L’enracinement de l’enseignement, Georges-Rémy Fortin

Lis_EvelynTran

Crédit photo: Evelyn Tran, « Lis »

 

Georges-Rémy Fortin

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’éducation s’adresse avant tout à l’intelligence des étudiants, et l’apprentissage qu’elle commande, comme tout en ce bas monde, demande des efforts. Aujourd’hui, plusieurs facteurs sociaux conspirent à tout rendre de plus en plus facile, y compris l’apprentissage. Une réflexion sur ces facteurs s’impose. Ils impliquent différentes conceptions de l’intelligence, qui ont toutes en commun d’être issues de la culture moderne. La modernité est porteuse  de certaines contradictions, dont la moindre n’est pas celle entre l’éclatement des fonctions de l’intelligence et la nature humaine qui lui est pourtant sous-jacente. Dans mon expérience d’enseignant au collégial, je fais le constat que la lecture en commun des classiques et l’écriture de textes d’argumentation sont, en philosophie à tout le moins, les meilleurs moyens de développer les facultés intellectuelles naturelles des étudiants de l’espèce homo sapiens.

I. L’hédonisme pédagogique

Dans ses cours à Harvard, le philosophe conservateur Harvey Mansfield donne deux notes aux travaux qu’il corrige: la note officielle, plus haute, qu’il qualifie d’ironique, et la note authentique, plus basse, qui demeure privée. Mansfield veut ainsi être intellectuellement honnête, sans nuire au parcours scolaires de ses étudiants[i]. Au Québec, de nombreux enseignants au collégial sentent des pressions constantes pour  rendre leurs cours plus faciles, et leur correction moins sévère. On a l’impression qu’il faut être toujours moins exigeant, pour des étudiants fragiles émotionnellement, pour un système de plus en plus basé sur l’apparence des diplômes et des cotes. C’est pourquoi il faut se demander comment continuer malgré tout à faire appel à l’intelligence des étudiants. Certaines tendances pédagogiques accentuent cette tendance à la facilité. Dans le but de «rejoindre les motivations des étudiants», de «faire du sens [sic]» à leurs yeux, on ne trouve parfois rien de mieux que de tout simplifier, de tout prémâcher. Utilisation massive d’images et de films, notes de cours sur écran à recopier telles quelles, ou même en à envoyer numériquement, multiplication des exemples et des cas d’espèces particuliers sans conceptualisation, procédés narratifs accrocheurs mais simplistes. Par ailleurs, à force de chercher l’attention des étudiants, et parfois dans le but inavoué d’accéder à une sorte de vedettariat du pauvre, il arrive que l’enseignant donne plus dans le divertissement que dans l’enseignement: blagues, anecdotes personnelles, appels à l’émotion. Cette pédagogie suit le fort courant hédoniste qui traverse notre civilisation. La pédagogie hédoniste se nourrit en outre des discours à la mode sur les nouvelles technologies, selon lesquelles nous vivrions dans un monde de libre circulation de l’information, sans structure prédéfinie, sans hiérarchie, où tout ne serait que créativité et expression de soi.

Je souhaite dans le présent texte réfléchir au devoir que nous avons de  transmettre  un savoir riche et rigoureux. Puisque j’enseigne la philosophie, je me pencherai surtout sur cette discipline, mais mon questionnement porte sur l’éducation en général. Comment est-il possible, aujourd’hui, d’enseigner de façon exigeante ?  Tout d’abord, le précédent constat doit être relativisé par un certain nombre de faits. Dans le quotidien de l’enseignement, les étudiants participent au travail philosophique, certains y prennent un réel intérêt et même parfois du plaisir. Ils comprennent les problèmes philosophiques, pour peu qu’on leur présente sous une forme actuelle et accessible. De plus, ils acceptent que la science et les technologies n’ont pas réponse à tout, ce pour quoi la légitimité de la philosophie n’est certes pas immédiatement évidente (et elle ne doit pas l’être!), mais n’est pas non  plus rejetée a priori. Seulement, ils sont habités par d’autres intérêts, d’autres passions, d’autres soucis. Entre le dur travail de leur domaine de spécialisation et le divertissement dans leur vie privée, il reste très peu de temps pour ce que plusieurs d’entre eux reconnaissent pourtant être l’essentiel dans la vie humaine: les valeurs, le sens de la vie, le bien. La philosophie classique, celle du vrai, du bien et du beau, est encore parlante pour les étudiants d’aujourd’hui, mais c’est un discours pour lequel ils n’ont littéralement pas beaucoup de temps. Notre question doit être reformulée : comment, dans le peu de temps que nous avons avec les étudiants, donner un enseignement à la hauteur de leur potentiel ?

II. Les finalité de l’intelligence moderne

L’hédonisme est loin d’être la seule philosophie à l’œuvre dans notre culture marquée par l’économie capitaliste. L’intelligence y apparait surtout comme une faculté au service des besoins humains qui font tourner la roue du travail et de la consommation. Soumise à des exigences d’efficacité et de productivité, la raison se formalise et se désincarne, elle devient exclusivement technique, sous la forme des sciences naturelles et des technologies. Nous évoluons dans un système du travail et de la consommation, dans lequel la raison a pour finalité principale l’utilité et la productivité économique, tandis que les désirs deviennent dans la consommation des fins en soi, arrachés à toute finalité supérieure et à tout ordre symbolique. L’intelligence technique et l’hédonisme sont donc complémentaires. Dans son usage technique, l’usage rationnel de l’intelligence est souvent ressenti comme étant essentiellement un travail. C’est un effort, une dépense d’énergie qui n’a pas sa fin en elle-même. Suivant l’antique sagesse des esclaves, le travailleur moderne veut travailler le moins possible. La majeure partie de ce qui est enseigné aujourd’hui répond à des finalités techniques, finalités qui, par définition, sont subordonnées à d’autres. Plus la connaissance est technique, moins elle est une fin en soi, moins elle a une valeur intrinsèque. Le problème qui se pose à la pédagogie est la transmission de la connaissance, alors que l’apprentissage est vécu seulement comme un travail. En l’absence d’une reconnaissance formelle de la valeur de la connaissance, un bon nombre d’étudiants ne voient pas la finalité de l’éducation. Il arrive d’ailleurs dans notre système qu’elle n’en aie aucune. La pédagogie hédoniste tente de s’inspirer du monde de la consommation pour rendre l’éducation plaisante, pour lui enlever son caractère contraignant, mais elle doit pour se faire déroger à la rigueur intellectuelle et réduire la connaissance à peau de chagrin. La philosophie technique a ceci d’inconsistant qu’elle suppose un haut niveau d’éducation, tout en rendant difficile la valorisation de l’éducation en tant que culture. En s’alliant à l’hédonisme, elle déroge à ses idéaux d’efficacité et de productivité.

Cette description passe cependant trop rapidement sur les racines culturelles de l’économie de marché. Historiquement, la consommation et le travail ont pris la place centrale qu’on leur connaît aujourd’hui parce qu’ils sont d’abord devenus des valeurs. Cette valorisation est le fait du libéralisme, qui promeut l’autonomie, une liberté éclairée par la raison dans laquelle l’individu est souverain, c’est-à-dire maître de lui-même et reconnu comme tel. L’arbitraire de ce qui a ou non de la valeur monétaire a sa source dans la valorisation de l’autonomie humaine, dont la consommation est la face subjective. La face objective de l’autonomie est le travail, par lequel l’individu produit les biens et services dou és de valeur, et acquiert un pouvoir technique de transformer le monde. Une chose a de la valeur parce qu’elle est demandée et produite volontairement[ii]. L’économie cesse d’être purement technique lorsqu’elle s’enracine dans la valeur de l’autonomie. L’hédonisme ne peut pas être la philosophie principale du capitalisme, puisque l’effort, la privation en vue de bénéfices futurs sont non  seulement nécessaires,  mais y sont valorisés en eux-mêmes. Toutefois, les valeurs hédonistes incarnées dans la consommation menacent constamment de dissoudre les valeurs d’autonomie nécessaires au fonctionnement du capitalisme. On notera au passage que le socialisme ne change rien à cette contradiction, il ne fait que prôner la mise en place d’un dispositif étatique  visant à permettre à tous les citoyens l’accès égal au travail et à la consommation : le plaisir, la volonté autonome et la technique restent ses valeurs fondamentales, valeurs reformulées en termes collectifs plutôt qu’individuels[iii]. Ainsi, historiquement, l’intelligence n’est pas seulement technique, elle est la Lumière qui guide le progrès de la liberté.

Les étudiants du XXIe siècle ne se réduisent toutefois pas à ce portrait. Ni la pensée technique, ni l’hédonisme, ni l’autonomie libérale ne sont dominants chez la plupart d’entre eux. Ils rêvent d’aisance matérielle, mais aussi de statut social, et d’une vie bonne. Pourquoi la médecine fait-elle rêver autant d’étudiants québécois ? N’est-ce pas à cause de la noblesse du geste de guérir ?  Lorsqu’ils parlent de l’évolution des technologies, les jeunes voient un monde de possibilités humaines, pas seulement des possibilités économiques. D’ailleurs, le monde des affaires et du commerce semble n’intéresser qu’une assez petite partie de nos étudiants. La plupart se voient professionnels de la santé, du droit, ingénieurs ou informaticiens. Ils ont une conscience aiguë de l’utilité humaine de ces domaines professionnels. Leur intelligence est donc surtout existentielle, quelque part entre Camus et Oprah Winfrey. Ils cherchent un sens à leur vie, et ils savent que cela implique des valeurs. Leurs valeurs sont celles de la  réalisation de soi : carrière passionnante, santé physique et bien être psychologique, vie de couple romantique ou amour familial, loisirs trépidants. Ces valeurs individualistes sont compensées  par une conscience environnementale et la philosophie du respect de la diversité. Une minorité fait preuve d’un fort attachement à la justice sociale, à une spiritualité personnelle ou à une tradition religieuse. Tout comme nous, ils savent que les machines sociales que sont l’économie de marché et l’État régulateur sont précisément cela, des machines. Les jeunes d’aujourd’hui sont très critiques, parfois mêmes cyniques, envers les excès du monde du travail et de la consommation. En définitive, la plupart des gens s’accrochent à leur humanité. Notre nature est persistance. Une personne ne peut vivre seulement pour la satisfaction de ses pulsions, ni comme un technicien sans âme; elle a besoin de valeurs socialement partagées. L’obsession contemporaine pour la reconnaissance en est une preuve éclatante. C’est là la contradiction de l’intelligence existentielle: elle est fondamentalement individualiste, et désespérément à la recherche d’un rapport authentique à l’autre. La conscience existentielle a toutefois le grand mérite de montrer au grand jour le problème qui l’habite. Elle cherche passionnément la vie bonne, mais elle est incapable de la penser. Nous retrouvons ici les problèmes classiques du vrai, du bien et du beau, dans le langage de nos propres étudiants, avec seulement un peu moins de génie littéraire que dans  les œ uvres philosophiques pour classes terminales, ainsi qu’on a qualifié les oeuvres de Camus et Sartre.

 

III. Nature humaine et modernité

Ce qui est ressenti dans la conscience existentielle, c’est que la modernité nous met en contradiction avec notre nature. Les exigences techniques sont parfois tellement formalisées qu’elles n’ont plus de rapport avec la réalité et les valeurs des individus. La consommation et les droits individuels ont tellement dissous les traditions, les cultures humaines et le rythme naturel de la vie que certaines personnes ne vivent que de façon impulsive, sans valeurs ou vision du monde directrice. Ces contradictions reflètent des problèmes de fonctionnement profonds dans l’économie et l’État modernes. Notre culture est aussi porteuse de contradictions. Aussi bien les valeurs libérales que les valeurs existentielles sont tournées plus vers l’individu particulier que vers l’universalité humaine, et plus vers l’action que vers la connaissance. Nous privilégions le bien, au détriment du vrai, et le bien individuel au détriment du bien véritable. Notre modernité est toute entière vouée à ce qu’Hannah Arendt a appelé la « vie active », au détriment de la vie contemplative. Or la connaissance est irréductiblement théorique et universelle. Telle qu’elle s’est élaborée en Occident depuis les Grecs, puis répandue dans toutes les sociétés modernes, la connaissance reste une recherche de vérité, d’exactitude par rapport au réel. C’est par un souci d’exactitude et d’exhaustivité que les sciences naturelles sont devenues tellement abstraites. Leur abstraction dépasse largement tout souci utilitaire, de nombreuses connaissances n’ayant aucune application actuelle dans la vie quotidienne. La société moderne n’accorde qu’une place mineure à la science en tant que culture, alors même que les applications scientifiques sont omniprésentes et façonnent notre monde. C’est pourquoi les étudiants valorisent le plus souvent la science par rapport à leurs valeurs personnelles et à leur projet de carrière, plutôt que la science en elle-même. Je suis convaincu que l’individualisme excessif du libéralisme et de l’existentialisme a pour cause leur rejet de la théorie. Seule la théorie élève l’esprit jusqu’à l’universel. Les contradictions que j’évoque tout au long de ce texte sont bien concrètes; elle sont vécues par les étudiants, et il suffit d’un peu d’application pour en discuter explicitement avec eux. Développer l’esprit théorique de nos étudiants n’est ni une tâche absurde, ni une torture; c’est l’urgence de chercher une réponse à des problèmes vécus.

