Coeur vaillant, Nicolas Bourdon

Crédit photo: Daphnée Leclerc, Nature morte, 2023.

Cégep Ahuntsic, avril-mai 2022

Nicolas Bourdon

Il la voyait tous les mardis et il sortait bouleversé de son bureau.

Elle avait 27 ans, le même âge que lui, mais on eût dit qu’ils n’étaient pas de la même génération.

Il y avait un an de cela, elle avait bien sûr voté « oui » à une proposition qu’il jugeait « multiculturelle ». Le département de français de son cégep s’était rajeuni et il s’en était suivi un « rafraîchissement » (il appelait plutôt cela un « acte de barbarie ») du contenu des cours.

Les deux cours de littérature française avaient été évacués ; le libre-choix avait triomphé : les professeurs pouvaient mettre au programme de leurs cours les œuvres qu’ils souhaitaient enseigner peu importe leur provenance. Un de ses collègues ne mettait que des œuvres traduites de l’anglais dans son cours de littérature 101. Plusieurs étudiants les lisaient dans leur langue originale, car ils étaient meilleurs en anglais qu’en français. « En fait, songeait-il, c’est le triomphe du plus fort et qui dit « plus fort » dit « anglais », la langue dominante. »

Il s’était retrouvé seul avec quelques collègues de soixante ans à défendre les cours de littérature française : on eût dit la querelle des Anciens et des Modernes. Sans surprise, elle avait voté avec les Modernes.  

Il marchait dans les corridors sans âme de son cégep en ruminant de sombres pensées. Il entendait de plus en plus d’étudiants parler anglais  : « On se croirait à New York ! Le Québec a changé à une vitesse folle ces dix dernières années. Mon cégep a changé à une vitesse folle ! Nous sommes devenus des Américains. Même les profs de français consomment une quantité phénoménale de séries télé américaines ! Plus personne ne lit, même les profs de littérature ! Mes collègues ne connaissent rien à l’histoire du Québec et ils ont enterré pour de bon le rêve de l’indépendance. Ils parlent de décolonisation et d’autochtonisation, mais ils sont branchés à fond sur les États-Unis. Cherchez l’erreur… Ils ont d’autres héros, d’autres modèles, moi, j’en suis encore à Bourgault, Lévesque et Parizeau. »

Il avait déjà discuté avec elle, mais toujours en compagnie d’autres professeurs. Les conversations, mornes, prévisibles, tournaient autour de la pédagogie et des interminables corrections. On fustigeait bien sûr l’incurie de la direction et quand on se risquait à parler de politique, tout le monde s’entendait pour haïr la CAQ. Même lui qui était reconnu pour son humour irrévérencieux et iconoclaste n’osait pas briser le monolithisme du groupe.

Il la jugea au départ assez sévèrement. « C’est une fanatique. Une végane. Elle se fait des lunchs tristes comme la pluie. Du tofu, du riz, du brocoli. Mon Dieu ! Qui a envie de manger ça ? Et ses vêtements ! On ne devine aucune courbe, aucune féminité. Des couleurs ternes… On dirait qu’elle s’habille avec la garde-robe de Françoise David. »

En groupe, elle parlait peu, semblait timide. Elle se contentait de quelques remarques pertinentes et très précises. « Bon, songea-t-il, c’est une scientifique de la littérature. C’est une fille bien sérieuse, bien rangée comme on en a beaucoup dans notre département. »

À la session d’hiver 2022, ils terminaient leur cours à midi et le hasard fit qu’ils étaient les seuls à manger à cette heure-là. « Par pure politesse, je vais quand même lui demander si elle veut dîner avec moi, elle va dire « non » ; c’est une sorte d’animal à sang froid celle-là ! En fait, c’est sans doute mieux ainsi, je vais sans doute m’ennuyer à mourir en sa compagnie. »

Mais elle dit « oui » et l’invita cordialement à dîner. Une atmosphère monacale régnait dans son bureau. Aucun document ne traînait ; tout était savamment rangé dans des classeurs. La conversation languissait et était ponctuée de nombreux silences, mais, pour la provoquer, lorsqu’elle eut le dos tourné (elle réchauffait sa sauce à spaghetti aux lentilles), il se leva, s’empara de son arrosoir et s’approcha d’un beau vase contenant une grosse plante araignée.

Elle se retourna juste au moment où il allait verser de l’eau. « N’y touchez pas, il est brisé !

– Quoi ? Tu connais ce poème ? » Il la regardait avec le même émerveillement qui subjugua les apôtres quand ils virent Jésus ressuscité. C’est ce qu’il écrivit le soir dans son journal personnel. Il se faisait en effet une fierté de ne pas avoir renié son héritage catholique contrairement aux progressistes.     

« Ça te surprend ? lui demanda-t-elle

– Enfin, je ne pense pas me tromper en disant que tu es une spécialiste de l’anticolonialisme, enfin de tout ce qui est anti-occidental…

– Et moi je pense que tu es un spécialiste du nationalisme réactionnaire ! »

Une tension s’élevait entre eux, mais, soudain, elle éclata d’un grand rire qu’il ne lui avait jamais entendu, et elle continua :

« Toujours intact aux yeux du monde,

Il sent croître et pleurer tout bas

Sa blessure fine et profonde ;

Il est brisé, n’y touchez pas. »

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il intérieurement, ce n’est pas possible. Elle sait le poème par cœur.

Elle le regardait avec un sourire de défi… Ou bien était-ce peut-être un sourire amoureux ? Il ne pouvait le deviner.  

Une semaine plus tard, ils discutèrent encore de littérature et, à sa grande surprise, elle lui apprit qu’elle adorait Balzac ! C’était quand même bien mieux qu’une autre de ses collègues qui, lorsqu’il lui avait avoué son amour du grand écrivain, lui avait répliqué : « Il est temps de faire lire à nos étudiants autre chose que des vieux hommes blancs ! »

« Mais pourquoi as-tu voté pour la proposition qui supprime les deux cours de littérature française ?

– Je voulais faire un peu de place à autre chose.

– As-tu remarqué que les profs ont mis de la littérature anglaise à la place ? On nous a dit qu’on veut se débarrasser d’une littérature impérialiste, mais on la remplace par la littérature la plus impérialiste qui soit ! Et nos étudiants qui sont toujours dans l’anglais… Est-ce qu’on ne peut pas les sortir un peu de l’anglosphère ?

– Si j’avais su, je n’aurais peut-être pas voté pour la proposition, dit-elle avec une désarmante humilité.

Ce jour-là, il sortit de son bureau en proie à une douce rêverie et lut à ses étudiants le poème « Green » de Verlaine avec un peu plus d’émotion qu’à l’habitude :

« Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et branches  

Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous […] »

À la fin de la journée, il dut s’avouer que cette « douce rêverie » s’était métamorphosée en amour.

Je l’aime ! écrivit-il dans son journal personnel. Enfin, pas beaucoup. Un peu seulement. Il ne faut pas trop s’emballer. Disons simplement que j’ai une petite inclination envers elle qui pourrait disparaître aussi rapidement qu’elle est apparue.   

Le mardi suivant, ce fut le cœur rempli d’espoir qu’il se présenta à son bureau. Elle lui révéla pourtant qu’elle avait écrit son mémoire de maîtrise sur un chanteur de hip-hop américain. Il eut un mouvement de recul comme s’il avait soudainement aperçu une immondice.

« Hé merde ! On a créé l’UQAM en 1968 pour les francophones, pour qu’ils fassent des études supérieures dans leur langue maternelle, mais c’est devenu une machine à assimilation comme Concordia et McGill. As-tu écrit ta maîtrise en français au moins ?

– Oui, mais 95 % de mes sources sont en anglais », dit-elle en pouffant de rire.

Ce midi, j’étais en maudit de voir qu’une fille intelligente comme elle dilapide son talent et nos impôts pour obtenir une maîtrise en hip-hop. Pourquoi ne va-t-elle pas faire ses études à New York tant qu’à y être ? Mais il y a son rire ! Je pensais pourtant que les wokes avaient hérité de la gravité des puritains.    

Il prit une pause, marcha un moment dans le corridor de son appartement, sortit sur son balcon arrière et vit, dans la cour de ses propriétaires, que les bourgeons du magnolia avaient grossi.

Il revint à son bureau et écrivit dans son journal :

L’idéologie finit là où la littérature commence.

Il était fier de cette maxime ; il lui semblait qu’un grand écrivain aurait pu l’écrire ! Mais en même temps, il n’était pas plus avancé. Il était amoureux et ce n’étaient pas de belles maximes qui allaient ravir son coeur. Et au fond sa maxime était-elle si véridique ? Il y avait des limites quand même : un nationaliste et une multiculturelle pouvaient sans doute casser la croûte ensemble, mais de là à tomber en amour ?

Crédit photo: Jia Yue Yang, Nature morte, 2022.

Le mardi suivant, on eût dit qu’elle prenait les devants et que c’était elle qui lui faisait une déclaration d’amour ! Elle lui annonça qu’elle présentait des poèmes de Gaston Miron à ses étudiants.

« De quoi réjouir mon vieux nationaliste grincheux ! »

Elle le regardait d’un air mutin comme si elle voulait l’inviter à commettre un coup pendable avec elle.

Mais mal lui en prit : il ne put s’empêcher de disséquer son amour pour Miron. « Je te gage que tu veux dépayser Miron, non ? Tu n’as rien à cirer de son engagement pour la langue française, de son engagement pour l’indépendance… Je te gage que tu es fédéraliste ou plutôt que tu es indifférente à la question, ce qui est peut-être même pire…

– Je suis plutôt indépendantiste, mais je ne partage pas les valeurs de beaucoup d’indépendantistes ! Si être indépendantiste, ça signifie d’enlever des droits aux femmes voilées, oubliez-moi !

– La loi 21 est plutôt modérée ! »

S’en suivit une longue conversation où leur désaccord éclata au grand jour.

Le soir, il écrivit dans son journal : Tout est fini ! Nous sommes trop différents.

Son aveu l’accabla ; une lourde fatigue monta en lui.

Il est plus facile de déplacer des montagnes que de changer des convictions. On a l’illusion du changement, alors que le monde est stable, immobile. C’est la répétition infinie du statu quo.  

Il sombra dans un sommeil profond, mais il se réveilla soudainement trois heures plus tard et, en proie à une étrange fébrilité, il écrivit dans son journal :

Ne dit-on pas que Cupidon, dieu fantasque s’il en est, se plaît à unir les êtres les plus dissemblables qui soient ?      

On était à la mi-avril. Les crocus et les jonquilles commençaient à se frayer un chemin entre des couches de neige sales. Il voulut croire à un dégel et écrivit un article, qui fut publié dans Le Devoir, où il souhaitait de tout son cœur une alliance entre les nationalistes et les progressistes pour libérer le Québec de la stagnation politique où il s’était englué. « Ensemble, nous pouvons réaliser de grandes choses. On me dira qu’un océan nous sépare, que l’amertume, les coups assénés de part et d’autre, les blessures et les rancunes rendent impossible notre union, à cela, je réponds : « À cœur vaillant, rien d’impossible ! » » Ce cri du cœur, cet appel au dépassement, revenait d’ailleurs à trois reprises dans son texte.

Bon, c’est peut-être redondant, avait-il noté dans son journal, mais j’aime l’idée du cœur, de l’émotion, de la passion… Je m’aperçois seulement maintenant que ce texte n’est pas seulement politique, c’est une lettre d’amour ! Je vais lui envoyer. Elle va saisir l’allusion ; c’est une fine psychologue.

