Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation, Christian Therrien

Christian Therrien

Département de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé : entre les professeurs de la Formation générale (surtout ceux de philosophie et de littérature) et les pédagogues formés dans les départements de sciences de l’éducation, le ton est davantage à la polémique qu’au dialogue. Cet article plaide pour une meilleure écoute mutuelle, par-delà les préjugés, les caricatures et les attaques contre la personne. Il invite à reconnaître l’aide que peuvent potentiellement apporter les sciences de l’éducation aux professeurs du niveau collégial pour prendre du recul par rapport à leurs pratiques, mais aussi il souhaite faire entendre certaines inquiétudes légitimes des professeurs de la Formation générale en cette époque de crise de la culture, afin d’enrichir le débat, au profit ultimement des étudiants et de la société.

 

Ce texte trouve son lieu de naissance dans un malaise ressenti à propos du ton polémique, voire méprisant, adopté en outre par des professeurs, dont plusieurs de Formation générale (philosophie et littérature), contre la réforme et les sciences de l’éducation, tant dans des discussions de corridor que sur la place publique[1]. Un peu de provocation peut pimenter un débat, certes, mais peut aussi nuire au dialogue : ces charges, pas toujours illégitimes, me semblent souvent émotives, multipliant les arguments d’attaque contre la personne, les caricatures, les hyperboles, les jugements tranchants qui semblent le symptôme d’une certaine rigidité, de peur ou de mauvaise foi. Cela me semble d’autant plus préoccupant que le rapport Demers affirme, sans par ailleurs soutenir cette affirmation, que la Formation générale n’est pas en phase avec les enjeux du monde contemporain et que cette attitude envers les sciences de l’éducation peut contribuer à en donner parfois la malencontreuse impression.

Nous pouvons par ailleurs faire le même reproche à bon nombre de réformateurs pédagogiques. Je n’ignore pas toute la dimension idéologique du débat, la passion et l’émotion qu’il suscite en étant le témoignage[2]. Il y aurait aussi toute une analyse à faire qui prendrait en compte la dimension de l’ethos dans cette polémique[3]. Mon expérience m’apprend néanmoins que l’on peut contribuer à dépolariser pour une certaine part le débat (sans tout régler évidemment : il restera sans doute toujours certains différends), permettant ainsi une meilleure coordination des divers acteurs pédagogiques, au profit ultimement des étudiants.

Le rapport Larose (2015)[4] confirme que la réforme n’a pas produit les résultats espérés, mais ne conclut pas non plus au désastre. Alors, pourquoi ce ton pris par plusieurs détracteurs de la réforme? Tout cela me semble être un symptôme de quelque chose. Sommes-nous réactionnaires? Est-ce un réflexe corporatiste? Ou encore, certains d’entre nous ont-ils été traumatisés par certains cadres administratifs ou conseillers pédagogiques plus radicaux? Ou est-ce encore une réponse qui témoigne au fond d’une inquiétude devant le message souvent porteur de confusion livré par divers tenants de la réforme[5]? Et pourquoi cette résistance aux sciences de l’éducation, qui nous invitent à une réflexion critique sur notre façon d’enseigner, alors que la philosophie se définit elle-même comme une réflexion critique? Les appels des détracteurs de la réforme au «bon sens», faculté manifestement réduite ici au sens commun, me semblent un indice de désarroi. La théorie ne s’oppose-t-elle pas au sens commun? «La théorie fait mal, heurte nos illusions[6]» sur l’enseignement?

Les réformateurs en éducation sont des émules de Rousseau, que l’on qualifie de Copernic de l’éducation puisqu’il soutenait qu’il fallait recentrer l’éducation sur l’enfant et se mettre au niveau de l’élève : «Faites-en vos égaux pour qu’ils le deviennent; et, s’ils ne peuvent encore s’élever à vous, descendez à eux sans honte[7]». Comme Rousseau voulait d’abord un homme libre, donc autonome («Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres[8]»), il promouvait l’enseignement par projets : «Vos leçons doivent être plus en actions qu’en discours; car les enfants oublient aisément ce qu’ils ont dit et ce qu’on leur a dit, mais non pas ce qu’ils ont fait ou ce qu’on leur a fait[9]», «Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale; il n’en doit recevoir que de l’expérience[10]». Il voulait aussi éviter de développer l’amour-propre, porte ouverte à devenir esclave du regard des autres : «Jamais de comparaison avec d’autres enfants, point de rivaux, point de concurrents […] je marquerai tous les ans les progrès qu’il aura faits; je les comparerai à ceux qu’il fera l’année suivante[11]». Autant d’idées que l’on retrouve dans ce que certains ont appelé le «changement de paradigme» en éducation.