L’attitude théorique existe encore. Le respect studieux avec lequel les étudiants sont capable s d’accueillir un cours magistral et l’application  dont font preuve la plupart d’entre eux dans leurs travaux le montre nt bien. Plus généralement, l’acte de contempler reste le loisir le plus courant, seulement, il s’agit de contemplation informelle, sensible, de plus en plus souvent tournée vers des images détachées de tout concept : passion pour les écrans, les spectacles, le tourisme naturel ou historique. L’engouement universel pour les voyages, auquel participe nt au plus  haut point nos étudiants, n’en est-il pas un pour une vie divine, détachée des basses nécessités de la vie, dans laquelle on se consacre surtout aux délices de la contemplation des lieux visités et du dialogue avec les gens rencontrés ? La pensée théorique logique et rigoureuse est plus ardue, c’est un goût acquis, mais acquis à partir d’une tendance profonde. « Tous les humains ont par nature le désir de savoir[iv]», nous dit Aristote. Je le constate chaque jour dans mon travail d’enseignant. Pour peu qu’une classe prenne le temps de dialoguer, il est toujours plaisant de chercher à comprendre le monde. Je suis souvent surpris de l’intensité que peut prendre un débat philosophique entre étudiants dans des travaux d’équipes. La nature des lois scientifiques et leur rapport au réel, la comparaison entre l’humain et l’animal, l’essence de notre âme et de notre liberté sont des sujets qui, pour être de prime abord rébarbatifs pour plusieurs, peuvent déclencher des débats enflammés après quelques minutes de discussion. L’évolution naturelle a fait de nous des homo sapiens. Nous sommes faits pour connaître. Nous sommes aussi des animaux sociaux. L’évolution culturelle a pris le relais de l’évolution biologique, grâce à nos tendances sociales innées et à nos aptitudes pour le langage et la pensée symbolique. Nous baignons dans un univers structuré par la culture, culture qui marque l’enfant dès son existence intra-utérine : nous absorbons la tradition de nos ancêtres avec le lait de notre mère, comme le dit Montaigne. Les symboles et les idées ont donc pour les humains une existence bien réelle, une existence si omniprésente et quotidienne qu’on l’oublie, parce qu’on la tien t pour acquise.

Heidegger, pour qui le rapport au monde est ontologiquement premier, et Levinas, pour qui c’est le rapport à l’autre qui est premier, métaphysiquement, ont tous les deux raisons, si l’on ne chipote pas trop sur le sens de « premier ». Le rapport à l’autre est certainement plus intense et plus marquant que le rapport au monde, mais il est subjectivement impossible de vivre sans une représentation du monde. Notre biologie et notre culture ont pris forme dans un environnement naturel : nos structures cognitives et culturelles portent de part en part la marque de la condition naturelle de l’être humain, soit l’espace, le temps, le rapport à la faune, à la flore, ne serait-ce que les pigeons et les pissenlits des villes modernes. Être biologique et culturel, l’individu moderne reste aussi un être spirituel. Face à la nature et à la société, il cherche à savoir « ce qu’il lui est permis d’espérer », selon la formule de Kant. Qu’est-ce que l’intelligence, en définitive? Selon la conception rationaliste, l’intelligence se définit comme faculté logique (avec ou sans observation). De ce point de vue, l’intelligence est surtout une source d’autonomie, d’esprit critique. Il existe aussi une conception intuitive de l’intelligence : l’intelligence est le cœur, la sensibilité, la conviction. Platon est en fait à l’origine des deux courants, et on peut voir sa pensée comme une tentative de les articuler l’un à l’autre. L’opposition entre les deux est certainement fausse. Pascal montre très bien que la raison, c’est-à-dire la faculté de faire des inférences, aussi bien géométriques (logique exacte des sciences naturelles) que fine (esprit de finesse, herméneutique), la faculté de faire des inférences, donc, est fondée sur le coeur, sur des convictions profondes que nous ne pouvons expliquer ni mettre en doute. Les penseurs médiévaux des trois monothéismes n’ont certes pas sous-estimé le coeur, la foi, mais ils ont pourtant développé l’art de la critique et de l’analyse logique à un niveau époustouflant. Les textes philosophiques classiques réunissent en eux les deux formes d’intelligence, celle de la raison, et celle du cœur.

Couché sur papier, un raisonnement s’offre à l’exploration, à la découverte. En même temps, un texte écrit en langage naturel laisse jouer librement entre eux les aspects pragmatiques, rhétoriques et poétiques du langage. L’humain, naturellement fait pour comprendre et apprécier les symboles et pour apprécier la connaissance, ne peut rester insensible à un texte bien mis en contexte. Le meilleur moyen de faire appel à l’intelligence des étudiants est la lecture  de textes en commun. On peut donner à lire à la maison de court ou de longs textes, mais il importe absolument de lire en classe. Que les étudiants lisent entre eux, ou qu’ils viennent nous voir pour résoudre leurs difficultés d’interprétation, la lecture en commun effectue des petits miracles. Une autre source de miracles est l’écriture. Notre époque nous force à écrire sous la forme de kilomètres de formulaires à remplir, elle nous incite à exploser impulsivement dans l’univers numérique  en une myriade de petites tirades qui, si jamais elles sont lues, seront sit ôt oubliées. Ce qui nous manque, c’est le temps d’élaborer notre pensée sur papier, et quelqu’un qui prenne le temps de nous lire. C’est ce que nous pouvons offrir à nos étudiants. Leur permettre de réagir aux textes travaillés en classe par des textes, tantôt personnels, tantôt formels. Même dans un texte personnel, plusieurs étudiants choisiront de reformuler quelques idées philosophiques glanées dans le cours magistral précédent l’écriture. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Réagir à la pensée de Descartes ou de Nietzsche demande de l ’ambition! D’autres osent critiquer, osent s’approprier les idées des philosophes. C’est un peu comme retoucher la cathédrale Notre-Dame de Paris. L ’idéalité permet une liberté extraordinaire. Dans ces exercices d’écriture, le professeur met les étudiants à l’épreuve de clarifier leur pensée et de se mesurer ne serait-ce qu’un peu aux idées qui donnent forme à notre civilisation. Il en tire quant à lui le bénéfice de savoir au moins un peu ce que pense la jeunesse d’aujourd’hui. Cela le change de lire des gens mort s depuis mille ans et plus. Cela lui permet de confronter sa propre pensée à la réalité humaine concrète, cela le sauve du vide de l’abstraction.

 

IV L’enracinement

Clarifier ses  s valeurs et sa vision du monde n e sont pas chose facile, y compris pour des adultes. La plupart des gens vi vent une métaphysique implicite, jusqu’à ignorer le mot «m étaphysique». C’est pourquoi il est remarquable que même une minorité d’étudiants vive de façon tout à fait explicite des valeurs enracinées dans la nature humaine : ils sont déjà conscients des finalités humaines les plus hautes. Avec eux, le travail philosophique peut aller très loin. Quant au plus grand nombre de nos étudiants, il vit le travail et la consommation comme des valeurs personnelles de réalisation de soi. Il faut leur faire réaliser que les valeurs individualistes ne sont pas les valeurs ultimes, que notre nature humaine a des finalités plus élevées, l’individu ne pouvant s’abstraire de l’histoire et de la nature. Enfin, une minorité vit le travail et la consommation impulsivement, comme un ensemble de contraintes et de séductions. La tâche est plus difficile pour eux. Il faut surtout leur faire réaliser les valeurs qu’ils portent implicitement en eux. Les mêmes textes peuvent parler aux trois catégories d’étudiants, mais pas de la même façon. Les mêmes cours magistraux, s’ils sont suffisamment ancrés dans l’expérience de notre époque et de la nature, parleront à tous. L’écriture de dissertations sera salutaire pour tous, surtout pour ceux qui en ont le moins l’habitude. Il est trivial d’affirmer que l’apprentissage dépend de la motivation, et donc que pour faire appel à l’intelligence des étudiants, il faut comprendre leurs soucis, toucher leurs intérêts. Mais encore faut-il distinguer entre les motivations à court et long terme, les motivations profondes et superficielles. L’enseignement doit donc être enraciné, au sens que Simone Weil donnait à ce terme. Le concept d’enracinement décrit le fait que l’humain est essentiellement dépendant d’un ensemble de milieux sociaux et naturels. Lorsque l’individu reconnaît dans les milieux dont il dépend la source à laquelle puiser de quoi satisfaire ses besoins, la condition humaine cesse d’être une limite pour devenir un monde de possibilités, de liberté. L’enseignement a pour tâche principale selon moi de travailler avec les étudiants à effectuer cette reconnaissance.

C’est par une parole authentique que l’on peut toucher le cœur des gens.  Lorsque quelqu’un parle sincèrement, cela se sent. Il n’y a pas d’autre fondement à la pédagogie que l’honnêteté. Présenter aux étudiants la vie telle qu’elle est. Les étudiants apprécient beaucoup, ou du moins remarquent avec attention , les professeurs qui aiment leur matière. Et pourquoi « aime-t-on sa matière », sinon  parce qu’on aime une certaine vérité, ou plutôt une certaine réalité ? Simone Weil le dit bellement : « La vérité est l’éclat de la réalité. L’objet de l’amour n’est pas la vérité, mais la réalité[v].» Il n’y a pas d’autre façon de rejoindre les étudiants que par notre propre expérience de la vie. Il y a bien sûr ici un écueil presque inévitable : celui de tomber dans l’anecdote, dans le particulier et l’insignifiant, souvent sous couvert de comique ou de tragique. Ce qui sauve l’enseignant de l’insignifiance est de confronter son vécu aux textes classiques. Ces textes sont exigeants, même à petites doses. En percer quelques secrets est toujours une source de gratification. Il y a plusieurs fa çons d’aborder la philosophie classique. C’est à nous de ne jamais relâcher notre sérieux, de penser aux problèmes véritables de la vie, de parler aux étudiants non de nous, mais du monde, de notre monde. Les contradictions de nos tendances existentielles, libérales, techniques et hédonistes sont vécues implicitement par tous, et elles sont sources d’angoisse et de découragement. Ces contradictions ont toutes une racine philosophique. Même la technique et l’hédonisme, pratiques plutôt que théoriques, ont pris la place qu’on leur connaît aujourd’hui à cause de certaines visions du monde. Le masochisme du surtravail et la gloutonnerie de la surconsommation ne sont pas naturels, ils sont le fruit  de dérèglements biologiques et culturels dont nous sommes nous -mêmes la cause. Nous sentons bien que notre époque nous met tout à l’envers, et que la finalité spirituelle de notre intelligence, qu’elle soit de ce monde ou d’un autre, ne peut être satisfaite par les philosophies régnantes dans nos vie  quotidiennes.

 

Notes

[i] http://www.thecrimson.com/article/2006/2/13/c-minus-prof-to-give-more-as/

[ii] Je m’inspire ici, et pour toute la section II, de Leo Strauss, Droit naturel et histoire,  et de Pierre Manent, La cité de l’homme.

[iii] Je m’inspire ici de Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde, Éditions Gallimard, 2017

[iv] En 980 a 21. Trad. de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin. Aristote, Métaphysique, p.71, Éditions Flammarion, Paris, 2008

[v] Simone Weil, L’enracinement,  p.1186 dans Œuvres , Éditions Gallimard, 1999

 

Plaidoyer pour un renouveau démocratique, Alexandre Cloutier

GirardS_H17_SLA_Lautoroute_du_Savoir

Crédit photo: Philippe Girard, « L’autoroute du savoir »

 

Alexandre Cloutier

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé : « Populisme », « démocratie », « réforme des institutions » sont les incontournables de l’actualité politique. Mais sait-on vraiment de quoi il en retourne?  Dans cet article, j’essaie d’apporter un éclairage différent de l’usage dominant en m’inspirant de la pensée de Hannah Arendt, Michel Foucault et Jacques Rancière. Je termine en proposant trois propositions pour refonder nos institutions politiques.

 

1. Le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple

Cette célèbre formulation employée par Abraham Lincoln lors de son discours de Gettysburg est  sans aucun doute la synthèse la plus courte et la plus juste de ce qu’est la démocratie. Le citoyen athénien du Ve siècle aurait tout autant pu la faire sienne. Si pareille chose est possible, ce n’est pas parce que Lincoln et Périclès partageaient les mêmes vues, tant s’en faut.

En effet, on aurait tort de croire que ce panégyrique est  un plaidoyer en faveur de ce qu’on appelle – à tort – « démocratie directe »[1]. Il s’agit simplement de la réaffirmation des principes sous-jacents de la Constitution américaine. D’ailleurs, le mot « démocratie » n’apparait pas une seule fois dans ce discours. Lincoln fait cependant référence aux Pères fondateurs, qui, non seulement n’employaient pas le terme « démocratie » – lui préférant celui de « république » –, mais y voyait même un danger pour la nation, celui de la « tyrannie de la majorité »[2]. La Constitution américaine reproduit un modèle de gouvernement dit « mixte » qui remonte au moins aussi loin qu’à Cicéron et son De la république. Elle comprend une composante monarchique (la présidence), une chambre aristocratique (le Sénat) et une chambre basse « démocratique » (la Chambre des représentants). Dans l’esprit de   Lincoln, le pouvoir du peuple s’exprimait par le peuple, mais avec la voix de ses représentants, qui dans les faits, se sont rarement trouvés à gouverner pour lui. Quelle est la cause de ce malentendu, ou plutôt de cette mésentente? Pourquoi cette volonté d’exporter la démocratie à l’étranger si à l’intérieur de nos frontières elle suscite autant de craintes? Et plus fondamentalement, qu’est-ce que le pouvoir du peuple?

