Quelle culture transmettre à la jeunesse québécoise du XXIe siècle?, Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin

Professeur de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’idée de la transmission d’une culture citoyenne par les classiques de la philosophie occidentale est au fondement des cégeps. Cette idée est remise en question par le rapport Demers, qui propose d’ouvrir la Formation générale à un libre choix de  cours par les étudiants. Je soutiens que cette proposition repose sur un relativisme culturel intenable. Les classiques de la philosophie sont porteurs d’universaux culturels fondés sur la condition humaine. Leur étude est la meilleure façon de permettre à de jeunes esprits d’accéder aux grands courants d’idées du XXIe siècle. L’idée du libre choix est basée sur un concept de liberté négative (absence de contrainte), tandis que les cégeps ont été fondés sur un concept de liberté axé sur les devoirs politiques  du citoyen. L’enseignement des classiques vise cette finalité.  Enfin, je soutiens que le libre choix en matière de savoir est mieux assuré par le monde numérique que par les institutions d’enseignement.

 

Le Québec s’est engagé avec le réseau des cégeps dans un projet de transmission d’une culture dont les idées directrices sont la citoyenneté et l’égalité. Les étudiants y sont conçus avant tout comme les futurs acteurs de notre société, et le réseau collégial est destiné à rendre l’éducation supérieure accessible à tous les Québécois, quelle que  soit leur origine socio-économique ou leur situation géographique. Ce projet prend son sens avec une Formation générale qui constitue au moins la moitié du cursus, formation par laquelle les savoirs spécialisés sont inscrits dans des finalités communes. Plusieurs critiques de cette conception de la formation  générale ont été faites  dans le passé. La plus récente est la proposition de réforme de la Formation générale par le rapport Demers. Ce rapport défend la thèse suivante: la formation  générale doit être assouplie, c’est-à-dire comprendre plus de disciplines, plus de cours, avec pour seules restrictions la langue d’enseignement et la complémentarité avec la formation  spécifique. L’un des principaux avantages de cette formule serait d’offrir un libre choix de cours aux étudiants[i]. Cette thèse revient à changer la vocation des cégeps: d’institution nationale suivant un plan global pensé pour l’ensemble du Québec, on passe à des institutions régionales s’adressant à des marchés spécifiques. Il s’agit d’un changement fondamental pour une institution qui, dans la foulée de la révolution tranquille, a été une force importante dans l’évolution du Québec contemporain. Ce changement est-il souhaitable? J’aimerais, dans les lignes qui suivent,  réfléchir au concept de culture au fondement de la formation  générale, sur l’idéal de liberté qui est en son cœur, et sur le rôle d’une institution d’éducation supérieure dont les étudiants sont des natifs du numérique.

Critique du relativisme

La suggestion d’ouvrir la Formation générale au libre choix de l’étudiant revient à considérer que la plupart des connaissances se valent d’un point de vue culturel, qu’il n’y a pas vraiment de sujet, d’œuvre ou de méthode qui doive nécessairement appartenir à un bagage commun. Les limites énoncées par le rapport Demers ne sont pas contraignantes : les seules limites sont la langue d’enseignement et la complémentarité avec la formation spécifique, complémentarité qui n’est pas définie et laisse la porte ouverte à peu près à n’importe quoi. La notion même de culture commune, de formation générale,  se dissout dans le particulier.  « L’assouplissement » proposé par le rapport Demers relève donc implicitement du relativisme culturel, relativisme très en vogue dans notre société, et qui a deux sources principales: premièrement, le scientisme, deuxièmement, le constructivisme. Pour le premier, la seule rationalité valable est celle des sciences de la nature et de la technologie. Aucune pratique, valeur ou représentation culturelle n’est préférable à une autre, puisqu’aucune ne peut faire l’objet d’une démonstration expérimentale. Pour le second, la vérité et la réalité elles-mêmes sont des constructions mentales qui sont variables selon les individus, incluant le savoir technoscientifique et le monde objectif.

