Vers quelle politique de l’enseignement de la philosophie ? Les vertus réflexives du dialogue philosophique, Jean-François Gignac

Liliana_TurcanuJe lis, donc je suis

Crédit photo: Liliana Turcanu, « Je lis, donc je suis »

 

Jean-François Gignac

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: le programme Éthique et culture religieuse est à l’heure d’un premier bilan. Implanté dans la foulée de la déconfessionnalisation des commissions scolaires québécoises de 2008, il aura permis d’étendre la politique publique de l’enseignement de la philosophie à l’ensemble des cycles de la scolarité au nom de « finalités citoyennes et pour le bien de la personne ». Il s’agira dans ce texte de s’interroger sur les retombées du programme ECR pour l’enseignement de la philosophie de niveau collégial. Ceci dans la mesure où depuis la parution du rapport de la commission Parent à la fin des années soixante l’enseignement de la philosophie qui s’est développée au sein de la formation générale a joué un rôle clé dans le processus de sécularisation et de démocratisation des institutions d’enseignement québécoises. Pour ce faire, j’ai choisi d’aborder la question des vertus réflexives que permet d’approfondir le dialogue philosophique, en particulier le dialogue socratique en tant qu’il s’inscrit dans la perspective d’une éthique des vertus qui fait l’objet du premier cours de Philosophie et rationalité. Le dialogue est comme le souligne Georges Leroux une compétence essentielle aux deux volets du programme ECR. Nous verrons cependant que la « synthèse critique » des problèmes que soulèvent l’éthique normative et la question de la reconnaissance du pluralisme des valeurs morales et religieuses n’apparait véritablement envisageable qu’à la fin du cycle de formation des cours de philosophie de niveau collégial.

 

La politique publique de l’enseignement de la philosophie que Georges Leroux présente dans ­­« L’enseignement de la philosophie au cégep : enjeux et perspectives d’avenir »[i] fait appel au sens du devoir et à l’engagement des professeurs de philosophie face à la décision du législateur d’offrir un enseignement de la philosophie pour tous les niveaux de scolarité « embrassant à la fois des finalités citoyennes et le bien de la personne »[ii]. Cette injonction démocratique s’explique en raison de l’implantation du programme Éthique et culture religieuse (ECR) aux niveaux primaire et secondaire à la suite de la déconfessionnalisation des commissions scolaires de 2008. Dans son dernier livre, Différence et liberté, enjeux d’une éducation au pluralisme[iii], Leroux met en évidence les arguments philosophiques et pédagogiques sur lesquels s’appuient les principes normatifs et les enjeux historiques et culturels qui sont au fondement du programme ECR. L’acquisition de compétences réflexives, dialogiques et compréhensives, conformément au volet éthique du programme, ainsi que les composantes historiques et culturelles liées à la reconnaissance de la pluralité des valeurs morales et religieuses, seraient constitutives d’un ensemble d’éléments préparatoires aux cours de philosophie de niveau collégial.

Il convient donc à l’occasion du cinquantième anniversaire des cégeps de faire le point sur certains des enjeux philosophiques et pédagogiques qui ressortent de l’implantation du programme ECR. Pour ce faire, j’ai choisi d’arrêter ma réflexion sur les vertus éducatives que présente le dialogue philosophique, en tant que pratique réflexive permettant de consolider et d’approfondir les acquis du programme ECR. L’importance que revêt l’enseignement du dialogue socratique, dès le premier cours de Philosophie et rationalité témoigne déjà d’un questionnement authentique sur les finalités de l’existence humaine, selon les exigences d’une éthique des vertus qui s’inscrit dans la mouvance de la pensée dialectique issue des dialogues de Platon. C’est d’ailleurs cette même dialectique qui permet à Leroux d’affirmer que la pratique du dialogue telle que conçue dans le cadre du programme ECR, notamment en raison des antinomies que soulève l’opposition de principe entre les enjeux formels de l’éthique normative et la reconnaissance strictement compréhensive de la pluralité des croyances morales et religieuses, ne saurait s’achever qu’au terme d’une « synthèse critique » que les trois cours de philosophie ont pour tâche de proposer aux étudiants.[iv] L’horizon de sens du dialogue philosophique rejoint ainsi les finalités kantiennes de l’éducation : l’autonomie rationnelle de la personne et le respect absolu des différences, qui font effectivement l’objet d’une réflexion de principe dans le dernier cours de philosophie : Éthique et politique.

