, le fait que les connaissances générales et culturelles soient reléguées au second plan par rapport aux compétences transversales affecte autant le contenu que la méthode d’enseigner. Comme l’État a imposé l’évaluation de la matière selon des compétences précises, les éducateurs se doivent d’apprendre à leurs élèves comment arriver à de tels objectifs plutôt que de développer la valeur culturelle, sociale et politique de la matière enseignée. Ce pragmatisme moule l’élève de manière à ce qu’il doive se conformer aux attentes de la société plutôt que de lui permettre de voir plus objectivement les notions et d’en tirer une valeur significative. Dewey serait d’avis que l’apprentissage par compétences est utile à la démocratie, puisque trop se concentrer sur un enseignement traditionnel du passé et ne pas lui donner une utilité explicite ne permettraient pas de renouveler les dispositions nécessaires pour améliorer la démocratie telles que le développement critique. Pour Arendt, le pragmatisme du système québécois serait à proscrire, parce qu’elle définit que ce n’est pas au rôle de l’école de montrer comment vivre dans le monde, mais plutôt ce qu’est le monde. Je suis aussi d’avis que l’enseignement par compétences est contestable. En effet, l’État dirige l’enseignement donné aux générations plus jeunes pour favoriser la compétence et le rendement plutôt que le développement de la personne en tant qu’être épanoui, cultivé et critique. Cela est inquiétant parce que l’élève est obligé de se soumettre à ce qu’on demande de lui. Le gouvernement n’octroie pas aux nouvelles générations le droit de se demander ce qu’il faut tirer de l’enseignement qu’on lui donne. Les élèves doivent expliquer ce qu’ils ont retenu pour répondre à la norme établie, plutôt que d’avoir compris et intégré un savoir. Cela favorise ainsi le rabâchage concernant l’enseignement et l’apprentissage des concepts relatifs au monde, à son histoire et à sa beauté. Ceux-ci sont pourtant nécessaires à sa compréhension qui peut mener à son renouvellement. L’apprentissage par compétences transversales dénaturent la matière même, car les étudiants doivent apprendre comment utiliser les notions qui leur sont données pour qu’elles leur soient utiles. Ils apprennent plutôt dans un élan de survie, de manière aliénante et dans un état de passivité, plutôt que de manière à encourager leur développement de connaissances et leur sens critique. Ainsi, l’État, plutôt dogmatique, dévalorisait plutôt l’atteinte de valeurs démocratiques en régissant des attentes universelles qui ne sont pas favorables au développement des étudiants.
Ensuite, pour ce qui est de la pédagogie, je pense, comme Arendt, que l’enseignant doit être compétent, car toute sa crédibilité repose sur cette compétence, mais il doit aussi, comme Dewey le pense, savoir enseigner la matière de façon efficace en s’intéressant aux élèves dont les opinions et les intérêts ont une valeur. On devrait donc partir de la culture de masse à laquelle les étudiants s’intéressent pour ensuite s’en extirper et réorganiser les expériences préalables pour ensuite les utiliser afin de servir l’objectif social, qui est de rendre les étudiants critiques et capables de faire progresser la société afin qu’elle tende vers le bien commun. De plus, les écoles québécoises doivent en effet s’assurer que les élèves aient une éducation appropriée à chacun (pédagogie), car l’individualité permet de se sortir de la stagnation nécessaire au progrès social. Elles doivent aussi s’assurer que les élèves reconnaissent en leurs professeurs une autorité, car il faut éviter la dissidence qui peut mener au rejet de cette autorité qui, dans les faits, protège les élèves et les aide à se développer, comme Arendt l’affirme.
Aussi, il ne faut pas imposer les tendances progressistes et démocratiques de façon hâtive, puisqu’on peut constater que cette méthode d’éducation n’est pas nécessairement la meilleure manière de s’assurer que les élèves soient compétents et assez éduqués pour appliquer les habitudes démocratiques en société. En effet, le fait d’accorder une importance absolue à l’égalité entre les éducateurs et les élèves ne permet pas de mieux les éduquer. Le nivellement vers le bas que les écoles du système d’éducation du Québec connaissent, par cette obsession de mêler les domaines éducatifs et politiques au nom du progrès, n’a fait pas réellement ses preuves, que cela soit au milieu du 20e siècle aux États-Unis avec Arendt ou aujourd’hui au Québec. Le but de l’éducation selon les deux philosophes est de disposer les enfants à pouvoir renouveler le monde. Cela suggère un idéal démocratique que l’éducation peut assurer et dans lequel il est nécessaire que la société évolue. Un certain lien d’autorité doit être rétabli, mais les enseignants doivent toutefois être capables d’enseigner convenablement la matière, car ces éléments peuvent assurer la réussite scolaire qui permettra de perpétuer une démocratie stable et juste. Il convient de dire que certains éléments de l’éducation progressiste et démocratique sont donc nécessaires (pédagogie et individualité), mais que le pragmatisme associé à cette conception de l’éducation n’est pas la plus favorable au développement des enfants. Le Québec devrait donc revoir l’enseignement par compétences transversales, le défaut majeur du renouveau pédagogique, dont le rapport de 2015 prouve l’échec. Il faut maintenant que l’État agisse le plus tôt possible pour que nos jeunes soient disposés à la démocratie, en démocratie.
