Implications démocratiques: de la méthode au contenu d’une éducation en crise, Béatrice Eng

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Béatrice Eng

Étudiante en sciences humaines

Collège de Bois-de-Boulogne

 

Résumé :

Le renouveau pédagogique, que l’État québécois a imposé à ses cégeps dans les années 90, ravive le débat constant autour du contenu éducatif et de la méthode d’enseignement. Cette réforme polémique s’inscrit dans le courant de l’éducation démocratique. Trois éléments relevant du mouvement, soit l’autorité, la pédagogie et le pragmatisme, opposent deux écoles de pensée principales en philosophie de l’éducation.  Ce texte est une comparaison de la position de John Dewey aux trois idées de base qu’ Hannah Arendt expose dans La crise de la culture. Il sera question de relier les critiques et les opinions des deux philosophes à la crise de l’éducation vécue au Québec pour ensuite définir les caractéristiques d’une éducation idéale.

 

L’année scolaire 2017-2018 marque le 50e anniversaire du réseau collégial québécois. Cependant, tous ne sont pas fiers ni satisfaits de l’instruction que le Québec offre aux nouvelles générations. Critiques, huées et réprimandes… Le ministère de l’éducation, surtout depuis 1993, s’est fait dire à maintes reprises par les professeurs et les philosophes que le tournant que la société québécoise a adopté avec le « renouveau pédagogique », euphémisme pour réforme éducative, ne peuvent résoudre les problèmes qui pèsent sur notre système éducatif en crise. Le Québec, sous la réforme Robillard, revoit son approche d’enseignement pour valoriser le « développement de compétences disciplinaires et transversales[1]», plutôt que l’acquisition de connaissances. Centré sur l’étudiant, l’État implante également de nouveaux programmes ainsi que des cours particuliers pour donner aux élèves la liberté de choisir le contenu et la direction de leur éducation. En 2015, une étude menée par le Ministère de l’éducation concernant les conséquences et les effets de la réforme sur les nouvelles cohortes d’étudiants au secondaire (réforme instaurée en 2005), rend compte de l’échec du renouveau pédagogique québécois. La révision du système éducatif, toujours très polémique, avait comme but d’augmenter le taux de diplomation des étudiants. Or, on constate le contraire. La réussite scolaire des garçons, leur cible première, a diminué, tout comme les résultats scolaires pour des matières générales telles que le français et les mathématiques[2]. Pour ce qui est des « compétences transversales », les élèves ont estimé avoir été moins amenés à « »communiquer », « se donner des méthodes de travail », « exploiter l’information » et « actualiser [leur] potentiel » que la cohorte précédente[3] ». Comme ils se soumettent à une scolarisation qui ne les encourage pas à critiquer leur école et leur société, les jeunes se voient être moins bien disposés à bâtir le Québec de demain.  Ce contexte scolaire, plus démocratique, qui mise sur le développement d’un élève compétent et sur les intérêts personnels de celui-ci, ne réussirait donc pas à mieux le scolariser. Plusieurs acteurs de la société contestent le système d’éducation et sa réforme. Des professeurs tels que Normand Baillargeon (UQAM) reprochent à l’État sa valorisation de pratiques mesurables qui empiètent sur l’enseignement de connaissances générales et culturelles pourtant fondamentales. Celles-ci devraient permettre à l’étudiant de mieux comprendre le monde dans lequel il vit et de se doter d’un sens critique, de moralité, de vertus et, surtout, de savoirs. De ce fait, en reniant l’éducation fondée sur ce type d’apprentissage, l’État transmettrait des valeurs d’utilité aux jeunes. L’école deviendrait ainsi une machine qui produirait des citoyens performants sachant répondre aux attentes définies et encadrées de l’État, plutôt que des élèves cultivés.

Certains éléments de l’éducation démocratique ressortent donc, soit la manière d’enseigner (pédagogie), la matière à enseigner (pragmatisme), ainsi que l’autorité que devraient exercer l’État et l’éducateur sur l’élève.  Concernant cette dernière notion, deux écoles de pensées s’opposent. L’étudiant se voit attribuer un plus grand rôle dans son instruction scolaire que la philosophe Hannah Arendt le concevrait. Pour Arendt, l’État et le professeur ne devraient pas favoriser les intérêts personnels des élèves qui semblent pourtant avoir une valeur sociale et éducative pour Dewey. D’autre part, on se demande si le pragmatisme, qui correspond à l’apprentissage de notions et méthodes pratiques et concrètes, devrait être privilégié. Faudrait-il se concentrer sur l’enseignement du passé strictement pour dégager les notions utiles à des situations s’inscrivant dans le présent ? Cela signifierait-il que les connaissances générales et la culture n’ont pas de valeur en elles-mêmes? D’ailleurs, l’utilitarisme qui découle de ce pragmatisme donnerait une fonction plutôt réductrice à l’éducation. La supposée « crise de l’éducation » que le Québec connaît soulève ce questionnement : doit-on privilégier ces éléments de l’éducation démocratique dans le système d’éducation ?  Selon moi, certains sont essentiels, mais d’autres seraient à revoir. Pour faire valoir ma thèse, je ferai une comparaison des arguments des philosophes Hannah Arendt et John Dewey. Je présenterai chacun des philosophes pour ensuite expliquer les trois idées de base que’Hannah Arendt établit dans La crise de la culture, son essai de 1961, une œuvre vitale en philosophie de l’éducation. Ensuite, je comparerai la vision d’Arendt à celle de John Dewey dans son œuvre Démocratie et Éducation de 1916, en dégageant les éléments soulevés par Dewey pouvant répondre à des chacune des idées d’Arendt. En comparant la conception plus progressiste de l’éducation de Dewey à la conception plus conservatrice de l’éducation d’Arendt, il sera possible de définir ce qu’est l’éducation idéale en démocratie et ce qu’elle implique.

 

Le conservatisme éducatif d’Arendt

L’œuvre de la philosophe américaine Hannah Arendt, née en 1906 et décédée en 1975[4], occupe une importance significative dans les débats philosophiques modernes. Concernant l’éducation, elle maintient une approche conservatrice. Cependant, le conservatisme prôné par Arendt est seulement admissible dans le domaine de l’éducation (relation enfant-adulte). En politique, elle est d’avis qu’il faut lutter contre le statu quo et renouveler la société en favorisant le progrès. Arendt stipule : « L’école n’est en aucune façon le monde et ne doit pas se donner pour tel […][5]. » En effet, le politique ne doit pas interférer avec l’éducation. Selon elle, c’est parce que l’on essaie de transférer, au nom du progrès, de la sphère politique à la sphère éducative, des normes et valeurs démocratiques liées au progrès que la société est en crise. La crise éducative est en étroite relation avec la crise sociale, qui se manifeste par le mauvais classement du niveau scolaire américain par rapport aux autres pays. La philosophe explique ce phénomène par l’adhésion aux tendances éducatives modernes et démocratiques qui, selon elle, ne fonctionneraient pas puisqu’on n’obtient pas les résultats escomptés, ce qui rappelle la situation vécue au Québec avec le renouveau pédagogique. En effet, l’aspect égalitaire de l’éducation démocratique donne à l’élève une voix et un pouvoir égaux à ceux de son professeur. De plus, tous les élèves sont considérés comme égaux, qu’ils soient marginaux, pauvres ou immigrants. Ce principe démocratique créé une société de masse où les élèves doués et médiocres se voient offrir les mêmes opportunités et la même éducation. De plus, cela a comme conséquence de rendre inefficace l’autorité du professeur. La fonction politique qu’on aurait octroyée à l’éducation moderne aurait donc causé un nivellement vers le bas, contribuant à la décrépitude de l’éducation.

 

L’éducation progressiste de Dewey

John Dewey, né en 1859 et décédé en 1952[6], est un philosophe américain et grand penseur de la réforme éducative du 20e siècle. Il a une vision plus progressiste et élargie de l’éducation. Il valorise l’éducation pragmatique qui permet d’identifier des applications pratiques de la pensée. Aussi, pour lui, l’éducation doit être affaire de politique. En effet, les rapports démocratiques doivent être privilégiés dans la société tout comme dans une institution scolaire, car les gens sont constamment dans un rapport d’éducation. Il affirme qu’ « une démocratie est plus qu’une forme de gouvernement, elle est d’abord un mode de vie associé, d’expériences communes communiquées [7]». De plus, il croit en l’égalité des chances intellectuelles : tout le monde doit être sur un pied de stricte égalité. Il idéalise une forme de société qui serait multiculturelle et pluraliste où les classes, la race et le territoire ne dicteraient pas le comportement. On peut en revanche noter qu’il a une tendance républicaine puisqu’il reconnaît que:

les hommes vivent dans une communauté en vertu des choses qu’ils ont en commun. La communication est le moyen par lequel ils parviennent à posséder ces choses en commun. Pour former une communauté ou une société ils doivent avoir en commun les objectifs, les croyances, les aspirations, la connaissance – une compréhension commune – une orientation d’esprit semblable…[8]

 

Aussi, une démocratie est assurée lorsque l’individualité est présente d’où l’importance qu’il accorde à chaque élève et à ses intérêts. En ce sens, il est nécessaire d’assurer son individualité, mais il faut aussi définir les intérêts partagés par les élèves et les mettre en commun pour donner un sens et une certaine direction à l’enseignement. L’importance accordée à l’individualité permet ainsi d’affaiblir les inégalités, la compétition entre les individus et une forte relation autoritaire entre l’enseignant et l’élève dans un contexte scolaire, des choses qu’il proscrit. La vision d’Arendt est donc plutôt contraire à celle de Dewey.

Cependant, les deux philosophes s’entendent sur le but de l’éducation. Pour Arendt, l’éducation permet de « préparer [les enfants] d’avance à la tâche de renouveler un monde commun[9]» et Dewey soutient que l’éducation peut être un « instrument constructif de l’amélioration de la société [qui permet] un développement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la société future dont ils seront les éléments constitutifs[10]». En effet, au final, l’éducation n’a pas un objectif économique ou national, mais une fonction sociale qui doit permettre de progresser pour atteindre l’idéal démocratique dans une société. Les deux philosophes conçoivent donc que l’éducation a un rôle dans la politique. Cependant, Arendt n’accorde pas de rôle politique à l’éducation contrairement à Dewey. Plus encore, sa vision de la méthode d’enseignement et de la matière à enseigner s’oppose à celle qu’Arendt reconnaît. Dans les prochains paragraphes, j’expliquerai les trois idées principales qu’Arendt établit dans La crise de la culture pour ensuite présenter la vision de Dewey par rapport à celles-ci.

 

  1. L’autorité et ses implications démocratiques

1.1 La nécessité d’un lien autoritaire

Hannah Arendt définit sa première idée comme suit :

[…] il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes. Le rôle des adultes doit se borner à assister ce gouvernement [11].

                                                                       Hannah Arendt, La crise de la culture

En premier lieu, Arendt affirme que l’égalité, que l’éducation démocratique attribut en donnant une valeur plutôt égale à l’opinion et à la voix de l’élève par rapport à celles de son enseignant, a comme conséquence que celui-ci n’exerce pas une ascendance suffisante sur son élève. Celui-ci vit ainsi dans un univers où l’autorité adulte qui devrait exister n’est ni reconnue ni effective. Elle affirme que « cela créé une situation où l’adulte se trouve désarmé face à l’enfant pris individuellement et privé de contact avec lui[12] ». Pour Arendt, l’éducation doit être conservatrice dans la mesure où elle doit protéger le lien autoritaire entre les parents et les enfants, et entre l’éducateur et les élèves (sans tomber dans la tyrannie), car il assure leur protection et leur développement. L’enfant a besoin d’intimité et de sécurité pour mûrir, des états assurés par l’autorité. Tenter de le séparer de ce rapport autant naturel qu’important, en justifiant que l’enfant s’adapterait mieux dans la démocratie dans laquelle il vit, ferait tout le contraire. En effet, le laisser grandir par lui-même pour découvrir prématurément les mécaniques de la vie en société démocratique, dans le but de l’émanciper, détruit sa qualité vitale en tant qu’enfant. Selon l’éducation moderne, il faudrait qu’il s’affranchisse du « joug » des adultes qui imposent leurs normes. Or, cette émancipation qu’on tenterait de lui accorder est complètement néfaste, car l’enfant n’est pas encore « un état humain autonome, capable de vivre selon ses lois propres[13] ». C’est avec un encadrement que l’élève peut épanouir librement ses qualités et ses dons caractéristiques, assurés par l’autorité. L’enfant doit pourvoir vivre et grandir si l’on veut qu’il puisse ensuite apporter des idées nouvelles pour faire progresser la société.

 

1.2 Le rôle politique de l’éducation

D’abord, pour Dewey, cet élément de l’éducation démocratique, qui met l’élève et son professeur sur un pied d’égalité concernant la valeur de leurs opinions sur le contenu et la matière de l’éducation, est nécessaire. La démocratie, un mode de vie commun, doit permettre une libre interaction entre tous et favoriser la discussion, le débat rationnel et la conversation. Arendt conçoit aussi cette vision de la démocratie. Cependant, leurs opinions diffèrent dans la mesure où Dewey préconise l’idée que les enfants apprennent en entrant en relation avec les autres, en échangeant librement et impulsivement. Ainsi, pour lui, la méthode d’enseignement devrait être calquée sur cette idée (il favorisait donc des discussions ouvertes en classe, dont le professeur se retirerait, niant ainsi son autorité d’enseignant). Il affirme que « cette technique ne fixe pas son attention sur le fait [que l’élève] doit apprendre quelque chose et, partant, ne lui impose pas une attitude contrainte et forcée[14] », rendant ainsi l’éducation plus cohérente avec le but ultime de l’éducation. Dewey souligne que « les attaques de front sont, encore plus dans l’enseignement qu’à la guerre, menées en pure perte[15] ».  Il faut donc amener l’élève à apprendre d’une manière similaire à l’apprentissage naturel, au lieu de le contraindre à apprendre. Il conçoit donc que « l’éducation est une fonction sociale qui assure la direction et le développement des êtres non encore parvenus à maturité en les faisant participer à la vie du groupe auquel ils appartiennent [16] ».

Plus encore, l’autorité entre les adultes et les enfants défendue par les conservateurs comme Arendt est répréhensible pour Dewey. Ce dernier rejette plutôt l’autorité de l’éducateur, car en se fiant strictement à la nature autoritaire de leur enseignant, les enfants agiraient de façon capricieuse et leurs comportements finiraient par ne pas être conformes aux idéaux et aux valeurs démocratiques. De plus, il conteste l’idée d’une forte autorité sur l’élève, car l’idéal démocratique ne concerne pas strictement un rapport entre gouvernant et gouverné. En effet, « la séparation en classe privilégiée et classe soumise empêche l’endosmose sociale » et « l’absence de ce commerce libre et équitable qui naît de la diversité des intérêts partagés déséquilibre l’émulation intellectuelle[17]», ce qui nuirait à l’apprentissage. Ainsi, il pourrait critiquer la rigueur autoritaire qu’Arendt promeut et la séparation qu’elle fait entre la sphère éducative et la sphère publique et politique. Il accorde donc un rôle politique important à l’éducation qu’Arendt ne reconnaît pas, comme elle conçoit que la séparation entre les élèves doués et moins doués, et entre les professeurs et les élèves, crée une piètre société.

 

  1. La pédagogie

2.2 Le rejet de la responsabilité du monde

La deuxième idée d’Arendt repose en ceci :

 Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner[18].

                                                                       Hannah Arendt, La crise de la culture

En deuxième lieu, Arendt critique le fait que, dans la conception moderne de l’éducation, l’éducateur est plus un pédagogue qu’un spécialiste dans son domaine, ce qui restreint son autorité la plus légitime, soit sa compétence. Il ne peut pas exercer de pouvoir coercitif et il n’est plus légitime aux yeux de ses élèves puisque l’essence même de sa fonction de professeur est atteinte. D’ailleurs, parce que « les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement [19]», les éducateurs sont des représentants du monde et portent la responsabilité du monde, ce qui caractérise leur autorité. La compétence, quant à elle, permet de pouvoir transmettre les connaissances du monde. Ainsi, ne se montrant ni autoritaires ni compétents, puisqu’ils se penchent beaucoup plus sur la pédagogie, les enseignants ne peuvent assumer leur rôle de représentants. Arendt affirme que refuser d’être autoritaire signifie que l’adulte rejette toute la responsabilité du monde en abandonnant les enfants. Le type d’éducation que l’on donne aux enfants permet « [de décider si] nous [les] aimons assez pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler le monde commun[20] ». En répudiant l’autorité, les professeurs ne disposent donc pas les jeunes à cet objectif. Ainsi, la conception de la réforme éducative affecte le rapport entre les élèves et les éducateurs, qui conçoivent leur rôle plus comme celui d’un accompagnateur, ce qui nuit ultimement à la démocratie du futur et aux enfants qui en seront responsables.

 

2.2 La fausse opposition entre la méthode et le contenu

Dewey, quant à lui, établit qu’il doit y avoir une modification des « idéaux traditionnels de la culture, [des] sujets traditionnels d’étude et [des] méthodes traditionnelles d’enseigner et d’imposer la discipline [21] ». D’abord, il juge nécessaire de s’assurer de rendre la matière intéressante pour les élèves qui peuvent être préalablement indifférents à ce qu’on leur enseigne. Il affirme que « concrètement s’il est important que nous reconnaissions la place dynamique de l’intérêt dans le développement éducatif, c’est que de cette façon il est possible de nous consacrer aux enfants pris individuellement en tenant compte de leurs capacités, besoins et préférences spécifiques[22]», et ce, afin que les élèves utilisent « leur propres capacités dans des activités qui ont une signification[23]». En effet, il favorise le rapport éducateur-élève et propose un rapport plus démocratique entre tous, car mettre en valeur et faire ressortir l’individualité de chacun sont essentiels pour que l’éducation soit effective.

Pour ce qui est de la pédagogie, Dewey critique fortement la conception traditionnelle de l’éducation. En effet, ceux qui croient que « la science supposée des méthodes de l’esprit dans l’enseignement est futile – simple écran pour masquer la nécessité dans laquelle l’enseignant se trouve de connaître en profondeur et avec précision le sujet qu’il enseigne [24]» sont dans l’erreur. Ils accordent une séparation entre le contenu à enseigner et la méthode. Or, pour Dewey, « la méthode ne s’oppose pas au contenu ; elle dirige efficacement le contenu vers les résultats désirés […] la méthode n’est jamais quelque chose en dehors du contenu ». Les méthodes d’enseignement correspondent aux manières dont l’environnement et le contenu peuvent « [entrer] dans l’expérience et y [remplir] [leur] rôle » plutôt que d’être « des actes indépendants qui s’exercent sur les choses » [25]Ainsi, il faut proscrire l’autorité excessive qui nuit au processus d’apprentissage des enfants et favoriser la pédagogie qui est entièrement utile et nécessaire pour permettre au contenu et à la matière d’atteindre les élèves et d’actualiser leur expérience. Le philosophe se centre sur eux et affirme donc que la pédagogie doit s’adapter à eux, car leurs intérêts individuels ont de la valeur en démocratie et pour la démocratie.

 

  1. Le pragmatisme

3.1 Apprendre à savoir avant d’apprendre à faire

La troisième idée concerne le contenu à enseigner:

[L’application de la troisième idée de base], idée qui a été celle du monde moderne pendant des siècles et qui a trouvé son expression conceptuelle systématique dans le pragmatisme. Cette idée de base est que l’on ne peut savoir et comprendre ce qu’on a fait soi-même, et sa mise en pratique dans l’éducation est aussi élémentaire qu’évidente : substituer, autant que possible, le faire à l’apprendre[26].

                                                                      Hannah Arendt, La crise de la culture

En troisième lieu, pour Arendt, l’enseignement pragmatique que peut conférer l’éducation démocratique, favorise l’enseignement de savoir-faire et de méthodes, au détriment de l’enseignement de connaissances et de « savoir mort » pourtant fondamentaux. Dewey valoriserait le « jeu » comme si l’action pratique était l’unique manière d’inculquer des notions à l’enfant et comme si c’était la prédisposition de l’enfant que l’on devait prioriser. En favorisant les impulsions et les interactions naturelles qui émanent des enfants, Dewey pourrait décourager l’enfant à devenir critique et autonome. En effet, cela aurait comme conséquence que l’enfant vive dans la passivité et qu’il soit réduit à l’infantilité, puisqu’il agit avant d’apprendre, n’acquérant pas ainsi les connaissances et habiletés produites par l’habitude de penser et de critiquer, nécessaires pour s’épanouir en tant qu’être juste et capable de délibération. De plus, cela renforce l’isolement des enfants dans un monde propre à eux, où l’autorité des adultes n’est plus effective. Cela brise le rapport naturel que l’enfant et l’adulte entretiennent, ce qui, encore une fois, nuit à l’éducation. D’ailleurs, selon Arendt, « le rôle de l’école est d’apprendre aux enfants ce qu’est le monde, et non pas leur inculquer l’art de vivre[27] ». Ainsi, Arendt stipule plutôt qu’il faut enseigner le contenu culturel, social et politique des notions, une fin en soi, plutôt que de travailler la matière pour répondre à des normes établies. Pour la philosophe, le pragmatisme ne conduirait pas l’enfant à être éduqué de manière appropriée.

  • Expliciter l’utilité du savoir passé pour le présent

Dewey, pour sa part, défend davantage sa définition pragmatique de l’éducation en deux arguments principaux.

D’une part, il est contre l’enseignement idéalisé et strict du passé, qui aurait une valeur seulement en vertu de sa qualité et de son caractère rétrospectif. Cet enseignement crée une rivalité avec le présent : si on priorise l’éducation traditionnelle du passé, on s’y refugie et il est possible alors de se détourner du présent et des actions présentes. Dewey affirme que « la tâche de l’éducation consiste à libérer les jeunes de l’obligation de revivre et de retraverser le passé, plutôt qu’à les amener à le répéter[28] ». Aussi, pour le philosophe, l’éducation qui se base sur l’intérêt et l’expérience de l’enfant est plus importante que l’apprentissage d’une culture immuable du passé. L’élève doit être éduqué selon l’initiative et l’adaptabilité personnelles[29], comme il a été expliqué dans son point de vue concernant la première idée d’Arendt.

D’autre part, l’éducation du passé doit servir au présent. Le pragmatisme permet « [aux enfants d’acquérir] un bagage suffisant pour devenir les maîtres de leur carrière économique et sociale[30] », ce qui permet la réalisation de l’idéal démocratique et du progrès social. En effet, Dewey affirme que « [la] société doit avoir un type d’éducation qui amène les individus à s’intéresser personnellement aux relations sociales et à la conduite de la société et [qui] leur donne les dispositions qui garantissent l’évolution sociale […] [31]». Il faut donc que l’éducation guide cet intérêt qui peut être assuré en donnant un caractère plus pragmatique et défini à la matière enseignée dans les classes. De plus, il conçoit qu’« [il] est sage d’utiliser les produits de l’histoire du passé dans la mesure où ils peuvent être utiles à l’avenir […] [32]»,  c’est- à dire que, selon lui, l’éducation traditionnelle qui ne ferait que donner des leçons est inefficace. L’éducateur doit s’assurer que l’élève est conscient de l’utilité de ce qu’il étudie pour ensuite « mener à bien des activités qui le concernent[33] ». Finalement, il explique que « l’école ne peut pas échapper immédiatement aux idéaux imposés par les conditions sociales antérieures. Mais elle devrait contribuer, par le type de disposition intellectuelle et affective qu’elle forme, à améliorer ces conditions[34] ».

L’éducation idéale

Les positions des deux philosophes concernant l’enseignement, sa nature et sa méthode sont divergentes. Ainsi, les deux auteurs auraient des opinions différentes concernant le système d’éducation du Québec qui se moule depuis plus de vingt ans au renouveau pédagogique, une réforme qui se situe dans le courant de l’éducation démocratique.