Nous verrons, en effet, que ce n’est qu’à partir du moment où l’étudiant acquiert un niveau d’autonomie critique d’âge adulte qu’il devient à même de porter la réflexion éthique au niveau des principes fondamentaux sur lesquels repose la diversité des valeurs religieuses et morales. Il ne va pas de soi, en effet, de mettre à l’épreuve les valeurs religieuses transmises par l’héritage familial ou par les diverses communautés d’appartenances culturelles sur la base des principes normatifs et critiques qui caractérisent l’éthique des modernes. On n’a qu’à penser aux tensions que soulève l’écart de principe entre l’égalité des sexes et la description de certaines pratiques religieuses, qui ne peuvent qu’apparaître irréconciliables. L’éthique appliquée dans le domaine des soins de fin de vie pourrait également servir d’exemple type afin d’illustrer la complexité des conflits de devoirs et de droits mettant en jeu à la fois les principes de justices sur lesquels repose le pouvoir d’État dans l’octroi de soins de santé, ainsi que la responsabilité éthique des professionnels de la santé et les convictions morales et religieuses des patients en situation.

La thèse de Leroux est sans équivoque : « le dialogue est notre but ultime, il est la finalité fondamentale de l’éducation, comme fondement de la rationalité, rejet de la violence et apprentissage du respect en contexte pluraliste »[v]. Ce « rejet de la violence » au nom d’un « respect absolu » des différences, inspiré d’un idéal d’hospitalité infinie[vi] ouvre enfin la voie à une vision cosmopolitique de l’enseignement de la philosophie que la Déclaration de Paris pour la philosophie[vii] de l’UNESCO avait mise de l’avant en 1995. Le Droit à la philosophie[viii] offert à tous au nom d’une politique institutionnelle de l’enseignement public de la philosophie donnerait ainsi à penser les termes d’un nouvel humanisme encore à venir où « l’universel se définit autrement »[ix].

On comprendra qu’il ne s’agit pas ici de fournir un commentaire critique en règle du dernier livre de Georges Leroux ou d’ajouter mon nom à la liste des détracteurs du programme ECR. C’est plutôt sous le signe d’une juste reconnaissance qu’il convient d’abord de saluer cette politique publique de l’enseignement de la philosophie qui s’étend dorénavant à tous les niveaux du système d’éducation québécois. Bien qu’il soit encore trop tôt pour mesurer la portée de cette importante contribution pour l’avenir de notre discipline, dans l’immédiat elle ne peut que soulever plus de questions que de réponses. J’en retiens trois.

En amont, il semble que le caractère philosophique du volet éthique du programme ECR soit encore sujet à débats. Certes, les cours d’éthique ECR n’ont pas été conçus à strictement parler comme des cours de philosophie.[x] Cependant, si nous voulons parler d’une « propédeutique » aux cours de philosophie de niveau collégial, il serait important que les étudiants puissent nommer et comprendre les différences d’approches avant de faire le saut vers le cégep. Il en va de même à mon sens de la discussion entourant les distinctions entre la résolution de problèmes en éthique et les valeurs d’ouverture à l’autre sur le plan de la reconnaissance de la diversité morale et religieuse.[xi]

Concernant la question du pluralisme, je m’interroge sur les tenants et aboutissants d’une politique de la reconnaissance dans le prolongement du second cours de philosophie concernant les conceptions modernes de l’être humain. La conception dialogique de l’identité personnelle et collective qui est au coeur de l’éthique de la reconnaissance à laquelle Leroux fait référence est loin de faire l’unanimité parmi les théoriciens qui sont mentionnés dans Différence et Liberté[xii]. Un travail d’analyse différenciée des théories qui sont en jeu dans ce débat pourrait faire ressortir les enjeux propres à la reconnaissance de soi et les conflits liés à la lutte pour la reconnaissance.  Enfin, dans une perspective éthique, la question de la reconnaissance mutuelle devrait permettre un rapprochement entre l’éthique des vertus caractéristique des éthiques anciennes, qui portent essentiellement sur la question des finalités de l’existence humaine, et la morale formelle des modernes comme celle qu’on retrouve dans la philosophie pratique de Kant.

