Rabelais, le pantagruélisme et nous, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

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Photo: « Des sentiments floraux », Nicolas Veilleux, Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’œuvre de François Rabelais (1483-1553), médecin, écrivain et humaniste de la Renaissance unifie une incroyable diversité de discours et de connaissances autour d’une philosophie néo-platonicienne et chrétienne, le pantagruélisme. Compte tenu de l’impact culturel de Rabelais sur l’ensemble de la francophonie, il n’est pas exagéré de dire que le pantagruélisme fait partie de l’esprit même de la langue française. Nous pensons que la revitalisation de l’humanisme passe aujourd’hui par une revitalisation du français grâce à la présence évanescente, mais encore bien réelle, du démon Pantagruel dans nos bouches, nos têtes et nos coeurs.

L’humanisme de Rabelais

Les textes de la Renaissance nous ont légué une parole encore vivante. À la Renaissance, le monde, évalué à l’aune de la réalité humaine, s’humanise. L’humanisme éduque tranquillement la chrétienté à devenir l’Europe des nations, et prépare l’Église à céder la place publique à la science, à la démocratie, à la liberté artistique. Toutefois, après quelques siècles d’éducation humaniste, notre humanité nous échappe. L’humain semble en guerre contre la nature, contre lui-même. Notre connaissance nous scinde en sujet et en objet, en conscient et en inconscient, en déterminismes multiples qui se disputent notre vie. Le corps, le langage et la pensée ont-ils encore un centre humain ? L’humanisme semble dépassé, mort et enterré. Pourtant, les textes de la Renaissance nous touchent encore. Ne serait-ce que de la nostalgie ? Est-il possible de faire revivre l’humanisme en lui redonnant sa juste mesure et son unité ?

Pour les Français d’Amérique, du Québec, de l’Acadie ou d’ailleurs, la langue des humanistes français est étrangement familière. Parmi eux, celui en qui nous nous reconnaissons le plus facilement est François Rabelais, à cause de son vocabulaire et de son humour crus[i]. Toutefois, chercher le sens de l’humanisme chez un auteur reconnu pour sa démesure peut sembler voué à l’échec. L’oeuvre rabelaisienne déborde de toutes parts de ses innombrables influences, au premier chef les langues savantes, le latin et le grec, mais aussi l’hébreu, le chaldéen, les langues vulgaires, le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, et jusqu’à de multiples patois locaux. Auxquels on ne doit pas oublier d’ajouter la culture populaire, contes, légendes, chansons, jeux de mots et blagues, et surtout les grands auteurs : Lucien, Plutarque, Cicéron, Virgile, Boccace, Érasme, More, et, plus que tout autre, Platon. Si l’inspiration littéraire principale de Rabelais est le satiriste Lucien de Samosate, son inspiration philosophique principale est Platon. En fait, il y a une idée directrice dans l’oeuvre rabelaisienne, une philosophie que Rabelais nomme le « Pantagruelisme », moyennant lequel les vaillant héros « […] jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques ilz congoistront sourdre de bon, franc et loyal couraige[ii]». ll s’agit d’un amalgame de platonisme et de christianisme, avec quelques emprunts au stoïcisme et au scepticisme[iii]. Le pantagruélisme est sans doute l’une des plus belles émanations du néo-platonisme évangélique de la Renaissance et nous voudrions ici suggérer qu’il est peut-être encore une philosophie qui puisse inspirer une vie vraiment humaine.

Du réalisme grotesque au spiritualisme

L’oeuvre de Rabelais consiste principalement en cinq livres des aventures du géant Pantagruel, de son non moins gigantesque père, Gargantua, et de ses comparses, Panurge, Ponocrates et frère Jan. Dans le premier livre, Gargantua est envoyé à Paris par son père Grangousier pour suivre une éducation humaniste. Après avoir vaincu avec ses amis l’horrible Picrochole qui menaçait le domaine paternel, Gargantua fonde l’abbaye de Thélème, modèle de christianisme et d’humanisme.  Dans le livre second, Pantagruel, fils de Gargantua, quittera à son tour le domaine paternel pour s’instruire, et nouera une amitié avec Panurge. Dans le Tiers-livre et le Quart-livre, Pantagruel et compagnie feront le tour du monde afin de résoudre une terrible question posée par Panurge: dois-je me marier ? La quête se conclura dans le Cinquième livre, où la découverte de  la Dive-bouteille de l’oracle Bacbuc résoudra l’énigme par une blague absurde.  Ce qui frappe le plus chez Rabelais, c’est le langage populaire cru, une langue qui brasse, qui déménage et fait rire gras. C’est le Rabelais populaire, drôle, scatologique, mais aussi passionnant, qui emprunte aux récits de chevalerie d’innombrables scènes d’actions et retournements imprévus. Toutefois, les réflexions érudites, les questions philosophiques, la finesse poétique ne s’absentent jamais longtemps, pas plus que l’engagement politique – les critiques de l’Église, de l’éducation scolastique, le parti pris gaulliste. Les héros rabelaisiens sont la plupart du temps en voyage pour acquérir des connaissances, soit en voyage d’étude, soit en quête d’illustres sages à questionner aux quatre coins du monde, que Rabelais décrit avec les meilleures connaissances géographiques de son époque. C’est le Rabelais humaniste qui fait flèche de tout bois au nom de la raison, de la  passion, de la vie.

On s’est souvent demandé comment le Rabelais populaire s’articule avec le Rabelais humaniste. La réponse tient d’abord à l’époque de Rabelais. La culture savante n’avait pas encore divorcé de la culture populaire. De plus, les conditions de vie du XVIe siècle, plus naturelles, plus frustes qu’aujourd’hui, rendaient le corps, ses cycles, ses productions et déjections plus familiers qu’ils ne peuvent l’être pour nous.  Jamais Rabelais ne cesse d’être un amoureux du monde terrestre. Il faut lire l’oeuvre de Rabelais à voix haute pour en savourer tous les jeux sonores. Ce plaisir de la matérialité du langage semble une invitation à tous les plaisirs des sens, à la gourmandise, à la sexualité, à l’ivresse sous toutes ses formes, aussi bien qu’à une sage exploration de la nature, à l’observation, au voyage.  La matière est chez lui douée de sens, si bien que plusieurs ont vu chez lui un joyeux matérialiste, un hédoniste athée. Selon la thèse importante que Mikhaïl Bakhtine[iv] a développée d’un point de vue marxiste, l’humour scatologique se hausse chez Rabelais  au niveau d’un « réalisme grotesque », où les processus vitaux, corporels du monde matériel sont dévoilés dans leur vérité aussi bien que célébrés. Il s’agirait d’une « littérature du bas matériel » dans laquelle la matière, douée de son propre dynamisme, de son ordre propre, produit tout esprit, toute âme et tout sens dans une sphère de parfaite immanence.