On peut penser que le scientisme en éducation est véhiculé d’une part par la technocratie du Ministère de l’éducation qui voit dans les sciences naturelles le modèle d’une technique de l’éducation. Dans la population en général, un mode de vie imprégné de technologies véhicule la conviction que l’approche des sciences naturelles est seule garante d’efficacité et de fiabilité. Or,  le scientisme ignore que l’idée même de faire de la science n’a de sens que par rapport à nos convictions sur le monde, nos valeurs, notre sens du bien et de la justice. Cela présuppose une vision du monde, de l’humain et du bien qui ne sont pas eux-mêmes réductibles à des procédés technoscientifiques. Il y a toujours une philosophie à la base de la science, comme de toute entreprise humaine. La science, la technologie, dans leur exercice concret, sont indissociables du droit, de la politique, de l’économie, bref, de la vie sociale, qui relève de décisions communes, de représentations et de finalités culturelles. Pour qu’une culture soit un terrain fertile pour le développement scientifique, elle doit d’une manière ou d’une autre valoriser le savoir, la rigueur intellectuelle, et avoir une métaphysique selon laquelle le monde dans lequel nous vivons a une certaine consistance, une certaine réalité.

Deuxième source de relativisme culturel, le constructivisme est une philosophie très influente en éducation au Québec, par exemple celui d’Ernst von Glasersfeld. Selon ce courant, le savoir ne reflète pas le monde, mais l’expérience que les individus en ont: la réalité objective se dissout dans les points de vue personnels multiples[ii]. On peut penser que plusieurs milieux pédagogiques québécois sont séduits par le constructivisme parce qu’il tente de tout définir à partir de l’individualité de l’étudiant, qui devient la mesure de toutes choses. Mais le relativisme auquel aboutit le constructivisme soustrait les valeurs et les représentations humaines au débat critique, voire même à toute tentative d’explicitation sérieuse. En voulant valoriser toute opinion, le  constructivisme réduit la pensée à la subjectivité individuelle de chacun. La communication s’en trouve vidée de son sens, puisque chacun est cantonné à sa sphère privée. Les individus ne peuvent communiquer, même pour être en désaccord, que s’ils partagent un langage, certains points de repères sur le monde et un minimum de principes éthiques communs. Dans le cas du scientisme comme dans celui du constructivisme, le relativisme culturel bute sur le fait que la science et la communication dépendent eux-mêmes de représentations culturelles substantielles et universelles.

Les universaux culturels

L’humain ne se réduit ni à ses activités technoscientifiques , ni à la communication. Si le scientisme et le constructivisme nient leurs propres conditions de possibilités, c’est qu’ils oublient l’humain, ou s’en font une idée réductrice. Une culture est un mode commun d’être au monde. L’existence de variations culturelles immenses dans l’espace et le temps ne devrait pas voiler la condition humaine, le temps et l’espace, l’individu et les autres, le travail et le divertissement, la natalité et la mort. La diversité culturelle, en un sens infinie, n’empêche pas chaque œuvre de l’esprit humain de chercher des réponses aux problèmes posés par la condition humaine, condition qui circonscrit en même temps l’horizon des réponses qui ont du sens ou non. Les Antiques représentations du Sacré ont longtemps donné à chaque culture sens et unité. Avec la Modernité occidentale, la pensée humaine éclate, se spécialise: les arts, la littérature, la politique, le droit et les sciences s’affranchissent de la religion. Comment se noue l’unité d’une culture dans cette dispersion des savoirs? Chaque société bricole sa synthèse, ses consensus plus ou moins solides, c’est ce qui fait le caractère instable des cultures modernes. L’État de droit, le marché économique et l’État providence, selon des dosages et des formules propres à chaque nation, fournissent une infrastructure culturelle qui encadre les flux incessants des vies individuelles. À la la condition naturelle de l’humain s’ajoute une condition de civilisation. La condition humaine est ainsi porteuse d’authentiques universaux culturels, non pas sous forme de «vérités absolues», mais comme les référents de problèmes incontournables et de solutions possibles qui circonscrivent un espace de débat intellectuel. Cet espace critique, c’est l’histoire de la philosophie.

