L’art du vide: réflexions de post-campagne en compagnie de Mélanie Joly et de son essai Changer les règles du jeu, Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon

Professeur de français

Collège de Bois-de-Boulogne

 Nicolas Bourdon nous livre ici une réflexion autour de l’essai « Changer les règles du jeu » de Mélanie Joly, publié chez Québec-Amérique en 2014.

J’ai été l’adversaire de Mélanie Joly dans Ahuntsic-Cartierville lors des dernières élections fédérales et je dois dire que la nouvelle ministre du patrimoine canadien fait preuve de beaucoup de déférence, voire de gentillesse, envers ses adversaires, allant jusqu’à vous dire après un débat tumultueux au collège Ahuntsic : « Alors Nicolas, nous, on se revoit bientôt ! » Comme si vous étiez les meilleurs amis du monde. Comme si elle vous invitait à prendre une bière avec elle. Vraiment autant de bonté au milieu de tant de dureté (les politiciens ne se font pas de cadeau) fait chaud au cœur et j’ai rapidement compris que l’arme secrète de Mélanie Joly, une arme qui désarçonne ses adversaires encore plus que sa beauté, résidait dans son apparente gentillesse.

La parole et l’écrit

L’écrit est l’endroit idéal pour approfondir des idées, pour aller au fond des choses, ce qu’un politicien peut difficilement réaliser pendant une campagne électorale. Aristote disait que l’homme est un animal social et le politicien ne saurait mieux répondre à cette définition : c’est en vain qu’il cherche une minute de solitude ou de silence, happé qu’il est par le porte-à-porte, les discours, la rencontre des groupes communautaires de son comté, les médias sociaux et autres épluchettes de blé d’Inde. Le politicien moderne se doit aussi d’afficher un optimisme qui ferait pâlir d’envie Pangloss, l’exalté compagnon de Candide qui n’a de cesse de lui rappeler qu’il vit dans le meilleur des mondes possibles. Faites vous-même l’exercice en consultant la page Facebook de n’importe quel politicien (mais en particulier celle de Mélanie Joly) : il affiche un sourire indestructible et il ne saurait connaître une mauvaise journée ; chaque rencontre est « inoubliable » et « enrichissante », l’opinion de l’électeur lui « tient à cœur » (surtout en campagne électorale), et il est toujours avide de recevoir les « critiques constructives » de ses commettants.

Esprits chagrins, vous qui croyez aux froides lois de la statistique, ne tentez pas d’altérer l’enthousiasme congénital du politicien en lui mentionnant les sondages défavorables à son parti, il répliquera en vous lançant un regard condescendant : « C’est pas ce que je sens sur le terrain. » Il possède des informations que vous ignorez : le « terrain » est ce territoire mystérieux, interdit aux profanes, aux sondeurs et aux journalistes et uniquement accessible à l’initié, au politicien. C’en est même une loi aussi vérifiable qu’un théorème de Newton : les données provenant du « terrain » sont inversement proportionnelles à celles provenant d’un sondage défavorable.

Toute campagne électorale qui se respecte voit déferler un flot de slogans tous plus originaux les uns que les autres : « le vrai changement pour Montréal », slogan du parti municipal de Mélanie Joly en 2013, « ensemble pour le changement », slogan du NPD en 2015, « il est temps pour (sic) changer ensemble », slogan du PLC en 2015… Stephen Harper a pris bien des gens par surprise en déclenchant soudainement des élections en plein été. Les partis ont donc dû trouver des idées en toute hâte, car il fallait gagner la course aux pancartes électorales. De toute évidence, les slogans des partis fédéralistes avaient été tout d’abord imaginés en anglais avant que quelqu’un, en quelque part, ne s’écrie à la dernière minute : « C’est vrai, on oubliait, il y a des francophones dans ce pays ! » Et on a traduit les irremplaçables slogans à toute vapeur avec l’aide inestimable de Google translate. Avec les erreurs que l’on connaît[i].

Une campagne électorale – terrain où se déploie l’action sous toutes ses formes -ne sera sans doute jamais un lieu de lente et profonde réflexion ; mais on s’attendrait à ce que la forme de l’essai permette à Mélanie Joly d’apporter plus de substance à ses idées.