D’abord, le fait que les connaissances générales et culturelles soient reléguées au second plan par rapport aux compétences transversales affecte autant le contenu que la méthode d’enseigner. Comme l’État a imposé l’évaluation de la matière selon des compétences précises, les éducateurs se doivent d’apprendre à leurs élèves comment arriver à de tels objectifs plutôt que de développer la valeur culturelle, sociale et politique de la matière enseignée. Ce pragmatisme moule l’élève de manière à ce qu’il doive se conformer aux attentes de la société plutôt que de lui permettre de voir plus objectivement les notions et d’en tirer une valeur significative. Dewey serait d’avis que l’apprentissage par compétences est utile à la démocratie, puisque trop se concentrer sur un enseignement traditionnel du passé et ne pas lui donner une utilité explicite ne permettraient pas de renouveler les dispositions nécessaires pour améliorer la démocratie telles que le développement critique. Pour Arendt, le pragmatisme du système québécois serait à proscrire, parce qu’elle définit que ce n’est pas au rôle de l’école de montrer comment vivre dans le monde, mais plutôt ce qu’est le monde. Je suis aussi d’avis que l’enseignement par compétences est contestable. En effet, l’État dirige l’enseignement donné aux générations plus jeunes pour favoriser la compétence et le rendement plutôt que le développement de la personne en tant qu’être épanoui, cultivé et critique. Cela est inquiétant parce que l’élève est obligé de se soumettre à ce qu’on demande de lui. Le gouvernement n’octroie pas aux nouvelles générations le droit de se demander ce qu’il faut tirer de l’enseignement qu’on lui donne. Les élèves doivent expliquer ce qu’ils ont retenu pour répondre à la norme établie, plutôt que d’avoir compris et intégré un savoir. Cela favorise ainsi le rabâchage concernant l’enseignement et l’apprentissage des concepts relatifs au monde, à son histoire et à sa beauté. Ceux-ci sont pourtant nécessaires à sa compréhension qui peut mener à son renouvellement. L’apprentissage par compétences transversales dénaturent la matière même, car les étudiants doivent apprendre comment utiliser les notions qui leur sont données pour qu’elles leur soient utiles. Ils apprennent plutôt dans un élan de survie, de manière aliénante et dans un état de passivité, plutôt que de manière à encourager leur développement de connaissances et leur sens critique. Ainsi, l’État, plutôt dogmatique, dévalorisait plutôt l’atteinte de valeurs démocratiques en régissant des attentes universelles qui ne sont pas favorables au développement des étudiants.

Ensuite, pour ce qui est de la pédagogie, je pense, comme Arendt, que l’enseignant doit être compétent, car toute sa crédibilité repose sur cette compétence, mais il doit aussi, comme Dewey le pense, savoir enseigner la matière de façon efficace en s’intéressant aux élèves dont les opinions et les intérêts ont une valeur. On devrait donc partir de la culture de masse à laquelle les étudiants s’intéressent pour ensuite s’en extirper et réorganiser les expériences préalables pour ensuite les utiliser afin de servir l’objectif social, qui est de rendre les étudiants critiques et capables de faire progresser la société afin qu’elle tende vers le bien commun. De plus, les écoles québécoises doivent en effet s’assurer que les élèves aient une éducation appropriée à chacun (pédagogie), car l’individualité permet de se sortir de la stagnation nécessaire au progrès social. Elles doivent aussi s’assurer que les élèves reconnaissent en leurs professeurs une autorité, car il faut éviter la dissidence qui peut mener au rejet de cette autorité qui, dans les faits, protège les élèves et les aide à se développer, comme Arendt l’affirme.

Aussi, il ne faut pas imposer les tendances progressistes et démocratiques de façon hâtive, puisqu’on peut constater que cette méthode d’éducation n’est pas nécessairement la meilleure manière de s’assurer que les élèves soient compétents et assez éduqués pour appliquer les habitudes démocratiques en société. En effet, le fait d’accorder une importance absolue à l’égalité entre les éducateurs et les élèves ne permet pas de mieux les éduquer. Le nivellement vers le bas que les écoles du système d’éducation du Québec connaissent, par cette obsession de mêler les domaines éducatifs et politiques au nom du progrès, n’a fait pas réellement ses preuves, que cela soit au milieu du 20e siècle aux États-Unis avec Arendt ou aujourd’hui au Québec. Le but de l’éducation selon les deux philosophes est de disposer les enfants à pouvoir renouveler le monde. Cela suggère un idéal démocratique que l’éducation peut assurer et dans lequel il est nécessaire que la société évolue. Un certain lien d’autorité doit être rétabli, mais les enseignants doivent toutefois être capables d’enseigner convenablement la matière, car ces éléments peuvent assurer la réussite scolaire qui permettra de perpétuer une démocratie stable et juste.  Il convient de dire que certains éléments de l’éducation progressiste et démocratique sont donc nécessaires (pédagogie et individualité), mais que le pragmatisme associé à cette conception de l’éducation n’est pas la plus favorable au développement des enfants. Le Québec devrait donc revoir l’enseignement par compétences transversales, le défaut majeur du renouveau pédagogique, dont le rapport de 2015 prouve l’échec.  Il faut maintenant que l’État agisse le plus tôt possible pour que nos jeunes soient disposés à la démocratie, en démocratie.

 

MÉDIAGRAPHIE

ARENDT, Hannah. « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, Gallimard, coll. « Quarto », 1972, p.743-762.

BABELIO, « John Dewey » dans Babelio, [https://www.babelio.com/auteur/John-Dewey/62594], (page consultée le 1 décembre 2017).

BOUTIN, Gérald. « De la réforme de l’éducation au « renouveau pédagogique » : un parcours chaotique et inquiétant» dans Revue Argument : politique, société histoire, automne 2006-hiver 2007, [http://www.revueargument.ca/article/1969-12-31/367-de-la-reforme-de-leducation-au-renouveau-pedagogique-un-parcours-chaotique-et-inquietant.html], (page consultée le 8 décembre 2017).

DEWEY, John. Démocratie et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, 516 p.

DION-VIENS, Daphnée. « Une étude révèle que le renouveau pédagogique a causé du tort » dans Le Journal de Montréal, 4 février 2015, [http://www.journaldemontreal.com/2015/02/04/une-etude-revele-que-le-renouveau-pedagogique-a-cause-du-tort], (page consultée le 25 novembre 2017).

SAVIGNEAU, Josyane. « Hannah Arendt, une éthique de la pensée » dans Le Monde, 14 août 2017, [http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/08/14/hannah-arendt-une-ethique-de-la-pensee_5172097_1655027.html], (page consultée le 1 décembre 2017).

« Une étude met en lumière les ratés de la réforme scolaire » dans Radio-Canada, 4 février 2015, [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/705319/reforme-scolaire-echec-secondaire-etude-universitelaval], (page consultée le 25 novembre 2017).

[i][i]  « Une étude met en lumière les ratés de la réforme scolaire » dans Radio-Canada, 4 février 2015, [http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/705319/reforme-scolaire-echec-secondaire-etude-universitelaval], (page consultée le 25 novembre 2017).

[ii] Daphnée DION-VIENS, « Une étude révèle que le renouveau pédagogique a causé du tort » dans Le Journal de Montréal, 4 février 2015, [http://www.journaldemontreal.com/2015/02/04/une-etude-revele-que-le-renouveau-pedagogique-a-cause-du-tort], (page consultée le 25 novembre 2017).

[iii] Ibid.

[iv] Josyane SAVIGNEAU, « Hannah Arendt, une éthique de la pensée » dans Le Monde, 14 août 2017, [http://www.lemonde.fr/televisions-radio/article/2017/08/14/hannah-arendt-une-ethique-de-la-pensee_5172097_1655027.html], (page consultée le 1 décembre 2017).

[v] Hannah ARENDT, « La crise de l’éducation » dans La crise de la culture, Gallimard, coll. « Quarto », 1972, p.755.

[vi] BABELIO, « John Dewey » dans Babelio, [https://www.babelio.com/auteur/John-Dewey/62594], (page consultée le 1 décembre 2017).

[vii] John DEWEY, Démocratie et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, p.169.

[viii] Ibid., p.82.

[ix] Hannah ARENDT, op. cit., p.762.

[x] John DEWEY, op. cit., p.161.

[xi] Hannah ARENDT, op. cit., p. 749.

[xii] Hannah ARENDT, op. cit., p. 749.

[xiii] Hannah ARENDT, op. cit., p. 761.

[xiv] John DEWEY, op. cit., p. 206.

[xv] John DEWEY, op. cit., p.254.

[xvi] John DEWEY, op. cit., p. 163.

[xvii] John DEWEY, op. cit., p.166.

[xviii] Hannah ARENDT, op. cit., p.750.

[xix] Hannah ARENDT, op. cit., p.756.

[xx] Hannah ARENDT, op. cit., p.752.

[xxi] John DEWEY, op. cit., p. 181.

[xxii] John DEWEY, op. cit., p.215.

[xxiii] John DEWEY, op. cit., p.257.

[xxiv] John DEWEY, op. cit., p.250.

[xxv] John DEWEY, op. cit., p.252.

[xxvi] Hannah Arendt, op. cit., p. 750.

[xxvii] John DEWEY, op. cit., p.761.

[xxviii] John DEWEY, op. cit., p. 153.

[xxix] John DEWEY, op. cit., p. 170.

[xxx] John DEWEY, op. cit., p. 181.

[xxxi] John DEWEY, op. cit., p.219.

[xxxii] John DEWEY, op. cit., p. 155.

[xxxiii] John DEWEY, op. cit., p.219.

[xxxiv] John DEWEY, op. cit., p.221.

 

Note biographique :

Après avoir étudié en Sciences, lettres et arts pendant 1 an et demi, je suis présentement une étudiante de troisième année en Sciences humaines, au collège de Bois-de-Boulogne. Lors de mon parcours au cégep, j’ai développé un intérêt grandissant pour tout ce qui est relatif à l’étude de la société et de son fonctionnement. L’automne prochain, j’accomplirai un rêve de vertu : l’étude du droit à l’Université de Montréal.

Le corpus littéraire au secondaire : fondement d’une « Communauté imaginée » de lecteurs au Québec, Laurence Isabelle

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Une oeuvre d’Emma Maerten (inspirée par Georges de la Tour)

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« Au Québec, un élève peut entrer à l’université sans jamais avoir lu une œuvre de Michel Tremblay »

 Ce constat, partagé par la professeure de didactique Marie-Christine Beaudry dans le cadre du débat sur l’adoption d’une liste d’œuvres littéraires québécoises obligatoires au secondaire, fut hautement médiatisé en 2010. Dans cette lignée, une panoplie d’auteurs et d’enseignants défendaient l’adoption de ce corpus dans l’optique de réaffirmer que le but premier de l’enseignement de la littérature est la transmission d’une « culture commune » tout en ajoutant qu’« il n’y a pas qu’en histoire et dans les cours d’éthique et de culture religieuse qu’on se bâtit une identité commune[1] ». Ainsi, le corpus littéraire proposé accordait une place prépondérante aux auteurs québécois dits « classiques » : Émile Nelligan, Anne Hébert, Michel Tremblay et Réjean Ducharme[2] pour n’en nommer que quelques-uns. Rappelons que le terme « classique[3] » est employé ici pour désigner les œuvres littéraires ayant fait l’objet d’une reconnaissance durable depuis plusieurs générations au sein de notre société. En contrepartie, on entendait prioriser les « aptitudes fonctionnelles[4] » des élèves en enseignant « la littérature davantage dans le but de leur faire aimer la lecture et de développer leur compétence[5]» revendiquant ainsi la liberté de l’enseignant en ce qui a trait au choix des auteurs présentés en classe.

Bien, qu’à l’époque, ce débat a su semer la controverse chez les enseignants de littérature, voire la population entière, l’indignation semble s’être rapidement dissipée. Encore aujourd’hui, le constat demeure le même; plusieurs élèves reçoivent leur diplôme d’études secondaires sans avoir été initiés aux œuvres classiques de la littérature québécoise. Malgré la présence notoire de critères socioculturels qui encadrent les choix littéraires des enseignants tels que les exigences relatives aux « rapports égalitaires entre les personnages des deux sexes » et à « une juste représentation des personnages des groupes minoritaires »[6], très peu de balises assurent la présence d’auteurs québécois. En effet, la seule règle écrite qui assure la présence d’œuvres québécoises établit qu’elles doivent constituer la moitié[7] des livres présentées durant l’année.

Or, comme le souligne Olivier Dezutter, vice-doyen à la recherche à l’Université de Sherbrooke, plusieurs enseignants ne se plient pas à cette « loi » et que « personne ne peut rien contre ça [8]» C’est pourquoi j’entends démontrer, envers et contre ce genre d’attitude défaitiste que « oui nous le pouvons » et que seul un corpus littéraire obligatoire le permettrait. Rappelons ici que nos voisins français ont, quant à eux, non seulement une, mais bien quatre listes[9] d’ouvrages dans lesquelles les enseignants de chaque niveau d’enseignement peuvent choisir librement. Ainsi, l’exemple français nous démontre que la liberté de choix des enseignants peut et doit s’exercer de concert avec l’adoption d’un corpus. Il va sans dire que le statu quo actuel se traduit inévitablement par une disparité des œuvres présentées dans les différents établissements québécois, ce qui ne peut que venir aggraver la perte généralisée de repères. Cette absence de référents littéraires communs est symptomatique de la crise de la mémoire et de la fragmentation de l’imaginaire qui fragilisent la conscience identitaire des Québécois. Il m’apparait essentiel de réitérer en ce sens que la littérature de fiction, autant que les travaux des historiens, demeure le socle sur lequel repose notre identité nationale telle que conçue dans Imagined Communities de Benedict Anderson. J’entends ainsi faire valoir que le fait de reléguer la littérature québécoise au second rang dans nos propres institutions d’enseignement n’a pas seulement pour effet de négliger la transmission d’une culture littéraire qui nous fait déjà terriblement défaut, mais vient surtout saper un des fondements de la conscience historique et politique du Québec. Pour ce faire, j’entends mobiliser l’apport théorique de penseurs tels que Benedict Anderson, Martha Nussbaum et John Dewey, afin de mettre à l’épreuve ma position – qui s’apparente in fine à celle de Hannah Arendt –  qui consiste à défendre l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires afin que les œuvres québécoises puissent enfin jouir de la place qui leur revient dans la transmission de l’héritage de culture qui est le nôtre.

 

Esquisse de la « crise littéraire » au Québec 

De prime abord, il importe de rappeler que la problématique liée au choix des œuvres littéraires présentées dans nos écoles n’a vu le jour au Québec qu’à la suite de la commission Parent entre 1963 et 1966[10]. Avant cette période charnière, les enseignants ne disposaient pas d’une liberté aussi notoire quant au choix des œuvres présentées en classe. La contrainte, en grand partie tributaire du respect des traditions et de l’Église dans les institutions, s’est vue progressivement substituée par le mouvement de sécularisation et d’étatisation de ces dernières, se traduisant ainsi par le développement de méthodes d’enseignement diversifiées. Plus encore, à cette époque caractérisée mondialement par un nombre croissant de mouvement de revendications identitaires postcoloniales, l’avènement de moyens de télécommunications globales aura aussi permis l’accès à un répertoire beaucoup plus diversifié en provenance des quatre coins de la planète. C’est dans ce contexte que l’éducation dite « classique » qui assurait pendant longtemps déjà une certaine unité du corpus littéraire où « la culture enseignée était principalement littéraire et classique et la pédagogie reposait sur l’imprégnation et l’imitation des modèles[11] » fut graduellement remplacée par une vision plus progressiste de l’enseignement de la littérature au tournant des années 1970. Cinquante ans plus tard, il n’est pas inutile de rappeler que ce changement de paradigme qui se fait toujours sentir aujourd’hui ne fut pas seulement l’apanage de la société québécoise. Aux États-Unis c’est sous le signe d’une véritable « cultural war » que les écoles conservatrices et progressistes de l’éducation se sont affrontées dans les années 90 afin de statuer sur les enjeux des canons littéraires qui devraient ou non prévaloir au sein des institutions d’enseignement. Dans son ouvrage American Literature & the Culture Wars, Gregory S. Jay nous rappelle que la littérature a toujours pris part à un mouvement plus large visant à transmettre des idéaux sociaux, politiques et moraux aux nouvelles générations d’étudiants[12]. Intentionnellement ou non, la sélection des livres que nous présentons aux étudiants agirait donc comme un miroir de notre société tout en offrant une vision de notre futur. Par-delà les clivages idéologiques qui ont marqué la culture américaine, un corpus littéraire québécois pourrait-il dépasser ces visions antithétiques de l’enseignement de la littérature qu’elles soient conservatrices ou progressistes ? C’est ce que nous tenterons d’examiner dans les paragraphes suivants.

 

Les classiques de la littérature comme « piliers » du monde

L’émergence d’une vision moderne de la pédagogie, nous dit Hannah Arendt, est en grande partie responsable du rejet des œuvres culturelles traditionnelles de la part des institutions. Elle considère d’ailleurs ce rejet comme étant le symbole de la « crise » actuelle, car il mettrait en péril la stabilité du monde dans lequel nous vivons. Il va sans dire qu’aux yeux de Arendt les œuvres d’art, ces « objets qui ne sont pas consommés, mais utilisés et habités », sont ce qui permet d’assurer sa « durabilité » et sa « permanence ». [13] Or, dans une perspective comme celle d’Arendt, cette volonté d’assurer la permanence et la stabilité du monde est une condition de possibilité pour que la nouveauté puisse venir au monde, pour que la « natalité[14] » soit possible, concept qui s’apparente comme nous le verrons plus loin avec la notion de progrès tel que Dewey la définit. Arendt réitère en effet que pour avoir droit à une réelle liberté d’agir dans le monde, nos actions doivent pouvoir s’inscrire au sein d’un espace commun qui est à même de perdurer dans le temps., Elle considère qu’au même titre que toutes les autres formes d’art, les œuvres littéraires sont constitutives d’un monde qui est le produit de l’activité humaine[15]– en assurant sa continuité. Ainsi, en plus de faire le pont entre les différentes générations, la stabilité du monde de la culture est ce qui permet de tracer les repères qui jalonnent l’histoire de l’humanité. L’éducation doit donc conserver les œuvres classiques du passé afin d’introduire les jeunes au « monde déjà ancien[16] » afin qu’ils puissent se le réapproprier et innover[17]. C’est pourquoi nous croyons qu’Arendt prônerait le retour au corpus traditionnel où les grands auteurs classiques ont une place assurée.

De surcroît, Arendt appuierait non seulement un corpus qui garantirait la présence de classiques, mais aussi l’unification des différents corpus présentés en vue de favoriser le développement du sens commun chez les jeunes d’une même nation, voire d’une pluralité d’États. Le sens commun[18]  est compris ici comme la capacité qui nous permet de nous adapter à ce « monde unique commun [19]» et y cohabiter harmonieusement. Bien que l’on puisse croire à première vue que ce sens commun se développerait par le partage de valeurs imposées de l’extérieur aux étudiants –par la conception morale du monde transmise par les auteurs retenus dans le corpus par exemple-, cette capacité se manifesterait plutôt par le développement de la faculté de juger. Cette faculté de juger – définie par Kant comme étant cette capacité à rendre notre jugement de goût personnel « universellement communicable [20]» en plus de prendre en considération le regard de l’autre sur le monde – ne fut pas abordée explicitement dans La crise de l’éducation. Néanmoins, si l’on reprend les écrits de Kant sur l’éducation, on comprend que le jugement, plutôt que de « s’apprendre » au sens traditionnel du terme, est une faculté qui se développe par la pratique[21] , ou plutôt par l’habitude, pour reprendre Aristote. Ainsi, la lecture s’avère un moyen non seulement efficace, mais essentiel pour que l’étudiant exerce cette faculté. C’est non seulement en tant que « spectateur » que le lecteur est à même de juger d’un point de vue esthétique de la valeur d’une œuvre, mais c’est en tant « qu’acteur » qu’il participe en imagination au destin des protagonistes du drame. Il est ainsi lui-même soumis aux variations du jugement tantôt moral, tantôt politique qui s’abat sur le destin comique ou tragique des personnages. Arendt voit dans le développement de cette faculté de juger le moyen de remédier à la « crise actuelle [22]», dans la mesure où des individus capables d’un jugement éclairé seraient à même de « de créer de nouveaux critères permettant de changer le monde [23]»

 

La littérature comme fondement de l’imaginaire collectif

Reconnu pour ses écrits sur le nationalisme, Benedict Anderson considère que l’enseignement de littérature se distingue par sa capacité à construire l’idée de nation dans l’imaginaire de l’individu par le bais de la lecture. Dans cette optique, le sociologue établit dans son ouvrage L’imaginaire national que l’idée de nation est « imaginée » par les individus qui y prennent part. Nous nous pencherons donc ici sur le processus qui permet aux œuvres littéraires de contribuer à créer cette « nation imaginée ». Pour Anderson, la lecture d’œuvres littéraires communes forme des « cérémonies de masse [24]» qui unissent les individus – les jeunes en l’occurrence – dans une même communauté de lecteurs. Ainsi, lorsque plusieurs jeunes lisent un même livre, comme l’observait Hegel avec la lecture du journal, ils sont conscients de participer à une même cérémonie[25], à un rituel collectif qui se répète de génération en génération. Cette continuité de la transmission des œuvres littéraires n’est pas sans rappeler la question de la continuité du monde commun chez Arendt. Anderson stipule en effet que la structure narrative du roman est ce qui sert de « case vide » ou d’« espace homogène [26] »  afin de permettre au lecteur ou à l’étudiant de se transporter dans un présent-passé qui donne une signification à son expérience de la temporalité. Mieux, c’est en raison de cette configuration de la temporalité par le biais de l’imaginaire que les classiques de la littérature deviennent les vecteurs d’une conscience historique en phase avec l’univers culturel contemporain, permettant de ce fait à l’élève de se transporter et de s’inscrire lui-même dans la durée du temps historique.

Cette perspective permet de jeter un pont entre le développement du sens commun prôné par Arendt et la formation de l’identité nationale sur la base de l’imaginaire narratif. Comme nous l’avons déjà annoncé, Anderson défend la thèse que la littérature transmet des valeurs propres à une nation particulière. « La fiction s’infiltre paisiblement et continûment dans la réalité, créant cette remarquable confiance de la communauté dans l’anonymat[27]». Ainsi, de manière consciente ou inconsciente, l’œuvre littéraire transmet aux lecteurs, par le biais des actions des personnages, une conception morale du monde qui lui est propre. Le partage de lectures communes permettrait ainsi la construction de références d’ordre moral qui sont selon lui une condition essentielle au vivre-ensemble. Compte tenu de ce qui précède, il nous est permis de conclure que, pour que la théorie d’Anderson s’applique, le corpus devrait être composé d’œuvres québécoises et devrait rester relativement fixe dans le temps afin que plusieurs générations de lecteurs puissent s’identifier à cette même communauté, bien qu’on puisse aussi concevoir qu’il laisserait une place aux œuvres plus actuelles afin que le lecteur puisse plus facilement s’identifier à l’intrigue et aux personnages. Considérant que la littérature porte en elle une certaine fonction sociale, voire politique, en formant la communauté, il nous est permis de croire qu’Anderson favoriserait que l’État soit responsable du choix des œuvres  enseignées dans les écoles. Ainsi, la fonction de ce corpus serait, à son sens, de solidifier les liens entre les individus d’une même nation, ce qui, implicitement, leur permettrait de mener à terme un projet politique commun.

 

L’enseignement de la littérature comme formation du « citoyen du monde[28] »

Bien qu’ à l’origine de la critique d’Arendt, les visions progressistes de l’éducation de Nussbaum et Dewey partagent sa conception des arts comme « la colonne vertébrale[29] » du système d’éducation.  À cet égard, Nussbaum attribue deux rôles fondamentaux à l’enseignement des arts que nous appliquerons ici à l’enseignement de la littérature. D’une part, cet enseignement cultive « les capacités de jeu et d’empathie[30] » des jeunes. Selon elle, c’est par le libre jeu créé par la lecture que le jeune développe son imagination narrative c’est-à-dire, la « capacité d’imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre[31] ». Dès lors, en se mettant dans la peau du protagoniste, le lecteur fait l’expérience de l’altérité [32], comprend les émotions qui traversent les personnages et ainsi peut développer de l’empathie, valeur qui, pour elle, est une des vertus fondamentales à la démocratie. La lecture d’auteurs de nationalités diverses permet ainsi au lecteur de voir la pleine humanité, qu’il ne croiserait que de manière superficielle en temps normal[33].Cette attestation rappelle immanquablement le concept de « communauté de lecteurs » que nous avons établi plus tôt. Or, on remarque que Nussbaum applique ce concept non pas pour réaffirmer le sentiment de nationalisme propre à une nation en particulier, mais en visant plutôt de former une communauté mondiale de lecteurs afin de former de jeunes « citoyens du monde [34]». La reconnaissance de cette fonction sociale de l’éducation rappelle la volonté de Dewey de permettre une « compréhension commune[35] » par l’éducation. C’est pourquoi Nussbaum favoriserait la présence d’œuvres dépeignant des genres et ethnicités diversifiés au sein du corpus afin de favoriser la compréhension interculturelle.