La rationalité philosophique est synthétique. Les grands débats d’idées du XXIe siècle ont tous une dimension philosophique, parce qu’ils mettent en jeu des concepts irréductibles à un seul type de discours, aussi bien à la méthode expérimentale qu’à la foi religieuse ou à la créativité artistique. Or la meilleure introduction aux philosophies d’aujourd’hui est la culture classique. Un classique est une œuvre qui a passé l’épreuve du temps, qui a fait la preuve qu’elle contient quelque chose d’universel. La force d’un classique peut être mesurée selon le nombre d’auteurs importants, eux-mêmes  influents dans l’histoire des idées, qu’il a influencé s, que ce soit comme source d’inspiration  ou objet de critiques. Aucun penseur actuel ne peut introduire à autant de courants et de domaines que Platon, Aristote, Augustin, Montaigne, Descartes ou Kant. De plus, les concepts, méthodes et thèses des classiques sont critiqués depuis tellement longtemps qu’on a l’assurance de ce qu’ils ont de solide, avec une conscience aiguë de leurs limites et de leurs faiblesses. Le respect dû aux classiques est de l’ordre de celui qu’on doit à un vieux boxeur qui, malgré les dents cassées et une oreille en chou-fleur, tient toujours solidement sur ses jambes. Enfin, les penseurs anciens ne séparaient jamais leurs  procédés techniques ou formels d’une vision humaine de la vie. Là où les classiques manquent de « dureté formelle » par rapport à la philosophie actuelle qui utilise les ressources des sciences ou des disciplines logico-mathématiques – ou de « radicalité critique » par rapport aux philosophies du soupçon et de la déconstruction – les classiques abondent en valeurs, en émotions et en représentations colorées du monde. Cet aspect humain, subjectif, exprimé dans une discursivité qui a fait l’histoire et passé l’épreuve de la critique rationnelle, fait la richesse d’une culture qui est de facto et de jure commune à l’Occident, et en partie au moins à l’humanité entière. D’ailleurs, le relativisme implicite du rapport Demers, qu’il soit scientiste ou constructiviste, n’a lui-même  de sens que comme une très ancienne position philosophique, remontant à Protagoras et au-delà.

Liberté et responsabilité

Le relativisme pédagogique du libre choix de cours est fondé sur une idée de la liberté que l’on peut qualifier, d’après Isaiah Berlin, de liberté négative: être libre consiste à ne pas avoir de contraintes extérieures. Selon ce concept, la liberté est immédiatement donnée dans chaque personne, il suffit de laisser l’individu être libre pour qu’il le soit. Ce concept de liberté est celui du libéralisme politique et économique. Il s’agit probablement de l’idée philosophique dominante aujourd’hui non seulement  au Québec, mais dans le monde. La consommation de masse a contribué à faire de cette conception une fausse évidence. L’idéal du libre choix se confond ainsi avec le libre cours des appétits du consommateur. Mais le concept de liberté n’est pas univoque. Le libre choix n’est qu’une dimension de la liberté , peut-être pas la plus importante. La liberté est, selon l’historien français Fernand Braudel, le plus grand idéal de l’Occident depuis la Renaissance[iii]. Cet idéal s’est élaboré dans la longue durée, et a pris de multiples formes au cours des siècles. La maîtrise de soi platonicienne, l’intériorité et la responsabilité morale d’Augustin, le Cogito cartésien libre de douter de tout, le Citoyen hobbesien soumis au souverain absolu pour gagner sa liberté économique, sont quelques-unes  des formes qu’a pris le concept de liberté. Suivant la thèse de Gilles Deleuze, les concepts de liberté  sont autant de formes de vie possibles[iv]. L’histoire de la philosophie ouvre à des libertés possibles qui peuvent encore être actualisées . Se limiter à la liberté négative est réducteur. Pire, lorsqu’elle déchoit  dans le présentisme et l’hédonisme de la consommation, la liberté négative devient une incapacité de penser et d’agir, un asservissement trompeusement qualifié de liberté.