Mais il y a un autre Rabelais, le Rabelais platonicien, qui, comme il se doit au XVIe siècle, est aussi un Rabelais stoïcien et évangélique. Il y a une réelle spiritualité chez Rabelais, spiritualité ignorée aussi bien par ceux qui voient en Rabelais seulement un humoriste décapant ou un humaniste éclairé. Les deux premiers livres, Pantagruel et Gargantua, furent de grands succès populaires, grâce à leur humour et aux rebondissements des aventures des géants. Les références à Platon y sont déjà nombreuses. Dans les légendes populaires, Pantagruel était un petit démon, un démon qui se glisse sur les navires et donne aux marins une soif inextinguible. Soif de vin pour les personnages romanesques, soif de connaissance pour les lecteurs de Rabelais. Le vocabulaire platonicien est présent tout au long de l’oeuvre de Rabelais, en premier lieu, le terme démon, importé par Rabelais directement de Platon, daemon[v]. De même pour les mots « idée » et « archétype », introduits en français par Rabelais. Dans le Tiers, le Quart et le Cinquième livre des aventures de Pantagruel, le ton devient plus sérieux, et le spiritualisme platonicien de plus en plus affirmé. Le thème platonicien le plus évident chez Rabelais est sans doute le banquet. Le banquet rabelaisien est prétexte à des propos grivois, tout autant qu’à des échanges cultivés et philosophiques. Dans le banquet, le matériel se sublime en langage, et le langage en communion des esprits. Au cours des aventures des géants, le banquet orgiaque et désordonné est appelé à se civiliser. Avec l’humaniste Ponocrates, le jeune Gargantua apprendra à partager avec de savants convives un repas sain et frugal, où tout ce qui est mangé est d’abord nommé, expliqué, et où le tapage des soulards obscènes est remplacé par des lectures savantes. Le banquet est un festin théorique, une invitation à la connaissance. Comme Platon, dont les dialogues étaient destinés au grand public, Rabelais donne l’eau à la bouche à ses lecteurs par des oeuvres qui attisent l’amour de la sagesse.

Alors que l’ironie platonicienne est implicite, celle de Rabelais se retrouve au premier plan et elle se mue en bouffonnerie. Chez les deux auteurs, l’humour sert à gentiment remettre à sa place, à enseigner l’humilité, rarement à démolir un adversaire. Le comique est un rabaissement de ce qui est faussement élevé, et une élévation de ce qui est bas. Ce rire platonicien est en même temps un rire évangélique, dans lequel on découvre que la réalité quotidienne, apparente, se tient la tête en bas et est appelée à un grand retournement: les premiers seront les derniers, les pauvres seront les riches, les sages sont fous et les fous sont sages. Là où l’ironie de Rabelais est la plus mordante au point de condamner, c’est dans le combat contre les sophistes remplacés à son époque par les scolastiques. Enfermée dans des formes figées et dans un verbalisme souvent creux, la scolastique péchait en outre par son latin de mauvaise qualité et son ignorance du grec, de l’hébreux et de l’arabe. Rabelais dénonce chez les sophistes scolastiques d’abord l’abstraction excessive de leurs raisonnements, mais aussi leur manque de rigueur linguistique et herméneutique. C’est toujours au nom de la rigueur, de la vérité et du sens que s’exerce la critique rabelaisienne. Le cynisme actuel, vulgaire ou raffiné, critique sans rien affirmer, met tout à l’envers, rien sur ses pieds. L’ironie rabelaisienne, au contraire, critique pour affirmer et renverse pour redresser.

Aussi bien l’ironie rabelaisienne que les banquets somptueux de Gargantua et Pantagruel supposent un sens du vrai, du beau et du bien, qui se fonde sur la théorie platonicienne des Formes, ou Idées. La théorie des Idées apparaît chez Rabelais notamment dans une scène surréaliste où, au beau milieu de l’océan, des mots sans locuteurs volent librement en l’air après avoir dégelé. On apprend ensuite que les mots et les Idées gèlent, et qu’il faut attendre leur fonte pour pouvoir les comprendre. Le monde terrestre d’ici-bas est constitué par les Idées qui fondent et qui coulent, depuis un lieu idéal nommé le manoir de Vérité.

Selon le philosophe Petron (Plutarque), il existe plusieurs réalités :

 «[…] plusieurs mondes soy touchant les uns les autres en figure triangulaire æquilatérale, en la pate et centre desquels disait estre le manoir de Vérité et le habiter les Parolles, les Idées, les Exemplaires et portraictz de toutes choses passées et futures; autour d’icelles estre le Siècle. Et en certaines années, par long intervalles, part d’icelles tomber sus les humains comme catarrhes[vi] et comme tomba la rousée sus la toizon de Gédéon, part là rester réservée pour l’advenir, jusques à la consommation du Siècle[vii]. »

On retrouve ici les grandes lignes de la métaphysique platonicienne. L’être se constitue de couches de réalité hiérarchiquement ordonnées selon leur proximité avec un modèle de perfection. Notre monde spatio-temporel est l’image dégradée de l’éternité. Le bien et l’être d’ici-bas, dans toute leur richesse et leur beauté, ne sont en fait que les pâles reflets d’une perfection absolue. Dans les mots de Platon :

« Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur cognoscibilité que manifestement ils reçoivent du bien, mais c’est leur être et aussi leur essence qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence, mais quelque chose qui est au-delà de l’essence, dans une surabondance de majesté et de puissance.

Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama:

– Par Apollon, dit-il, quelle prodigieuse transcendance !

– C’est toi le responsable, repris-je, tu m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet[viii]. »

Glaucon se moque de Socrate parce que celui-ci ose livrer la pensée qui l’habite, la pensée d’un Absolu. Qu’est-ce qui est drôle en définitive ? Est-ce le fait de prétendre qu’il y a une perfection absolue, alors que la réalité serait bien plus banale et relative ? Ou plutôt qu’un simple mortel ose parler du Divin ? Le platonisme chrétien de Rabelais, c’est l’optimisme de croire que malgré le grotesque et la petitesse de la condition humaine, un certain rapport au Bien en soi est possible. Sous le soleil de la Renaissance, ce Bien se révèle comme agapè et caritas, amour et charité, amour des langues, des savoirs, du monde et de la vie.

Comme chez Platon, la principale condition de l’accès au Bien pour Rabelais est l’éducation. L’éducation humaniste qui transforme, mais en douceur, rend moral et droit, au point que les lois deviennent superflues : « FAY CE QUE VOULDRAS[ix] » n’est-elle pas d’ailleurs la devise de l’abbaye de Thélème ? Rabelais propose une formation de l’être humain par une éducation qui suive la hiérarchie naturelle de l’être. Cette éducation est d’abord celle du corps, qui est doué d’un sens propre qui s’élabore dans le sport et dans la danse. Le scatologique rabelaisien montre le corps indiscipliné. Les disciplines sportives, diététiques, hygiéniques et artistiques haussent ensuite le corps à sa vraie nature. Par l’éducation, le corps trouve son équilibre, et finit par incarner des significations spirituelles. Corps, langage et esprit s’enchaînent naturellement lorsque l’enfant est guidé par un maître aimant. Les possibilités humaines infinies font de chaque enfant un géant potentiel. L’unification de l’humain n’est possible que par un gigantisme qui accueille et digère les multiples connaissances pour leur donner une forme dotée de sens. Dans les magnifiques lettres que Gargantua envoie à son fils Pantagruel, Rabelais nous rappelle que l’éducation est avant tout une responsabilité filiale. Alors qu’il encourage son fils à l’excellence, Gargantua le rassure en ces mots : « Et ce que présentement te escriz n’est tant affin qu’en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te rescousses et te refraischisses en courage pareil pour l’avenir[x]. » À la différence de Platon, Rabelais assigne à l’éducation la formation d’humains complets, non spécialisés dans une tâche, non réduits à des fonctions sociales. Il s’approprie toutefois l’idéal du philosophe roi, personnifié par le sage et débonnaire Gargantua. Comme chez Platon, le sage dirigeant doit avant tout veiller à l’éducation de ceux dont il a la responsabilité, éducation dont le but final est spirituel, soit la formation d’une âme vertueuse, où le salut chrétien remplace la métempsycose. Gargantua comprend que son propre salut passe par celui de son fils. Je n’ai ménagé aucun effort pour ton éducation, lui dit-il :

 «[…] comme si je n’eusse aultre thrésor en ce monde que de te voir une foys en ma vie absolu et parfait […] et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir représentant la personne de moy ton père, et, sinon tant excellent et tel de fait comme je te souhaite, certes bien tel en désir[xi]

L’humain n’est jamais complet, il n’est jamais parfait, sinon dans l’amour du parent pour son enfant, et l’amour ne se dit jamais si complètement que dans les lettres.