Il reçut un courriel où elle lui dit simplement « Merci ! ». À la droite de son nom, elle avait écrit les pronoms : « elle – she – her » 

« Cette fille est insupportable ! »

Leur dîner suivant fut pénible. Elle parlait peu et semblait fatiguée. « C’est la fin de session ; elle a beaucoup d’étudiants, beaucoup de corrections », songea-t-il pour se rassurer. Après un peu moins d’une demi-heure, leur dîner, qu’il avait espéré « romantique », était terminé ; il fallait qu’elle retourne à ses corrections.

La semaine suivante, ce fut pire. La conversation roula sur les séries télé ; il déplora bien sûr « l’américanisation du Québec », mais elle lui répliqua sur un ton moqueur : « Je regarde au moins quinze heures de Netflix par semaine. J’ai malheureusement dû diminuer à cause des corrections. » Elle lui parla longuement de ses séries préférées. Il s’efforçait de l’écouter, mais songeait : « Mon article ! Pourquoi est-ce qu’elle ne me parle pas de mon article dans Le Devoir ? »

Elle lui parla aussi avec conviction de la force prophétique de la fiction :                     « Margaret Atwood avait vu les choses venir avec son Handmaid’s Tale : tu vas voir, la Cour suprême va bientôt invalider l’arrêt Roe v. Wade sur l’avortement. – Oui, oui, d’accord pensait-il, mais mon article ? Mon article ? »

Le soir, de retour à son appartement, il écrivit dans son journal :

Ce n’est quand même pas rien ! J’ai été publié par un grand journal. Je te gage qu’elle a seulement publié des textes dans une feuille de chou de l’UQAM.

Il fit une recherche sur Google et découvrit qu’elle avait été publiée trois fois par Le Devoir et deux fois par La Presse. « Hé merde ! C’est mieux que moi. »

Il se présenta au dîner suivant le cœur lourd. « Si c’est aussi pénible que la dernière fois, je la laisse manger son tofu toute seule et je mange mon sandwich au jambon dans mon bureau en regardant un discours de Bourgault sur You Tube. »

Elle lui parla du bénévolat qu’elle effectuait dans une maison d’hébergement pour femmes. Il admira son dévouement, mais intérieurement, il criait : « Mon article ? Rien sur mon article ! » Il y eut un long silence ; ils avaient tous deux fini leur repas. « Bon, on n’a sans doute plus rien à se dire », songea-t-il.

Il se leva, ramassa les restes de son lunch et lui souhaita bonne chance pour la correction de la dissertation finale.

« J’avance assez vite maintenant que je n’ai plus de préparation de cours à faire, lui dit-elle. J’en corrige une bonne quinzaine par jour.

– Quinze ! C’est énorme ! J’arrive à peine à en corriger dix sans avoir la nausée.

– À cœur vaillant, rien d’impossible !

– Mais, mon Dieu, tu as lu… »

Elle lui souriait et opinait de la tête.

– J’étais certain que tu t’arrêterais aux premières lignes.

– À cœur vaillant, rien d’impossible ! »

De retour à la maison, il écrivit dans son journal :

Calmons-nous, il y a loin de la coupe aux lèvres. Son deuxième « À cœur vaillant, rien d’impossible ! » m’est suspect… Lire mon article est une corvée, mais elle a pris son courage à deux mains et elle en est venue péniblement à bout ! En fait, cette blague, son sourire moqueur, c’est un message subtil de rejet.     

Il sortit sur son balcon arrière. Un vif soleil de fin d’après-midi rendait éclatantes les belles fleurs roses du magnolia. Il revint à son bureau et écrivit :     

Et pourtant, il y a peut-être de l’espoir ! Un très mince espoir !

La formation d’un médecin: témoignage d’une étudiante, Nicolas Bourdon

J’ai longtemps hésité entre Bois-de-Boulogne et Dawson. Mes amis du secondaire (enfin, mes amis qui ont de très bonnes notes) sont allés à Dawson, c’est beaucoup plus prestigieux, réputé, que d’aller dans un cégep francophone, c’est certain ! Mais il y a quand même un risque à ça, c’est qu’on peut se faire planter par les anglophones qui ont quand même plus de facilité que nous avec la langue. Je me suis dit : « Je dois tout miser sur la cote R ! » Je me décide pour Bois-de-Boulogne, c’est tout près de chez moi en plus : je réduis mes heures de transport ; j’augmente mes heures d’étude !

On dit de Bois-de-Boulogne que c’est le plus privé des cégeps publics. C’était peut-être vrai avant ! Les étudiants en sciences sont encore très forts, mais heureusement je peux compter sur les autres étudiants, particulièrement les étudiants en sciences humaines pour faire baisser la moyenne dans mes cours de formation générale !

Il y a longtemps de ça, au début de mon secondaire, j’ai eu une période « bohême » qui n’a pas duré longtemps heureusement !  Je me suis découvert une passion pour la littérature et cette passion est devenue dangereuse. Je lisais beaucoup trop. J’étais devenue hypersensible. Je pleurais parfois quand je voyais des fleurs ou un beau paysage ! On ne nous demande qu’à savoir lire et écrire convenablement, c’est tout. L’important, c’est la Science. « Tout le reste est littérature » comme dirait Verlaine. Mais figurez-vous que je me suis mise à écrire des poèmes, j’écrivais parfois jusqu’à très tard le soir ! Un jour j’ai dit à mes parents : « Je veux devenir écrivaine ! » Ils regardaient la télé. Mon père ne s’est même pas retourné ; ses yeux étaient rivés à l’écran. Ma mère m’a dit en souriant comme on sourit à un petit enfant : « Oui, oui, c’est bon, tu peux devenir écrivaine, mais n’oublie pas d’étudier pour ton examen de mathématiques ! »

Au cégep, je montre mon premier bulletin fièrement à mes parents : 95 % en français ! La moyenne est de 68 %. « Bah, ça aura au moins servi à quelque chose ta passion pour la littérature ! » dit mon père. Mes parents et moi, on n’a pas eu besoin de se parler. On connaît nos rôles respectifs. On forme une équipe. Je vais rester avec eux jusqu’à la fin de mes études en médecine. J’ai une chambre spacieuse avec un bureau et ils s’occupent de tous mes repas. Je peux me consacrer totalement à mes études ; ça me donne une longueur d’avance sur les autres étudiants.

La situation géographique de Bois-de-Boulogne est ingrate. Aucun restaurant, aucun café autour du campus. À l’est, le cégep est enclavé par un viaduc, au nord par le boulevard Henri-Bourassa. À l’ouest et au sud par une zone résidentielle où on retrouve de gros blocs à logement sans âme. Ça me convient parfaitement ! Pendant deux ans, je n’ai connu aucune distraction : seulement les études !

Enfin, ce n’est pas tout à fait exact… Pour être honnête, il y a eu un étudiant dans un cours de littérature. Le professeur est exigeant et nous fait lire des classiques. J’adore les professeurs exigeants : ils permettent aux bons étudiants de se démarquer !

Bref, c’est un étudiant qui s’assoie à côté de moi au début de la session. Il me fait un sourire gêné ; je lui réponds à peine. Le professeur nous donne un travail à faire en équipe : on doit analyser un extrait de L’Idiot de Dostoïevski – je vous le dis : on ne devrait pas laisser ce genre de livres en circulation : ils sont dangereux ! Maxime (c’est son nom) me demande d’une voix bredouillante si je veux travailler avec lui.

En général, je déteste les travaux d’équipe ! J’ai souvent fait cette expérience : je me tape tout le travail et l’étudiant poche en profite comme un parasite ! J’aide finalement un étudiant faible à combler l’écart qui existe entre lui et moi. Autant faire le travail seule à ce compte-là !

J’accepte donc en maugréant et en me disant : « Encore un loser en sciences humaines qui va se pogner le beigne ! » Mais rapidement j’entre dans une sorte de rêve. Maxime est bel et bien en sciences humaines, mais il s’avère être très intelligent, très cultivé aussi, en fait, trop cultivé. À mon grand étonnement, il prend les devants, il trouve les meilleures idées ! Mais il y a encore plus étrange : il est d’une gentillesse, d’une douceur, d’une écoute que je n’ai jamais connue auparavant ! Je ne savais pas qu’un tel être pouvait exister. Il est très beau, enfin je trouve, mais ce n’est pas une beauté purement physique ; il ne dégage pas cette force purement virile que les gars de cet âge aiment à transmettre pour impressionner les filles. Il a de grands yeux rêveurs, un sourire timide, des gestes maladroits. 

On lit l’histoire d’un homme qui est parfaitement bon, c’est un peu le Christ je crois, et qui prononce cette célèbre phrase : « La beauté sauvera le monde ». Le genre de phrase, de maxime qui m’énerve ! Hé ! Vaste programme ! Bon pour des idéalistes, des rêveurs ! En d’autres mots moins nobles : bon pour des paresseux qui ont de grands idéaux mais qui ne les réaliseront jamais. Mais qui est-ce qu’ils vont appeler ces rêveurs quand ils voudront vraiment être sauvés ? La science ! Les médecins !

Nous allons travailler ensemble à la cafétéria ; nous mettons beaucoup trop de temps à mon goût pour un travail qui vaut 10 % de la session. Ça contrevient à une des règles cardinales qui régissent mes études : savoir doser ses efforts. C’est moi qui après plus de quatre heures de travail lui dis : « Ça va ! Ça va ! Le travail est assez bon comme ça ! »

Un soir, après le cours, Maxime m’accompagne à l’arrêt d’autobus.

« C’est drôle, lui dis-je, tu n’y étais pas les autres soirs.

– C’est que j’ai dû rester au cégep.

– J’arrête au métro.

– Moi aussi ! »

On se parle peu dans l’autobus. Mais en sortant, il réussit à bredouiller :

« On peut aller marcher ensemble à l’île-de-la-Visitation si tu veux.

– Pas longtemps ! Il faut que j’étudie. »

On marche en silence pendant un moment puis je remarque qu’il me regarde d’un drôle d’air. Son sourire est à la fois narquois et timide.

« Je dois t’avouer, heu… Je ne sais pas mentir… Je n’habite pas dans le coin. J’habite Cartierville. J’ai menti pour marcher avec toi.

– Il me semblait aussi !

– Est-ce que je… Est-ce que je peux prendre votre main ?

Votre main ! C’est ridicule. Ah ! Ah ! Vous êtes drôle vous ! Tu te crois dans un roman du XIXe siècle ? Vraiment toi, tu es l’être le plus étrange, le plus bizarre que je connaisse.

– Oui, c’est vrai… Enfin, ça m’a échappé. Désolé ! On me fait souvent cette remarque. Je ne suis pas pragmatique ; je vis dans les livres. Bien sûr c’est moi qui… Mais aussi il y a chez vous… Enfin, non ! C’est pas vrai ! Ça recommence. Mon Dieu. C’est un tic ! Chez toi, enfin tu as quelque chose d’une princesse, d’une châtelaine, oui, d’une princesse inaccessible.

– Prends ma main et arrête de dire des naiseries ! » lui dis-je d’un ton ferme.

J’ai l’air assurée, en contrôle, c’est toujours ainsi que je veux être ! Mais mon cœur bat à tout rompre. J’ai peur de m’évanouir. J’ai toute la misère du monde à maîtriser mon corps qui tremble.

« Tu sais la nuit dernière, je n’ai pas dormi et ce matin j’ai manqué mon cours d’économie pour finir L’Idiot.

– Tu as manqué un cours juste pour finir un roman ? 

– Un roman exceptionnel !

– C’est un livre dangereux !

– Enfin, oui, peut-être que oui, tu as peut-être raison, on peut le voir comme ça.

– S’il t’a causé de l’insomnie, c’est qu’il est dangereux. Moi je dors toujours au moins huit heures par nuit », dis-je d’un ton sentencieux.  