Je vous propose ici plus un itinéraire qu’un article qui vous mènera du problème stratégique du populisme à des propositions de réforme de nos institutions politiques en passant par une esquisse de généalogie du concept de démocratie et une réflexion libre sur l’action politique. Ma réflexion manque sans doute d’unité thématique, mais j’ai bon espoir que ce joyeux chaos vous aidera à entrevoir les routes par lesquelles nous sommes parvenus à cette croisée des chemins et, surtout, les voies qui s’offrent à nous pour la suite du monde.

 

2. Qu’est-ce que la démocratie?

2.1. La démocratie à l’ère du populisme

Depuis les dernières élections américaines, le nouvel ennemi public numéro un s’appelle « populisme » Pourtant fort mal définie, cette insulte infamante n’a pas moins pour effet d’exclure de la sphère de la respectabilité un adversaire politique. Plus grave encore :  l’expression sert à disqualifier les choix politiques d’une partie de la population, toutes orientations politiques confondues. Si j’étais cynique, je dirais que dans la majorité des cas, est « populiste » quiconque est un détracteur des médias traditionnels ou sociaux et de leurs propriétaires. Plus clairement, pour résumer l’usage médiatique du terme, est jugé « populiste » quiconque s’oppose au consensus néolibéral mis en place depuis la chute du mur de Berlin. Brandi par les élites politiques traditionnelles, l’épouvantail du populisme permet de légitimer le contrôle des « excès » démocratiques. Car le populisme, dit-on, est la porte qui ouvre sur la  terrible « tyrannie de la majorité » qui nous guette désormais à chaque scrutin[4]. Dit plus simplement, on cherche ainsi à nous faire comprendre qu’il y a deux démocraties : une bonne, celle de l’aristocratie libérale, et une mauvaise, celle du peuple[5].

La déconnexion croissante entre la volonté populaire et les milieux politiques  est accentuée par un mouvement parallèle poussant à la concentration des pouvoirs au sein de l’exécutif (le gouvernement), et à la perte d’influence consécutive du législatif (les députés), réputé plus près du peuple. Conjugué à l’extension des prérogatives de l’exécutif due à l’état de guerre permanent dans lequel les sociétés occidentales vivent depuis le début des années 2000, ce processus de neutralisation progressive des contre-pouvoirs politiques et la déconnexion du pouvoir politique et de la société civile ne présage rien de bon pour le futur.

Je ne prétends pas expliquer la genèse de ce phénomène qui remonte – au mieux – aux années 30. Toutefois, je voudrais présenter une voie autre que le néofascisme  ou le totalitarisme libéral vers lequel semblent se diriger, lentement mais surement, nos sociétés. Cette alternative s’appelle démocratie. Et je ne parle pas ici du parlementarisme.

 

2.2 Mutations démocratiques

Avec l’élimination des obstacles – le cens, le sexe, l’origine ethnique, la religion, la profession – à l’exercice de la pleine citoyenneté par tous (ou presque) au cours de la seconde moitié du XXe siècle, on peut avoir l’impression que le processus de démocratisation a été finalement achevé. Pourtant, un peu partout en Occident, on assiste à une érosion lente, mais constante de la participation aux élections[6]. Plus significatif encore est l’effondrement soudain des partis de pouvoir dans les pays marqués par le pluripartisme ou leur reprise en main par des personnalités marginales dans les États ou règne encore le bipartisme [7]. Tous ces individus et ces groupes ont en commun un discours antisystème, une volonté de chasser la classe dirigeante traditionnelle, un désir de reconnecter avec le « vrai » peuple, signe que se développe un  sentiment de défiance vis-à-vis l’État, son gouvernement et l’idéologie dominante. On pourrait être tenté de conclure que le peuple est tout simplement rendu las de la démocratie. Mais que veut-on dire précisément par « démocratie »?

 

2.3. Démocratie et non-démocratie

Dans Les politiques, Aristote explique que c’est la constitution qui détermine la nature du régime en place, et ce  pour une raison bien simple : c’est elle qui délimite l’extension de la citoyenneté dans une cité donnée. Toutefois, il ne faudrait pas confondre la conception moderne et l’antique que   Aristote définit comme étant : « la participation à une fonction judiciaire et à une magistrature. »[8]. Ainsi, la citoyenneté implique l’exercice direct du pouvoir dans la cité. Dans une monarchie, on trouve conséquemment un seul citoyen qui détient l’ensemble du pouvoir politique alors qu’ils sont un petit groupe à se le partager dans une cité aristocratique. Pour ce qui a trait des démocraties, c’est toute la population qui se  trouve à être dotée de la citoyenneté, si bien que tous, à tour de rôle, se trouvent alternativement à commander ou à obéir[9]. Partant de là – et au-delà des clichés concernant les études comparées des institutions politiques antiques et contemporaines — il y a une série de constats à faire.

Le premier, c’est qu’aucun Athénien du temps de Périclès n’aurait reconnu nos États comme étant démocratiques. De toute évidence, ils auraient jugé – pour reprendre la terminologie aristotélicienne – avoir affaire à des aristocraties – le « pouvoir des meilleurs » — ou à des oligarchies – la « puissance du petit nombre », généralement les plus riches. Sans conteste, actuellement, le pouvoir politique est exercé par un petit groupe et non par l’ensemble de la population. Le fait que cette minorité soit désignée par la majorité lors d’un scrutin ne change rien au principe. On a ici tendance à confondre le moyen et la fin. Le vote est un moyen démocratique (tous possèdent le même poids politique), mais la fin visée – la délégation de la totalité du pouvoir à une minorité – est aristocratique[10]. C’est ce qu’on appelle, pour employer les catégories de Montesquieu, un régime aristo-démocratique  .

Le deuxième constat – et ici je me détourne de  Aristote et reprends à mon compte l’intelligence démocratique athénienne – est le suivant : il n’existe pas trois types de constitutions (le pouvoir d’un seul, du petit nombre, de l’ensemble), mais seulement deux : la démocratie et la non-démocratie. Comme le précise Jacques Rancière dans La Mésentente, le pouvoir est exercé soit par ceux qui possèdent  un titre à cet effet (la richesse, la naissance, le savoir) ou alors il l’est par tous, sans considération aucune pour des titres de quelque nature que ce soit. Si bien que lorsqu’on se trouve en monarchie, en aristocratie ou dans un régime constitutionnel – pour citer à nouveau la terminologie aristotélicienne – c’est que le titre, par exemple posséder les vertus morales et intellectuelles jugées essentielles à l’exercice du pouvoir, est présent chez un seul, une fraction ou une majorité d’individus. Et si l’on ne peut pas se prévaloir de ce titre, on sera à priori  exclu de l’exercice du pouvoir. On remarque que la distinction entre ces trois formes n’en est pas une de principe, mais dépend d’un facteur purement contingent, c’est-à-dire la plus ou moins grande répartition de la vertu dans une cité donnée à un moment donné. Bref, la démocratie, c’est l’exercice du pouvoir – non pas des « sans titres » comme le prétend Aristote –, mais sans considération aucune pour les titres [11]. Ainsi, lorsque nous sommes appelés aux urnes pour voter pour un candidat, peu importe les motifs que nous pouvons invoquer – ses prétendues compétences juridiques, politiques, ou administratives, sa vertu morale, son expérience, sa célébrité, ou simplement sa beauté –, nous souscrivons explicitement à l’idée antidémocratique que ce sont les meilleurs qui seuls qui savent et donc peuvent et doivent gouverner. Les « démocraties » contemporaines nous placent ainsi devant un étrange paradoxe : chaque scrutin met en scène la mise à mort de la démocratie par les incompétents… qui ont néanmoins la tâche de désigner les plus compétents.

 

2.4. Les causes de l’incompréhension : qu’est-ce que l’activité politique?

Théorisée par des philosophes d’origine aristocratique, il n’est pas étonnant que la démocratie ait été dépeinte comme étant le régime des incompétents. Pour Aristote comme pour Platon, le débat ne porte pas à déterminer si le pouvoir devrait ou non être exercé par les plus savants, cela va de soi, mais plutôt à désigner ceux qui le sont véritablement ainsi que la forme que prend le savoir politique. Le démocrate contemporain, s’il tombe dans les ornières de la tradition, se voit obligé de défendre une position intenable :  celle de mettre à égalité les sages  et les parfaits ignorants. Il ne faut pas s’étonner si cette dispute se termine toujours par  une solution qui semble en être une de compromis : la représentation démocratique[12].

Le problème de fond, toutefois, n’est pas celui de la compétence. Plus essentiel, il touche à la nature même de ce que Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, appelle l’action. En d’autres mots, que fait-on lorsqu’on agit politiquement? Cherche-t-on à appliquer un modèle idéal à un monde imparfait qu’on doit transformer en le rendant conforme à ce cadre idéal? Veut-on simplement satisfaire le plus efficacement possible les besoins du plus grand nombre d’individus? Ou est-ce un moyen privilégié de permettre aux individus d’exprimer leur identité, de se distinguer grâce à l’exercice de leur jugement? Ces positions peuvent paraître subtiles et parfaitement conciliables. Dans les faits, elles portent en elles une vision radicalement différente de l’action politique.

Les deux premières conceptions du politique, que je qualifierais de gouvernement et de gouvernance, ne relèvent pas de la politique, mais plutôt de la police[13]. Dans le cas du gouvernement, le rôle de pierre de touche que joue l’activité théorique a pour conséquence de nier l’autonomie de l’action politique. Le partage des sages et des ignorants – avec ses infinies variations – détermine la place de chacun dans la pyramide sociétale. Platon, avec sa République dirigée par les philosophes-rois, fonde cette tradition politique. On la retrouvera sous de nouveaux habits au XXe siècle en URSS avec cette fois le matérialisme historique et les « lois de l’histoire » comme nouvel étalon de mesure des parts.  En somme, l’activité politique ne doit être rien de plus que le pendant pratique d’une activité théorique jugée supérieure et dont l’objectif est de remodeler la société de manière à la rendre conforme à une utopie.

Pour la gouvernance, la politique n’est que la variation étatique de l’administration. La détermination de la fin de l’existence humaine n’étant plus une affaire collective, mais strictement individuelle, les gestionnaires du commun doivent se limiter à harmoniser les volontés conflictuelles . La gouvernance n’exclut pas les inégalités de statut, on exigera toutefois qu’elles soient justifiées à l’aide d’une procédure jugée impartiale[14]. Aujourd’hui, c’est le marché qui agit à titre d’instance véridictionnelle (« donneuse » de vérité). Cette fonction régulatrice de l’économique viendrait de la « naturalité » du marché, la politique étant quant à elle associée à l’artificialité et à la contingence. C’est pourquoi la technique gouvernementale se résume à lire les auspices émanant de cette instance et à régir en conformité avec eux.

Dans les deux cas, les véritables débats se passent entre experts. Le peuple peut bien se faire sa propre opinion de son côté s’il le veut, tant qu’il ne demande pas sa place à la table des grands, car s’il la demandait  son action pourrait introduire de la « subjectivité » dans l’espace public avec ses effets présumés désastreux. Ceux que « l’objectivité » des modèles économicomathématiques ou les « nobles mensonges » à la Platon n’arriveront pas à calmer devront être soumis par la force. La sphère politique ainsi bornée, comment pourrait-il en être autrement?

Mais il y a une autre façon, politique celle-là, de concevoir la vie politique. Plutôt que de comprendre la cité comme étant une structure qui doit être  administrée « scientifiquement », on peut y voir le lieu d’existence d’une communauté polémique. Un espace où chacun exerce non pas un savoir technique ou théorique sans appel, mais une faculté imprécise, typiquement humaine : le jugement.

 

2.5 Le jugement : la faculté  politique

Plutôt que de s’appuyer sur la raison calculatrice, dont le résultat est toujours le même (2+2 donne nécessairement 4) ou les savoirs techniques, le jugement de gout   demande d’abord et avant tout la présence de l’autre pour s’épanouir puisqu’en l’absence de règle à  priori, l’universalité ne peut être obtenue que grâce à la confrontation des opinions[15]. Le meilleur jugement de gout  – car il ne pourrait être question de vrai à cause de la dimension « tyrannique » de la vérité – est celui qui pourrait potentiellement recueillir l’adhésion de tous. Pour arriver à ce résultat, je n’ai d’autre choix que d’entrer en discussion avec autrui et de chercher à convaincre, ou à me laisser convaincre. C’est cette communauté fondamentalement polémique qui sert de modèle pour la vie politique.

À la différence du bien, qui relève de la morale, la détermination du bon est une affaire publique. Elle demande qu’on examine les fins collectives, qu’on ne peut pas déterminer à  priori puisqu’elles dépendent de circonstances particulières, notamment les moyens disponibles en vue de leur réalisation. Ainsi, il est impossible de déterminer à  priori que construire une école est une bonne décision. En effet, il se pourrait que le seul moyen à notre disposition soit de priver d’eau potable une partie de la population, ce qui invariablement ne permettrait pas d’obtenir l’assentiment de tous. Sera jugée bonne la décision qui peut légitimement prétendre recueillir le suffrage de tous les citoyens tant sur les moyens que les fins[16].