Langage et humanisme

C’est donc l’éducation qui humanise, c’est elle qui met la table pour le banquet des idées, qui affute l’ironie anti-sophistique et unifie les possibles humains. Avant tout, l’éducation est un rapport personnel où se transmet un langage. C’est par le langage que la connaissance et l’action sont possibles. Rabelais lui-même est en ce sens notre Gargantua à tous. Comme Dante, l’un des pères spirituel de l’humanisme, qui a donné une dignité à l’Italien dans le but de fédérer certaines villes italiennes, Rabelais a contribué à donner une langue à la France. Olivétan, l’un des premiers traducteurs de la Bible en français, puis Du Bellay, La Fontaine, Molière, Diderot, Voltaire, Flaubert, Balzac, Michelet et Hugo ont tous une dette, en général reconnue de bon coeur, envers « L’utile doux Rabelais » (Du Bellay, La Musagnœmachie)[xii]. Nous lui devons les mots « mythologie », « encyclopédie », « sympathie », « ichtyophage », « catastrophe », « hiéroglyphe », « scatophage », « archétype », « atome », parmi d’autres. Selon André Belleau, au moins quatre vingt-quinze latinismes et cent-quinze néologismes rabelaisiens sont restés durablement en usage dans la langue française. Le lexique de Rabelais compterait plus de cent mille mots, le double de celui de Victor Hugo[xiii]. Combien de trésors sont encore enfouis dans le gouffre de l’esprit qu’est le rire énorme de cet Eschyle de la mangeaille, pour paraphraser Victor Hugo[xiv]? Bien sûr, la création humaine n’est jamais ex nihilo. C’est sa maîtrise des langues anciennes, surtout le grec et le latin, qui permet à Rabelais ces inventions, qui sont souvent obtenues par la francisation de mots déjà existants. Il faut toutefois prendre la mesure de ce que peut vouloir dire le verbe « franciser » dans le cas de Rabelais. Franciser, c’est pour lui faire passer une langue de l’enfance à la maturité. L’humanisme de Rabelais, c’est la formation du français.

Former une langue, c’est d’abord lui donner une unité. Rabelais ne ménage pas ceux qui mettent des mots latins et grecs dans le français sans les adapter. À un Limousin qui mélange bêtement latin et français, Pantagruel décoche cette violente invective : « Tu écorches le latin; par saint Jean, je te ferai écorcher le renard, car te écorcherai tout vif. » Mélanger les langues sans les travailler, ce n’est pas parler, c’est baragouiner. Chez Rabelais, la diversité de langages et de niveaux de langage utilisés, mais non-confondus entre eux, fait ressortir pour le lecteur le caractère matériel, contingent, mais aussi poétique de tout langage. Un travail poétique d’intégration est nécessaire pour que cette matière sonore acquiert un sens. Comme les autres humanistes, Rabelais utilisait les langues mortes comme modèles de beauté et de sens. Puisqu’elles sont mortes, elles sont achevées et on pouvait donc les considérer comme des oeuvres d’art inspirantes pour la formation des langues vivantes. Le multiple ne prend sens que par la participation à des modèles d’unité asymptotiquement orientés vers une unité parfaite. Après l’écroulement de Babel qui a fait éclater le langage, l’Un ne prend sens pour nous que dans des unités relatives, et pour cette raison plurielles. La multiplicité des langues est une pluralité d’unités différentes. Chaque langue cherche à reproduire l’unité du réel, même si cela reste toujours imparfait. Le grand ennemi de la multiplicité est non seulement l’homogénéisation, mais tout autant la confusion. En se mélangeant de façon désorganisée, aussi bien l’Un que le multiple se dissolvent dans l’indéterminé.

Former une langue, c’est aussi lui donner un rapport à la vérité. Pour Rabelais, seules les paroles du manoir de Vérité constituent une langue parfaite – un  logos divin – et elles ne durent que jusqu’à la consommation du Siècle[xv]. Les langues classiques elles-mêmes ne sont que des copies imparfaites d’idéaux éternels. Ici-bas, la pureté linguistique est donc toujours relative. Rabelais suit le Platon du Cratyle : entre le conventionnalisme et le naturalisme, il y a l’exigence de chercher les Idées (Eïdos) par le langage. Le langage n’a de sens que par la consistance du réel auquel il se réfère. C’est par ce rapport à une réalité idéale que le langage devient substantiel. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la célèbre phrase de Rabelais, qui fonde l’herméneutique en nous enjoignant de nous rendre pareils au chien, qui est selon Platon l’animal le plus philosophe du monde:

« À l’exemple d’icelluy vous convient estre saiges pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse, légiers au prochaz et hardiz à la rencontre; puis par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sugcer la substantifique mouelle[xvi][…] »

Lorsque le langage saisit le réel, les livres sont un festin de moelle. Le pantagruélisme prend le contre-pied de tous les nihilismes de la référence, de toutes les philosophies du langage vide, des mots qui ne réfèrent qu’à d’autres mots, donc à rien du tout.

Une langue bien formée, belle et vraie, est en définitive une condition essentielle de l’action humaine. Les oeuvres de Rabelais avaient une fonction économique et politique. Elles puisaient à la petite littérature populaire pour être accessible et se vendre, et lui auraient ainsi assuré une sécurité matérielle. Outre les diverses prises de positions théologiques qui appuyaient l’évangélisme catholique et le gaullisme, Rabelais promouvait activement par ses oeuvres la pédagogie humaniste, le pouvoir du Roi contre celui de Rome, les intérêts de ses protecteurs – les Du Bellay et le Cardinal de Châtillon[xvii]. La raison pour laquelle Rabelais a tellement marqué la langue française, c’est qu’il a contribué par sa littérature à influencer les institutions de la France et de l’Occident. La langue n’est pas un simple outil, mais elle n’est pas non plus une pure oeuvre d’art, elle est ancrée dans le monde. L’humanisme est pour Rabelais la tentative réussie de motiver une action collective par une littérature qui donne soif de vérité et d’idéal. Cela n’est possible que par un recours à la fois au langage populaire et à la culture savante.