Par-delà ces racines «romantiques», les réformateurs pédagogiques ont une prétention à la scientificité. Non seulement ils plaident pour la démonstration, la vérification des résultats obtenus, mais ils s’appuient sur d’autres sciences, notamment des sciences humaines comme la sociologie et la psychologie (behavioriste, mais surtout humaniste et cognitiviste pour les défenseurs du renouveau pédagogique).

Personnellement, j’ai été marqué par la lecture de Bourdieu, qui m’a amené à prendre un certain recul sociologique sur ma pratique. Dans La Noblesse d’État, il analyse les annotations de professeurs, la note obtenue par l’élève et l’origine sociale de celui-ci. Les commentaires du genre «ingénieux[12]», «subtil», «intelligent», «riche», apparaissaient surtout sur les copies d’élèves provenant de classes sociales ayant un fort capital culturel, alors que des commentaires comme «trop scolaire» ou «honnête», surtout sur les copies d’élèves provenant de la petite bourgeoisie, qui répondaient bien aux exigences de ce qui était appris en classe, mais sans l’aisance et la facilité de ceux pour qui ces exigences semblent naturelles, laissant croire à l’enseignant que les premiers sont talentueux et les seconds peu doués… Puis, des commentaires dégradants comme «étroit», «pauvre», «médiocre», «ennuyeux» se retrouvaient sur les copies d’élèves venant de milieux de commerçants, ou d’artisans, ou encore de techniciens, pour qui ce qui est appris à l’école est tellement loin de leur culture familiale que cela leur paraît étranger, artificiel (au point où certains élèves croient que le but de l’exercice est de «faire plaisir au professeur»). Ceux-ci vivent une acculturation, qu’ils subissent comme une certaine violence. Bourdieu s’interroge alors légitimement : est-ce le travail qui est évalué ou l’habitus, la classe sociale? Il dénonce une sorte de cécité devant les inégalités sociales : l’école serait un lieu de reproduction des inégalités sociales et non l’institution qui aurait pour fonction de produire une réelle égalité des chances, prétention qui au fond masquerait la réalité. D’où une violence symbolique : les normes scolaires dites légitimes, qui sont inculquées par l’école, auraient une part d’arbitraire qui avantagerait les élèves qui ont un fort capital culturel et l’effet de cette domination masquée serait que les élèves ayant de faibles résultats se croient responsables de leur échec. Bourdieu plaidera pour une pédagogie explicite, dont un des éléments est de préciser les critères d’évaluation, notamment en fournissant une grille de correction. Je n’ai pas souvenir qu’on m’ait déjà présenté une grille de correction pendant mes études, ni au cégep, ni à l’université. Nous faisions simplement confiance aux professeurs, dont la correction semblait souvent plutôt intuitive. La lecture de Bourdieu a eu pour effet de m’amener à fournir à mes étudiants de telles grilles et plusieurs collègues ces dernières années ont pris ce virage. Ma grille de correction, plutôt qualitative, semble encore compliquée aux yeux de certains étudiants. Néanmoins, elle m’a permis de diminuer mon taux d’échec tout en devenant un peu plus exigeant.

Nous avons quelque chose à apprendre des réflexions sur l’éducation provenant des sciences humaines et des facultés d’éducation, qui peuvent nous aider à prendre du recul sur notre enseignement. Mais nous avons aussi des inquiétudes légitimes à leur transmettre. Il me semble que le débat entre les pédagogues et les professeurs de philosophie ou de littérature est souvent constitué de rendez-vous manqués.