Enfin, dans le prolongement de cette deuxième question, s’il est un chantier qui exigerait davantage de réflexion et de plus longs développements, c’est celui de la « synthèse critique » que les trois cours de philosophie du collégial devraient être à même de proposer aux étudiants qui achèvent leur cycle de formation. En toute hypothèse, je comprends que la tâche du questionnement socratique devrait être assignée à une réflexion sur les conditions universelles d’un nouvel humanisme qui pourrait se traduire, si l’on retient la proposition de Paul Ricœur, comme une recherche en commun de « la vie bonne, avec et pour les autres, au sein d’institutions justes »[xiii]. Cette démarche réflexive d’origine socratique devrait, par ailleurs, être compatible avec les prémisses d’une morale kantienne de l’autonomie et du respect des différences. Enfin, loin d’être purement formelle cette réflexion sur les différents enjeux éthique et politique auxquels sont confrontés nos étudiants exige de considérer de manière concrète les conditions tragiques de l’action humaine en situation. Si les finalités de ce nouveau programme ECR invitent ainsi à faire nos devoirs et à revoir le sens de nos engagements, il convient tout aussi bien d’orienter notre réflexion en fonction de pratiques pédagogiques qui sont le mieux à même de rejoindre l’intelligence de nos étudiants afin d’ouvrir leur esprit aux vertus réflexives du dialogue philosophique.

 

  1. Vers quelle politique publique de l’enseignement de la philosophie?

La déconfessionnalisation du système public d’enseignement primaire et secondaire marque certainement une étape décisive dans le processus de sécularisation des institutions d’enseignement du Québec, qui n’est pas sans lien avec le « changement de paradigme » qu’a connu l’enseignement de la philosophie à la fin des années soixante[xiv]. Il n’est pas inutile de rappeler l’importance que les signataires du rapport Parent ont accordée à la refonte du curriculum de l’enseignement de la philosophie issu des collèges classiques. Ceci en vue de démocratiser l’accès aux études supérieures et de préparer les jeunes esprits à s’orienter dans le monde en leur donnant les clés d’une herméneutique philosophique et littéraire des œuvres classiques de la culture occidentale. Leroux souligne, à cet effet, que les recommandations de la commission Parent, concernant notamment l’enseignement normatif de la philosophie dans le cadre de la formation générale des cégeps et l’introduction de la laïcité au sein des institutions publiques d’enseignement, sont depuis « les piliers de la philosophie publique de l’éducation qui a servi de guide à toutes les réformes qui se sont succédé depuis la Révolution tranquille »[xv].

Il n’en demeure pas moins que plusieurs réformes ont remis en question la pérennité de l’enseignement de la philosophie au sein de la formation générale, voire même à certains moments l’existence du réseau collégial dans son ensemble.[xvi] Les critères d’efficacité, de rendement et d’utilité qui caractérisent l’idéologie néolibérale dominante, couplés aux impératifs de la culture technoscientifique mondialisée, ne répondent plus aux valeurs humanistes d’autonomie, de liberté et de justice sociale sur la base desquelles les auteurs du rapport Parent ont conçu notre mission éducative.[xvii]Pour plusieurs intervenants du milieu des affaires et du conseil du patronat qui demeurent souvent étrangers au milieu de l’éducation, l’enseignement de la philosophie est perçu comme étant tout simplement inutile pour préparer l’étudiant aux exigences du marché du travail; pis encore, elle représente un obstacle à la réussite scolaire. On s’interroge alors sur la pertinence d’offrir à tous une même formation générale sans tenir compte de la diversité des « clientèles » et de la durée des études.

Faudrait-il en ce sens revoir le principe d’égalité qui a présidé à la mise en place d’un enseignement démocratique de la philosophie offert à tous ? Comment former l’autonomie et la liberté des jeunes d’aujourd’hui ? Avons-nous un devoir de responsabilité à l’égard de la transmission des œuvres classiques de l’histoire de la pensée occidentale ? L’envergure de la tâche qui nous attend se mesure à la hauteur du déficit démocratique qui affecte la légitimité de nos institutions publiques et ne cesse d’accroitre l’érosion et la disparité des repères historiques et culturels qui hantent notre société. C’est  d’ailleurs la raison pour laquelle Fernand Dumont plaidait  à la fin de sa vie pour que les enseignants retrouvent un véritable « pouvoir d’interprétation »[xviii], afin de réactiver les capacités de lecture et d’écriture qui sont à même d’assurer la défense des principes et des valeurs démocratiques dont notre enseignement est tributaire, par des pratiques pédagogiques qui favorisent le développement d’une raison publique éclairée, la transmission d’une culture symbolique riche et diversifiée et la recherche du bien commun.