L’humanisme semble mort parce que nous nous sentons impuissants à agir pour donner un sens à notre monde, et cette impuissance est en définitive notre impuissance à nous exprimer véritablement. Le grand obstacle à la revitalisation de l’humanisme est peut-être la fracture que nous observons entre le monde populaire et le monde savant, fracture qui est directement proportionnelle à celle qui existe entre les disciplines savantes. L’humain ne peut être  « un abysme de science » que s’il garde en mémoire que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme[xviii] ». Or la conscience humaine ne se forme que dans une communauté linguistique. Pour combler ces gouffres qui nous déchirent et retrouver l’unité d’une conscience humaine, il faudrait aujourd’hui une institution capable de donner un langage commun au savant et à l’homme du peuple, d’une part, et de l’autre aux sciences, aux techniques, aux arts et aux lettres. Ce langage commun, comme nous l’avons vu, ne doit pas être homogène ou se soumettre à une norme rigide, il doit unifier les divers niveaux de langage et les diverses connaissances comme les fibres d’un arbre qui s’élance vers le ciel.

Rabelais et nous

Proposer une revitalisation de l’humanisme par l’étude d’auteurs de la Renaissance comme Rabelais peut sembler futile, tant les siècles qui nous séparent d’eux les rendent obscurs aux yeux de nombre de nos contemporains. J’ai quant à moi la conviction que, lorsque Rabelais, Montaigne et Du Bellay nous paraissent étrangers et lointains, c’est probablement parce que nous oublions que nous parlons une langue dans laquelle on entend encore la leur. Jacques Ferron, Victor-Lévy Beaulieu, Antonine Maillet et Réjean Ducharme ont bien montré à quel point Rabelais est vivant dans le Québec et l’Acadie d’aujourd’hui. Il vit encore aussi bien dans la littérature populaire d’un Bertrand Leblanc que dans celle, plus intellectuelle, d’un Louis Hamelin. Rabelais peut nous apprendre à apprécier à sa juste mesure notre langue à l’accent circonflexe, un accent un peu vieillot, plus proche de Panurge que de Swann, un bel accent qui a déjà servi le roi de France, la pédagogie humaniste, la réforme de la théologie et la réactualisation du platonisme. L’humain peut sembler perdu aujourd’hui, probablement parce que nous avons oublié qu’il ne se forme que par la douce rigueur du langage. L’oeuvre de Rabelais est pour nous un lieu d’écoute et de retrouvailles. Elle nous convie au festin de nos mots de gueule et d’esprit, au banquet de nos discours où nous rions de nous-mêmes et des sophistes d’un rire qui remet chacun à sa place et qui épure graduellement tout ce qui est grossier. L’idéalisme qui anime Rabelais semblera naïf ou dépassé à plusieurs esprits fins d’aujourd’hui. Pourtant, tout comme le bon peuple, nombre d’artistes, de scientifiques et de penseurs rêvent encore du vrai, du beau et du bien. Si l’écoute de la voix puissante du géant Pantagruel, résonnant du XVIe siècle au XXIe, accomplissait en nous la réminiscence du Bien, peut-être pourrions nous rappailler l’être humain. L’Amérique, où le français est demeuré plus rabelaisien qu’ailleurs, est un endroit aussi bon qu’un autre pour repantagruéliser le monde.

[i] Voir à ce sujet André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, et Antonine Maillet, Rabelais et les traditions populaires en Acadie, Presses de l’Université Laval, 1980

[ii] François Rabelais, Le Tiers Livre, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.327

[iii] Voir à ce sujet Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992

[iv] Mikhaïl Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais, Gallimard, 1970

[v] Manuel De Diéguez, Rabelais par lui-même, Éditions du Seuil, 1960, p.92

[vi] Un «catarrhe» est l’écoulement d’un fluide corporel.

[vii] François Rabelais, Le Quart Livre, Chap. LV, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.691

[viii] Platon, La République, in Oeuvres complètes, Flammarion, 2008,  p.1676

[ix] François Rabelais, Gargantua, Chap. LVII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.159

[x] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.203-204

[xi] Ibid., p.204

[xii] Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais, Librairie Universitaire J. Gamber, 1930

[xiii] André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.119

[xiv] Cité par André Belleau, Notre Rabelais, Boréal, 1990, p.17

[xv] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.544

[xvi] François Rabelais, Gargantua, Prologue, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.4-5

[xvii] Michael Screech, Rabelais, Gallimard, 1992, p.38

[xviii] François Rabelais, Pantagruel, Chap. VIII, in Oeuvres complètes, Gallimard, 1955, p.206

Discuter avec Montaigne de la barbarie contemporaine, Christian Giguère

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Photo: « Immeuble montréalais dominant », Rosemarie Lalonde, Collège de Bois-de-Boulogne

Christian Giguère

Professeur d’anglais L2

Collège de Bois-de-Boulogne

Il me suffit d’ouvrir une édition des Essais de Montaigne, de piger aléatoirement dans l’un des trois tomes, pour être frappé par l’actualité de sa pensée divagante. Une pensée humaniste qui me transporte au lieu que le Québec a érigé comme l’axe de la formation de l’esprit de ses citoyens à une époque où la formation de l’esprit critique n’était pas encore devenue à la fois une compétence transversale et une marque de commerce de la discipline philosophique. Lire Montaigne me fait réfléchir au cégep d’aujourd’hui, celui que les bonzes du ministère de l’éducation tiennent à réformer, le cégep avec son langage technocratique et son fonds culturel commun, que le cénacle formé de ceux qui y enseignent depuis de nombreuses années traite parfois avec une révérence qui n’est pas sans rappeler la scolastique que Montaigne aime tant prendre à partie dans ses écrits.

On l’a souvent répété : Montaigne n’est ni un philosophe, ni un littéraire, ni même un véritable humaniste comme le furent Érasme et Tomas More. Ses Essais n’enseignent aucun système. S’il avait voulu devenir prof de cégep, sans doute lui aurait-on reproché de ne pas avoir de spécialisation en littérature, en philosophie ou dans une science humaine particulière. On lui aurait reproché de faire de la philo sans avoir bien maîtrisé les présocratiques ou d’être incapable de résumer la pensée de philosophes institutionnels admirés de son époque comme Thomas d’Aquin. C’est que Montaigne est essentiellement un lecteur. Son écriture, qui n’atteint que très rarement cette rigueur conceptuelle réclamée par la mouvance kantienne par exemple, n’existe que par le regard qu’elle porte sur des textes (Platon, Épicure, Sénèque, Cicéron, Plutarque) mais qui plus est sur des individus et leurs coutumes, qui sont lus un peu comme on lit aujourd’hui – quand c’est fait rigoureusement, ce qui n’est pas toujours le cas – romans, essais et films documentaires.

C’est bien ce qu’il fait dans le « Des cannibales » : il lit le corps et le discours que lui offre l’homme du Brésil, le bon cannibale, l’anti-Magnotta, véritable artefact anthropomorphique du nouveau monde, qu’il a employé dans sa seigneurie :

Cet homme que j’avais était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage; car les fines gens remarquent bien plus curieusement et plus de choses, mais ils les glosent; et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent d’altérer un peu l’Histoire; ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient .

Montaigne a beau vouloir nous entretenir du nouveau monde et de sa culture vierge et vertueuse, il a beau nous esquisser une théorie pré-rousseauiste de l’état de nature, il ne peut s’empêcher de comparer les coutumes du nouveau monde aux pratiques civilisées de l’Europe latinisée. Le lettré européen, du haut de sa Cité périclésienne, ne peut s’empêcher de gloser métaphysiquement sur ce qu’il découvre de la bactérie américaine mangeuse de chair. Voulant montrer à son semblable qu’il sait tout ce qu’il y a à savoir, il sacrifiera allègrement rigueur et probité intellectuelle pour le persuader que l’objet se moulant parfaitement aux désirs refoulés d’une sensibilité en quête de terreur et d’exotisme, que cet objet de sa perception raffinée est la chose en soi.

Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivit ce qu’il sait, et autant qu’il en sait, non en cela seulement, mais en tous autres sujets : car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine, qui ne sait au reste ce que chacun sait. Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la physique.

C’est la grande leçon ethnologique qu’on a tendance à tirer de cet essai : la barbarie n’est pas toujours là où on l’attend. Du point de vue philologique, le barbare, c’est celui qui parle une langue que le citoyen grec ne connaît pas, celui dont le discours se ramène, dans l’esprit ethnocentrique du « civilisé », à d’insignifiants « ba-ba ». Ça vaut également pour les enfants, infans en latin, ceux qui ne parlent pas : eux aussi, on a l’impression qu’ils sont bêtes, incultes, qu’on doit leur servir un discours prémâché, vulgarisé, pour ne pas dire vulgaire et populiste, le langage du journal Métro et des films de super héros scénarisés pour un public d’une douzaine d’années. Pour Montaigne, il était clair que la barbarie dont on affublait les indigènes du nouveau monde était l’expression d’une peur de ceux qui ne partagent pas notre culture : « il n’y a rien de barbare en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».

On a parfois tendance à traiter cette idée comme une lapalissade, une leçon qu’on apprend à l’école primaire, au secondaire au pire : celui que tu traites de Chinois, de chin-tok, de ming-ming cha-ka-may ou quelque autre imbécilité, ce n’est pas un chinois tu vois, c’est un Laotien. Tu connais le Laos, Kevin ? On peut supposer de nos jours que l’étudiant qui se présente sur les bancs du cégep est bien au fait de la différence ethnique et culturelle, bien au fait des sources de l’intolérance. Il aura bien saisi, en cette ère de mondialisation où un Sénégalais, un Moldave et une Québécoise peuvent jouer en réseau à League of Legends en commentant le dernier tube d’Adèle, que l’Iranien n’est pas un arabe et que l’autre, l’étrangère, le musulman, le gay, le douchebag, la geek, que cette personne est humaine-comme-toi.

Est-ce bien cela, l’humanisme ?

Montaigne serait le premier à nous rappeler que l’expression « ce qui n’est pas de son usage » recouvre un phénomène beaucoup plus large que ce que le cours d’éthique et culture religieuse désigne comme la culture ethnique, religieuse ou identitaire. Lorsque les premiers humanistes ont commencé à s’échanger des lettres, dissertant sur la République de Platon ou la Politique d’Aristote, ils ont bien compris que pour en arriver à apprendre des choses fondamentales sur l’existence humaine, pour atteindre un véritable savoir sur l’être humain, ils avaient besoin d’un fondement, d’un point de départ. L’être humain était certes leur sujet, leur sub-jectum, la matière qui soutenait leur désir de connaissance, mais il leur manquait une conception rigoureuse de l’être humain comme sujet de connaissance.

Voilà ce qu’ils ont rêvé de faire renaître – d’où le terme de Renaissance pour désigner la spécificité de leur ère – dans les textes de l’Antiquité gréco-romaine : l’humain comme être présent, conscient de son immanence; comme celui qui est là quand on pense, celui qui accepte enfin, après une dizaine de siècles de rhétorique catholique en Europe, qu’il est le protagoniste de son existence. Comment ne pas désigner comme un rêve ce qui n’avait jamais existé sous cette forme moderne ? Les humanistes, on l’aura compris, ont trouvé dans les textes anciens ce qu’ils y ont cherché. L’objet était de toute évidence déjà-là sous forme de désir et c’est en matérialisant leur fantasme par le truchement de textes interprétatifs, en produisant essentiellement des « explications de textes », qu’ils ont produit leur savoir. Quiconque a un jour eu à rédiger une dissertation sur une question moindrement abstraite sait à quel point il est difficile de mettre son esprit en marche, de passer à l’exécution de la pensée. On a souvent l’impression – et le trope de l’imprimerie est de mise ici – d’être devant une page blanche. Les humanistes l’avaient bien compris eux-aussi. Plutôt que de se lamenter de devoir faire table rase d’une scolastique oppressante et dogmatique, ils ont décidé de bâtir leurs réflexions sur un sol qui n’avait pas été détruit par le moyen âge : le texte. Ils se sont servis de leurs habiletés pointues en lecture, acquises au prix de nombreuses heures passées à l’exégèse des textes sacrés, pour lire ces écrits profanes qui – les lettrés le savaient ou s’en doutaient presque tous à l’époque – recelaient une matière riche sur ce que c’est que de vivre en être humain sur la terre. Pour acquérir et solidifier leur savoir proprement « humaniste », les penseurs de la Renaissance ont été forcés à l’aiguisage de leur habileté à lire les textes anciens au sens plein du terme.

Comment allaient-ils procéder ? Allaient-ils devenir des spécialistes de la philosophie de Platon et d’Aristote ? Allaient-ils résumer tous leurs textes, condenser tous leurs concepts, connaître sur le bout des doigts chaque petit détail du moindre écrit des ces maîtres, comme les moines le faisaient avec les textes sacrés ? Plusieurs se sont prêtés à cet exercice « scolaire ». Montaigne, lui, n’avait pas cette inclination. Ce qui l’intéressait dans la lecture des textes anciens, c’était moins le « travail de moine scolastique », travail de discipline et de rigueur formelle qui consiste à rendre l’exactitude de la lettre d’un texte, et bien davantage d’apprendre comment les anciens lisaient les expériences complexes que les humains rencontrent dans le courant d’une vie, courant qui ressemble très souvent, dans son esprit, à celui d’une rivière :

Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordogne fait de mon temps vers la rive droite de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire; car, si elle fut toujours allée ce train, ou dut aller à l’avenir, la figure du monde serait renversée. Mais il leur prend des changements : tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt de l’autre; tantôt elles se contiennent.

La lecture exacte et rigoureuse des textes anciens aura beau nous fournir un bel « édifice de savoir », Montaigne remarque ici que ce que nous nommons communément « la vie » opère une action qui est très difficile à percevoir et à comprendre intellectuellement. Il compare la vie à la force érosive des marées. Certains êtres sont très posés, leur « position territoriale » le résultat, en général, d’une culture de l’esprit par le verbe et l’art du discours. Présentés sous une forme textuelle et discursive, Platon et Aristote sont en effet les modèles idéaux d’une pensée posée. Ce sont des auteurs, des auctoritas; le statut prestigieux de l’auteur (le livre imprimé transformant magiquement nos deux Grecs en êtres-qui-savent) servant ici à convaincre les lecteurs de la certitude et de la solidité du « contenu » de leurs textes, et donc du savoir qu’on peut en tirer. C’est de cette manière que les humanistes, à coup de centaines de milliers de textes diffusés par la nouvelle technologie de l’imprimé, ont réussi à convaincre leurs concitoyens de l’existence d’une nature humaine séculière et d’un être humain qui n’est plus seulement une créature de Dieu, mais un être qui « est » parce qu’il pense, un être qui existe par sa pensée.