 

2.6 Le jugement politique comme mode d’expression de notre humanité

La démocratie, je l’ai dit, permet de mettre en place une communauté polémique. Dans le cadre de cette communauté, chacun est tenu de manifester et d’entendre des opinions  portant sur les affaires publiques. Si ces dernières – et dans la mesure où elles tendent vers l’universel – peuvent se ressembler, elles sont toujours néanmoins originales ne serait-ce qu’à cause du récit existentiel sous-jacent. Chaque jugement est entouré d’une perspective inédite puisqu’il est porté par un être ayant un vécu unique au sein non seulement de la communauté, mais aussi de l’ensemble de l’humanité, passée, présente et future[17]. C’est ainsi qu’à travers l’action politique, par l’usage de la parole, par l’expression du bon et du juste, qu’apparaissent la pluralité pour les spectateurs et l’individualité pour les acteurs.

C’est cette modestie et cette dépendance à l’altérité qui ont été confondues par les philosophes pour l’apologie de l’incompétence. La démocratie n’est pas le règne de la majorité soi-disant ignorante puisqu’elle rejette à  priori ce partage. Elle ne prétend même pas régner. Et cette confusion s’est maintenue en bonne partie jusqu’à nos jours parce que la rencontre entre la philosophie et la politique est la cause d’une mésentente. La philosophie politique n’est pas la vraie politique ou une réflexion pour ramener le vrai dans les affaires humaines. La politique, on l’a vu, exclut de son espace les notions de vrai et de faux, présupposés tyranniques[18]. La philosophie politique jusqu’à maintenant n’a été qu’une antipolitique.

 

2.7 La démocratie : une solution aux dangers du populisme

La démocratie n’est donc pas un régime politique en ce sens qu’elle ne s’appuie sur aucune règle, aucun partage à  priori des citoyens. Elle n’est pas le régime de la répartition égale des parts ni de la démonstration rationnelle menant à la conviction des participants. C’est plutôt une manière d’être en commun qui repose sur le refus de la distribution des titres, c’est la communauté de l’égalité de droit et de parole, c’est l’espace d’apparence de la véritable diversité humaine, c’est l’assentiment obtenu ou consenti grâce à la persuasion.

Surtout, certaines fins que poursuivent les politiciens – et par conséquent les impératifs techniques auxquels ils se soumettent pour y arriver – exigent plutôt qu’ils dérogent à l’exigence kantienne de publicité  en recourant notamment à la dissimulation. La tendance actuelle vers l’extension des prérogatives – et corrélativement du pouvoir discrétionnaire – du pouvoir exécutif accroit cet état de fait. Par conséquent, ils mettent en péril l’idéal d’une humanité pacifiée, ne serait-ce qu’en entretenant l’incompréhension mutuelle. Le démocrate, contrairement au politicien, est indifférent aux enjeux strictement stratégiques comme la prise du pouvoir et son maintien. On sait aussi grâce aux écrits de Thucydide à quel point la publicité était au cœur de la vie politique athénienne. En agissant ainsi, les citoyens athéniens acceptaient de se soumettre au jugement – et donc à l’approbation ou à la désapprobation – de l’ensemble du monde grec. Qu’ils l’aient pris en considération ou non ne change rien au fait qu’en agissant de la sorte, ils posaient les bases de la première société des nations.

 

3. Quelques propositions pour un renouveau démocratique

3.1. La lettre

J’ai affirmé déjà que nous ne vivons pas au sein d’un État démocratique, mais aristo-démocratique  ou, comme le dit Rancière dans La haine de la démocratie, un État de droit oligarchique  . J’ai précisé qu’il était impératif d’introduire une composante véritablement démocratique dans nos structures politiques. Cette démocratisation n’est toutefois pas absolue, j’y reviendrai.

Alors, voici trois propositions qui ne se veulent pas des dogmes coulés dans le bronze, mais un point de départ pour amorcer une discussion de fond sur la démocratisation de nos institutions politiques :

  1. Le pouvoir législatif doit être sélectionné au tirage au sort[19];
  2. Tous les membres du pouvoir exécutif doivent être élus au suffrage universel et à un poste précis[20];
  3. Il faut introduire un mécanisme de révocation du mandat des élus sur initiative populaire.

 

3.2. L’esprit

La première suggestion est la plus importante. C’est la seule véritablement démocratique. Comme je l’ai déjà expliqué, le vote n’est pas une procédure nécessairement démocratique. Les Athéniens en étaient parfaitement conscients et c’est pour cette raison qu’ils employaient plutôt le tirage au sort pour sélectionner les membres de leur Conseil – qui, contrairement à l’Assemblée, siégeait de manière permanente – et de certaines magistratures. La réflexion derrière cette manière de faire est sans doute que si les titres n’ont aucune place dans le cadre politique, alors il est parfaitement égal qu’une personne ou une autre occupe le poste.

La seconde suggestion vise à limiter (voire éliminer) l’influence des partis politiques, mais surtout à assurer stabilité et compétence au sein des différents ministères. L’une des absurdités du système politique actuel réside dans les tractations qui ont lieu pour l’attribution des postes les plus prestigieux de notre système politique. Ceux qui attaquent les principes démocratiques sur la base de l’incompétence présumée des particuliers ne peuvent pas ignorer la contradiction flagrante que présente la composition actuelle des cabinets ministériels. Jeux de couloirs, récompenses pour « services rendus », promotions d’un ministère « mineur » à un plus important, calcul électoral : aucune de ces considérations, pourtant partie intégrante du processus, n’assure que les meilleurs candidats occupent les postes adéquats, bien au contraire.

Il n’y a pas de paradoxe à vouloir proposer une réforme de l’exécutif qui n’est pas démocratique. Si le pouvoir législatif a pour fonction de dessiner les orientations générales que doit prendre la nation, le pouvoir exécutif, en théorie, n’a pour fonction que de les appliquer. Dans la mesure où ils sont surveillés et contrôlés par une assemblée législative populaire, il n’y a pas de mal à déléguer le travail « d’exécutant » à ceux qui montrent le plus de talent[21].

La dernière proposition en est une de garantie. Puisque tous les citoyens ne participeront pas directement au pouvoir politique même si ces réformes devaient être mises en place, il est important de se donner les moyens de s’assurer que les individus qui occuperont ces postes servent véritablement le bien public. Actuellement, il n’existe aucun processus citoyen permettant de destituer un député ou un ministre.[22] On doit s’en remettre à l’inefficace commissaire à l’éthique et à la déontologie – nommé par les députés – ou à un vote aux deux tiers des députés[23].

 

4. Conclusion

Bien au-delà des quelques remarques esquissées ici – bien schématiques je dois le reconnaitre –,  ce qu’il faut entreprendre aujourd’hui n’est pas une énième critique de l’action gouvernementale – œuvre certes utile, mais limitée à une portée localement –, mais une critique l’action politique. Je tiens à souligner, car je crains que ce ne soit pas bien clair, que je n’ai pas voulu défendre la démocratie, mais plutôt la dignité de l’action politique. Menacée, d’un côté, par l’irrationalisme des cultes voués à la puissance brute et de l’autre, par la raison aux accents métalliques des gestionnaires du troupeau humain, la démocratie semble être la planche de salut de notre temps. Quoi qu’il en soit, le spectateur informé, bien souvent dominé par un sentiment d’impuissance, doit convenir que nos sociétés empruntent à nouveau de dangereux sentiers dans lesquels nous risquons, compte tenu de l’accroissement démesuré des moyens de contrôle et de destruction, de nous perdre pour de bon.

On dit que Solon aurait fait inscrire une loi obligeant les citoyens à prendre parti en temps de stasis [24], ce à quoi fait écho la remarque célèbre de Dante voulant que les régions les plus chaudes de l’enfer soient réservées à ceux qui ont maintenu leur neutralité dans les temps de crise morale. Mais prendre le risque d’exposer publiquement ses vues, chercher à se frayer une voie à travers le bruit, voilà une façon d’agir à la portée de tous. Et quitte à paraitre immodeste, il me semble que cela résume assez bien  la mission fondamentale de la revue Bios : dessiner des chemins de vie.

 

Notes

[1]     Comme nous le verrons plus loin, l’opposition « démocratie représentative » et « démocratie directe » est un contresens puisque la distinction entre les deux en est une de nature et non de degré.

[2]     Lors de la Convention de Philadelphie, dans le cadre des discussions entourant la rédaction de la Constitution américaine, Robert Yates a bien cerné cette peur de la « tyrannie de la majorité » partagée par les Pères fondateurs  : « We are now forming a Republican form of government. Real liberty is not found in the extremes of democracy, but in the moderate governments. If we incline too much democracy, we shall soon shoot into a monarchy, or some other form of dictatorship. ». John A. Macdonald, le premier Premier ministre du Canada, exprima sans doute plus clairement encore ce que tous les politiciens de l’époque pensaient tout bas : « Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres. ».

[3]     Google Trends nous montre qu’il y a eu une explosion des recherches concernant ce mot depuis novembre 2016, autant en français qu’en anglais. Toutefois, le concept fait partie de l’arsenal politique depuis bien plus longtemps. Le dictionnaire historique Le Robert nous apprend que l’adjectif fait sa première apparition officielle dans la langue française en 1907.

[4]     « Il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens. » comme l’a dit sans ambages Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne (Le Figaro, 28 janvier 2015). Par conséquent, les élites doivent redoubler d’efforts pour maintenir le couvercle sur la marmite, surtout quand on contrarie leurs plans. Par exemple, en 2005, les Néerlandais et les Français ont rejeté le projet de constitution européenne venu d’en haut. Jugé « populiste », ce « non » s’est subitement transformé en « oui » lorsque les gouvernants-alchimistes ont décidé de l’intégrer par la porte arrière grâce au traité de Lisbonne en 2007.

[5]     Néanmoins, je crois qu’il est possible de faire un usage légitime du concept que je définirai comme étant une idéologie qui repose sur deux principes : un pouvoir exécutif dominant — voire omnipotent — incarné par un chef charismatique qui s’appuie sur un mouvement de masse. Celles-ci sont mobilisées à l’aide de slogans qui puisent dans un discours victimaire et antisystème. Bref, le populisme c’est l’idée qu’il nous faut un homme fort, un père, pour protéger la nation présumée en état de siège.

[6]     Si le taux de participation aux élections générales de 1976 était de plus de 85 %, lors des dernières générales au Québec, il était tombé à 71 %. Et c’est sans compter le creux inédit du scrutin de 2008 où à peine 57 % des électeurs inscrits s’étaient prévalus de leur droit de vote. Depuis les années 60, c’est au mieux une baisse de 10 points de pourcentage. Http://www.electionsquebec.qc.ca/documents/pdf/tableau_synthese_1867_2014.pdf.

La situation est encore pire aux élections fédérales (de 79,2 % en 1963, sommet historique, à 61 % en 2011 avec une légère embellie en 2015 à 68 %). Http://www.elections.ca/content.aspx?section=ele&dir=turn&document=index&lang=f.

[7]     Pour ce qui est de l’effondrement, le scénario se présente surtout pour la gauche où les partis sont remplacés par d’autres, jugés plus radicaux. C’est notamment le cas du Pasok en Grèce (Syriza), le PSOE en Espagne (Podemos), le PS français (Front de gauche) et, dans une certaine mesure, le Parti québécois (Québec solidaire). La droite semble plutôt tentée de mettre à sa tête des candidats anti-establishment comme Donald Trump au Parti républicain, Boris Johnson chez les torys britanniques. Dans un contexte multipartiste, le PC canadien a failli avoir à sa tête Kevin O’Leary. Le néolibéral Emmanuel Macron pourrait aussi être associé à cette tendance. La gauche, dans les pays de tradition bipartite, fait de même, que ce soit avec Jeremy Corbin au Labour britannique ou Bernie Sanders chez les démocrates américains.

[8]     ARISTOTE, Les Politiques, 1275 a20. Par « magistrat », Aristote désigne ceux qui exercent les fonctions aujourd’hui occupées par les ministres et les députés, c’est-à-dire les pouvoirs législatifs et exécutifs. Lorsque j’emploierai moi-même le terme « citoyen », c’est toujours à l’acception aristotélicienne du terme que je ferai référence.

[9]     Évidemment, les exclusions sont nombreuses et connues. Pour ma part, j’estime qu’elles relèvent davantage de la contingence culturelle que de la nature même de la démocratie, comme nous le verrons plus loin. Les travaux récents de Josiah Ober (L’énigme grecque, Éditions La Découverte, Paris, 2017) montrent, notamment, que la possession d’esclaves était réservée à une fraction de la population et qu’elle n’était pas nécessaire à la survie de l’État athénien.

[10]   Sinon, on devrait aussi qualifier de « démocratique » un gouvernement à qui on aurait cédé à perpétuité les pleins pouvoirs dans le cadre d’un référendum, ce qui est bien entendu absurde.

[11]   Dans la troisième partie, je viendrai nuancer en partie cette expression, pour des raisons toutefois strictement pratiques. D’un point de vue théorique, la démocratie ne peut être que l’exercice du pouvoir sans aucun égard pour les titres.

[12]   Cette position est superbement résumée par la célèbre formule de Winston Churchill : « la démocratie est le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ». Pour Churchill comme bien d’autres, le « gouvernement modéré » sert en quelque sorte de frein aux excès des idéologies autoritaires et à leurs prétentions à l’omniscience.