Le propos de Leroux rejoint en ce sens l’héritage intellectuel de Dumont : la reconnaissance des finalités éthiques et politiques de notre discipline, à défaut de devenir sans objet, devrait s’ouvrir à tous les dialogues et se porter garante de la chose publique en s’engageant dans le procès des débats normatifs qui mettent en jeu les valeurs fondamentales de la démocratie.[xix] Or, comme le souligne Martha Nussbaum, cet idéal démocratique de l’éducation socratique qui devrait informer la culture scolaire dans son ensemble est menacé dans plusieurs régions du monde. Encore une fois, la logique standardisée des économies de marché, qui carburent au profit et à l’obsession des modèles de gestion efficaces, s’accommode mal avec les mesures d’évaluations qualitatives que requiert l’attestation d’une pensée critique, libre et autonome, capable de nuances.[xx]

Heureusement, bien que la société québécoise n’échappe pas aux conséquences des politiques de développement économique à courte vue, l’expérience originale des cégeps en matière de démocratisation de l’enseignement de la philosophie et de la littérature au niveau des études supérieures, ainsi que le développement encore récent de la philosophie pour enfants dans le prolongement du programme ECR, permet d’espérer que la reconnaissance de l’exception culturelle québécoise, en accord sur tous les points avec les recommandations de l’UNESCO, pourra servir d’exemple et contribuer à faire avancer la cause de l’éducation à la citoyenneté et de la démocratie sur le plan international.

 

  1. Les vertus réflexives du dialogue philosophique.

Les sociétés occidentales, comme le rappelle Leroux, ont pendant longtemps connu un modèle d’éducation platonicien fondé sur une conception verticale de « la vérité et de l’autorité » visant à assurer la continuité et l’hégémonie de régimes politiques qui s’autorisaient d’un principe d’intelligibilité transcendant le domaine des affaires humaines.[xxi] L’importance que nous accordons aujourd’hui à l’enseignement socratique, en tant qu’il représente un des modèles par excellence de l’éducation démocratique[xxii], indique par contraste un niveau d’avancement considérable de la sécularisation et du degré d’autonomie qu’ont atteintos institutions d’enseignement.[xxiii] Ce qui fait dire à Leroux que l’éducation serait entrée dans une « nouvelle ère dialogique »[xxiv]. Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte que la figure du maître de sagesse que nous a léguée Platon apparaisse non sans une certaine ironie comme l’idéaltype d’une pédagogie progressiste, interactive et non autoritaire.

Socrate, on le sait, n’a jamais rien écrit. Il affirmait n’avoir été le maître de personne (Apologie 33a)[xxv], il n’aimait pas les longs discours et pour peu qu’on lui attribuât une très grande sagesse, il se disait lui-même ignorant – ou presque (Apologie 21b)[xxvi]. Il interrogeait quiconque le croisait sur la place publique, sans discrimination quant à la provenance, au statut ou à la réputation de son interlocuteur (Apologie 33b)[xxvii]. Il poursuivait sans relâche sa quête de sagesse afin de découvrir la vérité au sujet de la vertu, à savoir la conception par excellence de la vie bonne, qui serait à même de rendre la vie digne d’être vécue. Pour lui, une vie sans examen ne valait tout simplement pas la peine d’être vécue (Apologie 38a)[xxviii]. Il était donc « urgent » que tous puissent s’adonner à la philosophie pour éviter les dangers de l’errance, de l’aveuglement au conformisme, de l’excès d’intempérance ou carrément de l’échec.[xxix]

Passé maître dans l’art de la réfutation, Socrate remettait en question la cohérence logique des opinions de ses concitoyens, la valeur de vérité de leur prétention au savoir et la raison d’être de leurs convictions. Chacun pouvait ainsi prendre conscience par lui-même de ses propres contradictions et, par voie de conséquences, de sa propre ignorance. Il arrivait en ce sens à démasquer les démagogues et les faiseurs de beaux discours en exposant les failles et les stratégies de rhétorique sur lesquelles s’appuyait leur prestige. Ce serait d’ailleurs en raison de nombreuses inimitiés provoquées par cette pratique subversive du dialogue qu’il aurait été accusé et condamné à mourir par l’assemblée démocratique du tribunal d’Athènes en -399 av. J.-C. (Apologie 21c) [xxx].