Il me regardait d’un air à la fois amusé et émerveillé. « Toi aussi, tu es étrange, tu sais. La plus étrange personne que j’ai jamais connue ! »

Et tous deux nous avons ri, mais ri d’un rire démesuré, incompréhensible. Je n’ai jamais ri autant !

Nous marchons dans les sentiers de l’Île-de-la-Visitation. La soirée est douce. Nous sommes à la fin mars et on commence à sentir l’odeur de la terre mouillée. Nous débouchons devant la Rivière-des-Prairies. On a une vue qui porte loin sur la rivière et Laval. D’énormes morceaux de glace s’entrechoquent avec fracas.

C’est insupportable ! Je sens que je vais tomber dans un gouffre. Je me répète sans cesse : « Où ça va me mener un gars qui manque un cours pour lire un roman ! »

J’ai lâché sa main et j’ai dit, j’ai presque crié : « Je dois aller étudier ! »

Je n’ai pas réussi à bien étudier ce soir-là. Je réalise que ce gars est dangereux ! Il n’est qu’une dangereuse distraction. Au cours suivant, il me regarde avec des yeux piteux, des yeux d’amoureux éploré. Je ne peux pas supporter son regard, je suis incapable de suivre le cours. Je change de place ; je m’assois complètement à l’arrière de la classe. C’est comme porter le coup de grâce à un animal blessé ! Il ne revient pas au cours. Je me dis avec un mauvais rire : « Pauvre petit cœur sensible ! On n’est pas fait solide. C’est parfait pour moi. Un très bon étudiant en moins ! Je vais encore plus me démarquer. »

Au bout de sept ans d’étude, j’obtiens enfin mon diplôme. On dirait que je me suis empêchée de respirer pour en arriver là, que j’ai mis ma vie sur pause. Je me suis toujours dit : « Quand tu vas avoir ton diplôme de médecin, la vraie vie va commencer ! Mais tout de suite après la collation des grades, le soir même, je ne sens rien. Aucune joie. Mes parents ont préparé une petite fête avec quelques amis – ou plutôt il serait plus juste de les appeler « camarades de classe ». Je regarde tout ce beau monde sans le voir. Je réponds aux questions par des monosyllabes.

Cette nuit-là, je dors mal. Je me lève tard, je mange à peine mon déjeuner. Je commence toujours ma journée par un jogging tôt le matin : ça fait partie de ma discipline ! Mais cette fois, je n’en ai pas la force. Je vais marcher sur la rue Fleury. C’est une superbe journée de juin ; un soleil chaud, éclatant.

Soudain, je le vois ! C’est lui ! Il attend devant une fruiterie. Il secoue doucement une poussette et il chantonne pour consoler un bébé.

« Salut ! » lui dis-je d’un ton faussement débonnaire et détaché comme si je rencontrais un collègue de travail que j’avais vu la veille. On s’est échangé quelques banalités et, soudain, sans prévenir, je lui demande : « Pourquoi as-tu quitté le cours ? – Mais tu le sais bien, tu es intelligente. Pourquoi tu le demandes ? »

Il est toujours aussi beau, la même beauté qu’avant, un air encore plus rêveur… Un air encore plus gentil et bon qu’avant.

« Ce n’est pas quelque chose qui peut se comprendre avec l’intelligence, dis-je avec un fin sourire qui se veut justement intelligent, supérieur !

– Enfin, à quoi bon maintenant. Je veux dire…Heu… le temps a passé. C’est inutile. »

Je sais très bien ce qu’il va dire, mais j’insiste. Je veux l’entendre me le dire !

« Je suis père maintenant… J’ai une femme, une fille… Enfin, tu le sais bien, j’étais amoureux de toi. »

C’est la première fois qu’on me dit ça. Je suis inondée de bonheur ! Mais je regarde la poussette ! Et quelques secondes plus tard, une jeune femme resplendissante de joie sort de la fruiterie et nous sourit.

Je suis partie en bredouillant un « au revoir ». J’ai toujours pensé que mon diplôme de médecin me transformerait en princesse, qu’il m’anoblirait en quelque sorte : on m’adore, on me regarde avec envie, on s’agenouille à mon passage ! Et voilà que je marche à toute vitesse pour éviter le regard des passants.

J’ai toujours été une fanatique du ménage. Tout est en ordre dans mon bureau, tout est épuré ! Je ne garde rien d’inutile, je me débarrasse de mes livres, de mes manuels ; j’envoie rapidement au recyclage les papiers inutiles. Je n’ai rien gardé de mon cégep ! À part un document qui m’est parfaitement inutile, mais que je suis incapable de jeter.

Je cours à la maison pour le retrouver. Il gît au fond d’un classeur où je range mes notes de cours en médecine. Curieusement, c’est le seul document non classé ! Je prends le travail (quatre pages écrites à l’ordinateur) d’une main tremblante et je lis le titre : « La beauté sauvera le monde : une analyse littéraire de L’Idiot de Dostoïevski » À droite du titre une note au stylo rouge : « Bravo Julie et Maxime ! Excellent travail !100 % »

Chroniques montréalaises 1: Le visage à deux faces, Nicolas Bourdon

À Christian Giguère, fin connaisseur de ce Montréal pas toujours très sage.  

Parc Belmont, 1966

On se ferait une très pâle idée de ce que fut le parc Belmont si on pense qu’on y retrouvait la même atmosphère qui prévaut aujourd’hui à la Ronde. La Ronde est mécanisée, standardisée. Les manèges y règnent : à part quelques mascottes sympathiques et quelques spectacles bon enfant, on y voit peu d’humains, mais beaucoup de machines.

Le parc Belmont était un carnaval. On marchait parmi un tourbillon de cris, de clowns, de stands à friandises, de majorettes et de bonimenteurs qui s’écriaient : « Approchez ! Approchez ! Le spectacle va commencer, the show will begin ! »

Le parc Belmont présentait certes une face joyeuse et enfantine : elle se dévoilait dans la barbapapa, les feux d’artifices et les carrousels aux paisibles chevaux, mais il affichait aussi une face grotesque, macabre. Ici, on jouait avec la mort : cracheurs de feu, avaleurs de feu, avaleurs de poignards, maison hantée où le rire sinistre des revenants éclatait dans le noir. On lançait des poignards à de belles jeunes filles en bikini ou on les enfermait dans des boîtes qu’on transperçait d’une vingtaine d’épées.

Les sideshows étaient encore plus inquiétants. Ils portaient bien leur nom : « ils étaient sur le côté », « en marge » des attractions principales et ils présentaient des êtres marginaux. Des êtres difformes, des visages hideux, des nains, des géants, parfois même des déficients mentaux qui étaient affligés de curieux tics nerveux ou de bégaiements comiques; des manchots, des triplés, des femmes dans des corps d’hommes, des hommes dans des corps de femmes… Il y avait un autre monde dans ce monde. Derrière le rideau des sideshows,  grouillaient des créatures étranges qu’on contemplait quelques minutes et qui, heureusement, disparaissaient dans la nuit après leur tour de piste.

Des phénomènes étranges se produisaient au parc Belmont après la tombée du jour. La noirceur de la nuit couvrait les fils électriques, les génératrices et autres objets utilitaires pour ne laisser voir que la magie des feux incandescents et multicolores qui illuminaient manèges et chapiteaux. Parfois, dans le tumulte de cette foule dense et bruyante, dans le cliquetis incessant des lumières et des stimuli, un être étouffait, s’évanouissait et devait être transporté à l’infirmerie.

Plus inquiétante encore était la peur folle qui s’emparait de certains spectateurs parmi lesquels on retrouvait même des hommes costauds qui se vantaient de n’avoir peur de rien. On touchait une faiblesse cachée au fin fond de leur être et ils hurlaient de peur.

Le sideshow du « Revenant » était très populaire. Et pourtant, il était le plus dispendieux de tous les sideshows du Parc Belmont. Et pourtant il n’était pas situé près du « midway », l’allée centrale à proximité de laquelle on retrouvait les principales attractions. Il se trouvait à l’extrémité nord du parc dans un endroit mal éclairé. Étrangement, on n’entendait rien de ce qui se passait à l’intérieur du chapiteau et les environs étaient plongés dans un inquiétant silence. Derrière des barrières rudimentaires, coulait, impassible, un long fil d’eau noire; c’était la Rivière-des-Prairies.

L’entrée du chapiteau était gardée par une grande femme aux longs cheveux blonds étincelants, très belle, très distinguée, lettrée même. Alors que les figurantes du parc Belmont étaient à peine vêtues, elle portait une élégante robe noire qui descendait plus bas que ses genoux. « Bonsoir Messieurs Dames, bienvenus au spectacle du Revenant ! Vous devez débourser seulement deux dollars pour contempler un authentique mort-vivant », disait-elle avec un fin sourire où perçait une légère ironie.Sa voix était douce; elle parlait un français excellent avec un léger accent britannique. Que faisait cette femme distinguée au milieu de cette foire ?

Plusieurs hommes la fixaient longtemps et semblaient hypnotisés par cette apparition lumineuse. La plupart, même les plus vulgaires, n’osaient pas lui faire des avances, car il y avait entre elle et eux un fossé infranchissable. Certains se risquaient toutefois à la regarder avidement et remarquaient qu’elle avait les yeux vairons; ils étaient en effet frappés par une tache de couleur rouille dans son œil gauche. Il y avait quelque chose de bizarre dans cette femme, quelque chose qui contredisait sa charmante apparence.

On entrait dans le chapiteau par une ouverture faite dans la toile. Passé cette ouverture, une première surprise : il fallait entrer par une petite porte dérobée dans un passage caverneux plongé dans un noir presque total. Les parois étaient formées par d’immenses blocs erratiques sur lesquels l’eau suintait et où croissait la mousse. Les visiteurs n’étaient éclairés que par une faible lumière provenant d’une alcôve à quelque trente mètres devant eux. Ils découvraient là, dans un renfoncement du mur, un cadre illuminé de deux bougies. Dans le cadre, l’inscription latine « Praeteritum tempus – Boston College, 1929 » et la photo d’un beau jeune homme d’une quinzaine d’années portant un veston-cravate.

Puis les visiteurs poussaient une lourde porte de bois au-dessus de laquelle un écriteau indiquait la « crypta ». La porte grinçait sur ses gonds avec un crissement affreux, comme celui d’un ustensile qu’on frotte sur du métal, mais on était aussitôt accueilli par un son encore plus effrayant. Dans un coin de cette nouvelle alcôve, beaucoup plus imposante que la première, prostrée au milieu d’une flaque, formée par l’eau qui suintait de la paroi, se tenait une naine aux traits amérindiens – ou était-ce un homme ? – qui pleurait devant une pierre tombale. Derrière la pierre, une fosse et un cercueil ouvert.

La femme hurlait – sa voix était une sorte de cri aigu, pathétique et effrayé : « Il est mort, il est vivant ! Il est mort, il est vivant ! » Sa tête était toute petite, ses dents énormes et son crâne dégarni. Elle ne faisait aucun cas des visiteurs qui entraient dans la crypte; elle était dans une sorte de transe qui semblait devoirdurer éternellement. Sur la pierre tombale était inscrit : « Alexander Samuel 1915-1938 ».

Au sommet d’une autre lourde porte, l’inscription « Inmortuus » écrite en lettres rouges. La dernière alcôve était la plus vaste des trois. On y retrouvait simplement un homme élégant vêtu d’un complet-veston, assis dans un confortable fauteuil de cuir. Les traits de cet homme ressemblaient étrangement à ceux du jeune homme que les visiteurs avaient entrevus dans la première alcôve si ce n’est que… « Bonjour chers visiteurs, disait-il d’une voix douce et aimable. Je suis chimiste de formation. » On était surpris et soulagé de trouver dans ce lieu un être cordial et bienveillant, après les horreurs qu’on avait vécues… Puis, peu à peu, presque imperceptiblement au départ, on se sentait envahi par une peur atroce. L’homme racontait son histoire d’une voix posée, paisible. Il était né aux États-Unis. Il était un brillant chimiste diplômé de Harvard… La voix était trop aimable peut-être ? Et il y avait une sorte de lien mystérieux entre la sienne et celle de la jeune femme à l’entrée du chapiteau… Les spectateurs perspicaces avaient la pénible impression d’être tombés dans un guet-apens.