Dans ses Essais, Montaigne nous entretient certes de ce positionnement idéal et textuel des grands auteurs, mais il nous montre également l’agitation de ceux qui sont visés par leurs textes: les lecteurs proprement humains. Le lecteur n’est pas un auteur; il n’a rien d’une autorité ou d’une célébrité et ses paroles n’ont que rarement un effet de magie sur ses interlocuteurs. Le lecteur, c’est le citoyen ordinaire, celui qui suit ses cours de littérature et de philo au cégep et qui ne publiera ni autofiction célébrée un mardi après-midi à la radio publique, ni thèse de doctorat tablettée sur les rayons poussiéreux de la bibliothèque des lettres et des sciences humaines.

Le lecteur est celui qui vit et meurt dans la clandestinité du quotidien. Montaigne compare la vie du lecteur au travail séculaire des rivières qui s’écoulent dans les villes et villages de son pays. Bien qu’elles agissent sans ostentation, les rivières ont une nature intempestive. Il en va de même pour notre raison. Lorsqu’elle nous mène à penser que les choses s’en vont à droite, le courant de la vie tire soudainement à gauche, et vice versa. On peut en conclure que c’est dans leur durée que les choses révèlent leur véritable nature. La lecture de cette durée implique de lire le passé à l’aune de l’actualité du présent et de l’anticipation du futur.

Je pense que c’est de cette façon qu’on doit comprendre la forme des Essais. Il ne faut pas y chercher un travail scolaire de connaissance scientifique des textes anciens. Pour cela, il y a l’histoire, c’est-à-dire la méthode historique, qui nous apprend à soupeser minutieusement nos sources pour faire en toute rigueur ce qu’on appelle communément « l’histoire de la philosophie » ou « l’histoire de la littérature grecque ». Il faut bien appeler cela une « méthode », car c’est à force de pratique et de révision qu’on arrive à produire ce discours lisse et méthodique qui rend le chaos des événements et des styles si palpable, si facile à lire.

À travers son histoire, la « république européenne des lettres » a beaucoup fait pour masquer ce qui nous paraît comme les défauts de la pensée. Chez Montaigne, moins intéressé par l’artifice que par la nature des choses, c’est « l’art » qui symbolise ce travail de maquillage : « Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée ». Habité par le souci de ne pas être artificiel, de ne pas céder aux beaux discours, Montaigne pensait-il à sa propre enfance, où les employés de son suzerain de père ont été obligés de s’adresser au petit Michel en latin, langue des intellectuels, afin que le jeune homme puisse s’élever au-dessus de la vulgarité coutumière des vassaux bordelais ? Ce n’est pas clair. Dans son essai sur les cannibales, Montaigne indique qu’il « faut se garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voie commune ». Et pourtant, qui sont les représentants de la voie de la raison, qui sont ceux qui nous indiquent le chemin pour nous y rendre, sinon les penseurs de la tradition, les spécialistes de la civilisation, ceux-là mêmes qui ont créé tous ces artifices qui rendent les humains aveugles à leur véritable nature ? C’est à cette affiche que Montaigne nous paraît à la fois le plus sincère et déconcertant.

Comment concilier sa critique de la « république imaginaire » de Platon avec sa recherche de la voie de la raison ? Trouve-t-on dans son écriture une théorie de la raison qui se substituerait à celle qu’on infère chez Platon ? La question est évidemment futile. On le présente comme le précurseur des sciences humaines en France, comme celui qui a appris aux Français à se connaître. La visée de Montaigne – s’il en a une, ce qui est parfois douteux – c’est de penser la vie humaine, la sienne en tout premier lieu, en conversant avec ses auteurs préférés. Si visée il y a dans « Des cannibales », on ne peut la désigner que comme problématique. La vérité évidente à l’œil nu n’est plus fiable.

La barbarie esquissée dans l’essai est un problème dans la mesure où Montaigne réalise que la définition traditionnelle de ce concept, celle que les Européens avaient coutume d’utiliser dans leurs discours, repose sur des jugements arbitraires. Ce que nous retenons, quelques siècles plus tard, de son raisonnement, de cette voie de la raison immanente qu’il a voulu défricher dans la forêt spéculative des spécialistes du savoir absolu, se révèle dans sa manière de discuter du problème, sa manière d’aborder le problème à hauteur d’homme, c’est-à-dire sous forme de question. Montaigne est l’artisan moderne de la quaestio : au « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » socratique, il oppose un « que sais-je ? » humaniste.

Voilà qui n’est pas sans nous fournir un prétexte pour apponter la place qu’occupe ce questionnement humaniste dans le cursus collégial du vingt-et-unième siècle. Lit-on Montaigne dans les cours de philosophie au cégep ? Les Essais apparaissent-ils au syllabus des cours de littérature ? On peut supposer que c’est encore le cas, bien qu’aucune donnée ne permet de le confirmer ou d’en mesurer l’ampleur, les devis ministériels n’imposant évidemment aucun canon. La véritable question serait de se demander si Montaigne enseigne une compétence – terme phare de la scolastique cégépienne contemporaine – et si la lecture des Essais permet de l’atteindre. À défaut de figurer dans la liste des classiques consensuels de l’histoire de la littérature française, sans doute son écriture nous permet-elle de « repérer et classer des procédés stylistiques ». Évitons de nous leurrer, néanmoins, et avouons que Montaigne est un pauvre maître d’enseignement. Cette lecture à laquelle il nous initie n’a que peu de méthode. Les connaissances qu’elle permet d’acquérir ont peine à se loger dans un concept précis. Suffit de vouloir les saisir de nos griffes cognitives pour nous rendre compte, comme le dit si bien Montaigne, que nous « n’étreignons que du vent ».

Plaçons-nous un instant dans l’esprit du cégépien dont l’apprentissage et l’écriture sont constamment mis à l’examen. Lui demanderait-on d’apprendre à lire comme Montaigne qu’il serait en droit de s’insurger devant l’incohérence de l’exigence. Faut-il commettre les mêmes erreurs que lui, pécher par la même innocence en avançant qu’il n’y avait en Amérique « aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres; nulle science de nombres; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique » ? Que les sauvages ne connaissaient rien des « paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, le pardon, inouïes » ?

Il m’apparaît, justement, que l’écriture de Montaigne nous fournit le paradigme des études collégiales et que les Essais constituent l’exemple parfait du texte qui devrait être lu par un jeune de dix-huit ans à qui on demande soudainement de penser tant soit peu par lui-même. Avant de l’asseoir sous le temple de Delphes et de le plonger dans l’allégorie de la caverne; de lui apprendre la maïeutique, la théorie platonicienne des idées, le juste milieu aristotélicien et le cogito cartésien; avant d’en faire un historien des mouvements littéraires et des figures de style de Bernard Dupriez, ne devrait-pas l’amener à se poser la question de ce qu’il sait ? Que sais-je ? Quelle est cette chose que je crois posséder lorsque j’énonce que je sais quelque chose ?