[13]   La notion vient de Michel Foucault, plus particulièrement de ses cours au Collège de France (Sécurité, territoire, population, Naissance de la biopolitique). La police désigne l’institution (avec ses discours et ses techniques) mise en place à partir du XVIIe siècle qui a pour but d’exercer un contrôle toujours plus serré et efficace des populations gouvernées. Ce qu’on appelle aujourd’hui « police » n’est qu’une infime partie de l’appareil policier. Pour Rancière – et c’est plutôt cette acception que nous retenons ici – il s’agit d’un modèle d’organisation de la société qui repose sur l’idée que la place de chacun dans la cité doit correspondre exactement à la part qui lui revient.

[14]   Voir, par exemple, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Art. 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Comble du hasard, la définition de « l’utilité commune » a une étrange tendance à coïncider avec les intérêts de la classe dominante.

[15]   Les jugements normatifs ou jugements moraux appartiennent à une classe à part. Pour Kant, ils relèvent de la raison pure pratique. Bref, l’agir individuel relève de lois comparables aux lois de la nature. Le contenu de l’impératif catégorique ne peut donc être objet de discussions d’autant plus qu’il s’adresse en principe à tout être rationnel.

[16]   L’une des erreurs les plus tragiques du dernier siècle a été de considérer qu’on devait distinguer les fins et les moyens. Or, comme Camus le précise, si la fin justifie les moyens, ce sont les moyens qui, en dernière analyse, justifient les fins. L’impératif catégorique (« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir qu’elle devienne une loi universelle. ») nous est assez peu utile dans la sphère publique dans la mesure où il est tout à fait possible que nous nous retrouvions face à des propositions seulement conformes extérieurement (on ne peut pas avoir accès à l’état de la volonté d’une autre personne) à l’impératif catégorique.

[17]   Quand bien même l’expérience serait la même – si pareille chose est possible – pour deux individus, la mise en récit de cette expérience permettra de les différencier.

[18]   Cela ne revient pas à dire, comme je l’ai déjà précisé, que le vrai et le faux n’ont aucun rôle à jouer en politique, bien au contraire. Simplement, et là-dessus je m’accorde avec Platon, ce n’est pas à une assemblée démocratique ou encore moins au tirage au sort de déterminer si tel traitement médical est le meilleur ou, de manière plus triviale, si pareille chose est possible, de décider s’il est vrai qu’il pleut ou qu’il ne pleut pas. Le problème des « fausses nouvelles », si pareil concept est opérationnel, n’est pas le produit d’un excès démocratique, mais au contraire le signe le plus criant de son érosion graduelle. Arendt, dans Les origines du totalitarisme, explique magistralement comment l’idéologie – littéralement la logique d’une idée – peut se substituer à la réalité. Plus les idéologies progressent, moins il est possible d’échanger sur la vraie nature du monde. L’espace public permet même en réalité d’assurer l’usage non idéologique de la raison.

[19]   Le pouvoir législatif, au Québec, est formé par l’Assemblée nationale. L’État fédéral possède pour sa part deux chambres législatives, la Chambre des communes et le Sénat.

[20]   Le pouvoir exécutif est plus communément appelé « gouvernement ». Autrement dit, les ministres devraient être élus à la tête d’un ministère donné plutôt que nommés et mutables comme c’est actuellement le cas.

[21]   Dans tous les cas, il faut à tout prix éviter la division du travail politique (c’est-à-dire réserver les fins au législatif et les moyens à l’exécutif). C’est le législatif qui doit seul rester maitre de la détermination des fins et des moyens généraux.

[22]   Le Projet de loi 493 : Loi sur la révocation d’un député, déposé par le député Éric Caire (CAQ) en 2011 et depuis « mort au feuilleton », proposait de tels mécanismes.

[23]   Ainsi, même l’ancien ministre Tony Tomassi, en dépit des accusations criminelles qui pesaient contre lui – et pour lesquelles il sera éventuellement déclaré coupable – siègera à l’Assemblée nationale pendant encore six mois… avant de donner sa démission. Les procédures actuelles sont décrites dans le Code d’éthique et de déontologie des membres de l’Assemblée nationale.

[24]   J’emploie ici le mot grec, qu’on traduit habituellement par « crise », parce qu’il exprime mieux l’état actuel de nos sociétés. En effet, la stasis survient lorsque les conflits entre les différentes parties paralysent le fonctionnement de la cité. Cet immobilisme, dans un monde grec où l’opportunisme est la règle, constituait une menace existentielle pour la cité-État. Or, le terme « crise » implique plutôt un changement radical. On pourrait même aller jusqu’à dire que la stasis, si elle ne se dénoue pas, débouche sur une crise.

 

De l’humanisme à l’humanité, Sylvie Rheault

Sylvie Rheault

Professeure de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

damerousse

Photo: « La sérénité trouvée au bord de l’eau », Shahrin Sultana Samia, Collège de Bois-de-Boulogne

 

Résumé : Je souhaite bien humblement dans cet article partager une facette de mon enseignement de la littérature qui cherche de plus en plus, avant tout, à éveiller chez les lecteurs la sensibilité à l’autre, à l’être humain. « Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif, une tristesse ou une extase absolues ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement, un regard neuf porté sur le monde. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances ; avec tout ce qui l’émeut, l’intéresse, l’excite ou lui répugne. », écrit Michel Houellebecq, dans Soumission[1]. Lire des livres, c’est lire l’humain dans toutes ses facettes. C’est cette approche littéraire que je cherche à explorer dans mes cours.

 

L’humanisme de la Renaissance proposait de mettre la quête de savoirs au centre des préoccupations afin de développer le plein potentiel de l’être humain. Les présupposés de la liberté et de la responsabilité découlent évidemment d’une telle vision. Dans le cadre de la Formation générale au collégial, le même souci de faire des étudiants et des étudiantes des citoyens pleinement développés, tant physiquement qu’intellectuellement, se trouve à la base de la formation. Alors que la menace plane constamment sur la Formation générale au cégep, que l’on interroge sans cesse son utilité, sa pertinence ; il m’apparaît essentiel d’apporter un éclairage qui met en évidence le cœur de ma transmission, de montrer l’essence, là où se joue la pertinence de mon enseignement, soit la place de l’humain, l’humain dans sa complexité, dans ses contradictions, dans ses splendeurs tout autant que ses horreurs.

 

Une approche personnelle

La question se pose souvent ; comment se manifeste, dans le cadre spécifique des cours de littérature de la Formation générale collégiale, ce rapport humain que l’on doit faire évoluer chez les étudiants ? Comment, par la littérature, stimuler leur potentiel, comment rejoindre en eux cette part d’eux-mêmes qu’ils voudront connaître et faire grandir, comment les pousser à élever cet idéal de l’humain ? Enseigner des œuvres qu’ils vont aimer, les rassurer, les conforter ou enseigner des œuvres qui vont les déranger, les bousculer, les sortir de leur zone de confort ? Un mélange des deux, je dirais. Enseigner la littérature, pour ma part, c’est enseigner ce qui m’élève moi, ce qui m’anime d’abord ; c’est prendre la voie de l’autre pour rejoindre l’étudiant et l’étudiante, c’est entreprendre une quête humaine, c’est aller à la rencontre d’œuvres, de personnages, de situations qui, par l’étude de leur part d’humanité, seront le point de rencontre de la leur. Au fil de mes années d’enseignement, j’en suis venue à instaurer une approche des œuvres qui me ressemble et qui me permet, je l’espère, de faire entrer les étudiants dans tous ces horizons possibles que permet ce contact avec les livres ; loin de moi l’idée d’en faire une recette, il s’agit d’un cheminement très personnel, mais qui peut susciter la réflexion, l’échange, et, surtout, qui justifie l’importance des grandes œuvres dans un parcours scolaire[2]. C’est donc à travers trois œuvres précises que j’ai pu former cette approche personnelle, Incendies de Wajdi Mouawad, L’empreinte de l’ange de Nancy Huston et Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier. Je m’attarderai dans cet article au roman de Nancy Huston.

 

Sortir des appréciations personnelles

La lecture de L’empreinte de l’ange de Nancy Huston dans un contexte scolaire permet de placer justement l’humanité au cœur de l’apprentissage. Dans un entretien donné à la revue Lire, l’auteure d’origine canadienne explique ainsi son intention d’écriture avec ce roman :

Dans Pseudo, Romain Gary raconte qu’il s’est découvert planétaire, d’une responsabilité illimitée. Il s’identifiait à la douleur de tout le monde. C’est le thème que j’ai essayé d’explorer dans L’empreinte de l’ange. Dans ce livre qui se déroule à Paris pendant la guerre d’Algérie, je sollicite les lecteurs pour qu’ils s’identifient à la douleur des personnages de plusieurs pays différents.[3]

J’entreprends la présentation de l’œuvre à partir de cette citation. Trop souvent les commentaires des étudiants sur leurs lectures se résument à j’ai aimé ça, je n’ai pas aimé ça, c’est court, c’est bon, ou c’est trop long, etc. Évidemment, avec une telle conception de la lecture, on s’éloigne de l’essentiel. Je cherche à déjouer ces raccourcis en leur demandant donc à mon tour, en partant de l’intention de l’auteure, de s’attarder à ce projet, de voir si elle réussit à atteindre son but. Ainsi, dès le départ, le projet de lecture trace une voie, une observation qui les sort de leur lecture habituelle, qui est pour plusieurs davantage tournée vers le divertissement.

Je leur présente également une entrevue télévisée réalisée par Danielle Laurin[4] qui, bien qu’elle remonte à près de 17 ans, demeure toujours intéressante. L’écrivaine y parle de sa relation à l’écriture, de sa double identité (canadienne et française), de son rapport au Québec et à la vie. Bien sûr, une œuvre doit pouvoir se lire et s’analyser en dehors des aspects biographiques ou des réflexions des auteurs, mais dans le contexte de formation et dans cette démarche humaine et personnelle des œuvres que je cultive, je trouve pertinent pour ma part, quand cela est possible[5], de faire voir aux étudiants justement l’humain derrière le livre, et tout le travail que l’acte d’écrire implique. Ainsi, les lecteurs peuvent aborder le roman avec ouverture, en saisissant la vision que l’auteure présente, en s’ouvrant à elle plutôt qu’à partir de leur point de vue personnel, de leurs opinions déjà suffisamment sollicitées dans le monde d’aujourd’hui.

 

L’Histoire de l’humanité

Le récit de Nancy Huston se passe principalement en France, à Paris ; il débute en mai 1957 et se termine en septembre 1963, avec un court épilogue se déroulant en 1998. Mais à travers l’histoire personnelle des protagonistes, l’auteure nous plonge surtout dans l’Histoire des peuples au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale puisque chacun d’eux est touché, voire déterminé, à sa manière, par ce passé horrible et traumatisant. La nationalité des trois personnages principaux témoigne bien de cette époque, de ces identités blessées qui finiront par s’amalgamer autour de cette idée que la souffrance réunit ; l’analyse de l’épilogue va en ce sens, j’y reviendrai. Saffie est d’origine allemande, András est juif/hongrois et Raphaël est français, et tous les trois sont différemment atteints par les événements vécus en contexte de guerre dans leur enfance, et cela explique les écarts entre eux par rapport à leur présence au monde. Parallèlement à ces destins troublés, se joue également un épisode difficile entre la France et l’Algérie qui semble répéter à quelques années d’intervalle les horreurs de la Seconde Guerre. Évidemment, on ne peut enseigner ce roman sans faire minimalement une contextualisation de la guerre d’Algérie, terme employé depuis 1999 seulement, c’est dire l’importance de la douleur et des traumatismes liés à l’euphémisation qui prévalait à la fin du siècle dernier. Cela s’avère d’autant plus intéressant qu’au Collège Bois-de-Boulogne, une forte proportion de la population a des origines arabes. Cette partie historique du roman et de l’enseignement éveille très souvent de nombreux échos dans mes classes ; il en va de même pour la pièce Incendies, qui fait souvent émerger des histoires touchantes et personnelles issues des familles de ces étudiants. Le contexte historique très riche dans ces textes leur permet de concevoir le monde en dehors d’eux, mais aussi à partir d’eux et cette perspective devient un atout majeur dans la formation générale des cégépiens. « La connaissance de la littérature n’est pas une fin en soi, mais une des voies royales conduisant à l’accomplissement de chacun [6]», écrit Tzvetan Todorov, dans La littérature en péril. Évidemment, ce n’est pas quantifiable, mesurable, visible, mais le développement de la personne est clairement influencé et modulé par tout cela, n’en déplaise à tous les tenants de la vision comptable de l’éducation qui cherchent constamment à minimiser, voire dévaloriser, ces aspects.

 

Préparation d’une table ronde

Plutôt que de faire seule l’analyse de l’œuvre en classe devant eux et de leur donner un test de lecture, je privilégie l’analyse en table ronde où les élèves ont travaillé des questions précises dont on discute ensemble, je limite le nombre des participants à 15-16, je divise donc un groupe de trente élèves en deux. Après plusieurs essais-erreurs, j’essaie maintenant de distribuer une ou deux questions différentes par élève, que chacun doit développer et présenter aux autres participants lors de la rencontre. Les questions portent autant sur la forme que sur le contenu, mais la table ronde se concentre sur le contenu, sur les principaux thèmes du récit (l’importance du passé sur l’identité des personnages, la question de la souffrance, les rapports entre les éléments historiques et personnels, la transformation des personnages, l’altérité, etc.), c’est aussi une façon de préparer la dissertation finale, objectif du devis ministériel, qui portera sur l’ensemble du roman. La partie « forme » est vue au cours suivant de manière plus magistrale. Les étudiants attentifs, qui prennent des notes sur ce que les autres participants présentent et qui soulignent des passages importants du roman, se trouvent très bien préparés pour répondre à n’importe quel sujet de dissertation puisé dans ces discussions.