Le procès et les évènements entourant sa condamnation et son exécution témoignent du caractère pour le moins controversé de la figure du philosophe en tant qu’éducateur de la jeunesse. Socrate était-il pour autant un ennemi de la démocratie ? Pour Martha Nussbaum, c’est d’abord et avant tout l’éveilleur de conscience et la voix « démonique » des institutions démocratiques qu’il représente (Apologie 31d)[xxxi]. On l’identifiait, en effet, tantôt à une torpille ou à un taon qui avaient pour mission de piquer et de garder éveillé ce grand animal racé que représentait à ses yeux la démocratie athénienne (Apologie 30e)[xxxii]. Mais, par-dessus tout, Socrate se disait au service du dieu, du bien, de la vérité et de la beauté. Le souci de la vérité, de la vertu et les soins de l’âme, disait-il à ceux qui s’apprêtaient à le condamner sur la base de fausses rumeurs alimentées par des opinions tendancieuses, devraient toujours primer sur la recherche des plaisirs, de la richesse et des honneurs (Apologie 23d-24a)[xxxiii]. Accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse pour avoir introduit de nouvelles divinités (Apologie  24b-c)[xxxiv], il ne jurait pourtant que par un devoir d’obéissance absolu envers les principes de la justice et les lois de la cité au nom desquels il était prêt à mourir afin de poursuivre jusque dans la mort sa mission éducative.[xxxv]

N’est-ce pas d’ailleurs la grande leçon que Platon retiendra de son maître, à savoir que la philosophie consiste à « apprendre à mourir » (Phédon 81a)[xxxvi] en accord avec soi-même et les autres, tout en contemplant la possibilité d’un « beau risque » (Phédon 114c-d)[xxxvii], soit la possibilité d’un « dialogue infini » de l’âme avec elle-même ? C’est à Platon en effet que revient le génie d’avoir porté au langage la mise en scène des entretiens infinis dont rêvait celui qui incarnait à ses yeux l’idéal de la philosophie. Loin par conséquent d’être en opposition avec l’héritage de son maître, Platon, comme le souligne Leroux, demeure fidèle à Socrate[xxxviii]. Chose certaine, la pensée dialectique issue de ses dialogues philosophiques aura accompagné la méditation de plus d’un philosophe. Il n’est pas sans intérêts de relire Montaigne à ce sujet afin d’élucider le travail de la raison qui accompagne l’apprentissage de la mort chez Platon.

La méditation préalable de la mort est aussi celle de la liberté. Celui qui a appris à mourir a désappris d’être esclave. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte. Il n’y a rien de mal dans la vie pour celui qui a compris que la privation de la vie n’est pas un mal.[xxxix]

 Pensée en ces termes, la pratique du dialogue philosophique ne saurait se réduire à une simple stratégie pédagogique ou à une méthode purement formelle de réfutation d’opinions contradictoires. L’éthique des vertus qui ressort de la lecture des dialogues de Platon conformément à l’idéal du maître de sagesse qu’incarnait Socrate est non seulement étrangère, mais elle ne peut que résister à toute forme d’instrumentalisation de la raison à des fins utilitaires.

Les dialogues de Platon ne sont pas plus des dissertations philosophiques que ne l’étaient les discussions au cours desquelles Socrate réfutait les opinions de ses contemporains, s’attirant ainsi leur raillerie et leur haine. Les saisir dans leur véritable intention, c’est les comprendre comme acheminement vers l’existence du philosophe, vers la vie dans la pure theoria.[xl]

Cette interprétation tirée de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer suppose une « entente préalable » quant à la raison d’être de cet acheminement vers la philosophie en tant que mode de questionnement toujours inachevé.[xli] Par-delà la démarche strictement formelle de la pensée conceptuelle, ce que la dialectique porte au langage c’est le visage universel d’un devoir être propre à chacun. Loin d’être le fin mot de la recherche, l’hypothèse des formes intelligibles serait plutôt un préalable à la recherche d’une conception du bien vers laquelle doit tendre non seulement le citoyen, mais l’être humain « à part entière ». Si les vertus sont à proprement parler des « concepts publics » comme le veut Gadamer, à savoir des formes de vies qui correspondent à une manière d’être ensemble, il revient donc à chacun de trouver en lui-même le désir d’être et l’effort nécessaire pour exister afin d’atteindre le potentiel de perfection qui lui revient de réaliser avec et pour les autres.