On objectera que la liberté ne peut se réduire à une pensée philosophique abstraite. C’est exact. Il faut prendre en considération les conditions sociales par lesquelles un individu dispose d’une liberté effective dans la vie concrète. Les droits constitutionnels qui nous protègent, le système d’éducation qui assure un accès au savoir, le marché économique garant de notre niveau de vie matérielle, les familles qui transmettent un capital humain de valeurs et d’habitus à leurs enfants, sont autant de pièces d’une vaste infrastructure sans laquelle les individus ne peuvent concrètement devenir maîtres de leur vie. Ainsi, la liberté ne peut concrètement s’actualiser que par la transmission historique d’une culture de la liberté. Or certains bagages culturels rendent plus libres que d’autres. De la Grèce antique à aujourd’hui, la philosophie a toujours été en Occident au cœur de la formation des élites. Les « arts libéraux » sont ainsi nommés parce qu’ils  sont l’apanage de ceux qui sont vraiment libres, les décideurs . Diriger suppose des capacités intellectuelles autonomes. D’abord, une vision globale des choses, applicable à plusieurs champs du savoir, et permettant d’évaluer rationnellement à la fois des faits, des normes et  des valeurs. Ensuite, une capacité critique de penser le monde autrement qu’il n’est, et l’élaboration d’une représentation du monde tel qu’on veut qu’il soit, d’une représentation d’un monde bon et doué de sens. Enfin, la capacité d’élaborer de telles idées par la lecture et l’écriture de textes, qui confèrent à la pensée un niveau de complexité inaccessible autrement. La Formation générale a été pensée pour transmettre une telle culture. Le projet des cégeps est un beau paradoxe: il consiste à démocratiser la culture d’élite. On sait qu’aux États-Unis , les collèges d’arts libéraux trônent au sommet des institutions prisées par les futurs maîtres du monde[v]. L’intellectuel américain Michael Lindt, qui promeut une revalorisation de l’État-nation au nom d’un  égalitarisme démocratique, rêve d’un accès universel à cette culture de décideurs, et suggère l’ajout de la culture humaniste classique au programme du secondaire[vi]. Ce rêve est au Québec une réalité. Dans cette perspective, que l’on pourrait qualifier de républicaine, la culture transmise aux jeunes générations vise à éveiller un sens des responsabilités politiques, une capacité à assumer les devoirs du vivre-ensemble démocratique. L’ouverture philosophique sur la condition humaine permet de comprendre que la liberté est un potentiel qui doit être actualisé, et qui est toujours à défendre.

Profiter du numérique

Toute philosophie crédible de l’éducation et de la culture doit aujourd’hui se pencher sur la question du numérique. La proposition du libre choix de cours dans la Formation générale repose sur une incompréhension de la  façon dont l’éducation formelle peut être complémentaire au monde numérique. En fait, la liberté dans le choix  de l’information offerte sur Internet est supérieure à la liberté de choix qu’une institution d’enseignement peut offrir. Or la diversité d’informations offerte  dans le numérique est sous-exploitée. Les cégeps doivent offrir ce que le numérique ne peut offrir. Tenter d’imiter l’univers numérique revient à lui faire une concurrence impossible à gagner. Une bonne connaissance des classiques permet de véritablement s’approprier les connaissances numérisées. Actuellement, les possibilités du numérique qui sont principalement exploitées sont de l’ordre du divertissement et des communications personnelles sur les réseaux sociaux. Selon une étude réalisée en France, les jeunes utilisent Internet principalement pour des motifs utilitaires et de divertissement, donc pour épargner du temps et des efforts, et pour le plaisir[vii]. Il serait étonnant que les jeunes Québécois  soient différents. La culture dominante dans le monde numérique en est une de la facilité. Alors que l’utilisation d’Internet  et des réseaux sociaux augmente sans cesse, l’ardeur au travail des étudiants diminue. Selon une importante étude menée aux États-Unis  par les sociologues Richard Arum et Josip Roksa, les étudiants des collèges et des universités consacrent en moyenne 9% seulement de leur temps à l’étude et à la lecture académique contre 51% de leur temps pour la socialisation et le divertissement. En 1960, 67% des étudiants étudiaient plus de vingt heures  par semaine. En 1981, ils n’étaient plus que 44% à le faire, et seulement 20% en 2010. L’étude  a évalué la capacité des étudiants américains en terme  d’esprit d’analyse et de synthèse critique dans la lecture et la rédaction de textes complexes (test CLA: Collegiate Learning Assessment). Résultat: 45% des étudiants n’ont pas amélioré leurs résultats au CLA au terme de deux  ans d’études supérieures, et 36% après quatre  ans. Les conclusion de l’étude sont que les facteurs déterminants  d’une progression de l’esprit de synthèse sont la quantité hebdomadaire de lecture et d’écriture,  et le fait de ne pas éviter les cours exigeants[viii]. Il serait très naïf de croire que la disponibilité d’une grande masse de savoir et de culture dans l’univers numérique suffit à rendre nos jeunes plus savants. Sans un intérêt théorique pour la vie, sans un solide esprit logique et une conceptualité assez riche, il est normal que les jeunes n’aient  ni l’envie ni les capacités d’explorer les connaissances de haut niveau pourtant offertes  dans le monde numérique.