 

La perte des repères dans le récit postmoderne

Sur le plan de la forme, l’étude des personnages, de la structure narrative, de la narration, de la focalisation et de l’importance de l’analepse dans L’empreinte de l’ange sont des éléments fondamentaux à observer avec eux, car ils sont la clé de compréhension de l’œuvre, mais aussi du monde actuel. L’étudiant habitué de travailler avec ces outils d’analyse appliqués à des récits traditionnels, comme le schéma narratif ou le schéma actanciel, se verra confronté à une perte de repères, mais qui est la base même de la compréhension de la société dans laquelle il évolue. L’empreinte de l’ange présente une écriture limpide, bien que complexe et éclatée (tous les liens à la littérature postmoderne sont ici à exploiter évidemment), et offre une porte d’entrée solide pour observer la complexité de l’être humain. La fragmentation du récit par les multiples couches de sens que l’analyse dévoile leur permet d’entrevoir la cohérence de l’œuvre. Les commentaires personnels demeurent présents, la plupart des étudiants me disent qu’ils n’aiment pas la fin. Je leur répète que l’idée n’est pas de l’aimer ou non, mais de la comprendre, de voir si elle a du sens dans le contexte du récit. Comme avec plusieurs récits actuels, nous sommes dans ce roman en présence d’une fin ouverte. Pour plusieurs, cette pratique de fin ouverte dérange beaucoup, ils demeurent attachés aux récits traditionnels qui bouclent tout, donnent des réponses, referment l’horizon. Il faut les sensibiliser à cette pratique répandue maintenant puisque les auteurs cherchent davantage à se rapprocher de la vie sensible, et la vie justement possède un horizon infini peuplé d’inconnu. Nancy Huston joue sur cette absence de certitudes dans la double fin de son roman et sur les zones floues entre la fiction et la réalité, elle inscrit sa narration dans cette posture : « Quant à Saffie, elle a disparu […] Même moi, je ne sais pas ce qu’est devenue mon héroïne. […] La vérité de l’histoire, c’est qu’elle a disparu. […] Comme tous, nous allons disparaître à la fin[7]. » On comprend que les lecteurs peuvent être déstabilisés par une telle finale, d’où l’importance de faire ressortir la cohérence en fonction du reste du roman.

Le roman se termine au chapitre XVI avec le dénouement concernant les personnages, fin que je ne trahirai pas ici, mais qui, on s’en doute, n’est pas une fin heureuse. Ce chapitre final, j’invite toujours les étudiants à le relire : il est magnifiquement écrit. On alterne entre deux lieux pratiquement à chaque paragraphe, entre deux situations totalement opposées, Éros et Thanatos se déploient dans ce chapitre, le rythme est soutenu, la montée dramatique aussi, comme un condensé de la nature humaine, c’est la pulsion de vie et la pulsion de mort qui cohabitent, c’est la vie qui exulte. Il faut faire voir cela aux étudiants, ils ne le décèlent pas tous, ils n’ont pas toujours la sensibilité, les expériences et les termes pour saisir la richesse de la narration, il faut les aider, mais quand ils voient ce que j’avance, ils s’illuminent et sentent qu’ils ont touché quelque chose. Après un certain temps, ils finissent par intégrer le processus et pouvoir eux aussi lire finement le non-dit. La lecture analytique est un apprentissage, il faut développer la capacité de lire entre les lignes, pour le littéraire, mais aussi pour la vie de citoyen. En développant un regard critique et analytique, tout texte peut être abordé avec plus d’acuité.

La deuxième fin du livre les déroute également, elle arrive avec l’épilogue où l’on retrouve, plus de 30 ans après les derniers événements, les deux personnages masculins, qui sont présentés tout le long du roman comme des êtres antagoniques, qui se retrouvent par hasard. La scène est remarquable, les hommes s’aperçoivent dans le reflet du miroir d’un café, ils se reconnaitront, mais ne se parleront pas et ne se regarderont jamais face à face, ils n’affronteront que leur reflet, à travers le miroir, d’hommes vieillissants qui maintenant se ressemblent. Ils sont à la fin de leur vie, unis dans l’absence de la femme qu’ils ont aimée, qui est disparue. Ils peuvent maintenant se comprendre, ils partagent une même souffrance.

C’est avec cet aspect que je clos l’analyse de l’œuvre, car si un constat humain peut être fait dans ce roman, c’est justement la compréhension de la souffrance de l’autre. Comme si l’auteure nous donnait la clé par cette ellipse de temps, alors que le lecteur intègre à l’instant ces 30 ans, projette et esquisse ce « devenir » par l’identification et par la compréhension des personnages du roman. Il devient celui qui se met dans l’esprit et la peau de l’autre, qui comprend l’autre et se comprend un peu mieux, peut se projeter. La fin ouverte c’est l’endroit où le lecteur doit avoir intégré ce qu’il vient de lire pour continuer, pour construire, pour inventer la suite, sa suite. Ce qu’il y a de transformé en chaque lecteur n’est pas nécessairement visible, conscient, mais se trouve au centre même de ce qui nous rapproche les uns des autres, la part d’humanité.

 

[1] Houellebecq, Michel, Soumission, Flammarion, 2015, p. 13.

[2] À ce sujet, consulter l’article « La littérature et l’imagination empathique » de Marie-Violaine Boucher dans le précédent numéro.

[3] Magazine Lire, mars 2001, p.34.

[4]Cent titres : Les grandes entrevues, Nancy Huston – Identité multiple, Québec – Pixcom en collaboration avec Télé-Québec – 2000

[5] Je procède de la même manière avec Wajdi Mouawad, par contre, avec certains écrivains plus discrets, comme c’est le cas pour Jocelyne Saucier, il faut faire autrement.

[6] Todorov, Tzvetan, La littérature en péril, Flammarion, 2014, p. 25

[7] Huston, Nancy, L’empreinte de l’ange, Actes sud/Leméac, 1998, p. 321.

 

 

L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera ou le vertige de la liberté, Stéphanie Grandmont

Stéphanie Grandmont

Professeure de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

homme_et_la_ville

Photo:« L’homme et la ville », Thomas Johnson-Constantin, Collège de Bois-de-Boulogne

 

Les lectures sont comme les amitiés. Certaines sont transitoires, d’autres nous accompagnent tout au long de la vie. L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera appartient clairement pour moi à cette dernière catégorie.

Entré dans ma vie à une période de remise en question, ce roman règne depuis lors sur ma table de chevet. Nourrit mes questionnements. Force mes réflexions. Mais ne livre aucune vérité. Plutôt que de me gaver de réponses nettes, ce roman m’a rassurée en légitimant mes incertitudes. Car ignorer où l’on va, douter de ses choix, c’est l’essence même de la vie, nous rappelle Kundera :

Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. […] Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même[1] ?

C’est d’abord cette ouverture, voire cette liberté, qui m’a séduite dans ce roman. Kundera ne nous prend jamais par la main; il s’adresse à notre intelligence et ne prétend aucunement nous guider. Il se plaît au contraire à nous dérouter. Ses personnages incarnent tous des idées, des possibilités dans la vastitude de l’expérience humaine, et celles-ci s’entrechoquent, semant ainsi des interrogations sans réponse. Jamais moralisateur, il donne au lecteur toute la latitude pour penser par lui-même. À l’instar du scepticisme philosophique, il bannit l’axiome réducteur et cultive l’ambiguïté.

Par le prisme de la pesanteur et de la légèreté, dont il dépeint toute l’ambivalence – ambivalence révélée par ce titre oxymorique, magnifique ! -, il interroge la vie : l’amour, la liberté, l’amitié, le désir, la trahison, la compassion, la mort, la vérité, le mensonge, l’identité. Par conformisme, par facilité, nous pourrions être tentés de classer les uns du côté de l’insouciance et les autres, de la gravité. Puis, à l’instar de Parménide, de les affecter au pôle positif, d’une part, et négatif, d’autre part. Or, il appert, en fait, que ces frontières ne sont pas si étanches, comme nous l’annonce d’emblée l’auteur au début du roman : « La contradiction lourd-léger est la plus mystérieuse et la plus ambiguë de toutes les contradictions[2]. »  En effet, l’excès de désinvolture ne finit-il pas par peser sur l’individu ? Ne peut-on être prisonnier de la liberté, de « l’insoutenable légèreté de l’être » ? Et qu’est-ce qui est le plus lourd : la vérité ou le mensonge ? Et encore, toujours, l’auteur nous talonne : qu’est-ce que l’amour ? Aimer par compassion, est-ce vraiment aimer ? L’amour est-il contingence ou espace de liberté ? Et comment appréhender l’identité ? L’unicité de l’être est inimaginable[3], nous dit-il. Il faut la conquérir.

Au fil du roman, les questions ainsi se multiplient, se chevauchent, dans un flux continu, invitant de la sorte le lecteur, tel Sisyphe poussant son rocher, à chercher inlassablement et légitimement du sens, des réponses, une finalité, mais ne découvrant toujours que l’infinité du questionnement. Non pas que l’œuvre ne recèle aucune affirmation, n’énonce aucun aphorisme, mais chaque vérité formulée se voit ensuite nuancée, contredite par une autre, apparemment tout aussi intéressante, tout aussi valide. Par exemple, si le personnage de Franz croit que « la fidélité est la première de toutes les vertus, [qu’]elle donne son unité à notre vie qui, sans elle, s’éparpillerait en mille impressions fugitives[4] », Sabina, sa maîtresse, ne peut résister pour sa part à la trahison, présentée comme une invitation à l’aventure, comme un geste libre: « Trahir, c’est sortir du rang et partir dans l’inconnu[5]. » C’est donc à travers ce dédale de propositions, mais aussi en son for intérieur, que le lecteur doit chercher ses propres réponses, définir sa propre « partition musicale », comme l’écrit l’auteur.

Lire Kundera, ce n’est pas de tout repos, pas plus que la vie n’est un long fleuve tranquille. Lors de ma première lecture, il ne m’a pas aidée à prendre des décisions ni à traverser mes errances, mais m’a rappelé, en contrepartie, l’importance de douter. Car L’insoutenable légèreté de l’être ne nous aide pas à vivre en répondant aux grandes questions existentielles, mais en posant celles-ci. Ce fut pour moi révélateur. L’important n’est donc pas tant de trouver les réponses – ce serait vain d’ailleurs : toute vérité n’est-elle pas éphémère, vouée à se transformer, comme tout être, comme le monde ? N’est-il pas plus avisé de s’évertuer à chercher les réponses ? De les approcher, patiemment, en explorant, en risquant, en cultivant l’ouverture, mais surtout en acceptant de douter, voire de trahir ses propres convictions pour en acquérir avec le temps de nouvelles ?

C’est en tout cas ce que croyait Montaigne qui, dans ses Essais, admet que la vérité, dans l’absolu, est inaccessible à l’homme en raison de l’évanescence des choses et des êtres : « La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet, il va trouble et chancelant […]. Je ne peins pas l’être, poursuit-il, je peins le passage […]. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention […][6]. » Comme le note Antoine Compagnon, Montaigne « est un relativiste. On peut même parler de perspectivisme […][7] », car, pour celui-ci, le point de vue de l’individu sur le monde et son identité fluctuent constamment, sensibles aux soubresauts de l’existence, au passage du temps. « Montaigne n’a pas trouvé de ‘point fixe’, mais il n’a jamais cessé de chercher[8] », écrit Compagnon.

Ainsi en va-t-il de Milan Kundera qui esquive le piège de la vérité absolue et affirme ainsi que « la bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout[9] ». À l’inverse, il croit que « la sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout[10] ». La question élargit l’horizon, assure la mobilité de la pensée, libère l’esprit. En cela, Kundera rejoint les humanistes qui plaidaient en faveur du libre-arbitre. Dénonçant comme eux toute forme de fanatisme, d’aveuglement, de manipulation des masses, il condamne dans son roman le kitsch totalitaire, qui annihile le questionnement et tue la pensée. « […] le véritable adversaire du kitsch totalitaire, c’est l’homme qui interroge[11] », écrit-il. Le kitsch, qu’il présente comme une forme de totalitarisme esthétique et sentimental, est un leurre pour l’humanité, un idéal naïf et réducteur. Il demeure cependant lucide quant à la vulnérabilité et au sentimentalisme humains, rappelant qu’aucun individu n’est un surhomme et qu’il ne peut donc totalement échapper au kitsch, bien qu’il le méprise.

Néanmoins, reconnaître à l’individu le droit d’errer, de douter, de penser, d’adhérer à des idées puis de les abandonner, de chercher du sens, de critiquer, n’est-ce pas réitérer de manière ostensible sa confiance en l’humain ? N’est-ce pas redonner à l’homme sa dignité et contribuer à son émancipation ? C’est au contraire le fanatisme, le totalitarisme, le règne de la réponse sans ambages, de la certitude dangereuse, de la censure, qui lui retirent sa beauté, sa lucidité, sa grandeur. En cela, encore, il rejoint Montaigne qui déplorait la peur du dialogue et de la confrontation des idées qui animaient ses contemporains, vulnérables à la critique. « Comme ils n’aiment pas être contrariés, que cela les humilie, ils ne contrarient pas, et chacun s’enferme dans ses certitudes », résume Compagnon.