 

  1. Conclusions

Loin d’être un simple moyen en vue d’une fin, on comprend mieux suite à cet exposé les raisons pour lesquelles l’autonomie du dialogue philosophique ne saurait s’actualiser pleinement qu’à partir du moment où le « dialogue intérieur » de l’étudiant atteint le stade « critique » des études supérieures. Ceci dans la mesure où la pratique du dialogue philosophique, en tant qu’il s’inscrit dans la perspective universelle d’une pensée dialectique, ne saurait s’épanouir comme le soulignait Pierre Hadot que s’il fait l’objet d’une véritable « éducation pour les adultes »[xlii]. La question de savoir cependant comment les finalités kantiennes de l’éducation, déterminées selon les principes de l’autonomie rationnelle de la personne et du respect des différences, s’inscrivent dans la perspective critique d’une éthique de la reconnaissance demeure entière.[xliii] Il s’agira donc de poursuivre, dans un prochain article, ma réflexion sur la question des politiques de la reconnaissance dans la perspective d’une conception dialogique de l’identité personnelle et collective comme celle qu’on retrouve notamment chez Charles Taylor, mais aussi dans la philosophie de Paul Ricœur. Les travaux de Jacques Derrida sur les politiques de l’amitié et la question du Droit à la philosophie dans une perspective cosmopolitique retiennent également mon attention pour des travaux à venir.

Enfin, il aura été possible de montrer comment l’introduction d’une lecture des dialogues de Platon, qui fait l’objet du premier cours de Philosophie et rationalité, permet à l’étudiant issu du programme ECR de consolider et d’approfondir ses acquis en s’initiant progressivement à la pratique du dialogue philosophique. Ceci, afin qu’il puisse interroger librement, de manière critique et autonome, les finalités qui orientent sa propre manière d’être au monde, ainsi que les conditions du vivre ensemble qui demeurent essentielles à la poursuite du bien commun. Au moment socratique de la reconnaissance de soi vient donc se joindre la question de la reconnaissance d’autrui.

Le mode d’être du dialogue, à savoir le « parler-ensemble » rejoint en ce sens le souci des Grecs pour la « politique de l’amitié et de son humanité propre. »[xliv] Pour Hannah Arendt, en qui Leroux reconnait une alliée objective afin de conserver en éducation « la responsabilité d’une autorité dans la transmission des modèles de la vie bonne »[xlv], le dialogue en tant qu’il s’inscrit dans une politique publique de l’enseignement ne peut que se distancier de toute vision strictement contemplative des vertus. Si vertus il y a pour Arendt, c’est dans l’action et dans la délibération qu’il faudrait les trouver. Le dialogue se transporte donc dans l’espace public, précisément là où l’on devrait retrouver le philosophe : « Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. »[xlvi] Voilà ce à quoi devrait pouvoir ressembler le début d’une politique de la reconnaissance.

 

Notes

[i] Georges Leroux, « Postface. L’enseignement de la philosophie au cégep : enjeux démocratique et perspectives d’avenir », dans Pierre Després, dir., L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015, p. 315-351.

[ii] Ibid., p. 316.

[iii] Georges Leroux, Différence et liberté, enjeux actuels de l’éducation au pluralisme, Montréal, Éditions du Boréal, 2016, 353 p.

[iv] Ibid., p. 42-43; p. 194; p. 222; p. 311

[v] Ibid., p. 195.

[vi] Ibid., p. 207.

[vii] « Déclaration de Paris pour la philosophie », dans Roger-Pol Droit, Philosophie et démocratie dans le monde : une enquête de l’UNESCO, Le libre de poche/Éditions UNESCO, 1995, p. 13-14.