J’aimerais d’abord écarter certains préjugés, certaines inquiétudes souvent entendues. On nous forcerait à gonfler nos taux de réussite, à niveler par le bas, à faire du cégep un sixième secondaire; on voudrait nous imposer certaines méthodes pédagogiques et nous amener à abandonner les cours magistraux; on nous imposerait ultimement l’utilisation des TIC; on voudrait éliminer les connaissances au profit d’un simple «savoir-faire»; on aurait pour objectif que les finalités de l’école deviennent essentiellement celles du marché du travail et que ne soient plus développées que des compétences immédiatement utiles au marché, etc. Évidemment, ce sont là nombre de choses dont nous devrions nous inquiéter. Toutefois, est-ce vraiment là ce qui est demandé?

En fait, lorsque nos administrations nous parlent de réussite, ce n’est pas pour nous demander de donner 60% à un étudiant pour son cours même s’il n’a pas atteint la compétence, mais pour nous inciter à travailler à ce que la compétence soit développée. Le Ministère de l’éducation ne veut pas transformer les cégeps en sixième secondaire : nous nous faisons dire par Québec que nous faisons partie de l’enseignement supérieur et que ce n’est pas à eux de nous dire quoi faire mais à nous de nous concerter. Le cours magistral, par ailleurs encore dominant, n’est pas à abolir, mais les spécialistes en pédagogie nous encouragent à diversifier davantage nos méthodes. Peu de professeurs en Formation générale intègrent les TIC au-delà d’outils de base (comme le courriel, Mio, Moodle et PowerPoint) et ceux qui vont plus loin s’inquiètent souvent du jugement dénigrant que leurs pairs portent sur eux (par exemple, en préjugeant qu’ils utilisent l’informatique dans l’enseignement pour supposément pallier à leurs lacunes plutôt que d’en voir les avantages potentiels). Si les réformateurs nous suggèrent de nous mettre au niveau de l’étudiant, ce n’est pas pour y rester, mais pour mieux l’aider à s’élever. Le Conseil supérieur de l’éducation, cité dans le rapport Demers[13], reconnaît l’apport de la Formation générale, tant pour l’individu que pour le marché et ne recommande pas de diminuer le nombre d’unités qui lui est dédiées, mais plutôt de diversifier l’offre de cours (il y aurait par ailleurs un autre débat à faire à ce sujet). L’approche par compétences ne met pas les connaissances de côté : celles-ci, par exemple, en philosophie, la pensée de philosophes de la Grèce antique, des conceptions de l’être humain, ainsi que des théories philosophiques, éthiques et politiques, sont de toute évidence nécessaires pour pouvoir développer les compétences.

J’aimerais développer davantage ici ce dernier élément : l’approche par compétences. Il est sans doute légitime de faire preuve de prudence devant cette approche si son origine se trouve dans des conceptions pédagogiques plus professionnelles, techniques ou utilitaristes à courte vue : elle pourrait avoir pour effet de dénaturer l’enseignement de la philosophie et de la littérature en les réduisant à de simples procédures, les vidant d’une partie importante de leur contenu, ce que nous devons évidemment éviter. Cependant, ne se pourrait-il pas que l’approche par compétence puisse aussi convenir en Formation générale? Que cherchons-nous à enseigner, par exemple en philosophie, dans un cours s’adressant à l’ensemble des cégépiens? Notre objectif ultime n’est pas tant qu’ils connaissent ce qu’est la philosophie de Platon, de Descartes et de Kant, même si plonger dans l’œuvre de ces modèles, de ces phares culturels me semble être le meilleur moyen d’entrer dans la philosophie, mais plutôt d’apprendre à nos étudiants à philosopher. Là-dessus, autant Kant, penseur central de la philosophie continentale, que Wittgenstein, l’un des pères de la philosophie analytique, s’entendent : «On ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher[14]» a écrit le premier, alors que le second considérait que la philosophie était «une activité[15]». À condition de penser nous-mêmes la notion de compétence, de nous la réapproprier, il me semble que cette approche en philosophie et en littérature est tout à fait pertinente.