L’accès au savoir par le numérique est d’autant moins immédiat qu’Internet et les réseaux sociaux ne sont pas neutres. Ils ne sont pas des espaces ouverts libres d’influence, ils sont avant tout des outils de marketing. Apple, Netflix, Amazon, Disney exercent un contrôle quasi-monopolistique sur la production et la diffusion de contenus culturels commerciaux. Les algorithmes de Facebook, Instagram et Twitter exercent divers biais sur les échanges entre les individus. À titre d’exemple, de 1980 à 2007, les dépenses en marketing et en publicité destinés aux mineurs aux USA sont passées de 100 millions de dollars US à 17 milliards de dollars US[ix]. La publicité destinée aux mineurs est interdite au Québec, mais les réseaux numériques les exposent à une grande quantité de publicités venues  d’ailleurs. Les réseaux sociaux causent des effets d’entraînement et de conformisme social très puissants, effets largement orientés par les intérêts commerciaux des grandes entreprises. On constate par exemple que les représentations intimes que les jeunes se font de leur corps et de leur sexualité sont en partie modelées par la culture commerciale qui leur est imposée depuis leur tendre enfance. Le bavardage ambiant sur le libre choix laisse dans l’ombre une exposition des tout-petits à une culture commerciale qui relève du lavage de cerveau. Cette culture charrie tout un cortège de stéréotypes, et déforme la sensibilité par une esthétique des sensations fortes. La vie dans l’univers numérique ne peut être bénéfique pour les jeunes que s’ils ont acquis au préalable de solides capacités de critique et un bagage culturel humain, non-commercial. C’est à la famille et au système d’éducation de transmettre ces capacités et ce bagage.

Cette problématique personnelle posée par le numérique est le prolongement d’une problématique plus large, politique celle-là. Selon Eurasia Group, une firme de consultants en risques politiques, la montée en puissance des « technologues » constitue un risque pour la démocratie, puisque le poids économique des géants du divertissement et des réseaux de communication dépasse celui de nombreux pays[x]. Les technologues ont un agenda politique, et ils exercent des pressions autant sur les gouvernements que sur les individus qui utilisent leurs services. Il est aujourd’hui impossible d’ignorer le caractère politique du monde numérique. Prenons à son jeu le discours publicitaire qui proclame que les consommateurs sont devenus des citoyens en transmettant aux jeunes générations un bagage philosophique qui rende possible l’action politique. Les réseaux numériques montrent de façon évidente le caractère politique de l’être humain, le fait que l’individu se développe dans l’interaction et non dans l’isolement. Ils montrent aussi à quel point la liberté peut aujourd’hui être aliénée. C’est pourquoi Bernard Stiegler suggère avec raison d’appliquer le concept derridien de pharmakon au numérique: selon la posologie, le numérique peut devenir soit un poison, soit un remède[xi]. Avec un solide bagage culturel, le numérique offre des possibilités intellectuelles, esthétiques et humaines colossales. Le numérique est porteur d’une culture éclatée, éclectique, une culture de l’instantané et de l’image. C’est un monde d’interaction où l’égalité est la valeur suprême. La culture classique, elle, est essentiellement textuelle, porteuse d’ordre, de hiérarchie des savoirs. C’est une culture de la patience et du respect de l’autorité intellectuelle. Le numérique ne peut avoir d’autre finalité que d’être un outil au service d’une pensée sérieuse.