[viii] Jacques Derrida, Le droit à la philosophie du point de vue cosmopolitique, Éditions Unesco. Verdier, 1997. 56 p.

[ix] Leroux 2016, op.cit., p. 48.

[x] Benoît Mercier, « Éthique et culture religieuse : pistes pour un arrimage avec l’enseignement collégial de la philosophie (1999-2010) », dans Pierre Després, dir., L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015, p. 213-249.

[xi] À la suite d’une enquête informelle réalisée auprès de plus d’une centaine d’étudiants inscrits au premier cours de Philosophie et rationalité (340-101 et 701) au Collège Bois-de-Boulogne à l’automne 2017, une infime minorité d’étudiants étaient à même d’identifier les dimensions philosophiques de leur cours d’éthique dans le cadre du programme ECR.

[xii] À ce sujet, voir la première partie de l’analyse fort instructive que propose Michel Seymour de la réception du concept de reconnaissance depuis Hegel, ainsi que le chapitre consacré aux politiques de la reconnaissance et au libéralisme. Michel Seymour, De la tolérance à la reconnaissance, Une théorie libérale des droits collectifs, Montréal, Éditions du Boréal, 2008, 702 p.

[xiii] Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil, 1990, p. 199-344.

[xiv] Pierre Després, « Le rapport Parent, un changement de paradigme pour la philosophie (1963-1967) », dans Pierre Després, dir., L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », 2015, p. 11-43.

[xv] Georges Leroux, « Réponses à mes critiques », Philosophiques, vol. 43, no 2, Automne 2016, p. 509.

[xvi] Jean-Claude Simard, « La philosophie collégiale en quête de son identité (1968-1978). Habiletés intellectuels et contenus minimaux communs : un programme national? (1978-1993) », dans Pierre Després, dir., L’enseignement de la philosophie au cégep, histoire et débats, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Kairos », p. 45-127.

[xvii] Guy Rocher, « L’éducation est toujours menacée par un utilitarisme latent », Le Devoir, 26 août 2017.

[xviii] Fernand Dumont, Raisons Communes, Montréal, Éditions du Boréal, 1997, p. 25-27.

[xix] Leroux 2015, op.cit., p. 320-322.

[xx] Martha C. Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ?, Paris, Flamarion, « Climats », 2011, p. 64.

[xxi] Leroux 2016, op.cit., p. 226.

[xxii] Ibid.

[xxiii] Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie IV. Le Nouveau monde, Paris, Gallimard, 2016, 768 p.

[xxiv] Leroux 2016, op.cit., p. 185.

[xxv] Platon, Apologie de Socrate suivie de Criton, trad. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 1997, p. 113.

[xxvi] Ibid., p. 92.

[xxvii] Ibid., p. 114.

[xxviii] Ibid., p. 121.

[xxix] Louis-André Dorion, « Un père libérateur », Le Magazine Littéraire, 2013, p. 13.

[xxx] Platon, op.cit., p. 92.

[xxxi] En ce qui concerne la « voix de la conscience » et la notion du démonique chez Socrate ; Ibid., p. 111.

[xxxii] Ibid. p. 110.

[xxxiii] Ibid., p. 96.

[xxxiv] Ibid., p. 97.

[xxxv] Ibid., p. 197-228.

[xxxvi] Platon, Phédon, trad. Monique Dixsaut, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 244.

[xxxvii] Ibid., p. 303.

[xxxviii] Christian Nadeau, Georges Leroux, entretiens, Montréal, Éditions Boréal, 2017, p. 216.

[xxxix] Michel de Montaigne, « Que philosopher c’est apprendre à mourir » dans Les Essais, Paris, Gallimard, coll « Quarto », 1989, p. 107.

[xl] Hans-Georg Gadamer, L’Éthique dialectique de Platon, Paris, Actes Sud, 1994, p. 28.

[xli] Emmanuel Kant, « Réponse à la question : Qu’est-ce que les lumières ? », trad. L. Ferry, dans Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 497.

[xlii] Pierre Hadot, « La philosophie comme éducation des adultes »,dans Sandra Laugier, dir., La voix et la vertu, Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010, p. 439-449.

[xliii] Leroux 2016, op. cit., p. 251.

[xliv] Hannah Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, p.1974, p. 34.

[xlv] Leroux 2016, op.cit., p. 268.

[xlvi] Arendt, op.cit., p.34