Le visage de l’homme était éclairé par deux torches, fixées au sol des deux côtés du fauteuil, et si on l’étudiait mieux, si on le regardait à travers différents angles, et à un moment où la lumière vacillante des flammes l’éclairait directement, on découvrait que, sous une mince couche de peau, il semblait y avoir autre chose.

L’homme poursuivait son long récit, racontant d’une voix paisible maintes péripéties, puis il y avait une légère inflexion dans sa voix, elle devenait plus grave et plus forte : « Un soir, à l’hiver 1938, j’étais avec un ami chimiste dans le laboratoire de l’université. Nous n’avions pas le droit d’être là à une heure si tardive…Mon ami a approché de moi une bouteille de méthane…Une explosion…Je suis resté dans un profond coma pendant plusieurs jours. À vrai dire, ma survie est étrange, exceptionnelle, presque inhumaine… »

À ce moment, la voix de l’homme se transformait en un rire dément et aigu qui semblait corroborer ses dires : cet homme n’était pas un homme. D’un geste brusque, il enlevait son masque et découvrait un visage hideux, troué, décharné d’où saillaient seulement de longues dents comme s’il eût s’agit d’un rongeur ou, plus précisément, d’un rat-taupe nu, horrible animal strié de rides, aux longues dents et à la longévité surnaturelle.

Les visiteurs hurlaient de peur et s’enfuyaient enfin par une petite porte dérobée. L’homme au visage décharné ne riait plus, il était maintenant secoué par les sanglots. Une fois sortis du chapiteau et remis de leurs émotions, les visiteurs s’exclamaient : «Pauvre lui. Une vie affreuse. Impossible d’être en couple…Et un emploi dégradant où il met sa laideur en spectacle ! »

***

Un soir de l’été 1966, un peu après minuit, une scintillante Porsche 911 roulait à toute allure sur le boulevard Gouin, insolente, insouciante du repos aristocratique des hommes et des femmes qui vivaient dans les grandes demeures qui le bordaient.

« Bon, il faut quand même qu’elle mange, dit le conducteur en s’esclaffant. J’ai donné cinq dollars à l’Indienne. C’était une très bonne soirée ! » L’homme posa une main caressante sur le genou d’une magnifique jeune femme. Celle-ci cessa pour un moment de compter une épaisse liasse de billets de deux dollars qu’elle faisait passer de sa main droite à sa main gauche et baisa la joue de l’homme. « Il y a tout de même quelques avantages à être un mort-vivant ! » s’exclama-t-elle. Bien qu’il allât à une vitesse folle, l’homme quitta la route des yeux un moment et plongea son regard dans les yeux de la femme. La rouille de son œil gauche semblait s’être illuminée. 

Don Quichotte, Nicolas Bourdon

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Crédit image: Léa Lefebvre, Collège de Bois-de-Boulogne

Cette nouvelle a précédemment été publiée dans la revue l’Inconvénient.

Mon ami ne touche pas le sol. Des pieds à la tête, tout son corps est dans les nuages. En fait, je me demande parfois s’il n’est pas lui-même un nuage tellement la matérialité et la pesanteur ne semblent pas avoir de prise sur lui. Au moment de rédiger ce récit, j’essaie de rappeler son image à mon souvenir, mais je n’y parviens pas. Est-il vieux ou jeune, beau ou laid ? Ses yeux sont-ils bleus, gris ou verts ? Est-il grand, est-il petit ? Je ne saurais vous le dire avec précision, car ce qui frappe, lorsqu’on le connaît, c’est son étrange personnalité qui défie tous les stéréotypes.

J’ai rencontré Christian pour la première fois à l’occasion de la comédie musicale Don Quichotte que nous avions montée mes amis et moi en cinquième secondaire. Les comédiens, les musiciens et même les techniciens qui ont participé à cette représentation s’en souviennent tous avec nostalgie. Habituellement, les pièces de théâtre des étudiants de secondaire sont bancales et maladroites : l’éclairagiste oublie d’envoyer un faisceau lumineux sur la scène et les comédiens se retrouvent soudainement perdus dans l’obscurité, un comédien joue de façon mécanique et sans émotion et tel autre a tout simplement oublié son texte. Cependant, à l’occasion de cette pièce, rien de tout cela ne se produisit et on eût dit que toute la production était touchée par la grâce.

Christian jouait Sancho, tandis que Don Quichotte était interprété par un certain Antoine Grasset. Si la personnalité des comédiens et leur biographie avaient influencé la distribution des rôles, Christian, le rêveur, aurait plutôt hérité du rôle de Don Quichotte, tandis qu’Antoine, le réaliste, aurait obtenu le rôle de Sancho. Antoine est aujourd’hui comptable agréé et il mène une vie aussi prosaïque et banale que la mienne… Mais les deux comédiens s’étaient fort bien débrouillés et leur personnalité respective n’a pas transparu pendant la représentation.

J’étais l’aîné de Christian de deux ans. À l’époque de la comédie musicale, il était en secondaire trois et moi en secondaire cinq. À titre d’aîné et de metteur en scène, je jouissais alors d’un certain ascendant sur Christian et, douze ans plus tard, je crois ne pas l’avoir perdu. Christian était alors un homoncule ; il n’avait pas encore mué et lorsqu’il chantait sa voix était si aiguë qu’on eût dit celle d’une femme. Les spectateurs riaient bien sûr à chacune de ses apparitions et, à la fin de la pièce, il fut longuement ovationné pour le comique de son interprétation.

Je perdis Christian de vue pendant quatre ans. Je le rencontrai de nouveau, par hasard, à l’occasion d’un cours sur la littérature française de la Renaissance à l’université McGill. C’est alors que j’appris vraiment à le connaître et qu’il devint l’un de mes grands amis. Sa voix avait mué ; il avait pris du poids et des muscles. Il s’entraînait. Il aimait citer des proverbes latins : « Mens sana in corpore sano », me dit-il quand je lui fis part de ma surprise à propos de sa forme physique.

À cette époque, j’achevais un bac en droit, tandis qu’il débutait son parcours en études classiques. Le cours de littérature française nous était crédité comme cours complémentaire. Le professeur était passionnant. C’était un humaniste, du moins, c’est le seul mot qui me vient à l’esprit pour décrire un professeur qui ne se perd pas dans des formules jargonneuses et sait parler autant au cœur qu’à l’esprit. Il avait une belle voix et il s’en servait pour toucher le cœur des étudiants. Lorsqu’il nous lisait, avec une sorte de langueur suave, des poèmes de Du Bellay et de Ronsard, tous les étudiants de la classe se taisaient et l’on n’entendait que le son de sa voix grave et harmonieuse.

À l’époque, j’avais déjà amassé un petit magot en travaillant comme secrétaire dans un cabinet d’avocats ; j’étais en couple avec la même fille depuis trois ans. Elle étudiait en pharmacie. D’ici quatre ou cinq ans, nous disions-nous, nous serions capables de nous acheter une maison. Ma vie avait donc des contours bien définis. Je me fixais des objectifs et je les atteignais toujours : « il faut être patient, constant et travaillant, c’est la clé du succès », me répétai-je souvent.  Et pourtant, je peux dire qu’à ce moment précis de mon existence, j’ai éprouvé brièvement, mais profondément, le désir de tout lâcher pour partir à l’aventure.

Pour la première fois de mon parcours scolaire, je ne me forçais pas pour assister aux cours et pour compléter mes lectures obligatoires. Mon cœur, tenu en laisse par les pensums de la formation de droit, pouvait enfin s’épancher dans ce cours de littérature. Je décrochai des résultats excellents. Je pensai un temps à abandonner mes études de droit pour des études en lettres, mais je me ravisai et je continuai à bûcher sur le code civil.

Christian obtint des résultats moins satisfaisants que les miens, non pas parce qu’il était moins brillant que moi – je crois en effet qu’il est supérieurement intelligent – mais bien parce qu’il manquait de constance et d’opportunisme. Une sorte de fascination pour l’œuvre de Rabelais s’était emparée de lui. Nous n’étions tenus de lire que quelques extraits du Pantagruel, mais lui le dévora en entier et il fit ensuite de même avec le Gargantua si bien qu’il négligea les autres œuvres au programme. Selon lui, Rabelais était génial non seulement à cause de son prodigieux don de l’invention verbale, mais surtout parce qu’il avait inventé « le rire régénérateur ». « C’est le seul qui sait rire d’autrui sans tomber dans la satire, me disait-il avec enthousiasme. C’est un rire immense et généreux ! Rabelais rit de tout le monde et peut-être surtout de lui-même, pas seulement d’une classe sociale ou d’un individu en particulier. »

Il était excessif dans tout ce qu’il entreprenait et je crois que c’est pour cela qu’il appréciait Rabelais, ce grand maître de l’excès. Je remarquai assez vite qu’il avait des engouements éphémères : il changeait d’idée comme une girouette change de direction au gré du vent. Il admirait les Anglais : « Quel grand peuple ! s’exclama-t-il alors qu’on marchait sur le campus de McGill. Tout leur semble facile. Regarde comme les étudiants anglophones ont confiance en eux. Ils sont nonchalants; ils traînent des pieds… Ils savent, même inconsciemment, qu’ils forment l’élite financière de Montréal. Tout leur est facile. Les portes leur sont ouvertes ! Les filles portent des babouches… On dirait qu’elles vont à la plage et non dans une salle de cours. »

Il s’agitait souvent quand il parlait. Il gigotait. Il avait des tics nerveux. Il ne tenait pas en place ; on eût dit qu’il allait s’envoler ou bien qu’il allait exploser. On eût dit qu’il parlait par étincelles, par flammèches. Avant de nous faire part de son opinion sur un sujet particulier, il n’introduisait pas toujours le point en question et il fallait tenir la bride serrée pour le suivre dans ses raisonnements sinon on était complètement perdus. Il s’exprimait par ellipses et aimait particulièrement se mouvoir sur ce que j’appelais « les plaques tectoniques » du savoir. Il aimait ratisser large, il se sentait à l’aise dans les théories abstraites et les concepts englobants ; s’il avait vécu au XVIIIe siècle, il aurait certainement adhéré à la théorie des climats de Montesquieu. Il détestait les détails, détails avec lesquels j’étais constamment aux prises dans ma pratique d’avocat…

Comme il était doué pour la comédie, il aimait cabotiner et il se lançait souvent dans des imitations comiques. L’une que je goûtais le plus était celle du pédant universitaire. Il lissait sa barbe d’une main, il ajustait ses lunettes et il déclarait avec un accent sorbonnard : « Tout compte fait, il faudrait analyser davantage la polyphonie du signifiant pour mieux saisir l’étendue de la différance dans une perspective totalisante. » Il aimait à se moquer de ce qu’il appelait les étudiants-machines qui gobaient la matière et qui la recrachaient à l’examen.           « Ces étudiants obtiennent des notes excellentes, disait-il, mais ils n’ont aucun esprit critique. Ils ne se posent aucune question. Ils écoutent le professeur avec une attention maniaque. Ils écoutent, ils notent, ils écoutent, ils notent. Ce sont des sténographes.

– Mais je suis ainsi, lui répliquai-je de bonne foi.

– Oui, mais toi, que veux-tu, tu es un ami… »

Et nous avons éclaté d’un grand rire.