Olivier Reboul attire notre attention sur l’origine juridique de la notion de compétence et sur son transfert dans le domaine de la linguistique :

Le linguiste Noam Chomsky s’est servi de l’expression «compétence linguistique» pour montrer que la connaissance d’une langue ne se réduit pas à une somme de «performances», autrement dit à pouvoir répéter un certain nombre de phrases déjà entendues. Connaître une langue, c’est pouvoir, à partir d’un nombre restreint de règles, former et comprendre un nombre indéfini de phrases nouvelles […][16]

Ce qui est ainsi développé, c’est la capacité non pas de suivre une règle, mais de juger. Quand un juge rend une décision, elle n’est pas totalement prévisible; elle n’est pas le résultat d’une somme de connaissances mais l’aptitude à appliquer ces connaissances. Et les compétences fondamentales développées en Formation générale ne sont-elles pas, justement, les plus importantes dans un monde de plus en plus changeant et internationalisé? Juger, critiquer, justifier, défendre, évaluer : ces compétences complexes et abstraites ne sont-elles pas situées au niveau le plus élevé dans la taxonomie de Bloom[17], intégrant toutes les habiletés cognitives développées aux autres niveaux ?

Cela dit, pour être en mesure de bien développer des compétences, il faut une excellente maîtrise des contenus. La formation demandée pour enseigner au secondaire, peu axée sur les contenus et davantage sur la pédagogie (on veut faire du futur enseignant un spécialiste de l’apprentissage), n’est pas sans intérêt en ce qu’elle amène à réfléchir sur l’enseignement, mais comment développer des compétences complexes sans bien maîtriser les connaissances nécessaires à leur développement?

Cela m’amène à préciser le malaise que nous pouvons avoir envers les réformateurs pédagogiques. C’est un lieu commun des opposants à la réforme de citer Arendt. Dans son texte «La crise de l’éducation», Arendt identifie trois idées expliquant les problèmes du système éducatif américain de son époque. Premièrement, que l’autorité provient du groupe d’enfants et que l’éducateur ne serait qu’un accompagnateur, qui ne peut que dire à l’enfant de faire ce qui lui plaît et empêcher le pire d’arriver. On reconnaît Dewey, mais aussi partiellement Rousseau, à la nuance près que dans ce derniers cas, on prend en considération l’individu et non le groupe. Deuxièmement, que la formation des maîtres soit spécialisée en enseignement et non dans la matière à enseigner, sapant du même coup la source la plus légitime de l’autorité du professeur : «Sous l’influence de la psychologie moderne et des doctrines pragmatiques, la pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner[18]». La troisième idée «est qu’on ne peut comprendre que ce que l’on a fait soi-même[19]», ce qui implique de «substituer autant que possible le faire à l’apprendre[20]», efficace dans les domaines techniques, mais qui a «récolté [des] échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises par un programme d’étude normal[21]». Ces critiques semblent d’une étonnante actualité. Devant les problèmes amenés par ces idées, les Américains n’ont pas, écrit Arendt, tenté beaucoup plus qu’une restauration, plutôt que de s’élever à penser la crise. L’enfant n’est pas un être aliéné par la société, qui doit être libéré pour pouvoir s’émanciper. Il doit d’abord être protégé du monde public, l’école ayant pour fonction de le préparer pour le monde, dont les enseignants sont les représentants. Les enseignants doivent donc enseigner ce qu’est le monde :

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité et de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu pas la tradition[22].

C’est cette perte de l’autorité de la culture qui inquiète en outre Jean Larose. Laisser les étudiants libres de choisir le contenu de leur formation selon leurs intérêts? Mais il faut d’abord avoir reçu en héritage un fonds culturel commun, une culture humaniste vivante, héritage à conquérir pour joindre l’universel, si nous voulons aspirer à être créatifs, à innover. Larose fustige ce qu’il considère comme l’optimisme naïf des sciences cognitives, qui n’auraient pas retenu l’héritage de Freud. Il s’inquiète de ce que le procédural semble supplanter les connaissances et la réflexion, entraînant la formation de petits Eichmann en puissance, et de ce que la socialisation semble supplanter l’éducation. Larose plaide plutôt, contre l’ennui, pour le vertige, la quête de sens.