S’affranchir du conformisme par le questionnement, écrit Kundera dans La Plaisanterie, permet d’échapper à la vacuité existentielle : « Les hommes sont esclaves des normes. Quelqu’un leur a dit qu’il fallait être comme ceci ou comme cela, alors ils s’y efforcent et n’apprendront jamais quels ils furent ni qui ils sont. Du coup, ils ne sont personne.[12] » Sentence douloureuse : s’enfermer dans le conservatisme atrophie les possibilités existentielles. Ne serait-ce pas, même, se tenir hors du monde, en marge de la mouvance humaine, confiné à un rôle de figurant passif ? Voilà pourquoi Kundera et L’insoutenable légèreté de l’être m’accompagneront encore longtemps sur cette route sinueuse qu’est l’existence et la quête de soi. Cette œuvre, c’est l’ami qui stimule la pensée, percute les certitudes, éveille la singularité et permet d’éprouver le vertige de la liberté.

 

[1] Milan KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, Folio, 1989, p. 20.

[2] Ibid., p. 16.

[3] Ibid., p. 286.

[4] Ibid., p. 135.

[5] Ibid., p. 136.

[6] Michel de MONTAIGNE, cité par Antoine COMPAGNON, dans Un été avec Montaigne, Éditions des Équateurs, 2013, pp. 18-19.

[7] Antoine COMPAGNON, op. cit., p. 19.

[8] Ibid., p. 20.

[9] Milan KUNDERA, cité par Bruno RIGOLT, dans ESPACE PÉDAGOGIQUE CONTRIBUTIF, « Corrigé de dissertation : Milan Kundera « L’esprit du roman est l’esprit de complexité » », [http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/08/23/contributions-deleves-alicia-c-et-samira-a-seconde-6-kundera-lesprit-du-roman-est-lesprit-de-complexite/], (page consultée le 18 août 2016)

[10] Loc. Cit.

[11] Milan KUNDERA, op. cit., p. 368.

[12] Id., La Plaisanterie, Gallimard, Folio, 1968, p. 272.

Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle?, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’idée de la transmission d’une culture citoyenne par les classiques de la philosophie occidentale est au fondement des cégeps. Cette idée est remise en question par le rapport Demers, qui propose d’ouvrir la Formation générale à un libre choix de  cours par les étudiants. Je soutiens que cette proposition repose sur un relativisme culturel intenable. Les classiques de la philosophie sont porteurs d’universaux culturels fondés sur la condition humaine. Leur étude est la meilleure façon de permettre à de jeunes esprits d’accéder aux grands courants d’idées du XXIe siècle. L’idée du libre choix est basée sur un concept de liberté négative (absence de contrainte), tandis que les cégeps ont été fondés sur un concept de liberté axé sur les devoirs politiques  du citoyen. L’enseignement des classiques vise cette finalité.  Enfin, je soutiens que le libre choix en matière de savoir est mieux assuré par le monde numérique que par les institutions d’enseignement.

 

Le Québec s’est engagé avec le réseau des cégeps dans un projet de transmission d’une culture dont les idées directrices sont la citoyenneté et l’égalité. Les étudiants y sont conçus avant tout comme les futurs acteurs de notre société, et le réseau collégial est destiné à rendre l’éducation supérieure accessible à tous les Québécois, quelle que  soit leur origine socio-économique ou leur situation géographique. Ce projet prend son sens avec une Formation générale qui constitue au moins la moitié du cursus, formation par laquelle les savoirs spécialisés sont inscrits dans des finalités communes. Plusieurs critiques de cette conception de la formation  générale ont été faites  dans le passé. La plus récente est la proposition de réforme de la Formation générale par le rapport Demers. Ce rapport défend la thèse suivante: la formation  générale doit être assouplie, c’est-à-dire comprendre plus de disciplines, plus de cours, avec pour seules restrictions la langue d’enseignement et la complémentarité avec la formation  spécifique. L’un des principaux avantages de cette formule serait d’offrir un libre choix de cours aux étudiants[i]. Cette thèse revient à changer la vocation des cégeps: d’institution nationale suivant un plan global pensé pour l’ensemble du Québec, on passe à des institutions régionales s’adressant à des marchés spécifiques. Il s’agit d’un changement fondamental pour une institution qui, dans la foulée de la révolution tranquille, a été une force importante dans l’évolution du Québec contemporain. Ce changement est-il souhaitable? J’aimerais, dans les lignes qui suivent,  réfléchir au concept de culture au fondement de la formation  générale, sur l’idéal de liberté qui est en son cœur, et sur le rôle d’une institution d’éducation supérieure dont les étudiants sont des natifs du numérique.

Critique du relativisme

La suggestion d’ouvrir la Formation générale au libre choix de l’étudiant revient à considérer que la plupart des connaissances se valent d’un point de vue culturel, qu’il n’y a pas vraiment de sujet, d’œuvre ou de méthode qui doive nécessairement appartenir à un bagage commun. Les limites énoncées par le rapport Demers ne sont pas contraignantes : les seules limites sont la langue d’enseignement et la complémentarité avec la formation spécifique, complémentarité qui n’est pas définie et laisse la porte ouverte à peu près à n’importe quoi. La notion même de culture commune, de formation générale,  se dissout dans le particulier.  « L’assouplissement » proposé par le rapport Demers relève donc implicitement du relativisme culturel, relativisme très en vogue dans notre société, et qui a deux sources principales: premièrement, le scientisme, deuxièmement, le constructivisme. Pour le premier, la seule rationalité valable est celle des sciences de la nature et de la technologie. Aucune pratique, valeur ou représentation culturelle n’est préférable à une autre, puisqu’aucune ne peut faire l’objet d’une démonstration expérimentale. Pour le second, la vérité et la réalité elles-mêmes sont des constructions mentales qui sont variables selon les individus, incluant le savoir technoscientifique et le monde objectif.

On peut penser que le scientisme en éducation est véhiculé d’une part par la technocratie du Ministère de l’éducation qui voit dans les sciences naturelles le modèle d’une technique de l’éducation. Dans la population en général, un mode de vie imprégné de technologies véhicule la conviction que l’approche des sciences naturelles est seule garante d’efficacité et de fiabilité. Or,  le scientisme ignore que l’idée même de faire de la science n’a de sens que par rapport à nos convictions sur le monde, nos valeurs, notre sens du bien et de la justice. Cela présuppose une vision du monde, de l’humain et du bien qui ne sont pas eux-mêmes réductibles à des procédés technoscientifiques. Il y a toujours une philosophie à la base de la science, comme de toute entreprise humaine. La science, la technologie, dans leur exercice concret, sont indissociables du droit, de la politique, de l’économie, bref, de la vie sociale, qui relève de décisions communes, de représentations et de finalités culturelles. Pour qu’une culture soit un terrain fertile pour le développement scientifique, elle doit d’une manière ou d’une autre valoriser le savoir, la rigueur intellectuelle, et avoir une métaphysique selon laquelle le monde dans lequel nous vivons a une certaine consistance, une certaine réalité.

Deuxième source de relativisme culturel, le constructivisme est une philosophie très influente en éducation au Québec, par exemple celui d’Ernst von Glasersfeld. Selon ce courant, le savoir ne reflète pas le monde, mais l’expérience que les individus en ont: la réalité objective se dissout dans les points de vue personnels multiples[ii]. On peut penser que plusieurs milieux pédagogiques québécois sont séduits par le constructivisme parce qu’il tente de tout définir à partir de l’individualité de l’étudiant, qui devient la mesure de toutes choses. Mais le relativisme auquel aboutit le constructivisme soustrait les valeurs et les représentations humaines au débat critique, voire même à toute tentative d’explicitation sérieuse. En voulant valoriser toute opinion, le  constructivisme réduit la pensée à la subjectivité individuelle de chacun. La communication s’en trouve vidée de son sens, puisque chacun est cantonné à sa sphère privée. Les individus ne peuvent communiquer, même pour être en désaccord, que s’ils partagent un langage, certains points de repères sur le monde et un minimum de principes éthiques communs. Dans le cas du scientisme comme dans celui du constructivisme, le relativisme culturel bute sur le fait que la science et la communication dépendent eux-mêmes de représentations culturelles substantielles et universelles.

Les universaux culturels

L’humain ne se réduit ni à ses activités technoscientifiques , ni à la communication. Si le scientisme et le constructivisme nient leurs propres conditions de possibilités, c’est qu’ils oublient l’humain, ou s’en font une idée réductrice. Une culture est un mode commun d’être au monde. L’existence de variations culturelles immenses dans l’espace et le temps ne devrait pas voiler la condition humaine, le temps et l’espace, l’individu et les autres, le travail et le divertissement, la natalité et la mort. La diversité culturelle, en un sens infinie, n’empêche pas chaque œuvre de l’esprit humain de chercher des réponses aux problèmes posés par la condition humaine, condition qui circonscrit en même temps l’horizon des réponses qui ont du sens ou non. Les Antiques représentations du Sacré ont longtemps donné à chaque culture sens et unité. Avec la Modernité occidentale, la pensée humaine éclate, se spécialise: les arts, la littérature, la politique, le droit et les sciences s’affranchissent de la religion. Comment se noue l’unité d’une culture dans cette dispersion des savoirs? Chaque société bricole sa synthèse, ses consensus plus ou moins solides, c’est ce qui fait le caractère instable des cultures modernes. L’État de droit, le marché économique et l’État providence, selon des dosages et des formules propres à chaque nation, fournissent une infrastructure culturelle qui encadre les flux incessants des vies individuelles. À la la condition naturelle de l’humain s’ajoute une condition de civilisation. La condition humaine est ainsi porteuse d’authentiques universaux culturels, non pas sous forme de «vérités absolues», mais comme les référents de problèmes incontournables et de solutions possibles qui circonscrivent un espace de débat intellectuel. Cet espace critique, c’est l’histoire de la philosophie.

La rationalité philosophique est synthétique. Les grands débats d’idées du XXIe siècle ont tous une dimension philosophique, parce qu’ils mettent en jeu des concepts irréductibles à un seul type de discours, aussi bien à la méthode expérimentale qu’à la foi religieuse ou à la créativité artistique. Or la meilleure introduction aux philosophies d’aujourd’hui est la culture classique. Un classique est une œuvre qui a passé l’épreuve du temps, qui a fait la preuve qu’elle contient quelque chose d’universel. La force d’un classique peut être mesurée selon le nombre d’auteurs importants, eux-mêmes  influents dans l’histoire des idées, qu’il a influencé s, que ce soit comme source d’inspiration  ou objet de critiques. Aucun penseur actuel ne peut introduire à autant de courants et de domaines que Platon, Aristote, Augustin, Montaigne, Descartes ou Kant. De plus, les concepts, méthodes et thèses des classiques sont critiqués depuis tellement longtemps qu’on a l’assurance de ce qu’ils ont de solide, avec une conscience aiguë de leurs limites et de leurs faiblesses. Le respect dû aux classiques est de l’ordre de celui qu’on doit à un vieux boxeur qui, malgré les dents cassées et une oreille en chou-fleur, tient toujours solidement sur ses jambes. Enfin, les penseurs anciens ne séparaient jamais leurs  procédés techniques ou formels d’une vision humaine de la vie. Là où les classiques manquent de « dureté formelle » par rapport à la philosophie actuelle qui utilise les ressources des sciences ou des disciplines logico-mathématiques – ou de « radicalité critique » par rapport aux philosophies du soupçon et de la déconstruction – les classiques abondent en valeurs, en émotions et en représentations colorées du monde. Cet aspect humain, subjectif, exprimé dans une discursivité qui a fait l’histoire et passé l’épreuve de la critique rationnelle, fait la richesse d’une culture qui est de facto et de jure commune à l’Occident, et en partie au moins à l’humanité entière. D’ailleurs, le relativisme implicite du rapport Demers, qu’il soit scientiste ou constructiviste, n’a lui-même  de sens que comme une très ancienne position philosophique, remontant à Protagoras et au-delà.

Liberté et responsabilité

Le relativisme pédagogique du libre choix de cours est fondé sur une idée de la liberté que l’on peut qualifier, d’après Isaiah Berlin, de liberté négative: être libre consiste à ne pas avoir de contraintes extérieures. Selon ce concept, la liberté est immédiatement donnée dans chaque personne, il suffit de laisser l’individu être libre pour qu’il le soit. Ce concept de liberté est celui du libéralisme politique et économique. Il s’agit probablement de l’idée philosophique dominante aujourd’hui non seulement  au Québec, mais dans le monde. La consommation de masse a contribué à faire de cette conception une fausse évidence. L’idéal du libre choix se confond ainsi avec le libre cours des appétits du consommateur. Mais le concept de liberté n’est pas univoque. Le libre choix n’est qu’une dimension de la liberté , peut-être pas la plus importante. La liberté est, selon l’historien français Fernand Braudel, le plus grand idéal de l’Occident depuis la Renaissance[iii]. Cet idéal s’est élaboré dans la longue durée, et a pris de multiples formes au cours des siècles. La maîtrise de soi platonicienne, l’intériorité et la responsabilité morale d’Augustin, le Cogito cartésien libre de douter de tout, le Citoyen hobbesien soumis au souverain absolu pour gagner sa liberté économique, sont quelques-unes  des formes qu’a pris le concept de liberté. Suivant la thèse de Gilles Deleuze, les concepts de liberté  sont autant de formes de vie possibles[iv]. L’histoire de la philosophie ouvre à des libertés possibles qui peuvent encore être actualisées . Se limiter à la liberté négative est réducteur. Pire, lorsqu’elle déchoit  dans le présentisme et l’hédonisme de la consommation, la liberté négative devient une incapacité de penser et d’agir, un asservissement trompeusement qualifié de liberté.