À l’été, après notre cours sur la Renaissance, il dénicha un emploi de gardien de sécurité. Deux soirs par semaine, il prenait des cours de latin dans une école privée. Puis, à l’automne, il devint préposé au théâtre Saint-Denis où se produisent plusieurs humoristes québécois. Il détesta cet emploi : « je déteste les humoristes; ce sont des imbéciles. » Enragé, il quitta le Saint-Denis après deux mois. Il lut Tolstoï : « Tolstoï est un titan ! Et il est sage ! » Il lut Dostoïevski : « Dostoïevski est un titan, mais il n’est pas sage. » Il collabora à L’Indépendantiste, revue qui prône la souveraineté du Québec. Il se présenta pour le Bloc québécois dans la circonscription de Mont-Royal et obtint 3 % des voix exprimés au suffrage. Il collabora pendant quelque temps avec un député du PQ, proche des milieux environnementalistes. Il militait aussi pour la construction de logements sociaux à Montréal. « Il faut absolument sortir le peuple de la misère, me disait-il. » À cette époque, il lisait Hubert Aquin. C’est un grand écrivain, c’est certain, mais comme à peu près tous les écrivains québécois, il est dépressif. Moi, j’ai besoin de héros positifs… Regarde les écrivains américains… La découverte de l’Ouest… Le self-made man… Les chercheurs d’or… Mark Twain… De la vitalité ! De la vitalité que diable ! Mais non, nous, on a seulement des dépressifs. » À l’hiver, il entreprit une maîtrise en littérature française et il se trouva un emploi de correcteur pour l’épreuve uniforme de français au cégep : « Les étudiants sont nuls, me dit-il ; certains ne savent même pas écrire correctement leur nom de famille. On s’en va tout droit vers un échec national. »

Six mois plus tard, il eut une violente dispute avec deux rédacteurs socialistes de L’Indépendantiste et il n’écrivit plus jamais pour cette publication. Il lisait Barrès. « Quel grand écrivain! Enfin, de l’énergie, de la passion ! » Ses vues sociales changèrent. Il se reconnaissait maintenant dans l’idéologie conservatrice. « Au fond de moi, j’ai toujours été conservateur », me disait-il. Il lut la Bible. Il devint croyant. Il admirait Bush. « Bush poursuit une mission civilisatrice, estimait-il. Les États-Unis, c’est la grande démocratie actuelle, les Américains sont un grand peuple. Comment ne pas les admirer ! » Il aimait la série des Rocky. Il appréciait le message politique : « C’est une culture de l’effort qui est transmise dans ce film… La gauche nous amène tout droit vers la passivité, mais Rocky, c’est l’effort, c’est la persévérance. »

Pendant un certain temps, il pensa travailler comme GO au club Med : « Il faut découvrir le monde ! me disait-il. Ça sera une expérience à la Houellebecq. Je fais du kayak dans la journée, je donne le cours de danse sociale, j’assure l’animation à la piscine et, le soir, dans ma chambre, j’écris et je lis Caton l’Ancien. Beau programme ! En plus, je suis logé et nourri. » Ses amis et moi lui avons vivement déconseillé de tenter « l’expérience club Med » : en effet, comment un être, qui n’avait aucune aptitude sportive particulière et qui était incapable de supporter la présence d’une foule bruyante pendant plus d’une heure, aurait-il pu survivre au club Med ? Son CV avait été néanmoins sélectionné. Il se préparait pour l’entrevue : « Je me pratique à sourire », disait-il. Il s’était néanmoins assagi et, à la dernière minute, il avait tout envoyé paître : « Ils m’auraient exploité, disait-il. Toujours des activités… À peine le temps de manger… Et puis il faut toujours sourire, c’est fatiguant pour la mâchoire. » Deux mois plus tard, il s’enrôlait comme réserviste dans l’armée canadienne. Il apprécia l’expérience : « C’est une école de discipline », me disait-il. Il suivait des cours de tirs, il cirait ses bottes, il apprenait à utiliser une boussole, il faisait des push-up… Pendant tout ce temps, je travaillais cinquante heures par semaine dans un bureau d’avocats. Je naviguais dans le sillage d’un avocat spécialisé dans des affaires de droit civil qui était particulièrement reconnu pour sa connaissance approfondie du droit de passage. J’apprenais beaucoup et j’étais moi aussi en voie de devenir un spécialiste du droit de passage. Ma vie était aussi régulière qu’une montre suisse. J’étais maintenant marié et ma femme attendait un enfant. « Ce que j’admire c’est ta constance, me disait Christian. Je t’envie ; tu vas avoir une famille. » Et moi, secrètement, dans le coin de mon cœur, j’enviais mon ami…

Deux ans passèrent. Christian avait maintenant complété sa maîtrise en littérature française, tandis que j’avais déjà commencé à plaider. Depuis qu’il avait terminé sa maîtrise, mon ami était au chômage. Il n’en gardait pas moins la forme. Je ne sais pas comment diable il réussissait à trouver de l’argent, mais, aussi bizarre que cela puisse paraître, il me semblait qu’il menait une vie de pacha et que son existence était plus agréable que la mienne. Il lisait jusqu’aux petites heures du matin et c’est d’ailleurs une chose que je lui ai toujours enviée, moi qui ai de la difficulté à trouver dix minutes pour lire un bon roman. Il avait découvert Saul Bellow : « Saul Bellow, c’est le Mark Twain du XXe siècle », me dit-il. Il faisait de longues promenades : « Marcher, c’est philosopher ; tout le monde devrait marcher ! » Il trouva même l’argent nécessaire pour s’offrir une semaine à New York. Il en fut enchanté : « Montréal est dépressive, New York est hyperactive… New York, c’est le poumon du monde. Si New York est un jour anéantie, c’est toute l’humanité qui mourra. »

Un jour pourtant, il fut au bout de ses économies et la nécessité de se trouver un emploi se fit vivement ressentir. Christian rêva pendant un certain temps d’œuvrer dans la vente. Il voulait devenir agent immobilier. Il suivit une formation. « Tu sais, on peut facilement gagner 70 000 dollars la première année si on travaille d’arrache-pied. Ça me convient : la vie américaine, l’esprit industrieux, les transactions financières, le cellulaire qui sonne sans arrêt… »

– Mais quand auras-tu le temps de lire Saul Bellow avec cet emploi ? lui demandai-je.

Il ne sut répondre.

Nous étions en mai, les lilas embaumaient les rues de Montréal et les choses allaient se bousculer pour Christian…

J’ai déjà remarqué que les personnes timides se lancent parfois des défis et veulent se prouver qu’elles sont capables d’aller au-delà de leur caractère : c’est alors qu’elles peuvent poser des gestes que n’auraient jamais osé poser des personnes extraverties… Christian était un grand timide et c’est peut-être en partie pour cela qu’il avait voulu jouer le rôle de Sancho dans Don Quichotte. Ainsi, il m’apprit qu’il avait abordé une fille dans un café et qu’elle avait accepté qu’il s’asseye près d’elle. Ce fut le coup de foudre. Il l’aimait et elle l’aimait. Cela faisait bien quatre ans qu’il n’avait pas été amoureux. Il n’avait pas eu d’aventures non plus, car il était aussi chaste que Don Quichotte rêvant à sa Dulcinée du Toboso. Il était extatique : « Elle est d’une douceur exquise. Il y a quelque chose d’asiatique dans son comportement. » À peu près au même moment, mon ami Louis, qui était professeur de français dans un cégep, m’avertit que son département engageait des nouveaux professeurs. J’en avertis aussitôt Christian. Il balança par-dessus bord son projet de devenir agent immobilier et se prépara avec sérieux pour réussir son entrevue d’embauche. Il fut choisi. J’eus des nouvelles du déroulement de l’entrevue par l’entremise de mon ami : « Enfin, oui, ça c’est très bien passé. Moi je n’étais pas sur le comité de sélection bien entendu… Il ne fallait pas que j’influence le comité parce que je te connais… Mon collègue m’a dit que ça c’était très bien passé. Ton ami a de vastes connaissances littéraires et il était très bien préparé, je dirais même surpréparé. Il y a un seul bémol, on a peur qu’il soit… Comment dire… Un peu trop excessif. »

Christian avait hérité du cours 102, littérature française du romantisme à aujourd’hui. « Je vais leur faire lire Les Illusions perdues de Balzac, des extraits de Madame Bovary… Bah, seulement une cinquantaine de pages… comment ne pas lire au moins quelques pages de ce roman si l’on veut aborder le XIXe siècle), ensuite j’enchaîne avec Les Fleurs du mal de Baudelaire et je termine avec Les Particules élémentaires de Houellebecq. Beau programme ! Qu’est-ce que tu en penses ? » Cet été-là, il se réfugia deux semaines à l’abbaye Saint-Benoît-du-lac pour lire et pour préparer des notes de cours et des exercices. « Un peu de silence et beaucoup de livres, c’est tout ce dont j’ai besoin pour être heureux », me dit-il avec enthousiasme.

En septembre, un scandale éclata. Tout d’abord, Sophie, la copine de Christian, rompit avec lui. Je n’ai jamais vraiment su pourquoi, car il était très discret à propos de ses amours, mais je me doute que la décision de Christian de la quitter pendant deux semaines au profit de ses livres eût pu jouer en sa défaveur. D’autre part, mon ami n’est pas sans défauts et, comme Don Quichotte, il n’a pas la moindre idée de ce qu’est l’existence concrète et matérielle. À la vérité, je doute même qu’il soit capable de se faire cuire un œuf. Pendant quelques semaines, Sophie a peut-être trouvé que la vie de bohême que menait Christian était charmante, mais rapidement elle s’en est lassée. Mais il ne perdit pas pied et il commença « en lion » (telle était son expression) sa première session à titre d’enseignant.

Les deux premiers cours se déroulèrent comme un charme de l’avis même de Christian : « Ils sont motivés, beaucoup plus motivés que je le pensais. Les jeunes ont soif de culture ! Ma théorie, c’est que les étudiants aiment bien avoir un professeur exigeant ; ils comprennent bien que je les considère comme des êtres intelligents. Il y a des professeurs qui leur donnent des bandes dessinées à lire… Pff… C’est une insulte à leur intelligence. » Les étudiants devaient être heureux d’avoir un professeur aussi passionné que lui ; cela faisait changement de ces professeurs blasés qui donnent toujours les mêmes œuvres à chaque session et qui, au premier cours, se contentent de faire la lecture du plan de cours à leurs étudiants. Au troisième cours, pourtant, les problèmes commencèrent à affluer. Aux dires des étudiants, Christian était trop exigeant : les œuvres au programme comptaient à elles seules mille cent cinquante pages auxquelles il fallait rajouter les cent cinquante pages du cahier de notes de cours que mon ami avait lui-même préparé pour ses étudiants. En plus, il demandait aux garçons d’enlever leur calotte lorsqu’ils entraient dans la classe. « Ils me doivent du respect. Après tout, je suis le Maître », disait-il.

Les problèmes avaient remonté jusqu’au directeur des études. Aux dires de Louis, c’était un vieil homme bon et doux. Il avait demandé gentiment à Christian de réduire ses exigences en termes de lecture. « Si vous leur donnez mille pages à lire, ça me paraît raisonnable, vous ne trouvez pas ? Et pour les calottes, je suis de la vieille école, je suis comme vous, mais il me semble que c’est un règlement difficile à appliquer… » Christian avait refusé d’obtempérer à l’avis du directeur. Pour se venger, certains étudiants le chahutaient, d’autres étudiants tentaient de bonne foi de lire Les Illusions perdues, mais peu y trouvèrent plaisir.