Poser la question de ce qu’on sait, c’est se demander ce qu’on nous a appris, c’est-à-dire ce qu’on nous a dit un jour à l’école, à la maison, entre amis. C’est la question que les personnages de Samuel Beckett se posent sans cesse : que faire de ces histoires qu’on leur sert comme tenant lieu du réel ? Le narrateur de l’Innommable en a « assez de faire l’enfant qui, à force de s’entendre dire qu’on l’avait trouvé dans un chou finit par se rappeler dans quel coin du potager c’était ».

Nul exercice ne permet mieux d’apprécier le problème inhérent au phénomène de la connaissance que l’écriture. Écrire ce qu’on sait et ce qu’on a appris, c’est prendre la mesure de l’ancrage du savoir et de la rhétorique du discours. C’est réaliser qu’on sait en grande partie parce s’est opéré ce que la psychanalyse appelle un transfert entre nous et le discours d’une figure d’autorité, un être-supposé-savoir. L’étudiant qui entre au cégep a souvent déjà fait un constat plutôt ahurissant : il n’est pas certain que le prof sache. Il n’est pas du tout évident d’apprendre lorsqu’on est dans un tel état d’esprit, lorsqu’on sent qu’on doit faire semblant de respecter le prof qui nous a été assigné et de s’approprier tout ce qu’il nous enseigne. Parmi les fonctions qu’on attribue au cégep, la moindre n’est pas d’aider l’étudiant à naviguer dans un monde où il ne peut plus accepter tous les discours passivement. Va pour les maths et les sciences naturelles, où l’évacuation de la subjectivité s’érige en pétition de principe. Mais qu’en est-il du politique, de l’identité, du vivre-ensemble, du rapport à l’altérité, de l’éthique ? Que doit-il faire de sa subjectivité fracturée, de cet ego angoissant qui l’habite avant qu’il ne se sente accepté dans le club de ceux qui ont compris ? Que fait-on si on n’atteint pas ce qu’on conçoit comme le seuil du savoir ? Comment vit-on avec ce moi imparfait et maladroit qui n’a pas fini sa technique infirmière, qui n’a pas été accepté en médecine, qui a coulé tous ses cours de première session ? C’est là précisément où Montaigne nous est de son plus grand secours.

Son écriture essaie des choses; elle essaie de comprendre. Son premier constat est que toute compréhension part de soi. Que sais-je et donc, qui est ce « je » qui sait ? La question, innocente sans doute, interpelle l’ancrage de la présence à soi. Montaigne, pas du genre particulièrement introspectif au sens romantique du terme, ne se déchire pas les tripes à se confesser comme le fera l’ami Jean-Jacques Rousseau. Son « je », plutôt que de se placer fixement dans l’altérité rimbaldienne, coule comme une rivière dont le lit est moulé par son écriture. L’écriture lui révèle une part de soi qui n’est pas le sédiment du legs familial, social, éducatif, mais sa connexion aux possibilités de la condition humaine, dont la moindre n’est pas d’être capable de s’imaginer une vie différente. Il y a là un phénomène universel, indubitable, qu’on a le devoir de rappeler à tous ceux qui voudraient faire de l’enseignement collégial une courroie de transmission d’instruments « reconnus » et de pratiques « efficaces » : si l’écriture de l’essai permet à son auteur de se reconnaître, elle lui permet également d’échapper à la tyrannie de la radicalisation, cette conviction vulgaire d’avoir tout vu, tout compris, qui porte en elle le germe de la barbarie.

La forme de l’essai légué par Montaigne – que le régime pédagogique a reconfiguré sous les traits d’une dissertation pouvant faire l’objet d’une grille de correction souvent excessivement rigide – évite de radicaliser son sujet, qui est ici à la fois énonciation et énoncé. Cette chose dont je parle n’est pas totalement extérieure à l’entité qui l’énonce. Cela ne veut pas dire, comme le voudrait une pensée schizophrène, qu’il faille enseigner aux cégépiens que la vie se réduit à un solipsisme où réalité et subjectivité se confondent. C’est plutôt de leur montrer qu’il est possible de dire des choses sans se peinturer dans un coin. Il y a dans l’humanisme de Montaigne l’idée que l’être humain n’a pas à occuper le lieu du savoir pour s’en réclamer. On dit parfois que la grande qualité de Socrate, le philosophe qui n’a pas laissé d’écrits, est d’avoir été atopos, sans lieu, un esprit sans cesse en devenir, qui apprenait à jouer la flute dix minutes avant sa mort annoncée. C’est la beauté d’une posture de questionnement qui suppose que l’humain n’a pas à avoir maîtrisé une connaissance pour en discuter, pour peu qu’il se sache enceint de celle-ci, c’est-à-dire qu’il se sache capable de s’enseigner, d’être sa propre sage-femme, d’investir sa réminiscence.

Cet héritage, qui est inscrit dans l’âme du cégep depuis ses débuts, doit aujourd’hui affronter les puissants impératifs du discours de la spécialisation. Pour survivre, la formation « générale », autant que faire se peut et au risque de se retrouver dans le placard du concierge lors de la soirée portes-ouvertes, doit se faire spéciale, prestigieuse, totalisante; elle doit montrer qu’elle livre un capital symbolique, monnayable sous forme de compétence professionnelle. Elle doit prétendre qu’elle transmet un savoir secret et magique semblable à celui des médecins et des programmeurs de logiciels. Les étudiants accoutumés au fil de presse Facebook, félicités pendant tout leur cours secondaire d’avoir passé à travers deux ou trois briques des séries Harry Potter et Twilight, devront s’y faire.  Le prof de français qui se sert du truchement du texte littéraire pour enseigner à ses étudiants comment s’exprimer, se former à la pensée et donner une signification à leur rapport à l’autre est sans cesse poussé à se concevoir aujourd’hui comme « spécialiste de littérature » maîtrisant l’objet littéraire un peu comme la biologie maîtrise le corps humain.J’ai soudainement en tête un prof de narratologie qui au début des années quatre-vingt dix donnait des cours à la télé-université planqué dans un laboratoire, vêtu d’un sarrau.

S’amorce ainsi une réification des figures de style, des dissertations, des genres, des mouvements littéraires, dont l’étudiant devra faire la taxinomie. Comment se surprendre, alors, de son attitude consumériste ? Mais si moi, madame, si moi, ma spécialité, voyez-vous, c’est les soins infirmiers, les images de synthèse 3D, les logiciels pare-feu, en quoi aurais-je « besoin » de me spécialiser en littérature française ? Ne pourriez-vous pas respecter mon choix, être à l’écoute de mes besoins ? Ne pourriez-vous pas vous contenter d’exalter la progéniture outremontaise qui a les moyens et l’intérêt de faire des doctorats en littérature ? À la rigueur, que vous me demandiez de discuter du contexte historique d’une œuvre, très bien, mais pourquoi ne pas me demander une étude historique rigoureuse, qui ne s’embourbe pas dans l’analyse de la subjectivité d’un auteur dépressif, antisémite ou toxicomane ? Il y a dans le système clientéliste donnant lieu à ce discours de l’étudiant consommateur précisément le type « d’art » que Montaigne dénonçait au XVIe siècle.