Bien que le premier rôle de l’enseignement de la littérature, celui de développer l’empathie, puisse être « joué par des œuvres éloignées de l’époque[36] » à laquelle le jeune évolue, il n’en va pas de même pour le deuxième. En effet, le deuxième rôle qu’elle attribue à l’enseignement de la littérature, ou des arts en général, est celui de traiter des problèmes sociaux actuels. Ici, la lecture se veut le moyen de développer la « capacité socratique de critiquer les traditions mortes ou inadéquates[37] » du jeune. Ainsi, pour elle, les œuvres lues devraient avoir pour but ultime de stimuler une réflexion, voire une critique, chez l’étudiant afin qu’il puisse se départir des préjugés du passé[38]. En ce sens, les œuvres choisies devraient mettre en lumière « l’étroitesse d’esprit traditionnelle [39] » d’un œil critique. En outre, ce corpus évolutif dans le temps devrait s’actualiser au rythme des stéréotypes et des problèmes sociaux. Ici, l’accent est plutôt mis sur la fonction critique des œuvres littéraires plutôt que sur leur fonction historique. En conférant une fonction critique aux œuvres artistiques  ici littéraires  Nussbaum estime qu’elles développent la créativité et l’imagination de l’étudiant, capacités essentielles à l’innovation. Bien qu’elle puisse sembler une activité passive à première vue, la lecture pourrait ainsi favoriser le progrès de nos sociétés tant par le développement des capacités décrites ci-dessus que par la critique des anciens modèles. Ainsi, les œuvres du corpus devraient être choisies dans le but de développer la capacité chez l’étudiant de transposer les connaissances acquises pendant la lecture aux autres sphères de la vie. Considérant l’égalité comme le fondement de la démocratie, Nussbaum s’oppose à la sélection d’œuvres d’art en fonction de standards traditionnels. Dès lors, on peut croire qu’à l’instar de Dewey, elle favoriserait un mode de sélection démocratique où tous,y compris les enfants,peuvent avoir leur mot à dire quant au choix des œuvres qui composeraient le corpus. La participation citoyenne y prendrait tout son sens.

 

Le corpus littéraire : la voie de la réconciliation ?

Force est de l’admettre, Bourdieu avait raison : « le monde littéraire est un espace conflictuel – un champ de bataille  où différents agents luttent constamment pour acquérir ou préserver un capital symbolique, économique et surtout idéologique[40] ».  Le conservatisme d’Arendt et d’Anderson et le progressisme de Nussbaum à égard de l’enseignement de la littérature nous auront permis de comprendre les enjeux centraux de ce débat. Dès lors, je tenterai de conjecturer comment l’adoption d’un corpus littéraire permettrait d’inclure certains éléments de ces trois visions.

Tous s’entendent : l’enseignement de la littérature permet de transmettre à l’étudiant une vision du monde qui reflète les valeurs et richesses singulières du « monde commun[41] » dans lequel celui-ci évolue. De manière plus concrète, il serait faux de prétendre aujourd’hui que ce « monde commun » se limite au Québec. À une ère où nos moyens de télécommunications permettent dorénavant à l’humanité d’habiter un même présent à l’échelle planétaire, une « compréhension commune[42] » est de mise. Dès lors, je crois qu’il est capital que le corpus reflète la pluralité de cultures qui composent notre monde afin que l’étudiant considère les autres cultures non pas comme des entités éloignées et superficielles, mais bien comme des civilisations aussi complexes et riches que la sienne. Néanmoins, à une ère où la technique mène à la normalisation du monde, les efforts mis pour assurer la préservation des particularités de nos cultures doivent être décuplés. Ainsi, je suis d’avis que c’est, entre autres, par la littérature et les arts qu’il nous est possible de préserver les singularités culturelles propres à la culture québécoise. Il en va donc de la volonté de l’État de préserver la culture québécoise que d’imposer des mesures concrètes comme celles-ci pour y parvenir. Notre corpus littéraire devrait assurer une majorité d’œuvres d’auteurs québécois tout en comportant certaines œuvres qui reflètent les particularités des cultures étrangères ; l’un n’exclut pas l’autre. Dès lors, la fonction sociale que j’accorde à la mise en place de ce corpus prend tout son sens dans un contexte multiethnique comme celui du Québec. Comme Arendt le constate, l’éducation aura permis aux États-Unis de « fondre les groupes ethniques les plus divers en un seul peuple [43]», non pas par une solubilisation complète qui mènerait les individus à se départir de leurs particularités culturelles, mais bien par le développement d’un certain degré de sens commun et le partage de certaines valeurs. Ainsi, je considère que la formation d’une « communauté de lecteurs » par le partage d’œuvres littéraires favoriserait la compréhension commune à la base d’une démocratie saine.

Devrions-nous réellement craindre une forme d’endoctrinement, voire d’intégration, par l’imposition d’œuvres québécoises ? Paul Ricœur répondrait que « nul ne saurait se rendre maître [d’un texte] : pas plus le narrateur lui-même que le scribe, le savant ou le commun des lecteurs. C’est à dire que la liberté d’interprétation ne saurait, inversement, s’exercer contre le texte ni servir à le tordre abusivement dans le sens de nos convictions ou de nos désirs.[44]» Bien que l’auteur transmette sa vision du monde, c’est au lecteur que revient la tâche d’interpréter et de juger de la vision qui lui est proposée. Ainsi l’interprétation du récit demeure ouverte, ce qui permet l’évolution de diverses formes d’interprétation au fil des époques[45]. Dès lors, je crois donc que les œuvres classiques restent tout aussi actuelles et pertinentes à inclure dans ce corpus, cela même si elles ont été publiées il y a déjà plusieurs siècles dans la mesure où elles s’appliquent encore aux débats sociaux actuels. Pensons ici à la lecture de La Bête humaine de Zola, qui peut s’avérer fort pertinente lorsque l’on s’intéresse à la question de la criminalité dans nos sociétés contemporaines.

De surcroît, la présence d’œuvres classiques, particulièrement les classiques québécois, au sein du corpus jouent un rôle non négligeable ; celui d’enseigner et de transmettre l’histoire. Ainsi, je partage la thèse d’Anderson lorsqu’il attribue une fonction historique à la littérature, tout en la renchérissant d’une constatation de Gadamer : « La jeunesse demande des images qui parlent à l’imagination et forment la mémoire[46]». Si l’enseignement de l’histoire du Québec au secondaire parvient à éduquer les nouvelles générations sur les faits et les évènements importants qui composent notre histoire, c’est l’enseignement de la littérature québécoise qui permet de donner vie à ce récit. À titre exemplaire, la lecture des Belles-Sœurs de Michel Tremblay est un moyen percutant de plonger les élèves au cœur de la vie des femmes québécoises des années 1960 ce qui, par le fait même, les aide à comprendre le confinement social vécu par ces dernières à cette époque. Dès lors, contrairement à Nussbaum, je ne crois pas que les œuvres présentes au sein du corpus doivent être écrites dans l’optique de condamner la tradition, mais bien qu’il relève du jugement critique de l’étudiant d’adhérer ou de rejeter ces traditions. Pour ce faire, il serait judicieux que le corpus contienne des œuvres issues de différentes époques, qui exposent des vérités contradictoires sur un même thème afin que l’étudiant puisse envisager le problème de plusieurs angles et prendre position. Cette réflexion critique permettrait ainsi à l’étudiant de se départir des préjugés influencés par son contexte socio-historique et échapper « aux restrictions du groupe social dans lequel il est né[47]». Nous pourrions ainsi considérer que le rôle de ce corpus serait d’« exiler les élèves des coutumes sociales ambiantes[48]». Également, la prépondérance d’œuvres dites classiques au sein de ce corpus permettrait une démocratisation de la culture classique culture classique souvent réservée aux cercles érudits.

Afin que cette démocratisation de la culture s’opère avec succès par la formation d’un corpus, il est impératif que le choix des œuvres ne soit pas uniquement entre les mains d’une minorité d’élites, mais bien un processus démocratique qui mobilise une majorité d’experts dans le domaine. Il nous serait permis d’envisager ici la formation d’une commission rassemblant divers acteurs du milieu de l’éducation (professeurs, bibliothécaires), acteur de la scène artistique québécoise (auteurs, artistes, directeurs de musées), étudiants universitaires de domaines connexes (littérature, arts, philosophie, histoire, sociologie, psychologie) en plus de quelques acteurs politiques québécois (membres du Ministère de l’Éducation et Ministère de la Culture et des Communications). Afin d’assurer un juste choix des œuvres étrangères, l’étude exhaustive des corpus étrangers et la rencontre d’auteurs représentant ces divers groupes culturels serait judicieuse. Bien que je considère que chaque acteur énuméré ici soit à même de faire un choix éclairé, je juge aussi qu’il serait pertinent que l’opinion des étudiants soit prise en compte au sein de cette commission afin que ce projet rejoigne la participation et la responsabilité de tous ceux concernés.

Bien que, pour plusieurs, ce problème puisse sembler superficiel à première vue, la question de l’adoption d’un corpus littéraire dans nos écoles secondaires soulève des enjeux centraux quant à notre conception du rôle de la littérature au sein de notre système d’éducation. Il en va de notre volonté d’offrir une vision cohérente de notre futur à la jeunesse québécoise que de se positionner sur ce corpus. Un consensus est-il possible ? Au lecteur de décider. Certes, bien que nous ayons tenté de réconcilier certaines d’entre elles, il nous est permis de conclure que plusieurs tensions demeurent entières entre les visions des différents auteurs présentés face à cet éventuel corpus. Chose certaine, tous considèrent que la littérature porte en elle une fonction vitale : celle de donner la capacité aux jeunes de voir le monde d’un œil critique et d’aspirer à changer ce qu’ils jugent imparfait ensemble grâce au développement d’une compréhension commune. Si notre présent est commun, il n’en va pas de même de la pluralité de nos histoires ; ainsi, c’est dans les livres que ces histoires se doivent d’être racontées afin de favoriser la compréhension à la fois de notre passé en tant que nation, mais aussi de l’histoire des nations que nous côtoyons maintenant au quotidien afin de pouvoir agir ensemble dans ce monde commun. Dès lors, l’adoption d’un corpus littéraire prend tout son sens dans l’optique d’assurer que chaque élève de notre système bénéficie des conditions propices pour développer cette faculté de juger.

 

[1] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.

[2] « Littérature québécoise: suggestions de spécialistes » dans La Presse , publié le 7 septembre 2008 [http://www.lapresse.ca/arts/livres/200809/19/01-669481-litterature-quebecoise-suggestions-de-specialistes.php] (page consultée le 27 octobre 2017).

[3] Charles SAINTE-BEUVE, « Qu’est-ce qu’un classique ? » ,1850, [http://www.tierslivre.net/litt/lundi/classique.PDF], (page consultée le 27 octobre 2017)

[4], Jean-Louis, DUFRAY, La lecture littéraire : des « pratiques du terrain » aux model du discours, Lidil, no 33, 2006, p. 79.

[5] Judith ÉMERY-BRUNEAU, La littérature au secondaire québécois : conceptions d’enseignants et pratiques déclarées en classe de français, Revue de linguistique et de didactique des langues [https://lidil.revues.org/3454#bibliography] (page consultée le 20 octobre 2017).

[6] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION ET DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR, Matériel didactique approuvé pour l’enseignement secondaire : Ensemble didactique approuvée ,2017-2018, p. 6.

[7] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION (1995), Programme d’étude. Le français : enseignement secondaire. Québec : Gouvernement du Québec.

[8] Olivier DEZUTTER cité par par Ariane LACOURSIÈRE, loc., cit.

[9] ÉDUSCOL, Informer et accompagner les professionnels de l’éducation [https://ries.revues.org/2690?lang=en] (page consultée le 27 octobre 2017).

[10] MUSÉE McCORD, « L’éducation au Québec, avant et après la réforme Parent », [http://collections.musee-mccord.qc.ca/scripts/explore.php?Lang=2&tableid=11&elementid=107__true&contentlong](page sonsultée le 6 Décembre 2017)

[11] Jean-Louis DUFAYS, La lecture littéraire, des « pratiques du terrain » aux model du discours . Lidil, p.5

[12] Gregory S. JAY, American Literature & the Culture Wars, Cornell University Press, 1997, p.7

[13] Hannah, ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket auteur, 2002, p.107.

[14] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, Folio essais, 1972, p.225.

[15] Ibid., p. 192.

[16] Ibid., p.228.

[17] Ibid., p.228.

[18]Hannah ARENDT, Juger: sur la philosophie politique de Kant, Éditions du Seuil, 1991, p.101.

[19] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.230.

[20] Hannah ARENDT, Juger, op. cit., p.99.

[21]Marie-Véronique BUNTZLY, Le jugement comme faculté politique chez Hannah Arendt ,thèse de doctorat, École Pratique des Hautes Études, 2015, [www.theses.fr/2015EPHE5061.pdf] (page consultée le 6 Décembre 2017).p.229

[22] p.230

[23] Marie-Véronique BUNTZLY, loc. cit., p.234

[24] Benedict ANDERSON, L’imaginaire national : Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, p.46.

[25] Ibid. p.46.

[26] Ibid. p.35.

[27] Benedict ANDERSON, op. cit. p.47.

[28] Martha NUSSBAUM, Les émotions démocratiques, Paris, Flammarion, 2011, p.101,

[29] Ibid. p.148

[30] Ibid. p.137

[31] Ibid., p.121-122

[32] Ibid., p.125-126

[33] Ibid., p.136

[34] Ibid. p.101

[35] John DEWEY, Démocratie et éducation, Paris, Armand Collin, 2011, p.82

[36] Martha NUSSBAUM, op.cit., p.137

[37] Ibid., p.138

[38] Ibid., p.139

[39] Ibid., p.135

[40]  Pierre BOURDIEU cité par Jean-François BOUTIN, La problématique du corpus en classe de langue première, thèse de doctorat, Université Laval, [http://www.collectionscanada.gc.ca/obj/s4/f2/dsk1/tape7/PQDD_0018/NQ47558.pdf] (page consultée le 1er novembre 2017).

[41] Ibid., p.230.

[42] John DEWEY, op. cit., p.82.

[43] Hannah, ARENDT, La Crise de la culture, op. cit., p.225.

[44] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté

[45] Paul RICOEUR, Temps et récit : 3. Le temps raconté, Seuil, Points Essais, 1985. p.285.

[46] Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode : les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,1976, p.37.

[47] John DEWEY, op. cit., p.100.

[48] Paul RICOEUR, op. cit., p.285.

 

Médiagraphie

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Entre compétences et connaissance, où doit se situer l’école contemporaine?, Catherine Laperrière

DSC_6450_Isabelle Lee Vittore Carpaccio

Une oeuvre de Isabelle Lee (inspirée par Vittore Carpaccio)

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Catherine Laperrière

Étudiante en sciences humaines

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé

La réforme pédagogique qui s’est implantée dans les écoles québécoises il y a presque deux décennies déjà a ramené au premier plan, par la vive opposition qu’elle a rencontrée, le débat séculaire entre l’enseignement basé sur les connaissances et l’approche pédagogique par compétences. Par cette controverse sont soulevés d’autres sujets polarisants qu’on y accole, soit l’enjeu de l’influence de la société et de l’économie sur l’enseignement, de même que le dilemme – ou du moins ce qu’on considère souvent ainsi – entre la qualité et l’accessibilité de l’éducation. Plusieurs philosophes se sont prononcés sur ces questions, particulièrement cruciales au cégep : John Dewey place la découverte naturelle des compétences au centre de sa méthode d’apprentissage afin qu’une assimilation réelle et démocratique puisse avoir lieu, alors que Hannah Arendt rejette la substitution du « faire » à l’« apprendre » et l’égalité forcée, délétères à l’enfant et au progrès. Pour sa part, Normand Baillargeon s’inquiète de l’appauvrissement en connaissances et des dangers du relativisme auquel le constructivisme radical, qui guiderait selon lui la réforme québécoise, pourrait mener. Je soutiens quant à moi que les compétences et la connaissance sont interdépendantes et que la nouvelle approche ministérielle, si elle n’est pas corrompue par les désirs de faire réussir et d’intéresser à tout prix, peut stimuler l’engagement dans l’apprentissage qui, trop souvent, manque cruellement. L’école devrait également s’assurer d’outiller l’élève de manière à la fois fondamentale et ancrée dans le présent, en vue de préparer à la vie adulte, tout en ne cédant jamais à la tentation d’enseigner uniquement des compétences jugées nécessaires par le marché du travail.

 

La plus grande forme de la pauvreté est le peu de richesse en connaissances.

– Gustave Le Bon, Les bases scientifiques d’une philosophie de l’histoire

Mieux vaut tête bien faite que tête bien pleine.

– Michel Eyquem de Montaigne, Essais

 

La réforme de l’éducation québécoise, aussi appelée « renouveau pédagogique » par le ministère de l’Éducation, a suscité, au moment de sa mise en œuvre et bien après, d’âpres débats. Bien qu’elle ratisse large, nous nous attarderons ici à la réforme du cursus scolaire, plus particulièrement aux compétences dorénavant centrales. Les jeunes qui l’ont vécue ont fait leur entrée au cégep il y a plusieurs années déjà, en 2010. Cette nouvelle vision maintenant implantée (plus ou moins comme prévu) n’en demeure pas moins le symbole de la confrontation entre des visions opposées de l’éducation.

D’un côté, les partisans du renouveau, dits progressistes, soutiennent que l’école doit s’adapter à la réalité du XXIe siècle ainsi qu’aux constats des résultats peu reluisants du système scolaire québécois. En effet, le taux de diplomation trop bas, les nombreux élèves en difficulté, le manque de motivation, les lacunes des élèves diplômés, tout cela était reproché – et continue de l’être – à l’école québécoise, surtout au primaire et au secondaire[1]. L’émergence de nouvelles technologies, la mondialisation et la mutation du marché du travail créent une société du savoir à laquelle il faut impérativement s’ajuster[2], selon les tenants de « la réforme » (ministère de l’Éducation, conseillers pédagogiques, certains chercheurs en éducation), par ce nouveau programme éducatif. Pour ses opposants (syndicats, enseignants, certains chercheurs en éducation, en philosophie et en psychologie[3]), que l’on appellera ici conservateurs, le renouveau pédagogique est un faux pas monumental qui portera préjudice à toute une génération en adhérant à des idées attrayantes mais fausses. Ils lui reprochent la pauvreté de sa vision, la confusion des concepts, son incohérence et son absence de fondements factuels.

Nous sommes donc devant un antagonisme quant aux moyens de l’éducation : comment arriver à bien éduquer dans les contextes québécois et mondial actuels? Comme cette recherche du bien vise la sphère publique, elle est d’ordre politique; en effet, Kant considère que « l’éducation est le plus grand et le plus difficile problème qui puisse être proposé à l’homme[4]. » L’éducation sera ici entendue au sens qu’on semble généralement lui accorder, c’est-à-dire en tant que vecteur d’autonomie et de rationalité qui permet ultimement à l’individu de penser et d’agir de manière indépendante en relation avec son environnement et avec lui-même. Ce terme désignera ici uniquement les enfants éduqués par des adultes dans un cadre scolaire. La connaissance consistera en une opinion justifiée généralement considérée vraie[5], et les compétences seront « une capacité de mobiliser diverses ressources cognitives pour faire face à des situations singulières[6] ».

Deux visions s’opposent donc. Du côté du ministère de l’Éducation, on met l’accent sur le développement de compétences, essentiellement par une approche axée sur les projets (« pédagogie par projets »). L’objectif central est « la réussite de tous sans abaissement des niveaux d’exigence », en plus de l’adaptation au monde du XXIe siècle[7]; ainsi, la mission de l’école est vaste : « instruire, socialiser et qualifier[8] ». Pour les conservateurs, il faut privilégier une éducation par les connaissances (puisque celles-ci ont une valeur intrinsèque), ne pas laisser le contexte mondial changeant dicter le contenu de l’école et ne surtout pas niveler par le bas. La dégradation de la qualité de l’enseignement n’est pas directement liée à l’approche par compétences; toutefois, les détracteurs de cette dernière l’y associent souvent, puisqu’ils considèrent qu’elle y mène inévitablement. Un aspect démocratique se joint, par le fait même, au débat, étant donné qu’aux yeux de plusieurs des tenants de la réforme, l’accès plus large à l’éducation doit prévaloir. L’opposition entre la qualité de l’enseignement et le degré de démocratie du système scolaire, bien qu’elle ne soit pas inhérente à la question, en est ainsi indissociable.

On constate des enjeux pédagogiques dans ces deux méthodes : d’une part, à quel point l’école doit-elle être imperméable au monde qui l’entoure? Pourrait-il y avoir risque de dérive si l’économie et la société dirigeaient l’école, puisqu’on formaterait en quelque sorte la jeunesse à se subordonner au monde tel qu’il est actuellement, sans aspiration de changement? Selon Arendt:

C’est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice; elle doit protéger cette nouveauté et l’introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaire que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine[9].

En d’autres termes, la tendance à préparer les jeunes au monde serait simplement contre-productive. Pourtant, pourrait-on laisser la prochaine génération désemparée et mal outillée pour affronter son avenir si l’on se coupe des influences extérieures?

D’autre part, l’école doit-elle prioriser la réussite de tous ou, à l’autre extrême, la qualité de l’éducation, même si cela se produit au détriment de l’accessibilité du grand nombre à l’éducation? On peut laisser des talents en friche et empêcher le progrès si la qualité de l’école est faible, alors que, si on met des individus de côté, ceux-ci risquent de se décourager, de quitter l’école plus tôt et de manquer de ressources pour atteindre leurs objectifs professionnels et vivre dans notre monde.

Ces questions doivent nous préoccuper à tous les niveaux scolaires, mais elles paraissent particulièrement cruciales au cégep. En effet, la fréquentation de l’école n’est plus imposée au jeune adulte et il se voit offrir la possibilité de travailler au lieu d’étudier. Il doit également choisir entre deux cheminements, préuniversitaire et technique, qui accordent une importance bien différente à la connaissance et aux compétences, le programme technique s’attardant bien plus à ces dernières. Par ailleurs, alors que l’étudiant commence à expérimenter le marché du travail et l’autonomie, la question de la présence de la demande économique et des tendances de la société se pose avec plus d’acuité que jamais : à quel degré le cégep devrait-il viser à préparer à ces influences indissociables de la vie adulte? L’intérêt qu’il porte envers l’éducation, la possibilité pour lui de réussir, l’utilité qu’il voit de ses apprentissages ainsi que la qualité perçue de l’enseignement influencent alors certainement son expérience du cégep et même sa décision de le fréquenter.

Ainsi, à quels besoins répond le cégep? S’agit-il d’un besoin de compétences ou de connaissance, ou d’un mariage entre les deux? Laquelle de ces deux approches rivales fondées sur des méthodes différentes – l’approche par compétences et l’approche basée sur la connaissance – faut-il privilégier pour transmettre une bonne éducation? En d’autres termes, laquelle de ces méthodes répond le mieux aux objectifs de l’éducation, et quels degrés de démocratie et d’ouverture aux influences externes l’éducation doit-elle privilégier? Je m’attarderai principalement à l’aspect des moyens de bien éduquer, tout en effleurant les enjeux d’accessibilité et de l’influence de la société. Dans cet objectif, John Dewey, Hannah Arendt et Normand Baillargeon apporteront leurs idées à la réflexion de ce texte. Je défendrai pour ma part qu’une conciliation équilibrée, qui fait encore la part belle aux savoirs tout en étant plus accessible aux jeunes, est idéale, et que la préparation à la réalité contemporaine, essentielle mais non centrale, doit minimiser la spécialisation des champs d’études.