Le critique de la réforme le plus médiatisé au Québec est sans doute Normand Baillargeon, dont les textes m’ont amené à voir que la science n’est pas nécessairement du côté des réformateurs. En outre, il cite l’étude Project Follow Through, «réalisée sur une période de 10 ans, [qui] a concerné 352 000 élèves américains répartis sur 180 écoles[23]» selon laquelle une méthode de pédagogie explicite centrée sur l’enseignement (direct instruction) se serait démarquée comme étant la meilleure, même sur le plan de l’estime de soi; celle s’apparentant au renouveau pédagogique aurait obtenu des résultats inférieurs et ce, surtout pour les enfants ayant des difficultés ou venants de milieux défavorisés[24].

Baillargeon attire aussi notre attention sur un débat de fond en théorie de la connaissance : le réalisme versus le socioconstructivisme (duquel se réclament, le plus souvent, les réformateurs pédagogiques). Il a raison de faire remonter le débat jusqu’à ses fondements, mais il me semble le polariser de façon un peu excessive. Le terme «socioconstructivisme» est par ailleurs souvent utilisé au sens large dans les publications pédagogiques : être actif plutôt que passif dans ses apprentissages, tenir compte des connaissances et représentations antérieures (sur lesquelles nous construisons de nouvelles connaissances, mais qui peuvent aussi être des obstacles à de nouveaux apprentissages) et reconnaître la dimension d’interaction sociale dans l’apprentissage. Avec une telle largeur, cette conception de l’apprentissage n’est à la limite pas tout à fait incompatible avec, par exemple, celle de Platon, selon laquelle l’étudiant doit être actif dans ses apprentissages, se débarrasser de ses préjugés pour chercher la vérité et faire cette quête à travers le dialogue (plutôt que de se faire bourrer le crâne, conception des Sophistes selon lui). Et ce, en dépit du fait qu’au niveau épistémique, la position des socioconstructivistes et celle de Platon soient pour ainsi dire opposées, ce dernier défendant un réalisme des Idées. Ce débat n’est pas clos et peut mener à un différend fondamental, expliquant sans doute pourquoi il est si clivé. Néanmoins, nous aurions intérêt à l’apaiser en laissant, dans la pratique, une certaine latitude aux enseignants et en travaillant à partir de ce sur quoi nous nous entendons, ce qui me semble être actuellement possible au niveau collégial.

Beaucoup redoutent une instrumentalisation de l’enseignement. Les pédagogues, pourtant, ne nous fournissent-ils pas d’abord des moyens, des outils? N’est-ce pas le cas, par exemple, des TIC? Ne sont-ils pas au service de ce qui est à enseigner? Je comprends néanmoins la méfiance de certains de mes collègues : ces outils sont-ils neutres? N’y a-t-il pas danger qu’insidieusement ce soit les enseignants qui se mettent au service de ces outils? La tradition marxiste nous apprend que nous sommes déterminés par les conditions matérielles… Par contre, les études montrent que si l’enseignant et les étudiants utilisent les TIC en vue d’atteindre des objectifs clairs, en plus d’avoir accès à un équipement adéquat et de le maîtriser, mais seulement à ces conditions, l’intégration de ces outils a des impacts positifs sur l’apprentissage et l’enseignement[25].

Dans le même ordre d’idées, le monde de l’éducation est-il en train de se mettre au service du marché? Même l’université, historiquement, a toujours aussi appartenu «aux conditions empiriques de fonctionnement d’une société particulière dont elle subit les contraintes en même temps qu’elle contribue directement à son fonctionnement[26]»; mais elle a toujours joué par ailleurs aussi le rôle de guider la société. L’évolution de la recherche universitaire montre que depuis quelques décennies elle est de plus en plus axée sur «l’utilitaire», même quand les subventions proviennent du domaine public. N’y a-t-il pas là une source légitime d’inquiétude? Si nous voulons éviter l’instrumentalisation de l’éducation, il ne faut pas perdre de vue ses finalités ultimes. J’ai beau avoir un très bon marteau, si je ne sais pas à quelle fin l’utiliser, je peux me mettre au service d’un peu n’importe quoi.