L’art du hors-d’œuvre

Je ne sais plus quel célèbre amphitryon a dit un jour : « Le hors d’œuvre est à l’appétit ce que la lingerie est au désir. » L’appétit du lecteur ne sera jamais rassasié par l’essai de Joly et on en restera aux hors d’œuvre. L’auteure surfe sur des évidences : la calotte polaire fond, le niveau des océans augmente, les phénomènes climatiques extrêmes sont de plus en plus fréquents ; les inégalités sociales se sont accrues dans les deux dernières décennies, la classe moyenne s’effrite et les multinationales profitent d’échappatoires fiscales qui atrophient la liberté d’action de l’État.

La politicienne l’a d’ailleurs répété ad nauseam lorsqu’elle s’est présentée en politique : elle est là pour lutter contre les réchauffements climatiques et les inégalités sociales. Les solutions qu’elle propose ne sont toutefois guère originales ni convaincantes. En ce qui a trait à l’environnement, on s’attendrait à un plaidoyer pro-électrification des transports et anti-oléoduc. Que nenni ! Mélanie Joly se contente de vagues considérations : il faut repenser notre lien à l’environnement, il faut « changer notre mentalité et notre rapport à la nature »… Mais rien de tangible. Il en était de même dans les débats que j’ai eus avec elle pendant la campagne: il était impossible de savoir si elle était pour ou contre le projet Énergie Est de TransCanada et il est toujours impossible de savoir où loge son parti sur ce sujet. En ce qui a trait aux inégalités sociales, elle souhaite que les pays s’entendent pour établir un taux d’imposition commun afin d’empêcher l’évasion fiscale ; elle reste cependant muette quant à savoir comment cela pourrait se réaliser concrètement.

À la lire, l’État d’aujourd’hui est complètement déconnecté de la population, en particulier des jeunes, et il faudrait opérer une révolution pour le rendre plus attrayant. Le concept de « révolution » me rappelle spontanément le mouvement des patriotes de 1837-1838, un changement de constitution, un nouveau régime politique, que sais-je… Mais la révolution que Mélanie Joly appelle de ses vœux ne modifiera en rien l’ordre établi : le Canada peut très bien demeurer une monarchie constitutionnelle ayant la reine comme chef d’État et son mode de scrutin non proportionnel n’a pas à être remis en question. La révolution qu’elle souhaite de ses vœux est tout au plus cosmétique : l’État doit pratiquer les techniques de marketing et de mise en marché qui ont fait et qui font encore le succès des entreprises privées. Le consommateur peut rapidement trouver sur le marché le produit qui convient à ses besoins : « Vous recherchez un jeans bleu délavé avec un look cool qui ressemble à celui que vous avez vu dans la dernière pub où apparaît votre vedette préférée ? Parfait, vous pouvez les (sic) trouver », écrit-elle dans son essai. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la relation que le citoyen entretient avec son État ? Malheureusement, l’État bureaucratique éprouve de la difficulté à rendre efficacement des services aux citoyens. La solution ? Les politiciens doivent utiliser davantage les médias sociaux (comme s’ils ne les utilisaient pas déjà de façon compulsive) pour communiquer avec leurs électeurs.

Les élus de ses rêves seraient beaucoup moins partisans et gouverneraient « le moins idéologiquement possible ». Les premiers pas du gouvernement Trudeau nous montrent cependant le contraire : le refus exprimé en campagne électorale de reconnaître la règle démocratique du 50% + 1 lors d’un référendum gagnant sur la souveraineté du Québec, l’imposition d’une ligne de parti dans le dossier de l’aide médicale à mourir, la célébration de John A Macdonald dont Mélanie Joly vante « la vision d’un pays qui valorisait la diversité, la démocratie et la liberté », alors que son mépris des francophones et des autochtones est notoire, nous montrent que sous des apparences de bienveillance et d’ouverture, ce gouvernement fédéral tentera, comme tant d’autres avant lui, d’imposer ses idées.

De plus, la nouvelle protectrice de la langue « francophone » (sic) cède souvent à cette détestable manie de tout angliciser qui s’est emparée de plusieurs de nos personnalités médiatiques. Elle emploie ainsi une pléthore d’anglicismes supposés aider son lecteur à mieux comprendre ses idées : « adoption d’une approche « pull » et « push » », « l’approche descendante ou « top-down » », « l’empowerment », « le Big Data », « le smart grid », etc. Ses idées ne sont cependant pas très difficiles à comprendre et ses anglicismes constituent donc des redondances qui rendent encore plus pauvre un style déjà plat et sans couleurs.

Le vide génère le vide et non le changement : on referme le livre de Joly en se disant que son auteure fera tout sauf changer les règles du jeu.

 

[i] (http://www.journaldemontreal.com/2015/08/05/des-fautes-de-francais-sur-les-pancartes)