 

Le bagage au cœur de l’apprentissage

D’un côté, John Dewey (1859-1952) met l’accent sur les compétences : l’éducation est conçue comme « une réorganisation ou une reconstruction constante de l’expérience […] qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure[10] ». Ainsi, les structures individuelles antérieures au travail de l’éducateur occupent une place centrale dans l’enseignement, étant donné que c’est à partir d’elles qu’apprend l’enfant. C’est l’ajout au bagage intellectuel, aux ressources de l’individu qui lui sera utile. Le succès de l’éducation se mesure par l’effet sur l’action future de l’individu : on vise à ce qu’une maitrise accrue de son rapport à son milieu en résulte.

On peut comparer l’enseignement à la vente. Personne ne vend à moins que quelqu’un n’achète. On tournerait en ridicule un marchand qui dirait avoir vendu quantité de biens alors que personne n’aurait acheté quoi que ce soit. Par contre, il y a peut-être des professeurs qui pensent avoir fait une bonne journée d’enseignement sans se soucier de savoir ce qui a été appris. Il y a entre enseigner et apprendre exactement la même relation qu’il y a entre vendre et acheter[11].

L’enseignement prend donc son sens dans ce que chacun retire de ce qu’il vit.

Pour cela, Dewey est un adepte du constructivisme. Selon cette théorie, la représentation que l’on se fait de la réalité est le produit de l’esprit qui interagit avec la « vraie » réalité; elle n’est pas une conception objective et n’est pas nécessairement représentative du réel. En effet, dans l’acquisition de connaissances, le sujet et l’objet de connaissance sont en rapport constant. À partir de cette interrelation se construit la perception.

Considérant ce qui précède, il est logique que les compétences occupent une place centrale dans l’éducation, pour Dewey, car la connaissance seule ne vaut rien[12]. La relation de l’élève avec ce qu’il doit apprendre est cruciale; il faut donc autant que possible qu’il l’expérimente lui-même. Selon Dewey, l’action prime. Ainsi, l’apprentissage doit se faire dans le cadre d’activités naturelles; dans ce cas, le savoir surgit au moment opportun, puis les liens sont naturellement formés et les compétences, logiquement renforcées. Dewey souscrirait donc à la pédagogie par projets du ministère de l’Éducation. La connaissance inculquée de manière à ce que le résultat ne soit pas clairement relié, dans l’esprit, aux actes qui l’ont amené et qui, ce faisant, se rapproche trop du hasard n’apporte aucun bénéfice selon lui (activité capricieuse[13]). De même, si l’enseignement est trop restreint – par opposition à générateur de contrôle sur l’action future –, s’il inculque seulement la capacité à réagir de façon automatique sans élargir la compréhension, l’habileté qui en ressort, bien qu’éducative, manque de globalité et s’avère en réalité une habitude qui ne sert pas l’individu (action routinière[14]). En résumé, il faudrait éduquer par l’établissement de liens entre le résultat et le processus : la fin de l’expérience doit éclairer l’incompréhension initiale. « [T]oute éducation consiste à avoir des expériences de cette sorte[15]. »

Notons que les compétences sont ici entendues au sens large : elles ne se limitent pas à des qualifications pour le marché du travail, par exemple. Aux yeux de Dewey, elles doivent être tournées non pas vers la société actuelle, mais vers la société future, étant donné que « l’environnement change et qu’il nous faut modifier notre façon d’agir pour pouvoir maintenir une liaison équilibrée avec les choses[16] ». Dans cette optique, l’adaptabilité est l’un des piliers des citoyens que l’on cherche à développer.

Dewey considère comme un fait établi que l’enfant découvre la connaissance lui-même par les situations propices dans lesquelles on le place. Dans le contexte de sciences de la nature dans lequel il évoluait, cette conception est, à mes yeux, recevable et prépare bien les jeunes à la méthode expérimentale en laboratoire. Toutefois, on est en droit de se questionner sur l’application d’une approche centrée sur l’expérience pour des théories ou des disciplines, telle la philosophie, plus abstraites. De plus, dans tous les cas, on peut douter de la logique un peu simpliste selon laquelle la connaissance surgirait magiquement de l’action, et ce, pour tous. Il s’agit là de faiblesses notables de la vision de Dewey, qui, en revanche, sont loin d’éliminer la crédibilité de plusieurs de ses affirmations, sur lesquelles je reviendrai plus loin.

Pour ce qui est de l’accessibilité de l’éducation, Dewey prône un enseignement qui serait plus démocratique. Puisqu’il entend la démocratie comme un mode de vie commun, qui dépasse le domaine politique, il considère que les rapports égalitaires doivent s’étendre à celui du maitre et de l’élève, ce qui concorde avec le rôle important qu’il accorde à l’élève dans son apprentissage. Il applique également ce principe entre les enfants :

La communauté tout entière doit vouloir pour tous ses enfants ce que les meilleurs et plus sages parents veulent pour leurs enfants. Tout autre idéal serait peu élevé et peu aimant et si nous devions en faire la maxime de nos actions, elle serait fatale à notre démocratie[17].

Il faut, à son avis, donner à tous « les mêmes chances intellectuelles sur un pied de stricte égalité[18]. » Pour ce faire, en plus de miser sur l’expérientiel, il suggère de partir de la culture de masse pour intéresser les élèves avant d’enrichir leur bagage.

En ce qui a trait au degré d’ouverture que l’éducation devrait avoir envers les développements du monde, Dewey se positionne très clairement en faveur d’un délaissement – sans pour autant aller jusqu’au reniement – de la culture passée au profit du progrès. Pour lui, on peut utiliser le passé comme outil, mais on devrait avoir les yeux tournés vers l’avenir tout simplement parce que les problèmes de la société actuelle nécessitent des changements pour être corrigés. Ce point de vue considère comme réactionnaires ceux qui prônent une éducation dont la fin, et non le moyen, est le passé.

 

Le conservatisme absolu, rempart indispensable?

S’opposant totalement à Dewey, Hannah Arendt, philosophe du XXe siècle, considère que l’éducation doit chercher à inculquer le monde passé : « Étant donné que le monde est vieux, toujours plus vieux qu’eux, le fait d’apprendre est inévitablement tourné vers le passé, sans tenir compte de la proportion de notre vie qui sera consacrée au présent[19]. »

Plus encore, la conservation est essentielle au bon développement de la jeunesse et du monde :

[…] il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau[20].

Ainsi, le progressisme en éducation est voué à l’échec parce qu’il implique l’imposition aux jeunes d’une lecture erronée de l’avenir, alors que ce sont ces derniers qui devraient en être la source. Cela nuit, par voie de conséquence, au monde, qui ne peut bénéficier de la nouveauté inaltérée qui lui est nécessaire. C’est pourquoi le nouveau paradigme d’enseignement et l’avènement de la pédagogie s’avèrent des échecs monumentaux, selon Arendt.

Elle critique de plus l’élargissement de la démocratie au domaine de l’éducation; cela serait la cause d’un funeste nivellement vers le bas. En effet, on rejette que l’autorité sur les élèves soit conférée par le statut d’adulte, et les enseignants n’ont plus d’autorité procurée par leur maitrise d’une discipline étant donné qu’on valorise dorénavant les savoir-faire plutôt que les savoirs, même dans la formation des professeurs. Cela mènerait à une absence d’autorité désastreuse et irréconciliable avec le principe d’éducation. De plus, Arendt déplore cette substitution du faire à l’apprendre, qui se traduit par une valorisation abusive du jeu aux dépens du travail et empêche donc de préparer à l’âge adulte comme il se devrait.

Tout comme pour Dewey, on peut reprocher à Arendt le simplisme de l’apparition des compétences dans une éducation axée uniquement sur la connaissance : si les savoirs sont les seuls enseignements de l’école, comment peut-on s’assurer que la génération future ait en mains les outils pour modifier son environnement selon ses objectifs? Un accompagnement de l’école dans le développement des compétences risque d’être nécessaire pour que chacun arrive effectivement à posséder celles-ci.

 

Le constructivisme radical, épée de Damoclès de l’approche par compétences

Pour sa part, Normand Baillargeon, philosophe contemporain, est un critique virulent du cas précis du renouveau pédagogique québécois. Il dénonce particulièrement le constructivisme radical qui serait à la base de la réforme. Selon lui, dans cette vision des choses, la vérité est reléguée au second plan, tant que la perception possède de la validité pour l’individu. Cela soulève le problème du relativisme : « En effet, si toutes les constructions viables sont des savoirs et si toutes sont équivalentes, s’il n’y a pas de réel à quoi se référer pour décider entre deux constructions, comment, dès lors, débattrons-nous? Pourquoi même envisager de débattre?[21] »

Pour Baillargeon, les connaissances possèdent une valeur intrinsèque. Les savoir-faire et savoir-être des compétences ont une visée instrumentale, ils préparent à l’État, à l’économie. Les compétences visées seraient plutôt atteintes par l’éducation traditionnelle, faisant notamment appel à la mémoire, l’exercice et l’instruction magistrale. Aux yeux de Baillargeon, la réforme sauterait des étapes tout en espérant le même résultat. En découleraient des conséquences dramatiques, encore plus, selon des études qu’il présente, pour les élèves défavorisés. Dans leur cas, leur milieu familial et social peut plus difficilement cultiver les connaissances afin de remédier aux lacunes de l’école si celle-ci abandonne leur enseignement[22].

Baillargeon s’insurge également de l’absence de fondement scientifique qui appuierait la réforme. Il soutient que l’écrasante majorité de la recherche en psychologie réitère l’importance de la transmission de connaissances de manière classique, de la répétition et des exercices dans l’apprentissage[23]. C’est seulement après cela que les compétences si prisées par le ministère de l’Éducation peuvent se développer. De plus, les compétences transversales mises au premier plan par le renouveau pédagogique québécois n’existeraient pas selon la psychologie cognitive[24]. Les compétences seraient propres à des disciplines; à un haut niveau, elles seraient fortement reliées au contexte spécifique. En somme, la pédagogie par projets ferait fausse route totalement, et les objectifs de la réforme ne seraient même pas atteignables, surtout avec les moyens insuffisants proposés.

À mon sens, le constructivisme radical soulève effectivement plusieurs problèmes quant à la validité des connaissances. Si le savoir est construit et que personne n’a autorité dans le domaine épistémique, on penche vers le relativisme, épineux aux yeux de beaucoup sur le plan de la vérité puisqu’il considère qu’aucune conception ne peut prétendre être plus valable que les autres. Ainsi, le constructivisme radical ne semble guère applicable dans le domaine de l’enseignement : non seulement est-il impératif qu’il existe une certaine forme d’autorité pour les besoins de discipline, mais encore faut-il que les connaissances que l’on inculque aux enfants soient relativement unanimement reconnues comme valides.

En ce sens, le constructivisme modéré propose une approche plus conciliable avec un système d’éducation conventionnel et fonctionnel. Reconnaissant aussi l’importance d’une participation active du sujet à l’apprentissage, cette doctrine adhère au réalisme (faisant état d’une réalité extérieure objective et indépendante) tout en stipulant que l’atteinte de la réalité est difficile pour l’humain. Elle mise plutôt, dans ses branches dites du constructivisme social, sur une construction collective, à l’aide de critères visant à assurer une certaine validité des connaissances ainsi formées. Appliquée à l’éducation, cette théorie permet de parvenir à un terrain d’entente sur ce qui est enseigné tout en exigeant de l’étudiant une attitude active. Elle évite également que le savoir de l’enfant ait une valeur comparable à celui enseigné, ce qui remettrait en question le processus même d’éducation, comme le souligne avec justesse Arendt.

De surcroit, Baillargeon critique la sujétion des savoir-faire et savoir-être aux diktats social et économique; par leur nature, ils visent à préparer à un contexte spécifique. Cette dernière accusation n’est ni infondée ni problématique en elle-même : selon moi, outiller aux réalités d’aujourd’hui est un devoir de l’école, mais il apparait évident que l’éducation doit dépasser cette mission. J’y reviendrai plus loin.

 

Manifeste pour un juste milieu

Le moyen de développer les compétences, leur place dans l’enseignement et la place de la connaissance font donc polémique. Néanmoins, Arendt et Dewey semblent s’entendre sur l’importance des compétences telles que définies ici : l’école doit permettre aux enfants de faire progresser la société; ainsi, des compétences généralistes sont incontournables.

D’abord, notons que l’approche par compétences est inspirée de l’industrie[25]. Pourtant, il faut reconnaitre que le marché du travail considère comme essentielles les connaissances; on pourrait dire que les compétences y sont entendues assez souvent comme la mise en œuvre de savoirs que le marché exige que l’on possède. En effet, il est difficile de nier que la créativité ou la pensée critique d’un métier (propre à un domaine, comme le montre Normand Baillargeon) exigent un degré avancé de connaissances pointues pour, respectivement, innover et porter un jugement fondé sur les informations complexes reçues. C’est pourquoi je considère qu’à tous les niveaux d’enseignement, la conciliation des deux approches, l’approche par compétences et l’approche basée sur la connaissance, est absolument nécessaire.

Les compétences que prône le ministère de l’Éducation sont indispensables, mais ne peuvent venir de l’élève principalement, par ses démarches. Pour beaucoup de disciplines qui forment l’éducation de base des enfants, la méthode de Dewey serait difficilement applicable, voire irréaliste. L’approche doit être adaptée à la discipline : si les projets ne s’y prêtent pas, il est déraisonnable de les forcer dans l’éducation. Dans ce cas, on pourrait se figurer une méthode plutôt axée sur la connaissance, mais qui chercherait à mettre en œuvre cette dernière pour aussi développer des compétences.

Ainsi, il faut établir une base – une période d’apprentissage théorique – avant d’exiger des résultats de provenance individuelle. Pour cela, et conformément aux recherches en psychologie cognitive, les techniques d’éducation conservatrices ont toujours leur place, mais une approche arendtienne, purement axée sur la connaissance, parait inadéquate. Le savoir acquis doit être mis en pratique au fur et à mesure pour permettre de l’assimiler. Autrement, l’enseignement devient bourrage de crâne. Similairement, le développement des compétences est un travail de longue durée.

À mon sens, l’apprentissage n’a effectivement de sens pour l’élève que s’il y trouve une compréhension et un rapport à sa vie – pas nécessairement à sa personne, mais du moins à l’univers auquel il sait appartenir – qui lui fournissent sa motivation. Autrement, et comme cela se produit trop souvent, il y demeure imperméable; intégrer le constructivisme modéré à l’éducation m’apparait donc bénéfique. Toutefois, c’est un trop grand pas que de laisser tout se rapporter à l’élève. Le constructivisme radical que décrie Normand Baillargeon amènerait le danger d’une société irréconciliablement divisée. Au-delà du fait que certaines connaissances de base doivent être partagées par tous afin d’assurer une certaine cohésion sociale (grâce aux mêmes fondements qui permettent de réellement débattre), il faut s’assurer que le débat soit simplement concevable dans l’esprit de chacun en rejetant cette vision radicale où tous ont raison. Il semble également clair que l’école québécoise fondée sur le constructivisme radical pourrait effectivement être moins démocratique : elle n’outillerait pas également les jeunes puisqu’elle leur laisse beaucoup trop de latitude dans leur éducation[26]. Toutefois, en évacuant le relativisme de l’équation par la transmission de connaissances fixes, on remet les enfants sur un pied d’égalité relatif, au moins sur ce plan.

 

Éduquer sans ennuyer, engager sans abaisser…

Afin de rendre l’école plus démocratique, une éducation axée sur des connaissances contextualisées m’apparait préférable, tant que la transmission des savoirs qui y prend place ne soit pas subordonnée au contexte ni à la vision de l’enfant. Elle doit garder sa portée universelle et sa validité, tout en ayant l’avantage de s’inscrire dans une logique qui suscite l’intérêt. Dans cette optique, la mise en contexte ne doit pas viser avant toute chose à attirer l’attention des enfants; cela ouvrirait la porte à la simple intégration de champs d’intérêt déjà établis au lieu d’élargir les horizons des jeunes. Plutôt, en démontrant la pertinence de l’acquisition des savoirs, on vient rejoindre par la bande leurs sujets de prédilection ou, à tout le moins, on leur montre l’utilité des savoirs, ce qui permet une éducation plus démocratique, car plus engageante et, corollairement, favorisant la réussite.

Pour éviter les dérives en ce sens, il ne faut pas chercher à tout prix à stimuler chacun, simplement à stimuler davantage. Contrairement à ce qu’anticipe Baillargeon, la réalité de l’enfant ne dirige pas. Pour accrocher, on peut partir de la culture de masse, comme Dewey le propose; néanmoins, on ne doit pas se rabattre sur cette technique pour intéresser les jeunes. La curiosité intellectuelle éveillée au fil du parcours éducatif devrait suffire, espérons-le, pour faire valoir l’intérêt de l’apprentissage, afin d’éviter d’avoir à tout rattacher aux sujets préférés des étudiants. En ce sens, la progression dans le système scolaire devrait voir une diminution du recours à cette méthode.

 

Entre préparation et intemporalité

Enfin, sur le plan de l’ouverture de l’éducation à l’extérieur, notre monde de plus en plus éparpillé impose la nécessité de développer à l’école des compétences de synthèse et de traitement du flux d’informations :

« c’est d’abord et avant tout à la possibilité, pour la personne, de générer un sens dans le monde de la fragmentation, de la globalisation, de la complexité et de l’hybridité que doit s’attacher le projet éducatif. […] Car le sens provient de la faculté à donner une signification au monde, elle-même tributaire d’une double capacité, de compréhension et de relation au monde[27]. »

L’enfant doit pouvoir comprendre et agir dans le monde qui est le sien avant de pouvoir aspirer à le changer; l’un n’empêche pas l’autre. L’état actuel des choses ne doit pas être central au parcours scolaire, mais il faut l’enseigner parce qu’il représente le point de départ de toute amélioration. Dans cette optique, l’objectif d’Arendt – soit l’apport par la jeune génération d’une nouveauté pure, et non « dénaturée » par le système – doit se concilier avec l’ouverture à l’extérieur, si l’on accepte de modérer cette séparation extrême entre mondes présent et futur – clivage qui parait faire obstacle à la finalité.

Pour ne pas compromettre l’avenir, un progressisme excessif, qui cherche le changement à tout prix sous le prétexte de la nécessité de résoudre les problèmes actuels, risque fort de s’avérer problématique. Tant que l’on enseigne des compétences qui semblent fondamentales et intemporelles, on ne nuira pas à l’avenir. Cette distinction est évidemment difficile à faire clairement, mais elle peut servir de principe directeur qui se peaufinera au fil du temps. La subordination à la réalité sociale n’est d’ailleurs pas un enjeu uniquement dans l’approche par compétences, mais également dans l’enseignement de connaissances, puisqu’un certain endoctrinement peut s’y faire :

[…] même une conception moins passive de l’être à éduquer n’est pas incompatible avec la stabilité sociale : un apprentissage d’opérations intellectuelles peut demander à l’enfant une activité tout en visant la formation d’une intelligence et d’une sensibilité semblables à celles de la génération précédente[28].

L’important est de donner la capacité de naviguer dans la réalité tout en fournissant, en parallèle, des outils pour la remettre en question.

Outre le risque de subordination à la société, soulignons que l’économie demeure une influence importante dans l’éducation au Québec. La vision de Dewey quant au caractère essentiel des compétences au sein de l’éducation parait détournée, puisqu’elles sont trop rapidement, au cours du parcours scolaire, réduites à des habiletés professionnelles. À mes yeux, il s’agit d’une ingérence hâtive du monde du travail dans le développement des citoyens de demain. En demandant aux jeunes de choisir dès le secondaire entre des options les dirigeant vers les sciences de la nature ou davantage vers les sciences humaines, on ampute leur capacité à saisir le monde dans sa globalité. Au cégep, on observe évidemment une accentuation de ce phénomène avec le choix d’un programme axé sur certaines disciplines. La formation générale fait certes le pont entre tous les étudiants, mais elle occupe une place minoritaire et se plie elle aussi à une certaine spécialisation (les derniers cours de philosophie, de français et d’anglais étant, par exemple, propres au programme d’études). Le marché est bien servi par une telle tendance : les travailleurs qui lui parviennent sont des plus compétents dans leurs tâches. Néanmoins, l’intervention de l’industrie dans la formation de mineurs et d’étudiants collégiaux m’apparait nuisible dans la mesure où elle contribue à fragmenter la société en individus qui seront non seulement moins portés à remettre en question leur milieu, mais aussi plus difficilement capables de saisir la réalité de l’ensemble de leurs concitoyens.

 

Le fragile équilibre de l’éducation

En définitive, l’opposition entre l’éducation axée sur le développement de compétences et celle fondée sur la transmission de connaissances ainsi que ses enjeux corrélés d’éducation démocratique et ouverte à l’adaptation à la société demeurent férocement débattus et sont loin de faire consensus. Une interdépendance est nécessaire, tant pour pouvoir véritablement développer ses aptitudes que pour assimiler convenablement le savoir.

Il y a moyen de ne pas évacuer toute transmission de connaissance d’une approche axée sur le développement éventuel de compétences. L’étudiant doit en venir à ressentir la valeur tant du savoir à la base que des habiletés qui utilisent ce dernier et enrichissent l’individu. En effet, la méthode pédagogique idéale visera à « tire[r] parti de la contradiction même de l’éducation : dans le mouvement où l’élève se constitue un savoir plus singulier et qu’il « approprie » à soi, il en éprouve la dimension universelle qui le « désapproprie » de soi[29]. » En somme, il s’agit ici de stimuler l’éveil intellectuel par une intégration partielle du monde extérieur dans l’éducation afin de motiver un plus grand nombre d’étudiants. Il faut également balancer les compétences avec les connaissances. Leur interrelation s’avère fondamentale, car les compétences nécessitent une base pour croitre et s’épanouir, tandis que l’enseignement des connaissances seules ne permet pas à la plupart d’assimiler convenablement le savoir et procurent une préparation insatisfaisante à la vie dans la société et le monde qui entourent aujourd’hui l’individu.

Une éducation démocratique n’est, à mes yeux, pas synonyme de dégradation de la qualité tant qu’on cherche à stimuler adéquatement l’intérêt (et non pas, artificiellement, les taux de réussite) en explicitant la valeur – inhérente, et non instrumentale – des apprentissages pour les étudiants. L’école doit également s’assurer que ses élèves en sortent outillés d’une manière générale pour la complexité du monde actuel.

À ce sujet, la spécialisation économique de l’éducation demeure une menace. Dewey proposait – nous l’avons vu plus tôt – une analogie commerciale à la question de l’enseignement afin de montrer les principes qui le sous-tendent. Pourtant, la conception de l’éducation comme un contrat, tel que Dewey l’édicte ici, semble perdre, de nos jours, son sens figuré, celui d’un échange participatif qui vise à concrétiser la réussite de l’apprentissage; elle acquiert plutôt une visée instrumentale limitée à une seule dimension de l’individu, avec les risques d’appauvrissement de la pensée généraliste que cela implique. Il me semble plutôt essentiel qu’en route vers leur centenaire, les cégeps continuent contre vents et marées à maintenir le cap sur l’idéal du journaliste et écrivain Sydney J. Harris : « Le but de l’éducation est de transformer des miroirs en fenêtres[30]. »

[1] FÉDÉRATION DES COMMISSIONS SCOLAIRES DU QUÉBEC, La réforme de l’éducation, 2004, [http://www.fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/Reforme.ppt], (page consultée le 5 novembre 2017).

[2] Ibid.

[3] Gérald BOUTIN, « L’approche par compétences en éducation : un amalgame paradigmatique » dans Connexions, vol. 1, no 81, 2004, p. 25-41 dans Cairn, (page consultée le 4 novembre 2017).

[4] Emmanuel KANT, Réflexions sur l’éducation, 8e édition, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 2004, p. 105.

[5] Normand BAILLARGEON, Contre la réforme : la dérive idéologique du système d’éducation québécois, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Champ libre », 2009, p. 29.

[6] Gérald BOUTIN, « De la réforme de l’éducation au “renouveau pédagogique” : un parcours chaotique et inquiétant » dans Argument, automne 2006 – hiver 2007, [http://www.revueargument.ca/article/2006-10-01/367-de-la-reforme-de-leducation-au-renouveau-pedagogique-un-parcours-chaotique-et-inquietant.html], (page consultée le 4 novembre 2017).