Dégoûté, Christian démissionna en plein milieu de session sans laisser de préavis au Collège. « D’où il sort celui-là, mais d’où il sort ? J’ai trente ans d’expérience dans ce Collège, mais je n’ai jamais vu un énergumène pareil ! » se serait exclamé le vieux directeur des études après la sortie fracassante de Christian.

Je m’empresse de dire que s’il avait démissionné, ce n’était pas seulement par dégoût. Une cause peut-être plus profonde guidait la destinée de Christian. Il avait un ami en Ontario, à Mississauga, qui le pressait de le rejoindre. Le gouvernement conservateur, récemment élu, engageait, paraît-il, des conseillers politiques. Il avait aussi l’espoir de passer les examens d’entrée pour œuvrer dans la fonction publique fédérale. « La fonction de diplomate m’intéresse beaucoup. Rencontrer des ministres, manger des hors-d’œuvre, participer à l’inauguration d’un centre culturel… Il faut dire que c’est tentant ! » Une autre aventure attendait mon ami. « Le Québec, c’est terminé, disait-il. Je pars à Mississauga. De toute façon, les Québécois ne feront jamais l’indépendance. »

*

Mon existence se déroule dans la Constance et la Fixité alors que mon ami évolue dans l’Inconstance et le Mouvement. J’ai enfin compris que ces démissions fracassantes et ces brusques changements du cœur étaient le moyen qu’il avait trouvé pour faire durer une aventure qu’il voulait perpétuelle. Il désirait se mouvoir dans l’univers des possibles ; se fixer aurait signifié la mort de l’Aventure et du Rêve. Un an s’est écoulé depuis le départ de Christian. Il est toujours à Mississauga et, à mon grand regret, j’ai moins de nouvelles de lui depuis qu’il a quitté Montréal. Il vivote en effectuant divers boulots plus ou moins bien rémunérés bien qu’il ait passé avec succès les examens d’entrée de la fonction publique fédérale. Aux dires d’un ami commun, il serait vendeur à commissions dans une compagnie de climatisation. Qui d’entre nous deux est le plus heureux ? Moi, qui effectue un emploi grassement payé et qui ai les deux mains dans la réalité ou bien mon ami qui est pauvre et qui a la tête dans les nuages ? Je ne saurais répondre à cette question, mais j’éprouve parfois un pincement au cœur lorsque je compulse les notes du dossier d’un client ou alors que l’avocat de la partie adverse se perd dans des circonvolutions oratoires. C’est dans ces moments que la belle image de Don Quichotte, homme fantasque et fragile, cheminant sur sa monture dérisoire dans le désert hostile de la Mancha, revient me hanter.

La pianiste, Nicolas Bourdon

DSC_6434_Sarah Tugault-Hobden Kees Van Dongen

Une oeuvre de Sarah Tugault-Hobden (inspirée par Kees Van Dongen)

***

Ma cousine jouait au piano en souvenir de son frère.

On pouvait s’attendre à un morceau de circonstance, quelque chose de pathétique ou de mélancolique sur le mode adagio, mais Florence avait plutôt choisi la Fantaisie pour piano seul opus 77 de Beethoven, un air joyeux et je dirais même triomphant. Cet air contrastait tellement avec la circonstance tragique qui nous réunissait tous qu’un de mes oncles me chuchota à l’oreille : « C’est étrange comme musique. Ça ne convient pas à un décès. » C’était d’autant plus surprenant si l’on connaissait ma cousine…

Je me souviens que Florence était un objet fréquent de discussion entre ma mère et moi. Elle avait d’extraordinaires dons musicaux : « Elle devait absolument faire quelque chose avec ça ! » disions-nous souvent. Pourvue d’une oreille absolue, elle jouait à sept ans les œuvres des grands maîtres avec une maestria peu commune. Seulement, elle était très timide, « elle ne faisait pas de bruit », ce qui n’est pas nécessairement une qualité pour une musicienne… Les concours de piano auxquels elle commençait à participer étaient pour elle une source constante de crises de nerfs et d’insomnies. « À la fin, quand tout le monde applaudit, je me sens plus légère, mais avant, c’est infernal ! » disait-elle d’une voix enfantine et apeurée.

Mais il y avait plus que la timidité. André, le frère de ma cousine, de trois ans son cadet, était atteint de la dystrophie musculaire de Duchenne. Enfants, nous avions vu que quelque chose clochait : à trois ans déjà, ses pas étaient hésitants et il marchait sur ses orteils pour maintenir son équilibre. À une fête de famille, il avait fait un faux pas et déboulé l’escalier, mais il ne s’était heureusement rien cassé. Juste avant de pleurer, il nous avait regardé, nous les enfants qui étions au sommet de l’escalier, avec de grands yeux ronds où se lisait toute la douleur du monde. On eût dit qu’il avait pris conscience en un éclair qu’il n’était pas normal, qu’il ne le serait jamais. Il éclata en sanglots, des sanglots aigus et perçants qui avaient des accents désespérés.

Vers l’âge de dix ans, il dut se déplacer en chaise roulante. Son intellect était aussi affecté et il ne put jamais aller plus loin qu’une sixième année du primaire. Sa voix était difforme; on eût dit que ses mots, comme ses membres, claudiquaient. On lui demandait souvent de répéter, ce qui avait le malheur de le mettre en rogne. Le rêve de ma tante prenait fin brutalement : elle avait toujours voulu avoir deux beaux enfants, des enfants à qui elle aurait mis des habits lisses et étincelants et qu’elle aurait soigneusement peignés. Elle aurait dit à la cantonade dans les soupers de famille : « Florence a remporté le premier prix de son concours de piano; André est le premier de sa classe en français !»

Ma tante avait voulu rompre tout lien avec son ex-conjoint qui l’avait trompée. Je pense qu’elle avait été soulagée lorsque ce dernier lui avait avoué ses infidélités; elle pouvait enfin se séparer ! Il n’était pas présentable et, pour ma tante, c’était un crime plus grave que l’adultère. Il parlait fort, il buvait un peu trop et je me souviens qu’il mettait mal à l’aise mes oncles en leur parlant de politique, oncles pour qui la Floride, le golf et les fluctuations de la bourse étaient les seuls sujets de conversation admis.

S’étant débarrassée d’un personnage encombrant, ma tante était seule maintenant à s’occuper d’un enfant handicapé, et, contre toute logique, elle voulut conserver sa grande maison victorienne de Sillery. Ma cousine devait donc accomplir plusieurs tâches ménagères et s’occupait de divertir son frère qui avait peu ou pas d’amis. Elle poussait souvent sa chaise roulante et je me souviens d’avoir fait une longue promenade avec eux au parc du Bois-de-Coulonge. Insensible à la beauté des fleurs, des arbres matures et des échappées sur le fleuve qui coulait au pied de la falaise, mon cousin hurlait à toutes les deux minutes « Je veux rentrer ! ». Il était irascible, aussi irascible qu’un enfant de deux ans, surtout lorsqu’il n’avait pas toute l’attention de ma tante et de ma cousine qui, selon ses propres mots, étaient ses deux seules amies.

À chaque réunion de famille, on demandait à ma cousine de jouer au piano et elle refusait obstinément. Personne n’était plus insistant que moi : une virtuose craignait de jouer devant des béotiens qui allaient naturellement applaudir sa performance : ça m’était incompréhensible ! Elle avait maintenant douze ans, âge où on décide généralement si on poursuit des études professionnelles en musique ou si on se contente du dilettantisme de l’amateur.

« Tu peux déjà commencer à donner des cours : tu as le talent et la maturité ! lui disais-je. Tu peux même faire des tournées un peu comme Mozart l’a fait avec son père dans toute l’Europe ! Tu seras acclamée partout où tu passeras. Bref, tu peux vivre de ton art !

—  Mais je dois m’occuper de mon frère », me répondait-elle d’un ton chagriné.

Je pus enfin l’entendre à un concert de fin d’année organisé par sa professeure de piano. Je m’assis tout à l’arrière de la salle, et même à l’arrière d’un homme dépassant les six pieds pour ne pas que ma cousine m’aperçût.

« Elle m’a strictement interdit d’inviter des gens qu’elle connaît, m’avait indiqué ma tante. Elle peut tolérer une foule anonyme, mais des intimes, non. C’est à peine si elle nous tolère André et moi. »

Ses collègues étaient certes talentueux, mais ils ne pouvaient rivaliser avec elle. Une jeune fille très belle aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds et bouclés, qui portait une robe rouge, et qui souriait à la foule un peu comme le ferait une Miss America, l’accompagnait au violon. Ils jouèrent le dernier mouvement de la fantaisie en do majeur pour piano et violon de Schubert, une des œuvres les plus difficiles du répertoire. En voyant l’élégance de la jeune fille aux cheveux blonds, on se disait que c’était elle la virtuose; ma cousine, quant à elle, était une petite chose craintive et comme repliée sur elle-même.  Elle s’était avancée sur la scène d’un pas feutré et hésitant et avait à peine jeté un regard sur l’auditoire.

Dans la vie de tous les jours, Florence était une chose banale. Elle était de ces êtres qu’on ne remarque pas et qui, dans une foule, se dissolve. Elle n’était pas belle, elle n’était pas laide; elle était terne. Sa conversation était sans éclat, voire même inexistante. Elle ne savait pas comment faire bonne impression et si elle vous rencontrait, elle vous présentait une main moite et tremblotante. Elle espérait ensuite que vous meubliez toute la conversation; si vous lui posiez des questions, elle vous répondait à contrecœur par un mot ou deux. Mais quand elle jouait au piano, une mue s’opérait. Ses mains habituellement tremblotantes étaient d’une grande fermeté et assuraient des attaques précises sur les notes.

Si on n’observait pas trop la différence de talent des deux musiciennes lors des premières notes mélancoliques et traînantes de la fantaisie, la jeune fille blonde eut bientôt de la difficulté à suivre ma cousine lorsqu’ils parvinrent à l’exaltation du presto : Florence s’élevait dans les cieux de la beauté à une vitesse vertigineuse, alors que la blonde était lourdement rivée au plancher des vaches.

À la fin du concert, je parvins, sans me faire remarquer de ma cousine, à accrocher sa professeure qui s’était dirigée vers l’auditoire pour saluer le père d’un de ses étudiants.

« Elle est extrêmement douée, me dit-elle, mais elle hésite encore à faire des études de piano. Même si elle ne pratique pas assez, elle est parvenue à ce niveau ! Imaginez si elle s’y met pour vrai. »

Puis, j’entraperçus ma cousine quitter la salle : elle poussait la chaise roulante de mon cousin. « Veux manger ! » hurla-t-il plusieurs fois d’une voix colérique et stridente, qui était particulièrement désagréable à entendre. On eût dit qu’il comprenait qu’il n’était pas à sa place parmi tous ces jeunes gens talentueux et il s’attirait le regard curieux et irrité des parents et des jeunes musiciens; ma tante se dépêcha d’entraîner ses deux enfants en dehors de la salle. 

Tous les caprices d’André étaient exaucés : son handicap, sa douleur et sa mort annoncée, qui surviendrait au plus tard dans sa vingtième année, et dont on ne parlait qu’à demi-mots, proscrivaient toute sévérité. Sa chambre débordait de jouets et de toutous, il n’avait aucune restriction dans ses heures de télé et passait le plus clair de son temps à regarder des dessins animés ou des films de super-héros particulièrement violents.

Il n’avait aucune inhibition et il pouvait vous lancer des insultes sans aucune raison. Lors d’un réveillon de Noël chez mon oncle médecin, il s’écria : « Il pue le gros monsieur ! » au sujet d’un traiteur bedonnant qui lui offrait des petites saucisses dans le sirop. « Ce n’est pas gentil André » lui dit faiblement ma tante, sans pourtant le réprimander. Ma tante me dit plus tard dans la soirée : « Il a sûrement quelque chose à se reprocher ce traiteur; les enfants, ça sent tout ! » L’amour inconditionnel qu’elle éprouvait pour son fils l’aveuglait : il n’avait certes pas une intelligence formelle développée, mais elle croyait que, un peu comme les animaux ou les bébés, il était doté d’un instinct infaillible pour flairer les gens et émettre des jugements éclairés sur leur compte.