MÉDIAGRAPHIE
ARENDT, Hannah. « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, Gallimard, coll. « Quarto », 1972, p.743-762.
BABELIO, « John Dewey » dans Babelio, [https://www.babelio.com/auteur/John-Dewey/62594], (page consultée le 1 décembre 2017).
BOUTIN, Gérald. « De la réforme de l’éducation au « renouveau pédagogique » : un parcours chaotique et inquiétant» dans Revue Argument : politique, société histoire, automne 2006-hiver 2007, [http://www.revueargument.ca/article/1969-12-31/367-de-la-reforme-de-leducation-au-renouveau-pedagogique-un-parcours-chaotique-et-inquietant.html], (page consultée le 8 décembre 2017).
DEWEY, John. Démocratie et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, 516 p.
DION-VIENS, Daphnée. « Une étude révèle que le renouveau pédagogique a causé du tort » dans Le Journal de Montréal, 4 février 2015, [http://www.journaldemontreal.com/2015/02/04/une-etude-revele-que-le-renouveau-pedagogique-a-cause-du-tort], (page consultée le 25 novembre 2017).
SAVIGNEAU, Josyane. « Hannah Arendt, une éthique de la pensée » dans Le Monde, 14 août 2017, [http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/08/14/hannah-arendt-une-ethique-de-la-pensee_5172097_1655027.html], (page consultée le 1 décembre 2017).
« Une étude met en lumière les ratés de la réforme scolaire » dans Radio-Canada, 4 février 2015, [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/705319/reforme-scolaire-echec-secondaire-etude-universitelaval], (page consultée le 25 novembre 2017).
[i][i] « Une étude met en lumière les ratés de la réforme scolaire » dans Radio-Canada, 4 février 2015, [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/705319/reforme-scolaire-echec-secondaire-etude-universitelaval], (page consultée le 25 novembre 2017).
[ii] Daphnée DION-VIENS, « Une étude révèle que le renouveau pédagogique a causé du tort » dans Le Journal de Montréal, 4 février 2015, [http://www.journaldemontreal.com/2015/02/04/une-etude-revele-que-le-renouveau-pedagogique-a-cause-du-tort], (page consultée le 25 novembre 2017).
[iii] Ibid.
[iv] Josyane SAVIGNEAU, « Hannah Arendt, une éthique de la pensée » dans Le Monde, 14 août 2017, [http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/08/14/hannah-arendt-une-ethique-de-la-pensee_5172097_1655027.html], (page consultée le 1 décembre 2017).
[v] Hannah ARENDT, « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, Gallimard, coll. « Quarto », 1972, p.755.
[vi] BABELIO, « John Dewey » dans Babelio, [https://www.babelio.com/auteur/John-Dewey/62594], (page consultée le 1 décembre 2017).
[vii] John DEWEY, Démocratie et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, p.169.
[viii] Ibid., p.82.
[ix] Hannah ARENDT, op. cit., p.762.
[x] John DEWEY, op. cit., p.161.
[xi] Hannah ARENDT, op. cit., p. 749.
[xii] Hannah ARENDT, op. cit., p. 749.
[xiii] Hannah ARENDT, op. cit., p. 761.
[xiv] John DEWEY, op. cit., p. 206.
[xv] John DEWEY, op. cit., p.254.
[xvi] John DEWEY, op. cit., p. 163.
[xvii] John DEWEY, op. cit., p.166.
[xviii] Hannah ARENDT, op. cit., p.750.
[xix] Hannah ARENDT, op. cit., p.756.
[xx] Hannah ARENDT, op. cit., p.752.
[xxi] John DEWEY, op. cit., p. 181.
[xxii] John DEWEY, op. cit., p.215.
[xxiii] John DEWEY, op. cit., p.257.
[xxiv] John DEWEY, op. cit., p.250.
[xxv] John DEWEY, op. cit., p.252.
[xxvi] Hannah Arendt, op. cit., p. 750.
[xxvii] John DEWEY, op. cit., p.761.
[xxviii] John DEWEY, op. cit., p. 153.
[xxix] John DEWEY, op. cit., p. 170.
[xxx] John DEWEY, op. cit., p. 181.
[xxxi] John DEWEY, op. cit., p.219.
[xxxii] John DEWEY, op. cit., p. 155.
[xxxiii] John DEWEY, op. cit., p.219.
[xxxiv] John DEWEY, op. cit., p.221.
Note biographique :
Après avoir étudié en Sciences, lettres et arts pendant 1 an et demi, je suis présentement une étudiante de troisième année en Sciences humaines, au collège de Bois-de-Boulogne. Lors de mon parcours au cégep, j’ai développé un intérêt grandissant pour tout ce qui est relatif à l’étude de la société et de son fonctionnement. L’automne prochain, j’accomplirai un rêve de vertu : l’étude du droit à l’Université de Montréal.