Je décèle sous cette spécialisation des compétences disciplinaires une intention en soi louable de protéger la formation générale de l’ignorance des abrutis qui voudraient l’éliminer du cursus collégial. On fait ainsi de la FG une espèce de champ de connaissance symbolique, on la rend incontestablement présente sur le marché de la connaissance des faits, une marque distinctive misant sur le prestige bourgeois de ce que les anglo-saxons appellent la culture « highbrow » qui fait sourciller d’admiration celui qui se sent inculte. Convoquée devant les instances décisionnelles, on insistera avec emphase sur la pensée critique et le fonds culturel commun transmis aux étudiants, tout en sachant que seule une minorité, souvent déjà initiée à ce genre de discours, sera transformée de manière mesurable par le programme officiel à la fin du bref parcours de quinze semaines. Pour les autres, on mise sur l’atteinte d’objectifs méthodologiques modestes et perfectibles – des objectifs dont la valeur pédagogique dépend largement d’avoir été « atteints » – tels la taxinomie des procédés littéraires, la connaissance de l’histoire des courants et le respect des critères formels de l’épreuve uniforme en français. Le romantisme et le postmodernisme sont-ils des faits ? L’ouverture obligatoire dans la conclusion est-elle une compétence ? Ces questions caricaturent notre tendance à transformer les procédés de l’écriture/lecture humaniste en objets réifiés de connaissance.

L’université à laquelle presque tous nos étudiants aspirent est pourtant la première à mettre subrepticement en cause la présence au collégial de ce régime du savoir spécialisé, dont elle se réserve jalousement la licence : montrez leur à organiser leurs idées, à identifier des concepts, à faire des liens dans leurs textes; donnez-leur des références, de la curiosité, de la culture générale, mais laissez-nous le soin de les spécialiser. Coincé entre l’arbre de la demande pour une professionnalisation des compétences et l’écorce de la préparation aux études supérieures, le prof de FG est trop souvent forcé à des compromis qui nuisent à la quête naturelle de signification des étudiants.

Dans mon esprit, il est clair que la maîtrise de la chose littéraire ne doit pas devenir une fin en soi, mais contribuer, par la pratique de la lecture, de l’écriture et d’une initiation au travail de l’imaginaire, à former le raisonnement et le jugement critique des jeunes; des facultés qui, comme nous le rappelle le Rousseau du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, n’ont que très peu à voir avec une connaissance passive de l’enchaînement des faits :

Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches, dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels; plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde.

Ce que Rousseau suggère ici, ce n’est pas la fourberie de la science historique. La connaissance de l’histoire est essentielle à l’esprit éclairé, mais elle se trouve estropiée, incapable de se projeter dans l’avenir, sans une capacité d’imaginer une existence virtuelle en dehors des faits établis. Ce n’est pas sans ironie que je constate à quel point notre époque fatiguée, rompue au recyclage culturel, névrosée par l’assurance de la qualité de ses connaissances, a besoin d’une formation humaniste comme celle que nous offrent les Essais de Montaigne.

Le milieu de l’éducation au Québec aime bien bricoler ses discours à partir de formes éprouvées, avérées. Tout ce qui n’entre pas dans sa weltbild capitalisée est jugée barbare. J’en connais plusieurs qui se demandent bien honnêtement comment on fait, à dix-sept ans, pour aspirer à devenir youtuber ou vouloir quitter le confort de la vie nord-américaine et se transformer en kamikaze pour une organisation terroriste sanguinaire fondée sur une lecture particulièrement simpliste d’un dogme religieux. Ceux qui hasardent une réponse sont généralement attendus avec une brique et un fanal. C’est qu’il ne faut pas faire d’amalgame; chaque chose à sa place, à chacun son métier, à chacun son existence monadique. Ne mêlons pas politique, identité et religion.

Faut-il laisser les spécialistes disciplinaires nous éclairer, isolément, les uns après les autres, au micro d’émissions dont la majorité silencieuse peine à soupçonner l’existence ? Faut-il les laisser nous imposer leurs dictats diffus, informés moins par l’expérience-terrain que par des hypothèses pointues de recherche et des impératifs administratifs, et d’autant plus incommensurables qu’ils n’émanent d’aucune instance avec laquelle on pourrait amorcer la moindre discussion ? On dit que c’est au citoyen de décider, de se faire sa propre idée, mais encore faudrait-il qu’il puisse faire la synthèse de tous ces discours spécialisés. Historiquement, ce type de synthèse, d’assomption, s’est fait par l’initiation au langage, au discours, au texte, à la culture. Le cégep, en principe le dernier endroit dans leur cheminement académique où les Québécois sont interpelés globalement (holistiquement pourrait-on dire) à titre de citoyens, a été conçu dans cette optique. Il s’agissait de combattre la barbarie de l’ignorance non seulement en fournissant aux classes populaires un « levier économique », mais en leur léguant l’héritage des livres, de la lecture, de l’écriture. Ce rêve était inscrit dans la littérature d’ici, une littérature à hauteur d’homme, qui essayait tant soit peu, à l’aube de la révolution tranquille, de reproduire l’effet des grands textes européens qui ont transformé leur société.

À la toute fin du roman Le libraire de Gérard Bessette publié en 1960, le protagoniste, Hervé Jodoin, réfléchit aux circonstances qui lui ont fait perdre son emploi de libraire pour avoir vendu un livre à l’index à un collégien et à sa décision de s’enfuir avec les livres, tel un voleur.

Est-ce seulement une fois dehors, quand le vent se mit à me fouetter la figure et me rendit plus lucide, que mon plan germa dans mon cerveau ? Ou bien l’avais-je tout tranquillement mijoté dans la taverne sans y porter beaucoup d’attention ? – Je l’ignore. Ça n’a d’ailleurs pas d’importance. Il est assez difficile de se rappeler de ses actes sans tâcher en plus d’en déterrer les origines psychologiques. Ce que je sais pour sûr, c’est que, en atteignant la librairie (par la porte de derrière), ma résolution était prise. Le camionneur, un gros joufflu à face de prognathe, en casquette et vareuse de cuir, m’attendait près de son Ford. Il paraissait un peu inquiet.

– C’est vous, les livres ? me demanda-t-il en m’apercevant.

Je lui répondit que, en effet, les livres, c’était moi[i].

Aujourd’hui, mes étudiants auraient bien du mal à s’imaginer qu’on puisse perdre son emploi au Québec pour avoir faire lire un livre de Montaigne ou du Marquis de Sade. Plus personne ne pense à s’enfuir avec des livres. Bien qu’éminemment présents, les livres sont devenus le fétiche d’un petit cénacle de lettrés québécois.Je rêve d’un cégep où les étudiants se sentent à nouveau solidaires des livres. J’aimerais qu’ils sentent, comme Hervé Jodoin, que les livres sont une extension de leur pensée et de leur être.  Il nous appartient de leur montrer à lire, de leur montrer comment entrer en conversation avec les esprits humains qu’on leur apprend trop souvent à ériger en autorité figée. Montrons leur, comme le fait Montaigne dans « Des cannibales », qu’ils ont le droit de rêver à un nouveau monde, quitte à se tromper. L’erreur est humaine:

“A man should never be ashamed to own that he has been in the wrong, which is but saying in other words that he is wiser today than he was yesterday.”, Alexander Pope.

[i] Gérard Bessette, Le libraire, Éditions Pierre-Tisseyre, 1993, 136.