Un projet historique

Le projet fondateur des cégeps et la suggestion de réforme du rapport Demers présentent deux visions contradictoires de la façon dont l’éducation peut transmettre une culture de liberté: soit comme liberté de choix, exploration sans direction et sans balises, soit comme  transmission d’un bagage discursif classique propre à développer l’autonomie et un sens politique du devoir. Le caractère historique de ce projet ne doit pas être caricaturé comme un passéisme poussiéreux sans ancrage dans le présent. Les professeurs qui enseignent la formation  générale sont soucieux de bien vulgariser les classiques. Ils abordent en classe des questions qui touchent les programmes spécifiques des étudiants et la société d’aujourd’hui, et ils utilisent abondamment les technologies de communication et d’information[xii]. Une étude menée auprès d’étudiants de diverses techniques au début des années 2000 montre que la Formation générale prend un sens pour les étudiants lorsqu’un professeur, individuellement, réussit à en montrer la force et la richesse[xiii]. La formule actuelle de la Formation générale ne manque pas d’avantages à court et moyens termes. Ainsi, les étudiants qui ont en majorité entre 17 et 19 ans sont souvent indécis quant à leur choix de carrière. La formation  générale facilite le changement de programme spécifique, de même que l’accession à l’université pour les détenteurs de diplômes techniques[xiv]. Mais là n’est pas l’essentiel. La question de la transmission de la culture concerne la durée, les générations à venir. La maîtrise de facultés discursives de haut niveau est exigeante, et contraste aussi bien avec la culture de l’hédonisme du divertissement, qu’avec la culture utilitaire du monde du travail. Le moment du libre choix intellectuel est certes retardé par l’imposition de l’étude des classiques, mais cette attente augmente ensuite de façon exponentielle les possibles qui s’offrent à l’individu cultivé. Une culture du temps, voilà la culture que nous devons transmettre à la jeunesse québécoise.

[i] Guy Demers, Rapport d’étape du chantier sur l’offre de formation collégiale, rapport au ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, janvier 2014, p. 130 et 131

[ii] L’influence de Glaserfeld est attestée par un ouvrage collectif de chercheurs de l’UQAM, paru en 2004, qui célèbrent son impact sur la recherche et les pratiques éducatives, de même que par un doctorat honorifique qui lui a été décerné par l’Université Laval en 2006. Normand Baillargeon.  Contre la réforme, Chapitre 3, Les Presses de l’Université de Montréal, 2009

[iii] Fernand Braudel. Grammaire des civilisations. Livre III, chapitre 1, l’Europe, «Espaces et libertés», Flammarion, 1993

[iv] Gilles Deleuze, Félix Guattari. Qu’est-ce que la philosophie ? Éditions de Minuit, 2013

[v] Quatre des dix meilleurs collège américains selon Forbes sont des collèges d’arts libéraux, dont les deux premiers, Pomona College et Williams College. Les autres institutions de tête du palmarès sont des universités qui pour la plupart ont aussi d’importants programmes d’humanités.   http://www.forbes.com/top-colleges/

[vi] Michael Lind.  Why the Liberal Arts Still Matter, The Wilson Quarterly; Autumn 2006; 30, 4; Research Library Core pg. 52

[vii] Sébastien Rouquette. Le web des internautes. Trois relectures sociologiques des études d’usages du web. Communication, Nota Bene, 2008, pp.45-74.

[viii] L’étude est résumée par Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee dans The Second Machine Age, W.W. Norton and Company, 2014, p.90

[ix] Jacques Brodeur. Consommation médiatique contre éducation citoyenne : mes élèves resteront-ils les proies des écrans ou en deviendront-ils les maîtres? AQEP, Vivre le primaire, Vol. 26, Num. 1, hiver 2013

[x] Sous la direction de Ian Bremmer et Cliff Kupchan. Eurasia Group. Top Risks 2016: http://www.eurasiagroup.net/pages/top-risks-2016

[xi] Denis Kambouchner, Philippe Meirieu et Bernard Stiegler. L’école, le numérique et la société qui vient. Éditions Mille et une nuits, 2012

[xii] Thierry Karsenti. Quelle est la pertinence de la formation générale au collégial? Une revue de la littérature; une enquête auprès de 166 enseignants. CRIFPE, 2015

[xiii] Claude Julie Bourque et Brigitte Gemme. Paroles étudiantes à propos de la formation générale. Actes du colloque conjoint APOP – AQPC, 2002

[xiv] Pierre Fortin,  Nathalie Havet et Marc Van Audenrode, Université Laval, Québec

L’apport des cégeps à la société québécoise, Étude réalisée pour la Fédération des cégeps, 2004, p. 29

 

 

Laisser un commentaire