Sa fille, au contraire, avait un talent fou, mais recevait peu de compliments de sa mère. Elle l’écoutait quelques minutes jouer au piano dans le grand salon aux murs lambrissés, puis courait à la chambre de son fils qui l’appelait à l’aide. La plupart du temps, Florence jouait seule dans le grand salon. Elle ne paraissait pas souffrir du manque d’attention de sa mère. À ma connaissance, la seule reconnaissance qu’elle obtenait après tous ses sacrifices, c’est qu’au moment où elle bordait son frère ou qu’elle lui apportait un verre d’eau avant la nuit, ce dernier déposait un baiser sur sa joue, lui murmurait parfois un faible « Je t’aime ma sœur » et s’endormait l’air enfin apaisé. Les années passèrent : ma cousine avait entrepris une double scolarité en musique et en sciences au cégep de Sainte-Foy. Elle devait selon moi envoyer paître la portion « sciences » de sa scolarité et se dévouer corps et âme à la musique, mais il arriva bientôt qu’André ne put quitter lui-même son lit : on devait l’aider à s’asseoir dans sa chaise roulante. Il dut aussi porter des couches que ma cousine et ma tante changeaient plusieurs fois par jour. C’est aussi elles qui le lavaient et qui l’aidaient à se tourner la nuit pour qu’il ne développe pas des plaies de lit. Deux longues années se passèrent ainsi.

Il vient un moment inévitable où la dystrophie s’attaque aux organes vitaux. Les poumons de mon cousin étaient maintenant très fragiles et sans les soins dévoués de ma cousine et de sa mère, André serait mort beaucoup plus rapidement. Même si elles faisaient tout en leur pouvoir pour qu’André évite tout contact avec des agents pathogènes, il finit pas attraper un vilain rhume qui dégénéra rapidement en pneumonie. Sa respiration était bruyante et asthmatique; sa peau était blanche comme un drap. La pose d’un masque à oxygène parvint toutefois à ralentir son agonie.

André avait conscience que ses jours étaient comptés; il parlait peu. On eût dit qu’il retenait le peu d’oxygène qui lui restait. Cette petite chose difforme qu’il était devenu luttait avec une sorte de crispation désespérée contre la mort. Au moment de dormir, il devait toutefois se laisser aller au sommeil et il avait peur que la mort profite de son abandon pour l’emporter à jamais dans les ténèbres, là où il n’y a plus d’amour, là où il ne verrait plus jamais sa mère et sa sœur. Dans le monde de la mort, tout était noir et silencieux, comme sa chambre la nuit quand sa mère et sa sœur n’étaient plus auprès de lui. Son coucher était particulièrement long et pénible et demandait des trésors de patience aux deux femmes qui étaient à son chevet. « Je ne veux pas mourir ! » hurlait-il d’une voix plaintive. Et ces mots allaient droit au cœur des deux femmes qui redoublaient d’ardeur dans les soins qu’elles prodiguaient au malade.

Cela prit un bon mois, mais il finit par mourir dans une atmosphère faite de silence, de morve et de râles qui se muaient parfois en cris désespérés. Sa mère organisa une soirée dans sa grande maison de Sillery pour lui dire un dernier adieu. Elle m’avait demandé de lire l’hommage qu’elle avait composé en son souvenir parce qu’elle en était elle-même incapable. « Il nous avait été momentanément prêté par le ciel, Dieu l’a repris. C’était un ange qui a rejoint ses collègues archanges tout là-haut. Si vous regardez bien la forme des nuages, vous pourrez voir sa main nous faire un dernier adieu. » Tout en lisant ce passage avec une émotion feinte, je me souviens avoir pensé : Dieu merci ! Nous sommes enfin débarrassés de ce petit monstre.

Plus tard dans la soirée, alors que je discutais au sous-sol avec un de mes cousins, j’entendis une note de piano bientôt suivie par une rafale de notes qui semblaient jouées au hasard. « Tiens, pensai-je, un enfant, sûrement un de mes jeunes cousins qui joue n’importe quoi au piano. » Cependant, les notes s’ordonnèrent rapidement; je montai les escaliers à toute vitesse et j’entrai dans le grand salon.

Ma cousine jouait au piano en souvenir de son frère.

La Fantaisie de Beethoven débute par deux « rafales » de notes chaotiques ˗ ce furent ces sons qui étaient à l’origine de ma méprise ˗ mais elle trouve rapidement un point d’équilibre avec des vagues de notes en si majeur sans toutefois que ne se perde cet esprit d’improvisation et cette vision généreuse d’un « jardin à l’anglaise foisonnant et exubérant », comme l’écrit un musicologue pour décrire l’art de Beethoven. On a l’impression d’entendre un génie qui met de l’ordre dans ses idées fulgurantes sans pour autant que cet ordre ne soit un corset brimant la fougue de l’improvisation. Après la mort du grand compositeur, les amis de Beethoven ne pouvaient d’ailleurs entendre cet air sans l’imaginer improvisant sur son piano.

« Beethoven, plus que tout autre musicien, raconte un grand pianiste spécialiste de son œuvre, est le compositeur du conflit intérieur. Il est pris dans sa tête. Sa tête le fait affreusement souffrir : contrairement à Mozart, il n’y a pas de légèreté ni d’alacrité chez lui. On peut penser à un mathématicien bûchant et trébuchant sur un problème, à un homme perdu dans un labyrinthe, à un homme hésitant entre deux chemins… Je regarde ses partitions et son image formidable m’apparaît : il arrache ses cheveux, ses longs cheveux hirsutes… Aucun chemin ne semble praticable, mais soudain il aperçoit la lumière, il trouve la solution, et une joie profonde envahit alors sa musique. »

Je pense que cette Fantaisie exprimait ce combat intérieur mieux que toute autre pièce de Beethoven : d’un geste viril, le musicien déchirait la gangue du malheur et de l’informe pour s’élever vers la lumière, mais, dans son vol, il traînait encore avec lui des lambeaux d’angoisse, comme le font parfois les combattants qui emportent avec eux les oripeaux de leurs ennemis pour mieux prouver leur victoire.

Cette Fantaisie faisait éclater au grand jour l’immense talent de ma cousine. Elle apparaissait comme la grande Ordonnatrice. Celle qui préside au triomphe de l’équilibre sur le chaos et de l’harmonie sur la difformité. Ma tante pleurait, mais je n’eus pu dire s’il s’agissait de joie ou de peine. Ma cousine fut applaudie à tout rompre; elle reçut d’abord cette salve avec un large sourire victorieux. Elle qui avait à peu près toujours les yeux baissés ou détournés, nous regarda enfin franchement et, je dirais même peut-être, avec un air de défi. Je me souviens de m’être dit : « Son frère mort, son talent ne connaîtra maintenant plus aucun obstacle ! »

Puis, lorsque les applaudissements cessèrent, son sourire se transforma en grimace. Elle alla s’asseoir sur un des longs sofas du salon; elle avait le pas hésitant que je lui connaissais bien. Ma mère, mon père, mes oncles, mes tantes, mes cousins et mes cousines la couvraient de compliments, mais elle semblait ne pas les entendre; elle regardait dans le vide et répondait à leur enthousiasme par de faibles « mercis ». Après que se fut calmée la vive émotion causée par sa performance, j’allai m’asseoir auprès d’elle. Elle était maintenant seule et comme abandonnée sur le long sofa. À mon tour, je la couvris d’un flot d’éloges, mais elle me répondit : « Il est mort, mon frère est mort ! » Ses yeux étaient ronds et humides de désespoir. C’étaient ceux d’un enfant perdu qui demande à être secouru. C’étaient les mêmes yeux qu’avait eus son frère lorsqu’il avait déboulé l’escalier et qu’il nous regardait de son regard de fin du monde.

Depuis ce jour, Florence ne joua plus jamais devant nous. Elle abandonna ses études en musique et entreprit un baccalauréat en pharmacie. « Elle joue encore du piano, même si c’est plus rare qu’avant, me confia ma tante. Elle m’interdit de l’écouter. Elle a une sourdine et elle ferme les portes du grand salon. Parfois, une note parvient jusqu’à moi dans la cuisine, mais elle est tellement faible et indistincte… On entend une espèce de chuchotement, mais on n’entend pas les mots. »

Déterrer les humanités, Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon

Professeur de littérature

Collège de Bois-de-Boulogne

Pierre-Luc Brisson, Le cimetière des humanités, Montréal, Éditions Poètes de brousse, 2014, 106 p.

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Ce texte a été originalement publié dans la revue L’Action nationale.

« Chaque époque, écrivait Walter Benjamin, a le sentiment de se trouver sur le bord d’un abîme. » Il semble, à la lecture du Cimetière des humanités de Pierre-Luc Brisson, que la nôtre le soit encore plus que les précédentes. Le cimetière dont il est ici question est celui des humanités gréco-latines, maintenant presque totalement absentes de la formation des étudiants québécois, et l’essai de Brisson est d’abord et avant tout une critique virulente du système d’éducation. Le collège classique, élitiste, mais pétri par l’enseignement des Anciens, est une institution révolue et le cours d’initiation à la philosophie au cégep est le seul moment où l’étudiant québécois se frottera avec des auteurs comme Socrate et Aristote. Le grec ancien est maintenant totalement disparu de l’enseignement secondaire et on n’entend plus que quelques bribes de latin dans les écoles secondaires privées du Québec et encore est-il enseigné davantage pour faire chic que pour transmettre une véritable passion pour l’Antiquité. Pire, plus que les langues latine et grecque, c’est tout l’héritage antique qui a été évacué de l’enseignement. Les jeunes étudiants québécois ne connaissent pas les héros de la guerre de Troie et les personnages qui ont illustré le siècle de Périclès.

Brisson, comme bien d’autres observateurs critiques de notre système d’éducation, tels Marc Chevrier, estime que la formation des professeurs du secondaire est déficiente. Ce diplômé en histoire et études classiques donne l’exemple de l’enseignement reçu par de futurs enseignants d’histoire au secondaire : « Sur un programme de premier cycle composé de 120 crédits (la formation des enseignants dure grosso modo quatre années) seulement 33 crédits (soit onze cours) sont consacrés à l’acquisition de connaissances historiques. Ce peu de matière est noyé dans de nombreux cours de pédagogie […] » En entrevue au journal Le Devoir, Diane Boudreau, enseignante de français retraitée, révèle des chiffres encore plus désolants : « À peine 7% du programme de formation des enseignants au secondaire porte sur la littérature. C’est deux ou trois cours. »  Le constat est accablant : un peu comme les sophistes à l’époque de Socrate, bien des professeurs n’ont pas la science de ce qu’ils enseignent.