On objectera que la liberté ne peut se réduire à une pensée philosophique abstraite. C’est exact. Il faut prendre en considération les conditions sociales par lesquelles un individu dispose d’une liberté effective dans la vie concrète. Les droits constitutionnels qui nous protègent, le système d’éducation qui assure un accès au savoir, le marché économique garant de notre niveau de vie matérielle, les familles qui transmettent un capital humain de valeurs et d’habitus à leurs enfants, sont autant de pièces d’une vaste infrastructure sans laquelle les individus ne peuvent concrètement devenir maîtres de leur vie. Ainsi, la liberté ne peut concrètement s’actualiser que par la transmission historique d’une culture de la liberté. Or certains bagages culturels rendent plus libres que d’autres. De la Grèce antique à aujourd’hui, la philosophie a toujours été en Occident au cœur de la formation des élites. Les « arts libéraux » sont ainsi nommés parce qu’ils  sont l’apanage de ceux qui sont vraiment libres, les décideurs . Diriger suppose des capacités intellectuelles autonomes. D’abord, une vision globale des choses, applicable à plusieurs champs du savoir, et permettant d’évaluer rationnellement à la fois des faits, des normes et  des valeurs. Ensuite, une capacité critique de penser le monde autrement qu’il n’est, et l’élaboration d’une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, d’une représentation d’un monde bon et doué de sens. Enfin, la capacité d’élaborer de telles idées par la lecture et l’écriture de textes, qui confèrent à la pensée un niveau de complexité inaccessible autrement. La Formation générale a été pensée pour transmettre une telle culture. Le projet des cégeps est un beau paradoxe: il consiste à démocratiser la culture d’élite. On sait qu’aux États-Unis , les collèges d’arts libéraux trônent au sommet des institutions prisées par les futurs maîtres du monde[v]. L’intellectuel américain Michael Lindt, qui promeut une revalorisation de l’État-nation au nom d’un  égalitarisme démocratique, rêve d’un accès universel à cette culture de décideurs, et suggère l’ajout de la culture humaniste classique au programme du secondaire[vi]. Ce rêve est au Québec une réalité. Dans cette perspective, que l’on pourrait qualifier de républicaine, la culture transmise aux jeunes générations vise à éveiller un sens des responsabilités politiques, une capacité à assumer les devoirs du vivre-ensemble démocratique. L’ouverture philosophique sur la condition humaine permet de comprendre que la liberté est un potentiel qui doit être actualisé, et qui est toujours à défendre.

Profiter du numérique

Toute philosophie crédible de l’éducation et de la culture doit aujourd’hui se pencher sur la question du numérique. La proposition du libre choix de cours dans la Formation générale repose sur une incompréhension de la  façon dont l’éducation formelle peut être complémentaire au monde numérique. En fait, la liberté dans le choix  de l’information offerte sur Internet est supérieure à la liberté de choix qu’une institution d’enseignement peut offrir. Or la diversité d’informations offerte  dans le numérique est sous-exploitée. Les cégeps doivent offrir ce que le numérique ne peut offrir. Tenter d’imiter l’univers numérique revient à lui faire une concurrence impossible à gagner. Une bonne connaissance des classiques permet de véritablement s’approprier les connaissances numérisées. Actuellement, les possibilités du numérique qui sont principalement exploitées sont de l’ordre du divertissement et des communications personnelles sur les réseaux sociaux. Selon une étude réalisée en France, les jeunes utilisent Internet principalement pour des motifs utilitaires et de divertissement, donc pour épargner du temps et des efforts, et pour le plaisir[vii]. Il serait étonnant que les jeunes Québécois  soient différents. La culture dominante dans le monde numérique en est une de la facilité. Alors que l’utilisation d’Internet  et des réseaux sociaux augmente sans cesse, l’ardeur au travail des étudiants diminue. Selon une importante étude menée aux États-Unis  par les sociologues Richard Arum et Josip Roksa, les étudiants des collèges et des universités consacrent en moyenne 9% seulement de leur temps à l’étude et à la lecture académique contre 51% de leur temps pour la socialisation et le divertissement. En 1960, 67% des étudiants étudiaient plus de vingt heures  par semaine. En 1981, ils n’étaient plus que 44% à le faire, et seulement 20% en 2010. L’étude  a évalué la capacité des étudiants américains en terme  d’esprit d’analyse et de synthèse critique dans la lecture et la rédaction de textes complexes (test CLA: Collegiate Learning Assessment). Résultat: 45% des étudiants n’ont pas amélioré leurs résultats au CLA au terme de deux  ans d’études supérieures, et 36% après quatre  ans. Les conclusion de l’étude sont que les facteurs déterminants  d’une progression de l’esprit de synthèse sont la quantité hebdomadaire de lecture et d’écriture,  et le fait de ne pas éviter les cours exigeants[viii]. Il serait très naïf de croire que la disponibilité d’une grande masse de savoir et de culture dans l’univers numérique suffit à rendre nos jeunes plus savants. Sans un intérêt théorique pour la vie, sans un solide esprit logique et une conceptualité assez riche, il est normal que les jeunes n’aient  ni l’envie ni les capacités d’explorer les connaissances de haut niveau pourtant offertes  dans le monde numérique.

L’accès au savoir par le numérique est d’autant moins immédiat qu’Internet et les réseaux sociaux ne sont pas neutres. Ils ne sont pas des espaces ouverts libres d’influence, ils sont avant tout des outils de marketing. Apple, Netflix, Amazon, Disney exercent un contrôle quasi-monopolistique sur la production et la diffusion de contenus culturels commerciaux. Les algorithmes de Facebook, Instagram et Twitter exercent divers biais sur les échanges entre les individus. À titre d’exemple, de 1980 à 2007, les dépenses en marketing et en publicité destinés aux mineurs aux USA sont passées de 100 millions de dollars US à 17 milliards de dollars US[ix]. La publicité destinée aux mineurs est interdite au Québec, mais les réseaux numériques les exposent à une grande quantité de publicités venues  d’ailleurs. Les réseaux sociaux causent des effets d’entraînement et de conformisme social très puissants, effets largement orientés par les intérêts commerciaux des grandes entreprises. On constate par exemple que les représentations intimes que les jeunes se font de leur corps et de leur sexualité sont en partie modelées par la culture commerciale qui leur est imposée depuis leur tendre enfance. Le bavardage ambiant sur le libre choix laisse dans l’ombre une exposition des tout-petits à une culture commerciale qui relève du lavage de cerveau. Cette culture charrie tout un cortège de stéréotypes, et déforme la sensibilité par une esthétique des sensations fortes. La vie dans l’univers numérique ne peut être bénéfique pour les jeunes que s’ils ont acquis au préalable de solides capacités de critique et un bagage culturel humain, non-commercial. C’est à la famille et au système d’éducation de transmettre ces capacités et ce bagage.

Cette problématique personnelle posée par le numérique est le prolongement d’une problématique plus large, politique celle-là. Selon Eurasia Group, une firme de consultants en risques politiques, la montée en puissance des « technologues » constitue un risque pour la démocratie, puisque le poids économique des géants du divertissement et des réseaux de communication dépasse celui de nombreux pays[x]. Les technologues ont un agenda politique, et ils exercent des pressions autant sur les gouvernements que sur les individus qui utilisent leurs services. Il est aujourd’hui impossible d’ignorer le caractère politique du monde numérique. Prenons à son jeu le discours publicitaire qui proclame que les consommateurs sont devenus des citoyens en transmettant aux jeunes générations un bagage philosophique qui rende possible l’action politique. Les réseaux numériques montrent de façon évidente le caractère politique de l’être humain, le fait que l’individu se développe dans l’interaction et non dans l’isolement. Ils montrent aussi à quel point la liberté peut aujourd’hui être aliénée. C’est pourquoi Bernard Stiegler suggère avec raison d’appliquer le concept derridien de pharmakon au numérique: selon la posologie, le numérique peut devenir soit un poison, soit un remède[xi]. Avec un solide bagage culturel, le numérique offre des possibilités intellectuelles, esthétiques et humaines colossales. Le numérique est porteur d’une culture éclatée, éclectique, une culture de l’instantané et de l’image. C’est un monde d’interaction où l’égalité est la valeur suprême. La culture classique, elle, est essentiellement textuelle, porteuse d’ordre, de hiérarchie des savoirs. C’est une culture de la patience et du respect de l’autorité intellectuelle. Le numérique ne peut avoir d’autre finalité que d’être un outil au service d’une pensée sérieuse.

Un projet historique

Le projet fondateur des cégeps et la suggestion de réforme du rapport Demers présentent deux visions contradictoires de la façon dont l’éducation peut transmettre une culture de liberté: soit comme liberté de choix, exploration sans direction et sans balises, soit comme  transmission d’un bagage discursif classique propre à développer l’autonomie et un sens politique du devoir. Le caractère historique de ce projet ne doit pas être caricaturé comme un passéisme poussiéreux sans ancrage dans le présent. Les professeurs qui enseignent la formation  générale sont soucieux de bien vulgariser les classiques. Ils abordent en classe des questions qui touchent les programmes spécifiques des étudiants et la société d’aujourd’hui, et ils utilisent abondamment les technologies de communication et d’information[xii]. Une étude menée auprès d’étudiants de diverses techniques au début des années 2000 montre que la Formation générale prend un sens pour les étudiants lorsqu’un professeur, individuellement, réussit à en montrer la force et la richesse[xiii]. La formule actuelle de la Formation générale ne manque pas d’avantages à court et moyens termes. Ainsi, les étudiants qui ont en majorité entre 17 et 19 ans sont souvent indécis quant à leur choix de carrière. La formation  générale facilite le changement de programme spécifique, de même que l’accession à l’université pour les détenteurs de diplômes techniques[xiv]. Mais là n’est pas l’essentiel. La question de la transmission de la culture concerne la durée, les générations à venir. La maîtrise de facultés discursives de haut niveau est exigeante, et contraste aussi bien avec la culture de l’hédonisme du divertissement, qu’avec la culture utilitaire du monde du travail. Le moment du libre choix intellectuel est certes retardé par l’imposition de l’étude des classiques, mais cette attente augmente ensuite de façon exponentielle les possibles qui s’offrent à l’individu cultivé. Une culture du temps, voilà la culture que nous devons transmettre à la jeunesse québécoise.

[i] Guy Demers, Rapport d’étape du chantier sur l’offre de formation collégiale, rapport au ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, janvier 2014, p. 130 et 131

[ii] L’influence de Glaserfeld est attestée par un ouvrage collectif de chercheurs de l’UQAM, paru en 2004, qui célèbrent son impact sur la recherche et les pratiques éducatives, de même que par un doctorat honorifique qui lui a été décerné par l’Université Laval en 2006. Normand Baillargeon.  Contre la réforme, Chapitre 3, Les Presses de l’Université de Montréal, 2009

[iii] Fernand Braudel. Grammaire des civilisations. Livre III, chapitre 1, l’Europe, «Espaces et libertés», Flammarion, 1993

[iv] Gilles Deleuze, Félix Guattari. Qu’est-ce que la philosophie ? Éditions de Minuit, 2013

[v] Quatre des dix meilleurs collège américains selon Forbes sont des collèges d’arts libéraux, dont les deux premiers, Pomona College et Williams College. Les autres institutions de tête du palmarès sont des universités qui pour la plupart ont aussi d’importants programmes d’humanités.   http://www.forbes.com/top-colleges/

[vi] Michael Lind.  Why the Liberal Arts Still Matter, The Wilson Quarterly; Autumn 2006; 30, 4; Research Library Core pg. 52

[vii] Sébastien Rouquette. Le web des internautes. Trois relectures sociologiques des études d’usages du web. Communication, Nota Bene, 2008, pp.45-74.

[viii] L’étude est résumée par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee dans The Second Machine Age, W.W. Norton and Company, 2014, p.90

[ix] Jacques Brodeur. Consommation médiatique contre éducation citoyenne : mes élèves resteront-ils les proies des écrans ou en deviendront-ils les maîtres? AQEP, Vivre le primaire, Vol. 26, Num. 1, hiver 2013

[x] Sous la direction de Ian Bremmer et Cliff Kupchan. Eurasia Group. Top Risks 2016: http://www.eurasiagroup.net/pages/top-risks-2016

[xi] Denis Kambouchner, Philippe Meirieu et Bernard Stiegler. L’école, le numérique et la société qui vient. Éditions Mille et une nuits, 2012

[xii] Thierry Karsenti. Quelle est la pertinence de la formation générale au collégial? Une revue de la littérature; une enquête auprès de 166 enseignants. CRIFPE, 2015

[xiii] Claude Julie Bourque et Brigitte Gemme. Paroles étudiantes à propos de la formation générale. Actes du colloque conjoint APOP – AQPC, 2002

[xiv] Pierre Fortin,  Nathalie Havet et Marc Van Audenrode, Université Laval, Québec

L’apport des cégeps à la société québécoise, Étude réalisée pour la Fédération des cégeps, 2004, p. 29