[7] FÉDÉRATION DES COMMISSIONS SCOLAIRES DU QUÉBEC, op. cit.

[8] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT, Le renouveau pédagogique : Ce qui définit « le changement », Gouvernement du Québec, Québec, 2005, [http://fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/452755.pdf], (page consultée le 5 novembre 2017).

[9] Hannah ARENDT, L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2012, p. 759.

[10] John DEWEY, Démocratie et Éducation suivi de Expérience et Éducation, 3e édition, Paris, Armand Colin Éditeur, 2011, p. 158.

[11] John DEWEY, How We Think cité dans Normand BAILLARGEON, « Dix citations préférées sur l’éducation » dans Voir, 19 août 2015, [https://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2015/08/19/dix-citations-preferees-sur-leducation/], page consultée le 5 décembre 2018.

[12] Gérald BOUTIN, « De la réforme de l’éducation au “renouveau pédagogique” ».

[13] John DEWEY, op. cit., p. 160.

[14] Ibid., p. 160.

[15] Ibid., p. 160.

[16] Ibid., p. 160.

[17] John DEWEY, The School and Society, cité dans Normand BAILLARGEON, « Dix citations préférées sur l’éducation » dans Voir, 19 août 2015, [https://voir.ca/chroniques/prise-de-tete/2015/08/19/dix-citations-preferees-sur-leducation/], (page consultée le 9 décembre 2017).

[18] John DEWEY, Démocratie et Éducation, p. 170.

[19] Hannah ARENDT, op. cit., p. 761.

[20] Ibid., p. 758.

[21] Normand BAILLARGEON, Contre la réforme, p. 58.

[22] Ibid., p. 43.

[23] Ibid., p. 112-113.

[24] Ibid., p. 45.

[25] Gérald BOUTIN, « De la réforme de l’éducation au “renouveau pédagogique” ».

[26] Marye-Claude BELZILE, « Déconstruction de la réforme de l’éducation » dans L’esprit libre : Sortir du média-spectacle, 15 juin 2014, [http://revuelespritlibre.org/deconstruction-de-la-reforme-de-leducation], (page consultée le 4 novembre 2017).

[27] Christiane GOYER, « L’homme fragmenté : à la recherche du sens perdu : Éduquer à la compréhension et à la relation » dans Éducation et francophonie, vol. XXX : 1, printemps 2003, p. 21, (page consultée le 5 novembre 2017).

[28] Viviane ISAMBERT-JAMATI, « Éducation : types et fins de l’éducation » dans Encyclopædia Universalis, [https://www.universalis.fr/encyclopedie/education-types-et-fins-de-l-education/], (page consultée le 1er décembre 2017).

[29] Daniel HAMELINE, « Éducation intégrale » dans Encyclopædia Universalis, [http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/education-integrale/], (page consultée le 11 novembre 2017).

[30] Normand BAILLARGEON, « Dix citations préférées sur l’éducation ».

 

Les conséquences de la démocratisation de l’éducation sur la qualité des établissements d’enseignement, Arnaud Pelletier

DSC_6427_Nanor Janjikian Claude Monet

Une oeuvre de Nanor Janjikian

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Arnaud Pelletier

Étudiant

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé

Dans la foulée du rapport Parent, l’État québécois a réformé en profondeur son système d’éducation dans le but de le rendre plus accessible. La création des cégeps, il y a de cela 50 ans, a grandement marqué le système québécois, de par sa formation générale et son accessibilité. Sur cette même lancée, le gouvernement du Québec a tenté à quelques reprises de réformer les établissements d’enseignement de la province. Cela a mené le ministère de l’Éducation à proposer une importante réforme en l’an 2000, qui visait à évaluer les étudiants sur leurs compétences et non leurs connaissances. En raison du bilan médiocre de cette réforme, il est important de se questionner par rapport aux conséquences que peut entraîner une volonté trop marquée de démocratiser l’éducation. En effet, il semble y avoir de nombreux effets pervers à cette réforme, dont la baisse de qualité globale de l’éducation et une connaissance générale émincée. Pour répondre à cet enjeu, un modèle d’éducation idéal est présenté selon la pensée de John Dewey, John Stuart Mill et, enfin, Friedrich Nietzsche. Ces visions bien souvent opposées semblent toutefois avoir certains éléments complémentaires. En effet, la volonté marquée de Dewey de favoriser l’accès à l’éducation, mêlée au libéralisme de Mill et à l’importance accordée par Nietzsche à la transmission de la culture classique, donne un portrait juste de ce à quoi un cégep devrait aspirer.

 

Dans L’Humaine Condition, Hannah Arendt critique le modèle d’éducation américain qui, selon elle, est en crise. Celle-ci serait causée par l’idéologie démocratique qui essaie de minimiser, voire même d’effacer, la différence entre chaque individu et, plus particulièrement, entre les professeurs et les élèves[1]. Depuis la parution du rapport Parent, en 1963, l’État québécois tente non seulement de fournir un « enseignement ouvert à tous, à tous les niveaux, mais aussi une orientation de chacun vers le genre d’études correspondant à ses goûts et à ses aptitudes[2] ». Cette volonté d’adapter le système d’éducation aux particularités des élèves afin de justement développer leurs « dispositions originelles », comme le dirait Kant, a poussé le gouvernement québécois à créer les cégeps, il y a de cela 50 ans. Après la mise en place de ces établissements, l’accès aux études supérieures a été nettement amélioré. Néanmoins, d’autres réformes ont éventuellement été jugées nécessaires afin de réellement démocratiser l’éducation. C’est ainsi qu’une nouvelle réforme secoue la province en l’an 2000. Celle-ci visait à ce que les établissements scolaires évaluent les élèves non pas seulement sur leurs connaissances, mais surtout sur leurs compétences, parfois même transversales. Pour le gouvernement de l’époque, l’importance accordée aux connaissances n’assurait pas une réelle compréhension de la part d’une partie importante des étudiants. Une revalorisation des compétences s’imposait donc afin d’augmenter le taux de diplomation, puisque d’apprendre de la sorte semble être plus accessible que d’apprendre par la simple transmission de connaissances. Or, il y a de nombreux effets néfastes causés par l’intention de favoriser la réussite du plus grand nombre possible. Certains avancent que le développement des étudiants les plus doués est inévitablement ralenti, alors que d’autres défendent plutôt que la priorité du système d’éducation devrait être de favoriser la réussite du plus grand nombre possible. Bien que cette question ait été traitée en long et en large depuis aussi longtemps que Platon, le débat autour de la démocratisation de l’éducation est particulièrement pertinent dans le cadre du 50e anniversaire des cégeps, puisque ces établissements ont été créés dans l’optique de rendre les études supérieures plus accessibles. Néanmoins, toute tentative d’augmenter le taux de diplomation, que ce soit au secondaire ou dans à l’université, peut comporter son lot d’inconvénients.

Nous sommes en droit de nous questionner par rapport à la mise en pratique des idéaux démocratiques en éducation. Les mesures mises en place par le gouvernement afin d’augmenter le taux de diplomation au secondaire et de faciliter l’accès aux études supérieures nuisent-elles à la qualité de l’éducation reçue dans les cégeps? Le duel entre compétences et connaissances est au cœur de la problématique. Il est essentiel, à mon avis, de faire en sorte que l’éducation se concentre à nouveau sur les connaissances plus générales et classiques qui se voient de plus en plus ignorées dans le cursus québécois, quitte à ce que le taux de diplomation diminue. L’importance accordée à celles-ci permettrait aux étudiants d’avoir accès à une Bildung (terme allemand désignant l’éducation, la culture et, surtout, « le processus visant à développer la meilleure version de nous-même[3] »). Je plaide donc pour que les établissements d’enseignement, tout particulièrement les cégeps, se concentrent sur la transmission d’un réel bagage culturel aux étudiants.

 

L’éducation progressiste

Premièrement, considérons la position de John Dewey, philosophe américain s’inscrivant dans le courant du pragmatisme, pour qui le progrès doit être l’objectif visé par tous les établissements d’enseignement. Tout d’abord, il est important de mentionner que Dewey considère que si l’humain vit dans un groupe social, c’est pour obtenir davantage en utilisant les autres[4] et que l’individualisme est bénéfique pour tout individu, puisque c’est le « produit du relâchement de la contrainte de l’autorité, de la coutume et des traditions » et cela lui permet de réellement penser par lui-même[5]. Dewey considère que le modèle d’éducation conservateur « ne tient pas compte de l’existence dans un être vivant de fonctions actives et spécifiques qui se développent au cours des processus de réorientation et d’association qui interviennent au contact de l’environnement[6] ». C’est pour cela qu’il propose de mettre l’accent sur le développement des compétences des jeunes et dénonce l’obsession qu’ont les établissements d’enseignement pour l’enseignement de l’histoire, puisque d’en faire le « matériel principal de l’éducation […] coupe le lien vital qui unit le présent au passé, et que [cela] tend à faire du passé un rival du présent, et du présent une imitation plus ou moins futile du passé[7] ». Or, il reconnait tout de même l’importance d’étudier le passé dans le seul cas où les leçons que nous pouvons tirer de l’histoire peuvent être utiles pour le développement de l’avenir.

Pour Dewey, il est impératif de prendre en considération les expériences des étudiants, car, selon lui, cela est la meilleure manière d’atteindre l’idéal de l’éducation démocratique : le progrès. Il écrit : « […] l’idéal de croissance aboutit à la conception que l’éducation est une réorganisation ou une reconstruction constante de l’expérience[8]. » Donc, une éducation progressiste permettrait de « façonner les expériences des jeunes de sorte qu’au lieu de reproduire les habitudes courantes ils contractent de meilleures habitudes[9] ». Bref, l’éducation idéale de Dewey est un système où l’histoire sert à changer le futur et où les étudiants partagent leurs expériences afin qu’ils puissent bénéficier d’une éducation morale convenable.

Dewey croyait en un système éducatif étatique et considérait que l’éducation devait être complètement accessible et tout en fournissant tout le matériel scolaire nécessaire aux plus démunis pour réellement supprimer les inégalités économiques et permettre à chaque individu « d’échapper  aux restrictions du groupe social dans lequel il est né[10] ». Bref, le type d’éducation que Dewey souhaite fournir aux étudiants aurait comme idéal le progrès. Cela peut se faire à partir de la mise en commun des expériences des étudiants, permettant ainsi à tous de mieux développer leurs différentes compétences dans ces domaines.

Il est évident que Dewey applaudirait la réforme québécoise de l’éducation, puisque les fondements mêmes de celle-ci découlent de sa philosophie[11]. En effet, l’accent mis sur les compétences, conjugué à l’objectif initial de favoriser l’accès aux études supérieures, fait de la réforme un modèle d’éducation conforme aux idéaux de Dewey. J’estime néanmoins que Dewey considérerait que la raison pour laquelle le taux de diplomation a diminué chez certaines classes de la population est parce que nous n’évaluons pas assez les compétences et ne façonnons pas assez bien les expériences des étudiants.

 

La liberté de s’éduquer

Une deuxième perspective sur la question nous est fournie par le philosophe utilitariste John Stuart Mill, qui plaide avant tout pour un système libéral. Mill considère que les libertés individuelles priment sur les intérêts collectifs, ce qui fait de lui une des figures de proue de l’idéologie libérale classique. Ainsi, il considère que la véritable liberté est « d’assigner des limites au pouvoir », de telle sorte que tous soient libres de vivre comme ils l’entendent[12]. Un autre devoir primordial de l’individu consiste à se munir de protections par rapport à ce que Mill appelle la tyrannie de la majorité, soit la tendance de celle-ci « à vouloir imposer comme règles de conduite […] ses idées et ses coutumes à ceux qui les contestent[13] ». La société devrait donc être construite autour du principe de non-nuisance. À ce sujet, Mill écrit : « […] les hommes ne sont autorisés, individuellement ou collectivement, à interférer dans la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection[14] ». Dans cette optique, le rôle de l’État serait plutôt d’assurer le respect de la liberté individuelle de chacun et, donc, d’intervenir seulement si une personne est nuisible pour une autre. De plus, la collectivité ne devrait avoir aucun mot à dire quant au mode de vie de l’individu et ne peut contraindre un individu à agir de telle ou telle manière sous prétexte que cela est meilleur pour lui, puisque celui-ci est souverain sur « lui-même, sur son corps et sur son esprit[15]».

Concernant l’éducation, il est essentiel pour Mill qu’elle soit entièrement axée sur le développement individuel et la culture de l’originalité. En effet, l’éducation doit assurer à tous la possibilité de cultiver « l’individualité de la puissance et du développement[16] ». Cela ne peut se faire, selon Mill, qu’en s’instruisant à l’aide de l’expérience, puisque « la force intellectuelle et la force morale, tout comme la force physique, ne s’améliorent qu’avec l’exercice[17] ». Ainsi, la véritable Bildung est acquise en partageant ses connaissances et, surtout, ses expériences avec les autres afin de favoriser une éthique de la discussion permettant de se rapprocher de la vérité. Si l’éducation ne doit pas être conduite par l’État, c’est en raison des risques d’endoctrinement qui y sont associés. Mill écrit : « Une éducation générale administrée par l’État n’est autre chose qu’un instrument à fabriquer des hommes sur un seul modèle[18] ». Mill propose un système d’enseignement privé dans lequel l’État s’assure que tous, même les plus défavorisés, aient accès à l’éducation[19].

Dans le débat autour du renouveau pédagogique québécois, on peut penser que Mill considérerait que la réforme est bénéfique au développement individuel, puisque le dialogue occasionné par le développement des compétences, souvent fait à l’aide d’activités de groupe, permettrait de favoriser une bonne éthique de la discussion et, par le fait même, permettrait aux individus de se rapprocher de la vérité. Néanmoins, Mill critiquerait sans aucun doute la mainmise institutionnelle de l’État québécois sur l’éducation, puisque cela implique souvent une certaine forme d’endoctrinement. Cette imposition des valeurs de la majorité est sans aucun doute un des plus grands problèmes pouvant toucher une société. Cela causerait une perte de l’individualité qui pourrait être difficilement réparée. Mill, à ce sujet, écrit :

L’uniformisation des caractères croît par ce dont elle se nourrit. Si on attend pour lui résister que la vie soit presque réduite à un type uniforme, alors tout ce qui s’écarte de la norme sera considéré comme impie, immoral, voire monstrueux et contre nature. L’humanité devient rapidement incapable de comprendre la diversité lorsqu’elle s’en est déshabituée pendant un temps[20].

Dans une perspective millienne, il est donc important que l’État cesse de jouer un rôle prédominant dans l’éducation et laisse le privé s’en occuper. Néanmoins, l’État se doit d’assurer un contrôle sur la qualité des institutions en imposant des « des examens publics à tous les enfants dès leur plus jeune âge[21] ».

 

L’éducation axée vers la culture

Notre troisième perspective sur l’éducation, celle de Friedrich Nietzsche, philosophe et philologue allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, mise sur un retour aux valeurs aristocratiques. Ces valeurs permettent aux humains de vivre conformément à ce qu’il appelle une morale des maîtres, type de morale qui caractérise les grandes sociétés antiques[22]. Pour Nietzsche, la morale des maîtres permet d’agir réellement par-delà bien et mal, et ainsi atteindre un plus haut degré d’autonomie, car l’individu est, à ce stade, en mesure de se doter de ses propres valeurs[23]. La pierre angulaire de la philosophie nietzschéenne est la culture de l’individualité. Il écrit : « Il importe de se prouver à soi-même qu’on est destiné à l’indépendance et au commandement […][24]. » Pour y arriver, il suffit que tous ceux qui en sont capables se délient des dogmes qui briment leur véritable liberté et cessent d’être obsédés par la pitié, à la fois à l’égard des autres et de soi-même. Nietzsche considère que « toute élévation du type humain a été l’œuvre d’une société aristocratique […] ; autrement dit, elle a été l’œuvre d’une société hiérarchique qui croit en l’existence de fortes différences entre les hommes[25] ». Considérant que les inégalités sociales sont naturelles, Nietzsche plaide pour une exacerbation de toutes les pulsions et de tous les instincts constituant la Volonté de puissance[26], un idéal auquel devraient aspirer tous les humains.

Nietzsche a fait cinq conférences sur l’éducation, regroupées dans L’avenir de nos établissements d’enseignement, où il critique le système d’éducation de son époque en présentant un dialogue entre un philosophe et son apprenti, qui reflète sa philosophie. Dans ce récit, Nietzsche considère que « les plus graves faiblesses de [son] temps sont justement liées à ces méthodes antinaturelles d’éducation[27] ». Ainsi, il est primordial d’opter pour des techniques de pédagogie respectant la nature humaine, soit la hiérarchie naturelle entre les humains. Partant du point où l’humain apprend la culture à l’école[28], Nietzsche explique que deux tendances sont néfastes à son développement : la tendance à élargir autant que possible la culture et la tendance à la réduire et à l’affaiblir[29]. Concernant l’éducation étatique, Nietzsche considère que « [l’État] veut attirer à lui des fonctionnaires utilisables le plus tôt possible et s’assurer, par des examens excessivement contraignants, de leur docilité inconditionnelle[30] ». Ainsi, il considère que l’éducation étatique n’est qu’une usine à produire des citoyens qui lui permet de se renforcer. Nietzsche prétend plutôt que le but ultime de l’éducation est d’offrir une véritable Bildung, qui s’assure de faire de l’individu la meilleure version de lui-même. Critiquant violemment la qualité de l’enseignement à son époque, il écrit :

Il existe maintenant presque partout un nombre si excessif d’établissements d’enseignement d’un haut niveau qu’on y utilise toujours beaucoup plus de maîtres que la nature d’un peuple […] ne peut en produire ; il arrive donc dans ces établissements un excès de gens qui n’ont pas la vocation, mais qui peu à peu […] déterminent l’esprit de ces établissements[31].

Devant ce constat, Nietzsche propose de réduire considérablement le nombre d’établissements d’enseignement, puisque « la nature elle-même n’a destiné à aller réellement vers la culture qu’un nombre infiniment restreint d’hommes[32] ». Enfin, Nietzsche critique l’éducation démocratique, voire même simplement étatique, puisqu’il considère que « l’éducation et la culture populaire » sont implantées en raison de la crainte qu’a le gouvernement de la nature aristocratique des citoyens[33].

Il est évident que Nietzsche s’opposerait fortement à l’objectif du gouvernement québécois qui est de favoriser l’accès à l’éducation supérieure. Non seulement s’opposerait-il à l’éducation étatique en soi, mais il considérerait la réforme de l’an 2000 comme étant une aberration, puisque tout au long de son œuvre, il indique que seules les connaissances peuvent faire de l’individu un être véritablement cultivé. De plus, un des objectifs de l’éducation fondée sur l’expérience est de favoriser l’autonomie des étudiants dans leur vie de tous les jours. Ce concept est réfuté par Nietzsche alors qu’il écrit : « Nos étudiants « autonomes » vivent sans philosophie, sans art […]. […] Car retirez les Grecs en même temps que la philosophie et l’art : par quelle échelle voulez-vous encore monter vers la culture[34] ?» Ainsi, l’objectif principal de l’éducation démocratique, qui est de développer l’autonomie tout en élargissant le plus possible l’accès à la culture, est vue par Nietzsche comme étant la cause des maux et de la faiblesse de la société. C’est donc la vulgarisation excessive des matières enseignées, ayant pour objectif de favoriser le succès d’un grand nombre d’étudiants, qui fait perdre tout sens à la réelle culture. Il va encore plus loin dans cette lancée et écrit :

C’est l’autonomie véritable, qui, à ces excitations prématurées, ne peut justement s’exprimer qu’en maladresse, en saillants et en traits grotesques, c’est donc l’individu pris exactement qui est réprimandé par le maître et rejeté au profit d’une moyenne décente, privée d’originalité. En revanche la médiocrité uniformisée reçoit des louanges […][35].

Pour Nietzsche, le but de l’éducation est évident : permettre aux plus forts de s’émanciper et d’avoir accès à une véritable culture. Pour cela, il est primordial de limiter l’accès à l’éducation aux seuls individus qui ont à cœur leur épanouissement culturel. Les établissements d’éducation doivent également nourrir le désir d’immortalité des étudiants, afin que cette volonté d’être toujours la meilleure version d’eux-mêmes se traduise par le renversement de toutes les valeurs et le début de la surhumanité.

 

Le modèle idéal

Il est de mon avis que, globalement, la position nietzschéenne par rapport à l’éducation est la plus enrichissante, de par l’importance qu’elle accorde à la culture. La transmission de connaissances dans un processus académique rigoureux est, selon moi, idéale, puisque le sérieux accordé à l’éducation permet aux étudiants d’acquérir assez de connaissances pour être réellement épanouis intellectuellement. Donc, le type d’éducation nietzschéen, soit un système où l’élite est grandement valorisée, semble être le plus efficace pour avoir de réels établissements axés sur une Bildung contemporaine. Or, la mise en pratique d’un tel système comporte certaines lacunes qui doivent être parées. En effet, la solution à la « crise de l’éducation » serait pour lui de restreindre énormément l’accès aux études supérieures afin d’avoir de meilleurs professeurs et des étudiants plus doués. Bien qu’une certaine forme d’élitisme soit acceptable, voire même souhaitable, dans nos établissements scolaires, il est impératif de veiller à ce qu’il existe une réelle égalité des chances dans notre société. Ainsi, je suis en grande partie d’accord sur le type d’éducation que la société doit fournir, mais pas sur la manière d’y arriver. Par rapport à la problématique, je considère aussi que le fait d’avoir pour objectif de favoriser l’accès aux études supérieures au plus grand nombre entraine inévitablement une perte de la qualité de l’éducation dans son ensemble.

Par rapport à Mill, je considère que sa position sur l’importance de l’individualité est, comme chez Nietzsche, très pertinente et que sa mise en application est plus réalisable que chez ce dernier. En effet, la mise en place d’un système d’enseignement accessible à tous, mais qui relève de l’initiative privée est, en bonne partie, une solution viable permettant d’assurer que la volonté de tous soit bel et bien respectée. Néanmoins, cette mesure comporte certaines lacunes. En effet, elle implique que certains établissements puissent fournir une éducation de moins bonne qualité aux étudiants les moins favorisés. Je considère plutôt qu’il faut qu’une grande partie de l’éducation soit financée par l’État, tout en laissant davantage de liberté aux institutions afin que les programmes soient plus diversifiés et que les étudiants aient davantage de liberté pour choisir le programme. Par rapport à l’importance que Mill accorde aux compétences pour bien développer l’individu, je suis en partie d’accord, bien que je considère que les connaissances doivent jouer un plus grand rôle dans l’éducation.

Concernant Dewey, il me semble que certains éléments de sa philosophie soient absolument essentiels à un bon système d’éducation. En effet, son idéal d’égalité des chances doit être au cœur de notre système et cela ne peut se faire qu’en ayant un État soutenant financièrement les enfants n’ayant pas les moyens de s’éduquer. De plus, l’idée de permettre une éducation diversifiée, dans le sens où les établissements d’enseignement encourageraient la présence d’étudiants provenant de divers milieux socioéconomiques et culturels, est, à mon sens, extrêmement importante, puisque cela permet aux jeunes de partager différentes expériences et de mieux comprendre la réalité dans laquelle les autres vivent. Néanmoins, je considère que d’inclure dans le cursus des activités basées sur les expériences des étudiants n’est pas bénéfique, puisqu’ils le feront en dehors des heures de cours. Il est donc primordial de garder la grande majorité de ces heures pour le partage de connaissances.

Je considère que le meilleur type d’éducation qu’un État peut fournir est un système d’enseignement dans lequel les établissements, bien que largement financés par l’État, sont autonomes tout en devant se plier à des examens communs afin de s’assurer que leur matière est bien enseignée. Cela permettra à chaque étudiant d’étudier dans un programme d’étude qui lui convient réellement. De plus, je considère que la majorité du cursus doit être axé sur la transmission de la culture par la connaissance, tel que Nietzsche le défend. Les compétences et les expériences peuvent aussi être développées par les établissements grâce à l’usage de jeux, comme le soutient le philosophe suisse Johann Heinrich Pestalozzi. Si, en dehors des heures de cours, les étudiants ont accès à différents jeux comme, par exemple, les échecs ou des jeux de mémoire, ils pourront développer différentes compétences avec leurs camarades, bien que celles-ci ne soient pas véritablement enseignées par leur établissement. De cette manière, les élèves développeront leur envie d’apprendre et pourront bénéficier des expériences des autres.