Habermas soutient dans La technique et la science comme idéologie que nous devons distinguer l’activité instrumentale de l’interaction médiatisée par des symboles. Nous devons selon lui déterminer les finalités, viser l’émancipation. Le ministère de l’éducation, quant à lui, se donne pour mission d’instruire, de qualifier et de socialiser[27]. Cela nous amène à une réflexion sur le devoir-être et donc nous ramène au champ de l’éthique, en philosophie. Il faut veiller au grain pour que l’enseignement supérieur conserve sa fonction de guider la société, de réfléchir sur ses finalités et non seulement de s’adapter aux besoins du marché.

Autre débat symptomatique : la réception de l’assurance qualité par les professeurs de philosophie et de littérature. La rétroaction recherchée par ce processus provenant pour une bonne part du marché, ainsi que des attentes des universités et des étudiants orientés eux aussi vers le marché, avec des paramètres quantitatifs et une apparente mince compatibilité avec, par-delà les habiletés génériques (français, logique et argumentation, organisation du discours), l’essentiel de l’expérience philosophique et littéraire qui est existentielle, donc difficile à mesurer, cela a de quoi nous inquiéter. Par contre, nous avons aussi le devoir de démontrer l’effet de notre enseignement. Il y a une rationalité à l’œuvre dans ce processus : le critiquer, montrer son origine dans l’industrie et dénoncer son langage quantitatif et la marchandisation de l’éducation, me semble mener à un dialogue de sourds.

Ce qui me reste de mes cours de cégep, ce n’est pas tant le souvenir du contenu entendu pendant mes cours. Ce qui me reste, ce sont surtout mes lectures et l’effort d’écriture, le travail textuel. La plupart de nos maîtres n’étaient manifestement pas des pédagogues; les meilleurs d’entre eux, heureusement assez nombreux, compensaient en transmettant les œuvres fondamentales de la culture avec leur verve et leur passion. Est-il possible qu’un des problèmes soit la façon dont sont formés les futurs professeurs de philosophie et de littérature? Qu’entre le pédagogisme et le cours magistral répétant trop souvent le type d’enseignement traditionnel (par ailleurs caricaturé par les tenants du renouveau pédagogique) au hasard du talent personnel du professeur, l’essence même de la littérature et de la philosophie doive trouver sa voie pédagogique?

Je ne prétends pas ici, évidemment, clore ces débats. J’en appelle plutôt, pour le moment, à la tolérance et j’espère inviter à la discussion. Nous tirerions profit d’un meilleur dialogue avec les gens de pédagogie (de même qu’avec les acteurs économiques, qui auront intérêt, dans la nouvelle économie du savoir, à embaucher des gens ayant une solide formation générale). Mieux vaut sans doute un ton polémique que pas de débat[28]. Toutefois, si nos interlocuteurs sont occupés à s’indigner de critiques injustes ou caricaturales que nous pouvons faire de leur position, ils ne nous prendront pas au sérieux et n’entendront pas nos inquiétudes légitimes, les supposant du même acabit que les autres. L’éducation est un sujet trop important : nous avons intérêt à construire ensemble. Cela nous demande d’être critiques, certes, mais de ne pas imposer notre paradigme, notre jeu de langage, pour ne pas violenter les autres et faire régner la terreur[29]. Il faut pouvoir entendre le discours des autres et aussi s’exprimer de façon à être entendu. Pour citer Dominique Garand : «Établir un dialogue […] implique une écoute et un respect mutuel. On s’attend aussi à une progression au fil des échanges, même si on ne vise pas nécessairement un consensus[30]» Peut-être existe-t-il un clivage idéologique infranchissable entre certains protagonistes du débat, mais il y a tout un espace de discussion ouvert qui peut enrichir chaque parti. Être à l’écoute des autres partis, «vouloir saisir le jargon de notre interlocuteur, et non essayer de le traduire dans le nôtre[31]», prendre de chaque parti ce qu’il apporte au débat, raffiner notre position en intégrant les critiques qui nous sont faites, faire des pas de part et d’autres pour avancer ensemble. Et pour baliser la discussion, identifier ce sur quoi nous sommes capables de débattre et en arriver possiblement à une entente (et en déterminer les conditions) et ce sur quoi nous ne pourrons nous entendre, ce qui nous aura tout de même permis de dégager un «passionnant et fructueux désaccord[32]». Nous pourrons ainsi créer des conditions favorables à ramener à l’avant-plan de la discussion la fondamentale question des finalités de l’éducation.