Brisson estime aussi qu’il devrait y avoir une liste d’œuvres classiques à laquelle les professeurs de français du secondaire devraient puiser pour une bonne partie des ouvrages qu’ils mettent au programme. Cette idée est judicieuse et empêcherait les professeurs de donner à lire des ouvrages faciles ou simplement médiocres à leurs élèves. Pour ce faire, il faudrait que les professeurs sortent du relativisme culturel – « tout ne se vaut pas », écrit Brisson – et qu’ils veuillent transmettre un fonds culturel commun à leurs élèves et, enfin, qu’ils reconnaissent qu’il y a un travail à effectuer sur le sens des œuvres. Bien souvent, malheureusement, les professeurs se contentent d’enseigner une technique qui permet de saisir la structure d’une œuvre – analyse des procédés d’écriture, des figures de style, dépeçage d’un texte en intrigues et sous-intrigues – plutôt que de travailler sur le contenu. Et il est malheureusement vrai que si le professeur veut seulement enseigner une technique, il « peut très bien y parvenir à l’aide de romans populaires et de polars qui seront certes plus simples à analyser, mais desquels on ne retiendra rien de durable. »

À quoi servent les humanités ? À penser par soi-même, répondrait Brisson. L’essayiste y voit même le préalable à une pensée critique et politisée. Si l’élite capitaliste a peur des humanités selon l’auteur américain Chris Hedges, qui a été interviewé par Brisson, c’est qu’elles permettent bien souvent la remise en question d’un système, alors que les représentants des grands trusts souhaitent avoir une main d’œuvre docile qui se moulera parfaitement aux exigences du marché. Ce sont d’ailleurs les facultés universitaires de gestion, de commerce et de marketing qui reçoivent le plus de subventions privées, alors que les facultés des humanités doivent se contenter de peu.

L’auteur admire les grands résistants qui sont prêts à mourir pour défendre leurs principes : Antigone qui désobéit à son oncle Créon, Socrate qui accepte de boire de la ciguë plutôt que de renier son enseignement, les Gracques qui se sont opposés au parti patricien au péril de leur vie et, enfin, les martyrs chrétiens qui avaient désobéi aux autorités romaines qui ne voyaient pas d’un bon œil le reniement des cultes polythéistes. C’est d’ailleurs cet esprit de résistance qui a présidé au mouvement étudiant de 2012 pour qui l’auteur a de très bons mots.

L’essai de Pierre-Luc Brisson est pertinent, car il souligne de façon convaincante les lacunes de notre système d’éducation. Seul bémol: l’auteur estime que le renforcement de l’histoire nationale du primaire au cégep prévu par le précédent gouvernement pourrait concrétiser « la mise au rancart des humanités classiques. » L’auteur évoque cette possibilité sans toutefois étayer sa vision par des faits. Or, on pourrait fort bien imaginer que l’enseignement de l’histoire du Québec et celui des humanités classiques soient simultanément renforcés, car, au pays de la Belle Province, la connaissance de l’histoire nationale est au moins aussi déficiente que celle de l’Antiquité. Enfin, l’ouvrage est un peu court : il fait une centaine de pages et plusieurs d’entre elles sont consacrées à résumer des passages marquants des lettres antiques : la tragique histoire d’Œdipe, le retour d’Ulysse à Ithaque, les adieux touchants d’Hector et d’Astyanax… En bref, on aurait voulu un peu moins de résumés et plus de réflexion. Mais l’auteur arguera, peut-être avec raison, que ces épisodes classiques de la littérature universelle reposent malheureusement au cimetière depuis trop longtemps et qu’il est essentiel de les déterrer pour le lecteur contemporain qui en prend sans doute connaissance pour la toute première fois.

L’art du vide: réflexions de post-campagne en compagnie de Mélanie Joly et de son essai Changer les règles du jeu, Nicolas Bourdon

Nicolas Bourdon

Professeur de français

Collège de Bois-de-Boulogne

 Nicolas Bourdon nous livre ici une réflexion autour de l’essai « Changer les règles du jeu » de Mélanie Joly, publié chez Québec-Amérique en 2014.

J’ai été l’adversaire de Mélanie Joly dans Ahuntsic-Cartierville lors des dernières élections fédérales et je dois dire que la nouvelle ministre du patrimoine canadien fait preuve de beaucoup de déférence, voire de gentillesse, envers ses adversaires, allant jusqu’à vous dire après un débat tumultueux au collège Ahuntsic : « Alors Nicolas, nous, on se revoit bientôt ! » Comme si vous étiez les meilleurs amis du monde. Comme si elle vous invitait à prendre une bière avec elle. Vraiment autant de bonté au milieu de tant de dureté (les politiciens ne se font pas de cadeau) fait chaud au cœur et j’ai rapidement compris que l’arme secrète de Mélanie Joly, une arme qui désarçonne ses adversaires encore plus que sa beauté, résidait dans son apparente gentillesse.

La parole et l’écrit

L’écrit est l’endroit idéal pour approfondir des idées, pour aller au fond des choses, ce qu’un politicien peut difficilement réaliser pendant une campagne électorale. Aristote disait que l’homme est un animal social et le politicien ne saurait mieux répondre à cette définition : c’est en vain qu’il cherche une minute de solitude ou de silence, happé qu’il est par le porte-à-porte, les discours, la rencontre des groupes communautaires de son comté, les médias sociaux et autres épluchettes de blé d’Inde. Le politicien moderne se doit aussi d’afficher un optimisme qui ferait pâlir d’envie Pangloss, l’exalté compagnon de Candide qui n’a de cesse de lui rappeler qu’il vit dans le meilleur des mondes possibles. Faites vous-même l’exercice en consultant la page Facebook de n’importe quel politicien (mais en particulier celle de Mélanie Joly) : il affiche un sourire indestructible et il ne saurait connaître une mauvaise journée ; chaque rencontre est « inoubliable » et « enrichissante », l’opinion de l’électeur lui « tient à cœur » (surtout en campagne électorale), et il est toujours avide de recevoir les « critiques constructives » de ses commettants.

Esprits chagrins, vous qui croyez aux froides lois de la statistique, ne tentez pas d’altérer l’enthousiasme congénital du politicien en lui mentionnant les sondages défavorables à son parti, il répliquera en vous lançant un regard condescendant : « C’est pas ce que je sens sur le terrain. » Il possède des informations que vous ignorez : le « terrain » est ce territoire mystérieux, interdit aux profanes, aux sondeurs et aux journalistes et uniquement accessible à l’initié, au politicien. C’en est même une loi aussi vérifiable qu’un théorème de Newton : les données provenant du « terrain » sont inversement proportionnelles à celles provenant d’un sondage défavorable.

Toute campagne électorale qui se respecte voit déferler un flot de slogans tous plus originaux les uns que les autres : « le vrai changement pour Montréal », slogan du parti municipal de Mélanie Joly en 2013, « ensemble pour le changement », slogan du NPD en 2015, « il est temps pour (sic) changer ensemble », slogan du PLC en 2015… Stephen Harper a pris bien des gens par surprise en déclenchant soudainement des élections en plein été. Les partis ont donc dû trouver des idées en toute hâte, car il fallait gagner la course aux pancartes électorales. De toute évidence, les slogans des partis fédéralistes avaient été tout d’abord imaginés en anglais avant que quelqu’un, en quelque part, ne s’écrie à la dernière minute : « C’est vrai, on oubliait, il y a des francophones dans ce pays ! » Et on a traduit les irremplaçables slogans à toute vapeur avec l’aide inestimable de Google translate. Avec les erreurs que l’on connaît[i].

Une campagne électorale – terrain où se déploie l’action sous toutes ses formes -ne sera sans doute jamais un lieu de lente et profonde réflexion ; mais on s’attendrait à ce que la forme de l’essai permette à Mélanie Joly d’apporter plus de substance à ses idées.

L’art du hors-d’œuvre

Je ne sais plus quel célèbre amphitryon a dit un jour : « Le hors d’œuvre est à l’appétit ce que la lingerie est au désir. » L’appétit du lecteur ne sera jamais rassasié par l’essai de Joly et on en restera aux hors d’œuvre. L’auteure surfe sur des évidences : la calotte polaire fond, le niveau des océans augmente, les phénomènes climatiques extrêmes sont de plus en plus fréquents ; les inégalités sociales se sont accrues dans les deux dernières décennies, la classe moyenne s’effrite et les multinationales profitent d’échappatoires fiscales qui atrophient la liberté d’action de l’État.

La politicienne l’a d’ailleurs répété ad nauseam lorsqu’elle s’est présentée en politique : elle est là pour lutter contre les réchauffements climatiques et les inégalités sociales. Les solutions qu’elle propose ne sont toutefois guère originales ni convaincantes. En ce qui a trait à l’environnement, on s’attendrait à un plaidoyer pro-électrification des transports et anti-oléoduc. Que nenni ! Mélanie Joly se contente de vagues considérations : il faut repenser notre lien à l’environnement, il faut « changer notre mentalité et notre rapport à la nature »… Mais rien de tangible. Il en était de même dans les débats que j’ai eus avec elle pendant la campagne: il était impossible de savoir si elle était pour ou contre le projet Énergie Est de TransCanada et il est toujours impossible de savoir où loge son parti sur ce sujet. En ce qui a trait aux inégalités sociales, elle souhaite que les pays s’entendent pour établir un taux d’imposition commun afin d’empêcher l’évasion fiscale ; elle reste cependant muette quant à savoir comment cela pourrait se réaliser concrètement.

À la lire, l’État d’aujourd’hui est complètement déconnecté de la population, en particulier des jeunes, et il faudrait opérer une révolution pour le rendre plus attrayant. Le concept de « révolution » me rappelle spontanément le mouvement des patriotes de 1837-1838, un changement de constitution, un nouveau régime politique, que sais-je… Mais la révolution que Mélanie Joly appelle de ses vœux ne modifiera en rien l’ordre établi : le Canada peut très bien demeurer une monarchie constitutionnelle ayant la reine comme chef d’État et son mode de scrutin non proportionnel n’a pas à être remis en question. La révolution qu’elle souhaite de ses vœux est tout au plus cosmétique : l’État doit pratiquer les techniques de marketing et de mise en marché qui ont fait et qui font encore le succès des entreprises privées. Le consommateur peut rapidement trouver sur le marché le produit qui convient à ses besoins : « Vous recherchez un jeans bleu délavé avec un look cool qui ressemble à celui que vous avez vu dans la dernière pub où apparaît votre vedette préférée ? Parfait, vous pouvez les (sic) trouver », écrit-elle dans son essai. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans la relation que le citoyen entretient avec son État ? Malheureusement, l’État bureaucratique éprouve de la difficulté à rendre efficacement des services aux citoyens. La solution ? Les politiciens doivent utiliser davantage les médias sociaux (comme s’ils ne les utilisaient pas déjà de façon compulsive) pour communiquer avec leurs électeurs.

Les élus de ses rêves seraient beaucoup moins partisans et gouverneraient « le moins idéologiquement possible ». Les premiers pas du gouvernement Trudeau nous montrent cependant le contraire : le refus exprimé en campagne électorale de reconnaître la règle démocratique du 50% + 1 lors d’un référendum gagnant sur la souveraineté du Québec, l’imposition d’une ligne de parti dans le dossier de l’aide médicale à mourir, la célébration de John A Macdonald dont Mélanie Joly vante « la vision d’un pays qui valorisait la diversité, la démocratie et la liberté », alors que son mépris des francophones et des autochtones est notoire, nous montrent que sous des apparences de bienveillance et d’ouverture, ce gouvernement fédéral tentera, comme tant d’autres avant lui, d’imposer ses idées.

De plus, la nouvelle protectrice de la langue « francophone » (sic) cède souvent à cette détestable manie de tout angliciser qui s’est emparée de plusieurs de nos personnalités médiatiques. Elle emploie ainsi une pléthore d’anglicismes supposés aider son lecteur à mieux comprendre ses idées : « adoption d’une approche « pull » et « push » », « l’approche descendante ou « top-down » », « l’empowerment », « le Big Data », « le smart grid », etc. Ses idées ne sont cependant pas très difficiles à comprendre et ses anglicismes constituent donc des redondances qui rendent encore plus pauvre un style déjà plat et sans couleurs.

Le vide génère le vide et non le changement : on referme le livre de Joly en se disant que son auteure fera tout sauf changer les règles du jeu.

 

[i] (http://www.journaldemontreal.com/2015/08/05/des-fautes-de-francais-sur-les-pancartes)