Pour conclure, la solution au problème soulevé par la réforme de l’éducation québécoise, à savoir le véritable type d’éducation qu’il faut fournir aux étudiants afin de maximiser leur développement, est, pour Dewey, de prôner une éducation d’abord et avant tout progressiste pouvant permettre à la société démocratique de se délier du passer et de se perfectionner. Il avance que cela ne peut se faire qu’avec une éducation axée sur les compétences et les expériences de chacun. Ensuite, Mill considère que l’éducation ne doit ni être carrément progressiste ni franchement conservatrice ; elle doit permettre à chacun de choisir quelle sorte d’éducation elle ou il souhaite obtenir. Il soutient ce principe avec ses idéaux libéraux, puisque ce n’est qu’en engageant tous les membres de la société que nous favorisons une réelle éthique de la discussion, nous rapprochant ainsi de la vérité. Enfin, Nietzsche affirme qu’il est primordial que les établissements d’enseignement servent à transmettre une véritable Bildung afin de former des êtres cultivés. Selon moi, l’éducation se doit d’être un hybride entre ces trois modèles en la rendant réellement accessible à tous afin d’offrir une réelle égalité des chances, en offrant davantage de libertés aux établissements eux-mêmes pour que les étudiants soient libres de choisir ce qu’ils veulent étudier et en mettant davantage d’accent sur la transmission de la culture. En ce qui concerne les cégeps, ils devraient concentrer leurs efforts sur la transmission de la culture, ce qui implique l’imposition de davantage de cours de formation générale visant à faire naître chez les étudiants un réel désir de devenir la meilleure version de soi-même.

 

 

[1] Hannah ARENDT, L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, 1972, p.749.

[2] COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR L’ENSEIGNEMENT DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC, Rapport Parent : Deuxième partie ou tome 2, Québec, Les Publications du Québec, 1993, [http://classiques.uqac.ca/contemporains/quebec_commission_parent/rapport_parent_2/rapport_parent_vol_2.pdf], (page consultée le 2 avril 2018).

[3] Damion SEARLS, cité par Josh JONES, « Nietzsche Lays Out His Philosophy of Education and a Still-Timely Critique of the Modern University (1872) », dans Open Culture : Education, Philosophy, 20 janvier 2016, [http://www.openculture.com/2016/01/nietzsches-philosophy-of-education-and-a-still-timely-critique-of-the-modern-university-1872.html], (page consultée le 5 novembre 2017). (Traduction libre)

[4] John DEWEY, Démocratie et Éducation suivi de Expérience et Éducation, Paris, Armand Colin, 2011, p.83-84.

[5] Ibid., p.397.

[6] Ibid., p.153.

[7] Ibid., p.157.

[8] Ibid., p.158.

[9] Ibid., p.161.

[10] Ibid., p.100.

[11] MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT,  Le renouveau pédagogique : ce qui définit « le changement », octobre 2005, [http://fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/452755.pdf], (page consultée le 19 avril 2018).

[12] Ibid., p.70.

[13] Ibid., p.73.

[14] Ibid., p.78.

[15] Ibidem.

[16] Wilhelm VON HUMBOLDT, cité par John Stuart MILL, op. cit., p.126.

[17] Ibid., p.127.

[18] Ibid., p.178.

[19] Ibid., p.177.

[20] Ibid., p.144.

[21] Ibid., p.178.

[22] Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal et La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, p.183.

[23] Ibidem.

[24] Ibid., p.58.

[25] Ibid., p.180.

[26] Ibid., p.55.

[27] Friedrich NIETZSCHE, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Gallimard, 1973, p.18.

[28] Ibid., p.17.

[29] Ibid., p.19-20.

[30] Ibid., p.39-40.

[31] Ibid., p.78.

[32] Ibid., p.79.

[33] Ibid., p.94.

[34] Ibid., p.132.

[35] Ibid., p.59.

 

Médiagraphie

Arendt, Hannah. L’Humaine Condition, Paris, Gallimard, 1972, 1056 p.

Boutin, Gérald. « De la réforme de l’éducation au « renouveau pédagogique » : un parcours chaotique et inquiétant », dans Revue Argument [en ligne], v. 9, n. 1, Automne 2006 – Hiver 2007, [http://www.revueargument.ca/article/2006-10-01/367-de-la-reforme-de-leducation-au-renouveau-pedagogique-un-parcours-chaotique-et-inquietant.html], (page consultée le 5 novembre 2017).

Bronckart, Jean-Paul. « Didactique : Vue d’ensemble », dans Universalis [En ligne], [https://universalis-bdeb.proxy.ccsr.qc.ca/encyclopedie/didactique-vue-d-ensemble/], (page consultée le 5 novembre 2017).

COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR L’ENSEIGNEMENT DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC. Rapport Parent : Deuxième partie ou tome 2, Québec, Les Publications du Québec, 1993, [http://classiques.uqac.ca/contemporains/quebec_commission_parent/rapport_parent_2/rapport_parent_vol_2.pdf], (page consultée le 2 avril 2018).

Dewey, John. Démocratie et Éducation suivi de Expérience et Éducation, Armand Colin, Paris, 2011, 516 p.

Jones, Josh. « Nietzsche Lays Out His Philosophy of Education and a Still-Timely Critique of the Modern University (1872) », dans Open Culture : Education, Philosophy, 20 janvier 2016, [http://www.openculture.com/2016/01/nietzsches-philosophy-of-education-and-a-still-timely-critique-of-the-modern-university-1872.html], (page consultée le 5 novembre 2017).

Mill, John Stuart. De la liberté, Montréal, Éditions CEC, 2013, 199 p.

MINISTÈRE DE L’ÉDUCATION, DU LOISIR ET DU SPORT,  Le renouveau pédagogique : ce qui définit « le changement », octobre 2005, [http://fcsq.qc.ca/fileadmin/medias/PDF/452755.pdf], (page consultée le 19 avril 2018).

Nietzsche, Friedrich. Par-delà bien et mal et La généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1971, 399 p.

Nietzsche, Friedrich. Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Gallimard, 1973, 154 p.

Lettre à mon fils, Stéphanie Grandmont

DSC_6432_Audry Rochon W-A. Bouguereau

Une oeuvre d’Audry Rochon (inspirée par W-A. Bouguereau)

***

Mon Xavier,

5 janvier 2001 : je te tiens, émue, pour la première fois dans mes bras. Septembre 2006 : c’est ta grande entrée à la petite école, la boîte à lunch dinosaure en main. Septembre 2012 : tu t’engouffres dans ce long corridor, parfois sombre, parfois lumineux, que sera le secondaire. 1er mars 2018 : date butoir de ta demande d’admission au cégep. Quand est on est mère et professeure, le temps se compte en années scolaires.

Mais ce n’est pas juste la mère en moi qui t’écrit aujourd’hui, non plus que l’enseignante; c’est aussi et avant tout l’ancienne élève qui quittait sans trop de nostalgie le secondaire, il y a 29 ans, pour entrer tout comme toi au cégep, cet univers que j’allais tellement aimer que j’y passerais ensuite toute ma vie professionnelle.

Sais-tu, Xavier, que les cégeps ont été créés il y a 50 ans? Que c’est une invention québécoise et unique au monde? C’est d’ailleurs cette unicité que plusieurs de ses détracteurs houspillent, périodiquement, dans cette habitude par trop répandue chez nous de pourfendre nos choix, nos productions, nos institutions, notre culture dans un mépris de soi qui trahit un complexe d’infériorité inguérissable. Pourtant, c’est grâce au cégep que le Québec tient aujourd’hui, au Canada, le haut du pavé en matière de diplomation post-secondaire chez les 25-44 ans[1], alors qu’il y a 50 ans, les Québécois, majoritairement non instruits, restaient cantonnés à une infériorité sociale séculaire dont la Révolution tranquille a pu seule les faire émerger.

À l’occasion de cet important 50e anniversaire des cégeps, on a demandé à plusieurs personnalités, issues de différents milieux (artistique, sportif, monde des affaires, des communications, etc.), de prendre la parole afin de résumer, en leurs mots, leur expérience collégiale. D’autonomie à transition, en passant par connaissance, expérience et plaisir, ces capsules vidéo[2] livrent l’essence même du cégep et quiconque y a mis le pied y reconnaîtra ses propres souvenirs.

Je souhaite donc me prêter au jeu, à mon tour, afin d’évoquer, non pas en un mais en trois mots, ce qui traduit le mieux, selon mon expérience, l’esprit du cégep. J’espère ainsi titiller ta hâte d’y entrer à ton tour.

Liberté

Liberté. C’est le premier mot que j’aurais, personnellement, choisi. Il est vrai qu’après avoir connu les horaires serrés et les règles parfois rigides du secondaire, cette liberté soudaine peut en effrayer certains. Je me rappelle de mes premières semaines en tant que cégépienne : j’avais perdu mes anciens repères, j’étais souvent déstabilisée. Je ne comprenais pas pourquoi il n’y avait pas de suppléant quand un professeur s’absentait, ni ce que je devais faire des trous qui criblaient mon horaire, et je ne savais pas très bien comment m’intégrer à cette école qui avait la dimension d’une petite ville. Le même sentiment d’égarement t’habitera peut-être au début. Mais tu verras qu’après avoir vaincu ces premières résistances, dépassé ces premières appréhensions, on trouve ses repères et on goûte une liberté dont il est impossible de se sevrer ensuite!

Entends-moi bien : je ne suis pas en train de te dire que les contraintes n’existeront plus, que les règles auront disparu ou que les plages vides à l’horaire se rempliront par le fumage [bientôt légal!] de drogue, comme l’a laissé niaisement entendre un certain chef de parti! Mais tu entreras enfin dans une phase de ta vie où tu ne feras plus les choses par déférence à l’autorité, parentale ou professorale, mais bien par choix, par motivation, pour toi-même. Déjà, d’ailleurs, tu es confronté à un premier choix, celui de ton programme et du collège où tu passeras tes prochaines années. À toi, ensuite, de faire d’autres choix : celui d’y rester, d’y réussir, de chercher pour y trouver ta voie.

Car c’est bien de cette liberté qu’il s’agit : pas de celle qui te fait répéter ad nauseam « J’ai le droit! », tu sais comme quand tu as découvert, vers l’âge de quatre ou cinq ans, le sens – ô combien enivrant! – de cette phrase! Non. Plutôt de ce genre de liberté qui rime avec responsabilité, de celle qui donne le vertige par sa vastitude, excitante tout autant qu’angoissante (Sartre peut t’en « jaser tout un chapitre », d’ailleurs! Pas de doute que tu dialogueras avec lui au cégep!).

Tu l’as compris : il est question de cette liberté qui te fait passer de l’adolescence à l’âge adulte. Voici ainsi venu le moment où nous, tes parents, mais aussi tes grands-parents, tes enseignants, où tous les adultes qui t’ont vu grandir te disent : eh ben voilà, on t’a donné de l’amour, du temps, du soutien, des conseils, des mises en garde, des connaissances, des joies, des contraintes, des principes et des valeurs; on a fait naître en toi des rêves, des désirs; on t’a encouragé, on t’a puni parfois, on t’a fait embrasser des projets, on t’a montré tes forces, posé des défis, forcé à avancer, à mûrir, à vaincre les écueils, à exploiter tes talents, à ouvrir tes horizons; bref, on t’a amené, tous ensemble, du mieux qu’on le pouvait, en te proposant des modèles, jusqu’au seuil de la majorité. C’est maintenant le temps pour toi d’hériter : on te confie ta vie, prends-la à bras-le-corps, aime-la, prends-en soin. Cette vie t’appartient toute entière, Xavier; tu es libre de la façonner selon tes aspirations, de lui donner les angles que tu veux, de la peindre selon tes goûts. Fais en sorte qu’elle te ressemble. Elle est encore jeune et, comme tout enfant ou adolescent, elle a besoin d’être alimentée pour grandir : nourris-la bien d’émotions, de rêves, de découvertes.

Liberté, donc. Commences-tu, maintenant, à comprendre la véritable portée de ce mot? Celle-ci est à l’échelle de ce que tu es et seras capable d’assumer. Ne t’inquiète pas, nous serons encore là, nous, les parents, grands-parents, professeurs, pour répondre aux questions, t’accompagner, te soutenir et pour te faire faire de nouveaux apprentissages. Mais les grandes décisions t’incomberont désormais. Car « la liberté est choix [3]» et « l’homme est condamné à être libre[4] ». Bienvenue dans la cour des grands!

Exploration

Ce n’est pas anodin si c’est au cégep qu’on atteint l’âge significatif, symbolique, de 18 ans. L’âge de la majorité. Ou plutôt, tu l’as compris, de la liberté, au sens plein du terme. Car le cégep, c’est l’étape de la transition. Tu y entres ado et en ressors adulte. Si ça peut te rassurer, tu as droit à l’erreur. C’est même plutôt bien, les erreurs! Il ne faut pas avancer contre elles, ou en dépit d’elles, mais plutôt avec elles. Bien sûr, les réussites sont satisfaisantes, agréables, douces pour l’ego : c’est le dessert qui couronne un repas d’efforts, qui procure du plaisir et de la satisfaction. Mais qui ne mangerait que du sucré? L’erreur est un peu plus amère, j’en conviens, son goût déplaît généralement au début. Mais elle nous ouvre à de nouvelles saveurs, étend notre palette gustative.

Je sais, je sais, je me laisse emporter par une métaphore culinaire un peu éculée, désolée; mais comme tu aimes manger, tu comprendras ce que j’essaie de te dire : le cégep est comme un vaste buffet à volonté. Tu y piges ce que tu veux parmi différentes propositions. Et si tu as faim, tu peux te gaver longtemps!

En entrée, les menus littéraire, philosophique, sportif et linguistique : ceux-là sont incontournables. Ils mettent la table de la formation générale. Aux côtés d’étudiants issus de programmes et d’horizons divers, tu y cultiveras les lettres, les idées, l’esprit critique, les efforts physiques. Mens sana in corpore sano[5]. L’esprit humaniste au coeur du projet collégial, tel qu’il a été conçu il y a plus de 50 ans. Certains étudiants, désireux de pouvoir se consacrer exclusivement à « leur » programme, s’y montrent rébarbatifs; ce sera peut-être ton cas, je ne sais pas. Mais ne te laisse pas impressionner ou apeurer par ces noms que tu fréquenteras sans doute, de session en session : Socrate, Shakespeare, Molière, Hugo, Kant, Dickens, Sartre, Arendt, Roy, Hébert, Tremblay, Laferrière, et tous les autres que je ne nommerai pas, mais que tes professeurs jugeront importants de te présenter. C’est au collège que j’ai entendu pour la première fois parler de la Commedia dell’arte, que j’ai lu mon premier Flaubert, que j’ai découvert la poésie de Miron, que j’ai plongé dans la philosophie platonicienne ou appris, par Thomas Hobbes, que « l’homme est un loup pour l’homme »! Mes premiers grands classiques du cinéma québécois, c’est aussi au cégep qu’on me les a présentés : Les Bons Débarras de Francis Mankiewicz, Les Ordres de Jacques Brault, Le confort et l’indifférence de Denys Arcand, même Deux femmes en or de Claude Fournier! Ces noms, pour la plupart, ne sont pas familiers pour toi? Pas d’inquiétude! Le cégep est un magnifique lieu de rencontre, tu apprendras à les connaître. Ne crains pas de te frotter à eux, à leurs univers, à leurs théories, à leur art. Plonge, même si ça fait mal, même si certains couloirs sont obscurs, même si tu n’es pas sûr de les suivre, même si certains t’ennuient. Au final, l’expérience immersive en vaut la peine, tu verras! Car c’est aussi faire l’expérience de la vie que de te confronter à la difficulté, au sentiment d’être perdu ou à l’ennui. (Et ce, en dépit de cette image qu’on cherche souvent à nous vendre d’un monde hédoniste, qui ne valorise que la facilité, le plaisir et la consommation rapide au service du sacro-saint divertissement. Épicure et Horace se retourneraient dans leur tombe s’ils savaient à quel point certains publicitaires font leurs choux gras de leur maxime Carpe diem! La vie n’est pas (qu’) un spectacle d’humoriste. Et le plaisir n’est pas toujours facile. On goûte aussi une grande satisfaction à triompher d’un texte difficile.)

D’ailleurs, ces grands noms que j’évoquais sauront aussi t’étonner, te déstabiliser, te faire sourire, t’émouvoir et te faire réfléchir. Déjà pas mal, non? En dépit de ce qu’en disent certains de nos (plus mauvais) politiciens et décideurs, nous ne sommes pas que des contribuables, des consommateurs, des clients et autres payeurs de taxes. Citoyens, amis, parents, nous sommes avant tout des humains à part entière. Et c’est à former non pas uniquement des travailleurs, mais aussi et surtout des êtres pensants, sensibles, ouverts et créatifs, que s’emploie la formation générale au collégial. Même si certains cherchent à l’abolir, ou à la trafiquer, ou à la contourner. Donne-leur tort, Xavier. Même si, a priori, la littérature et la philo, ouais…bof…tu sais, ça ne t’emballe pas. Essaie quand même. Puise chez ces auteurs et penseurs des outils pour faire de toi un citoyen aguerri, capable de participer à ce que Normand Baillargeon nomme « la conversation démocratique ». Capable d’échanger. Capable de discréditer une argumentation fantoche, de désamorcer une tentative de manipulation, de repérer les fake news. Et montre à tous ces dirigeants à courte vue que le magasinage n’est pas un projet de société.

Passé ces entrées consistantes, tu goûteras au plat principal que tu as commandé : ta formation spécifique. Ce sera cuisiné et apprêté selon le talent et la passion dont feront preuve tes enseignants. Là encore, tu n’aimeras peut-être pas tout. Mais tu y préciseras ainsi, peu à peu, tes intérêts et tes goûts, orientant du même coup la suite de ta formation et tes choix professionnels. C’est là, avant tout, que tu voudras te démarquer et mettre à profit ce potentiel qui t’appartient et qui n’attend que le moment de s’illustrer. Peut-être même conviendras-tu finalement que le programme choisi ne répond pas à tes attentes et ne dessert pas suffisamment tes talents. Encore une fois, tu as droit à l’erreur. Ne crains pas le changement, ni de t’aventurer sur une route autre que celle choisie au départ. Ne succombe pas à la tyrannie de la cote R – si celle-ci t’est encore étrangère, ne t’en fais pas, tu la connaîtras bien vite, trop vite! – ni ne te rends aux discours bêtes de ceux qui croient qu’il n’y a d’avenir que dans les sciences. Sois audacieux! Essaye, découvre, plonge! Car l’autre mot qui, à mes yeux, définit bien cette étape qu’est le cégep, c’est « exploration ».

Je sais que tu aimes les voyages : tu seras choyé au cégep! Désolée, je ne parle pas de toutes ces odyssées excitantes en Asie, en Amérique du Sud ou en Europe que forcément on te proposera au cours de ton parcours étudiant, non. Je parle d’autres formes moins coûteuses de périples. Proust écrivait avec beaucoup de justesse : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres.[6] » Voyager, c’est donc appréhender le passé, le présent et l’avenir de l’humanité à travers le regard d’auteurs, de penseurs et d’artistes, d’hier et d’aujourd’hui.

Mais le cégep se veut aussi une immersion dans la culture québécoise. L’auteur québécois d’origine hongroise Akos Verboczy écrivait que c’est au cégep qu’il avait découvert le Québec[7]. Une rencontre tardive, quand on sait qu’il avait pourtant fait ses études secondaires ici. Comme toi. Comme moi. Comme des millions d’autres élèves québécois qui, durant ces cinq années d’études, ne se sont pratiquement jamais frottés à notre littérature ou à nos artistes (ou très peu et de manière bien superficielle). Je n’entamerai pas aujourd’hui un long chapitre de récriminations sur cette absence ostentatoire de la culture québécoise au sein de l’enseignement secondaire, mais je te fais au moins la promesse que le cégep palliera à cette lacune pédagogique. Québec d’hier et Québec d’aujourd’hui, toujours vulnérable et néanmoins toujours vivant. Le Québec, avec toutes ses contradictions et ses errances, ses velléités, ses victoires et ses échecs, ses grandeurs et ses petitesses. Pas meilleur ni pire qu’un autre peuple, mais néanmoins le nôtre. Qu’on doit se réapproprier ou découvrir, faire vivre à travers soi, parce qu’on y est né ou qu’on y a immigré. Et parce qu’on a décidé d’y vivre. Et à défaut de bien en connaître l’histoire, la langue ou les artistes, les cégépiens pourront au moins aller à sa rencontre, en espérant qu’ils développeront ainsi envers lui un plus grand sentiment d’appartenance.

Mais l’exploration n’apporte pas qu’un bagage de connaissances (hé oui : pour ce genre de voyage, vois-tu, c’est au retour que tu rentres avec des bagages!). Bien au-delà de la culture et des incontournables « compétences » que tu acquerras lors de ton passage au cégep, c’est avant tout à un véritable parcours initiatique que tu es invité. Tu connais les rites d’initiation? Je ne te parle pas de ces beuveries orgiaques auxquelles tout étudiant se trouve un jour mêlé lorsqu’il est accueilli dans un nouveau programme! Plutôt de ces étapes cruciales de la vie où on doit faire preuve de témérité, ou de courage, ou de force morale, ou d’engagement, ou de dépassement. Ces moments où on doit aller au fond de soi, pour y puiser de la motivation et de la force, pour affronter des déceptions ou des échecs. Ou encore où l’on s’investit avec confiance dans un projet d’envergure pour exploiter ses talents, mûrir, se dépasser. Des épisodes d’émotions fortes, des expériences nouvelles et formatrices. Ce genre de moments, Xavier, tu en vivras pendant ton aventure collégiale, parce qu’ils accompagnent nécessairement toutes les importantes périodes de transition.

Apprendre à devenir adulte et à s’épanouir, c’est le projet d’une vie! (Je dis ça pour t’encourager, bien sûr!) Tu n’es qu’au début de ce parcours. Personnellement, j’ai beaucoup mûri intellectuellement et socialement pendant mes deux années de cégep. Je pense qu’on s’y développe autant en deux ou trois ans que dans tout le passage au secondaire. Au-delà des cours, partagée que j’étais alors entre différents comités étudiants (association étudiante, journal étudiant, café étudiant), j’ai non seulement appris à travailler en équipe, à exploiter et stimuler ma créativité, à exercer certains de mes jeunes et modestes talents ou à en développer de nouveaux, mais j’ai surtout beaucoup gagné en confiance, sans oublier l’essentiel et rassurant sentiment d’appartenance à une communauté étudiante que j’ai ainsi développé. Pourquoi essentiel? Parce que, pour la première fois de ma vie, j’aimais aller à l’école, j’en redemandais! Et je sentais que j’y avais ma place.

Quelle sera ta manière d’explorer? En t’impliquant toi aussi au sein de divers comités? En te lançant dans différents projets? Et rencontrant de nouvelles personnes? En apprenant de l’expérience de tes enseignants? En participant à la vie démocratique de ton collège (assemblées étudiantes, manifs, grèves, peut-être?)? Peu importe, l’important, c’est le voyage lui-même! Trouve ta voix. Mais si tu veux aimer le cégep et en retirer un vrai bagage, vis l’expérience à fond. Certains étudiants se contentent d’aller à leurs cours (c’est déjà bien, tu me diras!), d’y assister l’esprit vaguement absent et de rentrer chez eux dès qu’ils ont terminé. À mon sens, c’est une erreur de vivre ainsi cette étape. Tu y gagneras peu de choses en somme. Un mélange de connaissances et de compétences, bien sûr. Mais peut-être aussi un peu d’ennui, ou de l’indifférence. Si tu veux en ressortir avec une personnalité plus riche et plus affirmée, les bras chargés de souvenirs pour le jour où, à ton tour, tu partageras avec tes enfants ton expérience collégiale, alors vise plus haut. Le cégep bouillonne d’énergie, d’activités. Il te fera tout plein de propositions. Tu n’es pas obligé de toujours accepter. Mais dis « oui » parfois. Souvent. Ose. Tu ne le regretteras pas.