[1] Par pudeur, je ne citerai pas les nombreux exemples que j’ai rencontrés : je me contenterai de renvoyer au récent débat entre Réjean Bergeron et les auteurs du Manifeste pour une pédagogie renouvelée, active et contemporaine, à certains articles du dossier sur la réforme de la revue Argument automne-hiver 2015-2016 et aux textes de Normand Baillargeon et Jean Larose, qui à d’autres égards sont par ailleurs inspirants.

[2] Olivier Reboul, cité dans Anthony Cerqua et Clermont Gauthier, Esprit, es-tu là? Une analyse du discours de la réforme de l’éducation au Québec, Québec, PUL, 2010, p. 2.

[3] À ce sujet, voir Dominique Garand et al., Un Québec polémique, Montréal, Hurtubise, 2014.

[4]http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/PSG/recherche_evaluation/Rapport_ERES.pdf, pages consultées le 06 janvier 2016 18h32.

[5] Anthony Cerqua et Clermont Gauthier, op. cit., p. 4.

[6] Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p. 15.

[7] Jean-Jacques Rousseau, L’Émile, Paris, Flammarion, p. 320.

[8] Idem, p. 215.

[9] Idem, p. 121.

[10] Idem, p. 110.

[11] Idem, p. 238.

[12] Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p.50. Il en est de même pour les autres qualificatifs qui suivent.

[13]http://www.mesrs.gouv.qc.ca/fileadmin/administration/librairies/documents/sommet/Rapport_final_Chantier_offre_formation_collegiale.pdf , p.130, page consultée le 18 mars 2016 à 10h.

[14] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, p. 560.

[15] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.112.

[16] Olivier Reboul, Qu’est-ce qu’apprendre, Paris, PUF, 2010, p. 182.

[17] Benjamin Bloom, Taxonomie des objectifs pédagogiques, Tome 1, Montréal, Éducation Nouvelle, 1969.

[18] Hannah Arendt, «La crise de l’éducation» dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 234.

[19] Ibidem.

[20] Idem, p. 235.

[21] Ibidem.

[22] Idem, p. 250.

[23] https://fr.wikipedia.org/wiki/Project_Follow_Through, page consultée le 30 janvier 2016 à 20h57.

[24] Normand Baillargeon, Turbulences. Essais de philosophie de l’éducation, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013, p. 123.

[25] http://vega.cvm.qc.ca/arc/doc/ARC_metasyntheseTIC_articlefranco.pdf, p.7, page consultée le 07 février 2016 à 10h37.

[26] Michel Freitag, «L’université aujourd’hui : les enjeux du maintien de sa mission institutionnelle d’orientation de l’université», dans Main basse sur l’éducation, Nota Bene, 1999, p. 239.

[27] http://www.education.gouv.qc.ca/fileadmin/site_web/documents/dpse/formation_jeunes/1-pfeq_chap1.pdf, p.5, page consultée le 05 février 2016 à 20h.

[28] Par exemple, il est déplorable que le comité Rouiller, qui a pour mandat la mise en application des recommandations du rapport Demers (dont la vision de la formation générale au collégial est fort questionnable), ne dialogue même pas avec les professeurs de philosophie et de littérature. Les sous-comités ne sont composés d’aucun professeur de philosophie ou de littérature, tout comme le comité qu’a piloté Guy Demers, alors qu’y siègent des gens de pédagogie et ne seront consultés, du monde collégial, que les directions des collèges. Cela illustre les difficultés qu’il y a à débattre sainement d’idées au Québec et nous amène à nous interroger, encore une fois, sur la santé de notre démocratie.

[29] Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.

[30] INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 13, no 2, automne 2015.

[31]Richard Rorty, L’Homme spéculaire, Paris, Seuil, 1990, p. 352.

[32] Ibidem.

 

Une réflexion sur “Pour un dialogue entre les professeurs de la Formation générale et les réformateurs en sciences de l’éducation, Christian Therrien

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