Amitié

Du voyage intellectuel et culturel à l’exploration de soi, tu passeras inévitablement (et heureusement) à l’expérience empirique de la vie même. C’est en effet souvent au cégep qu’on pousse la porte des premières relations amoureuses significatives. On met le pied sur un nouveau territoire, à la fois hasardeux et prometteur. On y écrit des histoires d’amour, dont le récit s’allonge et dont le point final s’avère souvent plus douloureux. Des rencontres nées au hasard d’un regard, dans un cours, ou à la faveur d’une activité parascolaire, d’un projet de session, d’un 5 à 7 étudiant, qui sait? L’amour se trouve souvent de manière impromptue, au cégep, au bout d’un corridor!

Bien sûr, j’y ai moi-même vécu quelques flirts et connu un premier grand amour. Tendre, profond, unique, marquant…mais néanmoins largué au large de l’université, quelques années après et aujourd’hui enfoui dans le flot des souvenirs! L’amour va et vient, comme les vagues, mon fils. Mais ce qui a marqué plus que tout mon passage au collégial, ce sont les grandes amitiés que j’y ai nouées. Des gars, des filles, brillants, drôles, talentueux, issus d’horizons divers. De la ville, de la banlieue ou de la région éloignée. De milieux modestes ou petits bourgeois, intellos ou pas. Le cégep, comme un carrefour de la pluralité. Bien que différents, nous étions tous portés par ce même enthousiasme, par cette même énergie créatrice de la jeunesse. Tous avides d’apprendre et de faire nos marques, avec des rêves, des idéaux, qui se faisaient et se défaisaient comme des tricots. Et tous, comme les cégépiens typiques que nous étions alors, avec des envies de faire la fête les vendredis soirs et de rigoler un bon coup, entre deux cours!

Certaines de ces amitiés se sont révélées provisoires, c’est vrai. Des amitiés circonstancielles, la plupart nées au local du journal étudiant, dont je garde encore d’excellents et vifs souvenirs (et quelques photos!). D’autres revêtaient un caractère un peu différent : je parle de ces amis-mentors, ces enseignants inspirants qui repèrent nos talents mieux que nous-mêmes, nous poussent à aller de l’avant, galvanisent la confiance; des guides complices à qui, avec le recul, on comprend qu’on doit beaucoup. J’ai connu quelques modèles semblables au collège, des profs passionnés, créatifs, parfois carrément fous! Dédiés à leur travail, ils étaient animés d’un sincère amour de l’enseignement. C’est en partie à eux que je dois, par un effet d’émulation, ma décision d’enseigner. Sans oublier qu’à titre de professeure, j’ai moi aussi, à travers le temps, comme tu as pu en être témoin, tissé des liens plus étroits avec quelques élèves, dont certains sont devenus de véritables amis.

Mais le cégep fut surtout le prélude à une de mes plus grandes amitiés, une de celles, très rares, qui nous accompagnent longuement, témoin de toutes les grandes étapes de notre vie, complice qui en partage tous les soubresauts. Tu connais cet ami qui est aussi ton parrain. Je te souhaite un de ces coups de foudre d’amitié dont le cégep a le secret.

Amitiés éphémères, mentors ou grands amis, tous ont marqué mon cégep, tous ont laissé une empreinte et ont contribué à faire de moi ce que je suis aujourd’hui.

Cela dit, tes souvenirs ne seront pas les miens. Ils n’ont pas à l’être. À toi de tricoter les tiens. Le cégep n’est d’ailleurs plus, depuis longtemps, celui que j’ai connu en tant qu’étudiante. Son visage a beaucoup changé avec les années; j’en suis, à titre d’enseignante, un témoin privilégié. Il a connu, dans les années 1990, la réforme Robillard qui a transformé les connaissances en compétences[8]. Puis la cote Z est devenue la cote R : j’aurais été bien en peine, il y a 29 ans, de t’expliquer la première, tant celle-ci ne nous préoccupait pas à l’époque; quant à la seconde, obsession étudiante d’aujourd’hui, on veut nous faire croire qu’elle détermine la valeur d’un élève, comme si un individu pouvait se résumer par une cote. (Même si les scénaristes de Black Mirror[9] l’ont imaginé et que les dirigeants chinois s’apprêtent à le faire[10]… Triste réalité.) Mais c’est le plus insidieux des mensonges, car une cote, Z ou R, restera toujours une mesure approximative et surtout imparfaite des capacités d’un élève. La cote R ne reflète ni ton engagement étudiant, ni la richesse de ta personnalité; elle ne mesure pas vraiment la créativité, non plus que l’empathie, l’humour, le sens moral ou l’ouverture d’esprit d’un jeune. Elle élude dans ses calculs tant de formes d’intelligence qu’il serait absurde, à mon sens, d’en faire un miroir de l’étendue des capacités et du potentiel d’un étudiant. Encore plus d’y reconnaître sa valeur comme humain. Quelle que sera ta cote, résiste à son joug, n’en fais jamais un instrument de mépris, de toi-même ou des autres. Et si ta cote grimpe lors d’une session, réjouis-toi de tes réussites… tout en en relativisant la valeur.

Autre changement qu’on peut évoquer : la marchandisation de l’éducation[11]. On « magasine » aujourd’hui son cégep, les collèges rivalisent de stratégies de marketing pour aller chercher de nouveaux « clients », on ferme des programmes qui ne « rapportent » pas assez, et on voudrait former pas tant des étudiants cultivés que des travailleurs efficaces et des consommateurs, afin que la grande roue de l’économie ne cesse jamais de tourner. Pour citer Amin Maalouf[12], un écrivain que j’aime beaucoup, en pensant faire des choix pour un monde meilleur, on risque de créer « le meilleur des mondes [13]» : voulons-nous vraiment ressembler à ces travailleurs ignorants et stupides, qu’on peut manipuler à souhait et dont le seul but dans la vie est de consommer? Symptôme d’une époque mercantile, préoccupés comme le sont nos dirigeants de répondre aux « impératifs du marché », on vise en effet depuis quelques années un plus parfait arrimage entre l’école et le monde du travail. Le cégep subit ainsi les assauts de ces apôtres de l’économie. Je pourrais te parler du rapport Demers (mais ça t’ennuierait), de tous ces pourfendeurs de culture qui, lorsqu’ils lisent les mots « éducation », « étudiants », « diplôme » comprennent plutôt « formation à l’emploi », « main d’œuvre » et « productivité accrue ». Je pourrais m’étendre sur le sujet, mais ne le ferai pas. Ce n’est pas le but de ma lettre. Ça t’embrouillerait; ça me déprimerait.

D’ailleurs, tous les changements qui ont modernisé le cégep ne sont pas négatifs. Malgré ces constats navrants, tu ressortiras de ton parcours collégial avec une formation sans doute plus rigoureuse que celle que ma génération y a reçue. L’offre de programmes y est aussi beaucoup plus dynamique et diversifiée aujourd’hui. Un programme comme celui dans lequel tu t’apprêtes à entrer n’aurait jamais existé à la fin des années 1980. Les possibilités qui s’offrent aujourd’hui aux élèves sont vastes et enlevantes! D’Animation 3D aux cours de mandarin, en passant par les doubles DEC, des programmes d’art avec des profils comme Cinéma, Muséologie ou Danse aux programmes d’Histoire et civilisation, Science, lettres et arts ou Informatique et mathématiques, sans oublier les domaines de pointe comme l’intelligence artificielle ou le multimédia, le choix est foisonnant! Je t’envie beaucoup, en fait.

Et c’est sans compter l’incroyable mosaïque de cultures qui se croisent et se côtoient dans les corridors de nos cégeps d’aujourd’hui. Cela donne souvent lieu, dans nos classes, à des échanges intéressants, stimulants, à des dynamiques nouvelles. Pour les étudiants adultes, immigrants, qui courageusement apprennent le français et recommencent une formation, ou pour ceux, plus jeunes, récemment arrivés chez nous, les collèges francophones constituent un essentiel vecteur d’intégration, une porte ouverte sur les gens et la culture d’ici.

C’est sur cette note optimiste que se termine ici cette longue lettre, Xavier. J’ai écrit beaucoup de choses, tu n’as peut-être pas tout saisi ou retenu. Pas grave. J’aimerais surtout que tu te rappelles de ces trois mots : liberté, exploration, amitié. Voilà avant tout ce qui traduit mon expérience collégiale et sans doute celle, aussi, de milliers d’autres jeunes…et moins jeunes! Quels mots résumeront ton propre parcours de cégepien? Tu sauras me le dire…dans quelques années!

Bonne route! J’espère que ma lettre t’aura donné un petit aperçu de ce qui t’attend dans quelques mois et qu’elle t’aidera à négocier le virage important que tu t’apprêtes à prendre. Aie confiance en tes talents, et va au-devant de la vie!

Ta mère, éternelle cégépienne

[1] Jean-François VENNE, « Une formule profitable pour le Québec », Le Devoir [en ligne], 21 octobre 2017, [https://www.ledevoir.com/societe/education/510696/retombees-socioeconomiques-une-formule-profitable-pour-le-quebec], (page consultée le 2 avril 2018).

[2] LECEGEP.COM, Capsules vidéo, [http://www.lecegep.com/fr/capsules-video], (page consultée le 2 avril 2018).

[3] Jean-Paul SARTRE, L’Être et le néant, 1943.

[4] Idem.

[5] « Un esprit sain dans un corps sain. »

[6] Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, « La prisonnière », 1923.

[7] Akos VERBOCZY, Rhapsodie québécoise, 2016.

[8] CSQ. 50e anniversaire des cégeps, [http://50ansdescegeps.lacsq.org/histoire/1993-reforme-robillard-et-le-renouveau-pedagogiqie/], (page consultée le 2 avril 2018).

[9] Charlie BROOKER, Rashida JONES et SCHUR, Mike. Black Mirror, épisode « Nosedive », réalisé par Joe Wright, Netflix, 2016.

[10] Elsa TRUJILLO, « La Chine commence déjà à mettre en place son système de notation des citoyens pour 2020 », Le Figaro.fr, 27 décembre 2017, [http://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2017/12/27/32001-20171227ARTFIG00197-la-chine-met-en-place-un-systeme-de-notation-de-ses-citoyens-pour-2020.php], (page consultée le 2 avril 2018).

[11] Marianne DI CROCE, « Yves Bolduc, le rapport Demers et la marchandisation de l’éducation », IRIS, 4 novembre 2014 [https://iris-recherche.qc.ca/blogue/yves-bolduc-le-rapport-demers-et-la-marchandisation-de-leducation], (page consultée le 2 avril 2018).

[12] Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, 1998.

[13] Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1931.

 

 

 

 

Le cégep, une croisée des chemins, Georges-Rémy Fortin

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Une oeuvre de Tony Abou-Abdallah (inspirée par Vincent Van Gogh)

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Georges-Rémy Fortin

Enseignant, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’auteur de ce petit texte, enseignant de philosophie au cégep, livre son point de vue et son expérience personnelle sur le réseau collégial, à travers l’évocation de dialogues avec un professeur de philosophie au cégep de Gaspé d’origine hongroise, l’abbé Ladislas Pordan. L’auteur résume quelques étapes de sa propre évolution philosophique à partir de sa relation à Pordan, de son propre passage au cégep comme étudiant, jusqu’à son expérience concrète de la pédagogie, au fil de ses années d’enseignement. L’auteur présente la notion de «vision du monde», qui lui apparaît centrale dans l’enseignement de la philosophie au collégial. Le fil directeur de ces souvenirs et de ces commentaires épars est en définitive l’atmosphère propice aux rencontres et aux dialogues qu’offre le réseau collégial.

 

Ladislas Pordan

Avec ses sourcils de hibou et ses roulements de r à la hongroise, Pordan est devenu pour l’enfant que j’étais l’archétype du philosophe, puisque c’est ainsi que ma mère me l’a présenté: cet homme à la stature militaire et au sourire affable était son ancien professeur de philosophie au cégep de Gaspé. L’impétueux amour pour la liberté qu’avait la jeune littéraire un peu hippie qu’était ma mère lorsqu’elle était étudiante ne l’avait pas empêchée de développer une amitié teintée d’un respect quasi-filial pour l’abbé Ladislas Pordan. «Prononcez Laszlo!», nous disait-il. En mangeant les chocolats fins qu’il nous amenait toujours, ma soeur, ma mère et moi répondions aux questions qu’il nous posait sur notre vie quotidienne, pendant qu’il écoutait les réponses avec un grand sérieux, nous faisant réaliser l’aspect existentiel que recèle chaque moment de la vie d’une personne. Philosopher, c’est pour moi répondre aux questions de Pordan entre deux bouchées de chocolat. Même si je n’ai jamais étudié au cégep de Gaspé, il me semble que l’imposant édifice de facture religieuse qui domine cette petite ville où j’ai passé mon enfance a toujours gardé la trace de la présence de Pordan. Bien que beaucoup d’eau aie coulé sous le pont qui enjambe la baie de Gaspé entre le Cégep et le Manoir St-Augustin où Pordan a vécu ses dernières années, et, bien que j’aie maintenant passé plus de 17 ans de ma vie dans un cégep, comme étudiant ou comme enseignant, ma relation à l’enseignement de la philosophie reste affectée par la tonalité de mes premières discussions avec Pordan.

Le cégep est avant tout la chance de côtoyer des gens qui ont un avenir. À propos de ses études supérieures en Hongrie, Pordan m’a un jour déclaré avec fierté que non pas un, mais deux de ses confrères de classe ont plus tard reçu un prix Nobel en science : «nous avions de très bons professeurs», ajouta-t-il. Aucun de mes copains du collégial n’a remporté de prix Nobel, pour le moment du moins, mais plusieurs ont une carrière brillante, et je m’estime heureux de les avoir côtoyée à l’époque où leur grand talent était encore en éclosion. Moi aussi, j’ai eu de très bons professeurs, au cégep de Rimouski dans les années 1990. Plusieurs d’entre eux m’ont marqué durablement. Michel Labrie m’a initié à Hegel et Heidegger dans un cours de philosophie de l’art. Les bijoux de la Castaphiore en mains, il présentait magistralement, par un commentaire minutieux de chaque image, de chaque phylactère, la richesse intellectuelle de l’oeuvre de Hergé. Les cours de Michel ont aussi été pour moi une véritable révélation sur le plan linguistique, celle de la synthèse parfaite entre l’accent Québécois pure laine, substantificquement moelleux au sens rabelaisien du terme, et la qualité sans compromis du français classique. Cela peut paraître banal, mais j’avais toujours eu un peu honte de notre accent québécois, sans avoir jamais vraiment pu, ou avoir eu envie, d’embrasser un accent plus hexagonal. Je dois beaucoup à Jean-Marc , qui a dégonflé l’héroïsme tragique nietzschéen de pacotille auquel je me livrais à 18 ans: il n’y a rien comme un professeur de littérature réaliste pour dégonfler la bulle d’idéalisme puéril d’un apprenti philosophe. Je croisais presque quotidiennement Marcel, bibliothécaire et enseignant d’un cours sur les trois monothéismes: une présence bienveillante, la bonté incarnée. Je m’aguerris intellectuellement deux sessions durant auprès de Léo, un maître de  rigueur en sociologie, un passionné de méthode, un enragé de justice. À Guy, philosophe paternel, affectueux, je dois d’avoir fait connaissance avec La Boétie. Ce genre de rencontres était possible, et l’est encore, grâce à la liberté pédagogique du collégial, qui permet aux individualités fortes de se révéler. Chaque rencontre avec une personne d’exception était pour moi comme un choc philosophique et psychologique. La force logique et émotionnelle que prennent les idées et les valeurs dans le dialogue de vive voix est tout à la fois inspirante et déstabilisante. Aristote parlait de notre rapport empirique au monde naturel comme d’une exposition à «l’expérience, dans toute son énergie». C’est vrai, mais cela l’est encore plus de notre rapport au visage, à la voix, et même au texte.

 

De Budapest à Paspébiac, de la Grande noirceur au Québec contemporain

J’ai ainsi découvert pendant mes deux années d’études au cégep la philosophie comme une expérience de tension, de forces en lutte. J’ai été déchiré entre la passion pour un élitisme culturel, d’abord, l’impérieuse nécessité historique d’un progrès de la justice sociale, ensuite, puissamment prophétisés respectivement par Nietzsche et Marx, et finalement par le désir de transcendance qui s’épanouit au sein de l’amour sincère, tel que j’en découvrais la formulation si authentique chez Gabriel Marcel. J’atteignais 3 sur l’échelle sismique philosophique, mesurant le nombre de philosophies incompatibles auxquelles on adhère simultanément. Heureusement, ce genre de choc tectonique cause bien chez un jeune homme un petit tremblement de l’arche-originaire terre husserlienne , mais pas de dommage réel[1]. Dans l’Europe  des années 30-40 qu’a connue Pordan, le choix d’une philosophie était autrement plus lourd de conséquences, et les grandes idées y réglaient leurs comptes par le fer et le feu, dans le sang et les larmes. Pordan a soutenu sa thèse de doctorat en 1944, dans le sous-sol du séminaire où il étudiait, alors que pleuvaient sur Budapest les bombes libératrices des alliés. En 1946-1947, alors que le parti communiste instaurait petit à petit la dictature, il devint cérémoniaire pour le cardinal József Mindszenty, une figure importante de l’histoire hongroise du XXe siècle. En 1944-45, ce dernier fut emprisonné pour son opposition au régime fasciste hongrois des Croix fléchées, régime que soutenait l’Allemagne nazie. En 1947, Pordan partit pour Rome faire un doctorat en philosophie sur Nicolaï Hartmann[2]. En 1948, Mindszenty fut victime de la terreur stalinienne. Torturé, condamné pour trahison envers le régime communiste, il fut emprisonné  en 1949[3]. Cette année là, Pordan choisit l’exil. Il répondit à l’invitation d’Albini Leblanc, évêque de Gaspé, et vint s’établir en Gaspésie. Il devint curé à Paspébiac, puis à Rivière-au-Renard, pour ensuite enseigner au Séminaire de Gaspé, qui deviendra un cégep en 1968. Des années plus tard, alors qu’il y enseigne toujours la philosophie, Pordan côtoie de jeunes professeurs québécois qui ne jurent que par le trio diabolique Marx-Nietzsche-Freud. Il répétera toujours que ceux-là n’étaient pas de véritables philosophes, que Marx était en fait un économiste, Nietzsche, un poète, et Freud, un psychologue. Pordan disait cela en riant de bon coeur. C’est avec beaucoup de tolérance qu’il abordait son désaccord philosophique avec ses collègues, et avec ce jeune blanc bec que j’étais, qui arborait sur son veston des épinglettes marxistes-léninistes rapportées d’un voyage sur le pouce à Montréal. Au fil des années, la fréquentation de Pordan fut déterminante dans mon évolution philosophique vers un «réalisme à visage humain», pour reprendre l’expression de Hilary Putnam. Les épreuves que Pordan a vécues, et dont il ne m’a jamais parlées comme tel, ne l’ont jamais détourné de son travail philosophique d’analyse rationnelle des textes, et de son travail religieux d’accompagnement spirituel des paroissiens. La recherche de la clarté du sens dans le texte et dans le dialogue de vive voix, voilà la méthode de Pordan, celle qu’il avait commencé à me transmettre dès mon enfance.

Au début de la vingtaine, mon cheminement philosophique s’orienta de plus en plus vers un humanisme qui tentait de synthétiser réalisme scientifique, subjectivité phénomonologique et valeurs universalistes. Mes opinions qui penchaient résolument à gauche, et l’éducation laïque que j’ai reçue, me donnaient une vision plutôt sombre du passé religieux du Québec et de son présent, que je croyais menacé par le néo-libéralisme. Les nord-américains sont utilitaristes et les Québécois, descendants de pêcheurs et d’agriculteurs qui ne passaient que quelques années sur les bancs d’école, vont loin en ce sens. La Révolution tranquille me semblait un échec, et j’en accusais tout à la fois l’héritage de l’église catholique et le capitalisme. Pordan me ramenait toujours à une plus juste mesure. Il me répétait à quel point le Québec revenait de loin, à quel point nous avions progressé. Arrivé directement de l’université du Vatican en Gaspésie à la fin des années 40, Pordan s’est retrouvé dans un Québec qui avait un pied dans la modernité, et un autre dans le Moyen Âge. De Paspébiac, de Rivière-au-Renard, il signait des articles sur Nicolaï Hartmann dans la revue de l’Université d’Ottawa. Lui qui était à la fine pointe des courants philosophiques de toutes les époques importantes, qui avait un solide bagage en science et en épistémologie, faisait quotidiennement face à une religiosité parfois obtue, parfois naïve jusqu’à la superstition. Cela n’était pas propre à la Gaspésie, cela était vrai des milieux populaires de toutes les régions du Québec. Pordan a aussi assisté au bouleversement rapide de l’ordre ancien. Par sa carrière de professeur de philosophie, il a lui-même participé dans les années 70-80 à la poursuite du mouvement amorcé dans les années 60 par la Révolution tranquille. En démocratisant et en laïcisant les études supérieures, le réseau collégial a puissamment contribué à effacer le caractère médiéval, traditionnel du Québec. L’abbé Pordan a fui la terreur communiste du vieux continent, s’est établi dans un des derniers bastions mondial du catholicisme conservateur, pour finalement contribuer à sa modernisation, et indirectement à sa sécularisation. Cela à son corps défendant, mais non sans y trouver, je crois, un réel bonheur, malgré la peine de l’éloignement de la patrie et des proches qu’il a éprouvée, sans se plaindre, jusqu’à la fin de sa vie.

 

«Les jeunes n’ont pas de vision du monde.»

Pordan aurait souhaité que les progrès politiques, économiques et éducatifs du Québec s’accomplissent dans une finalité chrétienne. À ses yeux, cette modernisation, souhaitable en elle-même, n’a pas apporté que des bénéfices, loin s’en faut. En 1994, réfléchissant dans L’Action Nationale sur la situation historique du Québec, il faisait la comparaison suivante entre la Hongrie et le Québec:

«Dans la monarchie austro-hongroise, le catholicisme avait [en Hongrie] une situation privilégiée, comme au Québec. La perte d’influence a été semblable après la Deuxième Guerre mondiale, mais pour des raisons différentes. En Hongrie, à cause du matérialisme militant du marxisme; au Québec, à cause d’un matérialisme pratique et d’une religion mal préparée à faire face à une critique rationnelle de l’époque. Le recul de l’influence religieuse a, certes, eu un impact dans les deux pays sur la démographie: nombre des avortements, divorces, suicides… Même statistiquement, le rapprochement est surprenant[4]

Les jeunes d’aujourd’hui, disait-il, n’ont pas de vision du monde. Je n’avais d’abord pas compris ce qu’il voulait dire. Les jeunes ont bien un minimum de connaissances sur le monde, un peu de bon sens, un peu de culture générale, un peu de science, au moins vulgarisée. Mais Pordan faisait référence au concept philosophique de monde, à un ensemble unifié de la vie et du réel, à une finalité claire de l’existence. La société de consommation incline à la paresse intellectuelle. L’individualisme et le présentisme produisent une vision atomisée du réel. L’avenir est surtout envisagé sous l’angle de la carrière, et celle-ci en tant que source de revenus et de statut social. L’antique union cosmique de la nature et de l’humain sous le patronage du Bien, de Dieu n’est plus, ou du moins il est oublié, perdu. Les Québécois d’autrefois, qui ne dépassaient parfois pas la 6e année du primaire, avaient à tout le moins un monde, celui de la Trinité, des saints et des ancêtres qui sommeillaient tranquillement au milieu de la paroisse. Érigé autour de son église et de son cimetière, le village québécois a gardé vivant plus longtemps qu’ailleurs le dialogue quotidien avec l’invisible. La religion donne une métaphysique minimale: le monde comme matière créée, l’humain comme corps informé d’une âme, la vie destinée à une finalité claire : l’amour du prochain et du divin. Et aujourd’hui, dans quel monde vivons-nous?

Lors d’un après-midi passé avec Pordan, alors que j’étais vers la fin de la vingtaine, j’ai argumenté passionnément avec lui pour tenter de lui démontrer que la social-démocratie pourrait redonner un véritable monde aux jeunes générations, que la science et une philosophie humaniste, moderne, pouvaient prendre le relais de la religion. En résumé: le rapport Parent pouvait bien disposer du petit catéchisme. Mon adversaire m’opposait le besoin de valeurs traditionnelles, l’antique espoir humain d’une transcendance. Je menais avec ardeur l’attaque contre le monde traditionnel. La justice sociale, les droits et libertés démocratiques, un progrès économique et technologique au service de l’humain et respectueux de l’environnement suffisaient, disais-je, à donner un sens à la vie humaine, à combler notre existence. La conversation fut conclue par une large sourire de Pordan, qui me déclara vainqueur de la joute. Je fus ému par la générosité et le calme avec lequel un chrétien de 80 ans passés pouvait, même par simple politesse, concéder une victoire à la philosophie progressiste. En fait, en me donnant le dernier mot, Pordan m’avait renvoyé à moi-même, à mes convictions, afin que j’y entre assez profondément pour constater s’il était possible de les habiter vraiment. Au fil des années, je constatai les dysfonctionnements de la démocratie, les limites de l’interventionnisme d’État qui n’a de providentiel que le nom. Je fis de plus en plus clairement l’expérience de ce qui, dans la vie, n’a rien à voir avec les pouvoirs de la science ou de la politique, et je me rendis compte des limites de l’humanisme progressiste. En bref, le besoin de sens dans l’épreuve de la finitude humaine a finalement eu raison de mon gauchisme, maladie infantile du christianisme. Au plan professionnel, dans mes classes de philosophie, le fait d’avoir clarifié par devers moi-même le caractère subjectif de mes convictions spirituelles, et le caractère problématique, dialectique, au sens socratique, de la métaphysique, a délivré mes pauvres étudiants de mes sermons gauchistes, et m’a délivré du sentiment d’avoir quelque chose à leur démontrer. Sorti de mon sommeil dogmatique, je me sens maintenant plus libre d’écouter.

 

Grandeur et misère de la condition québécoise

Bien que maladroitement, et sans avoir toute la patience nécessaire, j’essaie d’appliquer la pédagogie de Pordan, de renvoyer mes étudiants à eux-mêmes. Je tente de susciter chez eux un éveil philosophique à la question du monde. Il serait très exagéré de dire que tous les étudiants se lancent allègrement dans une quête métaphysique du sens de la vie, mais les plus matures comprennent qu’il y a quelque chose à chercher, que l’existence s’intensifie et se clarifie par sa mise en question. Les jeunes d’aujourd’hui n’ont certes pas une vision du monde aussi grandiose qu’un Grec de l’Antiquité, qu’un chrétien du Moyen-Âge, encore moins la Weltanchauung d’un idéaliste allemand. Ils n’ont pas non plus, Dieu merci, la vision du monde du marxisme-léninisme ou d’une autre utopie nihiliste. Comment pourraient-ils avoir quelque chose qui n’existe que dans un vécu commun, un lien de civilisation, à une époque où toute communauté, toute civilisation fait problème? En réalité, il se pourrait que la culture nécessaire à l’articulation d’une vision du monde n’ait pas été détruite, mais qu’elle soit aujourd’hui travestie sous un langage utilitaire, comme s’il fallait tout justifier par de prétendues nécessités techniques, économiques. La culture qui donne un sens à la vie ne serait donc pas absente, elle serait plutôt enfouie, paralysée par l’existence contemporaine. Quoi qu’il en soit, les étudiants auxquels j’enseigne depuis des années ont conscience de leur besoin de sens, ils ont la capacité de problématiser le nihilisme de notre époque. Leur cynisme face à l’argent, au pouvoir et à l’individualisme laisse deviner un puissant besoin de faire société, un besoin assez idéaliste en fait, trop pur pour s’incarner dans les institutions telles qu’elles sont aujourd’hui. Il manque aux jeunes une conceptualité nécessaire  à l’articulation d’une vision du monde, il leur manque les moyens pratiques de mettre en oeuvre quelque chose de commun qui soit bien à eux. Ils le savent, et ils cherchent, et peut-être bien qu’ils finiront par trouver. Ils sont socratiques. Ils sont humains. Plus je vieillis, plus cette constatation m’apparaît évidente, et plus elle m’apaise.

Je comprends un peu mieux maintenant le calme du vieux religieux face à une jeunesse qui poursuit à sa façon la quête du Vrai et du Bien. Dans un article sur Hartmann, écrit quelques années après sa mort pour présenter au public universitaire ce penseur peu connu en Amérique, Pordan critiquait l’agnosticisme et le pessimisme du philosophe allemand. Il concluait son article par ces mots:

« Pour terminer, nous pouvons dire de l’oeuvre philosophique de Hartmann, avec saint Augustin: grandes passus extra viam. […] Il y a chez ce philosophe des valeurs positives et les passus, bien qu’ils soient souvent extra viam, sont grands, et par conséquent ils font penser[5]

Pordan aurait pu en dire tout autant du parcours du Québec depuis les années 60. De grands pas, hors de la voie, mais des pas qui donnent à penser par leur grandeur même. Dans l’atmosphère préréférendaire de 1994, il assène le conseil suivant:

«Mais je voudrais aussi dire quelque chose aux Québécois. À un militant de la minorité hongroise, encore en Tchécoslovaquie, on a posé la question: comment peut survivre une minorité, surtout quand on l’opprime et qu’on veut l’assimiler. Il a répondu: ‘il faut être le meilleur’. Je suis convaincu que la clé du problème du Québec est là, dans le contexte constitutionnel. Plus que dans les cadres et les solutions juridiques. Il faut que les écoles québécoises soient les meilleures. Que les entreprises québécoises soient plus compétitives. Que la vie artistique soit plus vigoureuse. Que les centres de recherche possèdent quelques Prix Nobel. Que la paix sociale soit plus stable et les classes sociales plus responsables. Que les statistiques vitales du Québec sortent du creux de la vague. Autrement, pour qui l’avenir? Que le Québec retrouve son âme et sorte de sa «grande noirceur»! Le Québec ne doit jamais oublier sa situation minoritaire. Et minorité oblige ![6]»

Il s’agit là en fait de l’optimisme thomiste, hérité d’Aristote et des Évangiles, selon lequel une téléologie immanente à l’être humain le pousse à chercher le bien en tout, même trop, même mal, pour paraphraser Brel. L’errance de l’humain montre à tout le moins sa capacité à déployer de l’énergie. Pordan avait acquis une sagesse discrète mais solide, une sagesse forgée par la capacité de penser malgré la guerre, la dictature et l’exil, et malgré une certaine médiocrité ambiante à l’Amérique du nord. Pour un chrétien, l’acte de penser n’est jamais totalement dissociable de celui de prier, et donc d’espérer. La magnanimité chrétienne, la vertu de la grandeur, n’est pas l’autarcie aristotélicienne, ni l’indifférence stoïcienne, mais ce que Pascal résume comme la grandeur de se savoir petit face à l’infini. Cette conception, selon laquelle la magnanimité est indissociable de l’humilité, a été résumée ainsi par saint Thomas d’Aquin :

« On trouve chez l’homme de la grandeur, qui est un don de Dieu, et une insuffisance, qui lui vient de la faiblesse de sa nature. Donc la magnanimité permet à l’homme de voir sa dignité en considérant les dons qu’il tient de Dieu. Et s’il a une grande vertu elle le fera tendre aux œuvres de perfection. Et il en est de même de tout autre bien, comme la science ou la fortune. Mais l’humilité engage l’homme à se juger peu de chose en considérant son insuffisance propre[7]

Je pense que Pordan était magnanime en ce sens. Il aimait la grandeur, ce qui veut dire qu’il la souhaitait pour ceux qu’il aimait. En humaniste chrétien, il ne pouvait concevoir la grandeur autrement que comme un effort individuel tendu vers Dieu.

 

«Personne ne peut vivre sans une foi en quelque chose.»

Si j’ai quant à moi réussi à grappiller un petit peu de sagesse au fil de ma carrière de professeur, je le dois en bonne partie à mes étudiants. Les jeunes adultes forcent à la clarté, au réalisme. Ils forcent à cerner les problèmes concrets de notre époque, parce qu’ils les incarnent et les vivent. Ma quotidienneté philosophique est habitée par l’image mentale de ceux à qui j’aimerais apporter quelques lumières. Depuis maintenant une quinzaine d’années, je lis Platon, Aristote, Descartes, Nietzsche, Sartre ou Simone Weil sous le regard sévère d’une classe de cégépiens qui ne se montrent indulgents qu’envers celui qui prend au sérieux leur bon sens et leur intelligence. Les convictions, les valeurs, les passions des étudiants sont stimulantes, énergisantes. J’affectionne particulièrement la lecture des petites compositions personnelles que je leur fais régulièrement écrire. Si la majorité d’entre eux se la joue facile en répétant deux ou trois idées du dernier philosophe étudié, quelques-uns font preuve de caractère, de profondeur de conviction. C’est pour moi une fontaine de jouvence.  Il faut une conviction pour avancer résolument sur le chemin de la vie, pour reprendre les mots de Descartes. Or, contrairement à ce que souhaitait ce dernier, les convictions sur le sens ultime de la vie se discutent, se critiquent, s’analysent, mais ne se fondent pas rationnellement. «Personne ne peut vivre sans une foi en quelque chose», disait l’abbé Pordan. Si, comme il le disait, ce besoin de croire dégénère souvent en un néo-paganisme médiocre – culte de l’argent, de plaisir, etc – , ce besoin de croire, donc, est encore un terreau fertile pour les questions existentielles.

Je trouve par exemple chez les jeunes d’aujourd’hui une saine relation à la technologie, mélangeant espoir et déception. Parfois, certains s’ouvrent sur un grand tabou: la médecine, la foutue médecine, qui obsède un si grand nombre de nos étudiants, et dont on découvre que certains n’y rêvent pas que pour l’argent. L’hédonisme de notre époque, auquel personne n’échappe vraiment, trouve un équilibre chez la plupart d’entre eux avec le désir de se réaliser professionnellement, celui d’être utile à la société, ou même à l’humanité, et celui de fonder une famille. Les milieux surprotégés et survitaminés où a grandi la jeune génération ont produit chez elle un conformisme peut-être excessif, mais lui ont aussi indéniablement transmis une sensibilité aux valeurs humaines que la société de consommation n’a pas entièrement ruinée. L’immigration nous donne de jeunes Québécois qui échappent en partie à l’anti-traditionalisme primaire qu’ont légué les baby-boomers canadiens-français à leurs enfants. Des Arméniens, porteurs de la mémoire d’un génocide, parlent de leur héritage ancestral, si lourd et si beau, et d’un espoir à transmettre aux générations futures. Des croyants, souvent originaires des Antilles, de l’Afrique du nord ou du Moyen-Orient, chrétiens, musulmans, abordent le XXIe siècle avec un sens de la spiritualité et des valeurs ancré dans des traditions millénaires. Un jeune Vietnamien, qui n’ose dire à sa grand-mère qu’il ne croit pas au bouddhisme, résume à lui seul tout ce qu’il faut quitter si l’on veut se vouer corps et âme à l’utopie moderne. Il ressort de tout ceci que le cégep est une institution suffisamment solide et ouverte pour permettre aux chocs des générations, des religions et des cultures de n’être pas destructeurs mais fructueux, et de donner lieu à de véritables dialogues philosophiques. La violence qu’a fuie Pordan, celle qu’ont fuie certains de nos étudiants de Bois-de-Boulogne, ou leurs parents, nous rappelle la part de bestialité qui sommeillera toujours dans l’être humain. Le Québec a hérité de conditions historiques, sociologiques et géographiques qui le gardent en partie à l’écart de la violence. Évidemment, comme partout ailleurs, des tragédies criminelles y surviennent parfois. Elles sont ici des exceptions, des déroutes individuelles qui n’affaiblissent pas la paix sociale, mais renforcent au contraire notre amour pour elle. L’écosystème du pacifisme québécois est conservé par un souci pour les choses concrètes, et une parole économe, voire pauvre. Dans cet univers marqué par la prudence, le cégep est un des rares endroits où peut s’épanouir la nature humaine dans toute sa puissance.

 

La croisée des chemins

Le hasard a voulu que le cégep aie eu une si grande influence sur ma vie personnelle et professionnelle, influence qui s’est cristallisée dans ma relation à Pordan, dont les présentes lignes n’expriment qu’une partie de l’affection et de l’admiration que j’ai pour lui. Pordan est décédé en 2014, à Gaspé, à 94 ans, mais mon dialogue philosophique avec lui n’a pas pour autant trouvé sa conclusion. Pordan a non seulement influencé ma réflexion sur le concept philosophique de «vision du monde», il a carrément influencé l’image, au sens le plus visuel du terme, que je me fais du monde et de mes proches. Les rencontres avec lui se concluaient souvent par une séance de photographie, sa grande passion. On peut voir sur le site Internet du Musée de la Gaspésie quelques unes des très nombreuses photographies qu’il a léguées à cette institution. Bien que plusieurs montrent la nature ou les villages gaspésiens, la majorité se consacrent aux visages. Petit, je ne comprenais pas pourquoi Pordan prenait un soin si minutieux à diriger la hauteur de notre menton, ou l’angle de notre nez par rapport à une source de lumière, lorsque nous prenions la pose pour lui. En contemplant aujourd’hui les images qu’il nous a laissées, je comprends l’ampleur de sa science du visage, des propriétés lumineuses du regard, l’ampleur de son respect pour l’ombre qui parfois plane sur un front humain. Je découvre dans les photographies de Pordan des aspects ignorés de la personnalité des gens qui me sont les plus chers, les plus proches, par exemple le sourire frondeur et le regard perçant de ma mère à 17 ou 18 ans. Cette rencontre de Pordan, cet apprentissage de la pédagogie de l’ombre et de la lumière du visage, je la dois à l’existence des cégeps. Comme je dois au cégep la rencontre des quelques maîtres de vie que j’ai pu y rencontrer, de camarades qui sont devenus des amis, comme je lui dois celle des centaines de personnes de toutes origines que j’y rencontre chaque année. Cette possibilité de rencontre tient au caractère public des cégeps, au mélange du pré-universitaire et du technique, et au rôle culturel de la Formation générale, grâce auxquels les cégeps sont de véritables milieux de vie, des microcosmes de la société québécoise. Le cégep est un des rares lieu commun du Québec, un espace d’intelligibilité partagée qui contribue à façonner notre société. Le cégep n’est pas en soi capable de produire la fameuse vision du monde dont parlait Pordan, mais il est une croisée des chemins pour ceux qui font «de grands pas qui font penser».

[1] Philosophe allemand (1882-1950) dont la «nouvelle ontologie» infléchit la phénoménologie vers le réalisme métaphysique. Critique de l’idéalisme, il fonde la philosophie sur l’analyse logique des faits empiriques, et sur un incessant dialogue avec les grandes figures de l’histoire de la philosophie

[2] «L’arche-originaire terre», selon Husserl, est la nécessité pour notre conscience de garder une référence à la Terre. La formulation rassurante qui suit est inspirée du site «La pause lecture»: https://www.pquebec.com/sujet/echelle-de-richter.php

[3] À propos du Cardinal Mindszenty https://fr.wikipedia.org/wiki/József_Mindszenty

[4] Pordan, Ladilas. L’Action nationale, avril 1994, Hongrie-Québec, page 5

[5] Pordan, Ladislas. Revue de l’Université d’Ottawa,  23 (section spéciale), 1953, page 56

[6] Pordan, Ladilas. Hongrie-Québec L’Action nationale, avril 1994, page 2

[7] d’Aquin, Thomas. Somme Théologique, IIa IIae, Q.129, art. 3, traduction du projet «Docteur angélique»: http://docteurangelique.free.fr/saint_thomas_d_aquin/oeuvres_completes.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’art du vide: réflexions de post-campagne en compagnie de Mélanie Joly et de son essai Changer les règles du jeu, Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon

Professeur de français

Collège de Bois-de-Boulogne

 Nicolas Bourdon nous livre ici une réflexion autour de l’essai « Changer les règles du jeu » de Mélanie Joly, publié chez Québec-Amérique en 2014.

J’ai été l’adversaire de Mélanie Joly dans Ahuntsic-Cartierville lors des dernières élections fédérales et je dois dire que la nouvelle ministre du patrimoine canadien fait preuve de beaucoup de déférence, voire de gentillesse, envers ses adversaires, allant jusqu’à vous dire après un débat tumultueux au collège Ahuntsic : « Alors Nicolas, nous, on se revoit bientôt ! » Comme si vous étiez les meilleurs amis du monde. Comme si elle vous invitait à prendre une bière avec elle. Vraiment autant de bonté au milieu de tant de dureté (les politiciens ne se font pas de cadeau) fait chaud au cœur et j’ai rapidement compris que l’arme secrète de Mélanie Joly, une arme qui désarçonne ses adversaires encore plus que sa beauté, résidait dans son apparente gentillesse.

La parole et l’écrit

L’écrit est l’endroit idéal pour approfondir des idées, pour aller au fond des choses, ce qu’un politicien peut difficilement réaliser pendant une campagne électorale. Aristote disait que l’homme est un animal social et le politicien ne saurait mieux répondre à cette définition : c’est en vain qu’il cherche une minute de solitude ou de silence, happé qu’il est par le porte-à-porte, les discours, la rencontre des groupes communautaires de son comté, les médias sociaux et autres épluchettes de blé d’Inde. Le politicien moderne se doit aussi d’afficher un optimisme qui ferait pâlir d’envie Pangloss, l’exalté compagnon de Candide qui n’a de cesse de lui rappeler qu’il vit dans le meilleur des mondes possibles. Faites vous-même l’exercice en consultant la page Facebook de n’importe quel politicien (mais en particulier celle de Mélanie Joly) : il affiche un sourire indestructible et il ne saurait connaître une mauvaise journée ; chaque rencontre est « inoubliable » et « enrichissante », l’opinion de l’électeur lui « tient à cœur » (surtout en campagne électorale), et il est toujours avide de recevoir les « critiques constructives » de ses commettants.

Esprits chagrins, vous qui croyez aux froides lois de la statistique, ne tentez pas d’altérer l’enthousiasme congénital du politicien en lui mentionnant les sondages défavorables à son parti, il répliquera en vous lançant un regard condescendant : « C’est pas ce que je sens sur le terrain. » Il possède des informations que vous ignorez : le « terrain » est ce territoire mystérieux, interdit aux profanes, aux sondeurs et aux journalistes et uniquement accessible à l’initié, au politicien. C’en est même une loi aussi vérifiable qu’un théorème de Newton : les données provenant du « terrain » sont inversement proportionnelles à celles provenant d’un sondage défavorable.

Toute campagne électorale qui se respecte voit déferler un flot de slogans tous plus originaux les uns que les autres : « le vrai changement pour Montréal », slogan du parti municipal de Mélanie Joly en 2013, « ensemble pour le changement », slogan du NPD en 2015, « il est temps pour (sic) changer ensemble », slogan du PLC en 2015… Stephen Harper a pris bien des gens par surprise en déclenchant soudainement des élections en plein été. Les partis ont donc dû trouver des idées en toute hâte, car il fallait gagner la course aux pancartes électorales. De toute évidence, les slogans des partis fédéralistes avaient été tout d’abord imaginés en anglais avant que quelqu’un, en quelque part, ne s’écrie à la dernière minute : « C’est vrai, on oubliait, il y a des francophones dans ce pays ! » Et on a traduit les irremplaçables slogans à toute vapeur avec l’aide inestimable de Google translate. Avec les erreurs que l’on connaît[i].

Une campagne électorale – terrain où se déploie l’action sous toutes ses formes -ne sera sans doute jamais un lieu de lente et profonde réflexion ; mais on s’attendrait à ce que la forme de l’essai permette à Mélanie Joly d’apporter plus de substance à ses idées.

L’art du hors-d’œuvre

Je ne sais plus quel célèbre amphitryon a dit un jour : « Le hors d’œuvre est à l’appétit ce que la lingerie est au désir. » L’appétit du lecteur ne sera jamais rassasié par l’essai de Joly et on en restera aux hors d’œuvre. L’auteure surfe sur des évidences : la calotte polaire fond, le niveau des océans augmente, les phénomènes climatiques extrêmes sont de plus en plus fréquents ; les inégalités sociales se sont accrues dans les deux dernières décennies, la classe moyenne s’effrite et les multinationales profitent d’échappatoires fiscales qui atrophient la liberté d’action de l’État.

La politicienne l’a d’ailleurs répété ad nauseam lorsqu’elle s’est présentée en politique : elle est là pour lutter contre les réchauffements climatiques et les inégalités sociales. Les solutions qu’elle propose ne sont toutefois guère originales ni convaincantes. En ce qui a trait à l’environnement, on s’attendrait à un plaidoyer pro-électrification des transports et anti-oléoduc. Que nenni ! Mélanie Joly se contente de vagues considérations : il faut repenser notre lien à l’environnement, il faut « changer notre mentalité et notre rapport à la nature »… Mais rien de tangible. Il en était de même dans les débats que j’ai eus avec elle pendant la campagne: il était impossible de savoir si elle était pour ou contre le projet Énergie Est de TransCanada et il est toujours impossible de savoir où loge son parti sur ce sujet. En ce qui a trait aux inégalités sociales, elle souhaite que les pays s’entendent pour établir un taux d’imposition commun afin d’empêcher l’évasion fiscale ; elle reste cependant muette quant à savoir comment cela pourrait se réaliser concrètement.

À la lire, l’État d’aujourd’hui est complètement déconnecté de la population, en particulier des jeunes, et il faudrait opérer une révolution pour le rendre plus attrayant. Le concept de « révolution » me rappelle spontanément le mouvement des patriotes de 1837-1838, un changement de constitution, un nouveau régime politique, que sais-je… Mais la révolution que Mélanie Joly appelle de ses vœux ne modifiera en rien l’ordre établi : le Canada peut très bien demeurer une monarchie constitutionnelle ayant la reine comme chef d’État et son mode de scrutin non proportionnel n’a pas à être remis en question. La révolution qu’elle souhaite de ses vœux est tout au plus cosmétique : l’État doit pratiquer les techniques de marketing et de mise en marché qui ont fait et qui font encore le succès des entreprises privées. Le consommateur peut rapidement trouver sur le marché le produit qui convient à ses besoins : « Vous recherchez un jeans bleu délavé avec un look cool qui ressemble à celui que vous avez vu dans la dernière pub où apparaît votre vedette préférée ? Parfait, vous pouvez les (sic) trouver », écrit-elle dans son essai. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la relation que le citoyen entretient avec son État ? Malheureusement, l’État bureaucratique éprouve de la difficulté à rendre efficacement des services aux citoyens. La solution ? Les politiciens doivent utiliser davantage les médias sociaux (comme s’ils ne les utilisaient pas déjà de façon compulsive) pour communiquer avec leurs électeurs.

Les élus de ses rêves seraient beaucoup moins partisans et gouverneraient « le moins idéologiquement possible ». Les premiers pas du gouvernement Trudeau nous montrent cependant le contraire : le refus exprimé en campagne électorale de reconnaître la règle démocratique du 50% + 1 lors d’un référendum gagnant sur la souveraineté du Québec, l’imposition d’une ligne de parti dans le dossier de l’aide médicale à mourir, la célébration de John A Macdonald dont Mélanie Joly vante « la vision d’un pays qui valorisait la diversité, la démocratie et la liberté », alors que son mépris des francophones et des autochtones est notoire, nous montrent que sous des apparences de bienveillance et d’ouverture, ce gouvernement fédéral tentera, comme tant d’autres avant lui, d’imposer ses idées.

De plus, la nouvelle protectrice de la langue « francophone » (sic) cède souvent à cette détestable manie de tout angliciser qui s’est emparée de plusieurs de nos personnalités médiatiques. Elle emploie ainsi une pléthore d’anglicismes supposés aider son lecteur à mieux comprendre ses idées : « adoption d’une approche « pull » et « push » », « l’approche descendante ou « top-down » », « l’empowerment », « le Big Data », « le smart grid », etc. Ses idées ne sont cependant pas très difficiles à comprendre et ses anglicismes constituent donc des redondances qui rendent encore plus pauvre un style déjà plat et sans couleurs.

Le vide génère le vide et non le changement : on referme le livre de Joly en se disant que son auteure fera tout sauf changer les règles du jeu.

 

[i] (http://www.journaldemontreal.com/2015/08/05/des-fautes-de-francais-sur-les-pancartes)