L’enracinement de l’enseignement, Georges-Rémy Fortin

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Crédit photo: Evelyn Tran, « Lis »

 

Georges-Rémy Fortin

Enseignant de philosophie

Collège de Bois-de-Boulogne

Résumé: L’éducation s’adresse avant tout à l’intelligence des étudiants, et l’apprentissage qu’elle commande, comme tout en ce bas monde, demande des efforts. Aujourd’hui, plusieurs facteurs sociaux conspirent à tout rendre de plus en plus facile, y compris l’apprentissage. Une réflexion sur ces facteurs s’impose. Ils impliquent différentes conceptions de l’intelligence, qui ont toutes en commun d’être issues de la culture moderne. La modernité est porteuse  de certaines contradictions, dont la moindre n’est pas celle entre l’éclatement des fonctions de l’intelligence et la nature humaine qui lui est pourtant sous-jacente. Dans mon expérience d’enseignant au collégial, je fais le constat que la lecture en commun des classiques et l’écriture de textes d’argumentation sont, en philosophie à tout le moins, les meilleurs moyens de développer les facultés intellectuelles naturelles des étudiants de l’espèce homo sapiens.

I. L’hédonisme pédagogique

Dans ses cours à Harvard, le philosophe conservateur Harvey Mansfield donne deux notes aux travaux qu’il corrige: la note officielle, plus haute, qu’il qualifie d’ironique, et la note authentique, plus basse, qui demeure privée. Mansfield veut ainsi être intellectuellement honnête, sans nuire au parcours scolaires de ses étudiants[i]. Au Québec, de nombreux enseignants au collégial sentent des pressions constantes pour  rendre leurs cours plus faciles, et leur correction moins sévère. On a l’impression qu’il faut être toujours moins exigeant, pour des étudiants fragiles émotionnellement, pour un système de plus en plus basé sur l’apparence des diplômes et des cotes. C’est pourquoi il faut se demander comment continuer malgré tout à faire appel à l’intelligence des étudiants. Certaines tendances pédagogiques accentuent cette tendance à la facilité. Dans le but de «rejoindre les motivations des étudiants», de «faire du sens [sic]» à leurs yeux, on ne trouve parfois rien de mieux que de tout simplifier, de tout prémâcher. Utilisation massive d’images et de films, notes de cours sur écran à recopier telles quelles, ou même en à envoyer numériquement, multiplication des exemples et des cas d’espèces particuliers sans conceptualisation, procédés narratifs accrocheurs mais simplistes. Par ailleurs, à force de chercher l’attention des étudiants, et parfois dans le but inavoué d’accéder à une sorte de vedettariat du pauvre, il arrive que l’enseignant donne plus dans le divertissement que dans l’enseignement: blagues, anecdotes personnelles, appels à l’émotion. Cette pédagogie suit le fort courant hédoniste qui traverse notre civilisation. La pédagogie hédoniste se nourrit en outre des discours à la mode sur les nouvelles technologies, selon lesquelles nous vivrions dans un monde de libre circulation de l’information, sans structure prédéfinie, sans hiérarchie, où tout ne serait que créativité et expression de soi.

Je souhaite dans le présent texte réfléchir au devoir que nous avons de  transmettre  un savoir riche et rigoureux. Puisque j’enseigne la philosophie, je me pencherai surtout sur cette discipline, mais mon questionnement porte sur l’éducation en général. Comment est-il possible, aujourd’hui, d’enseigner de façon exigeante ?  Tout d’abord, le précédent constat doit être relativisé par un certain nombre de faits. Dans le quotidien de l’enseignement, les étudiants participent au travail philosophique, certains y prennent un réel intérêt et même parfois du plaisir. Ils comprennent les problèmes philosophiques, pour peu qu’on leur présente sous une forme actuelle et accessible. De plus, ils acceptent que la science et les technologies n’ont pas réponse à tout, ce pour quoi la légitimité de la philosophie n’est certes pas immédiatement évidente (et elle ne doit pas l’être!), mais n’est pas non  plus rejetée a priori. Seulement, ils sont habités par d’autres intérêts, d’autres passions, d’autres soucis. Entre le dur travail de leur domaine de spécialisation et le divertissement dans leur vie privée, il reste très peu de temps pour ce que plusieurs d’entre eux reconnaissent pourtant être l’essentiel dans la vie humaine: les valeurs, le sens de la vie, le bien. La philosophie classique, celle du vrai, du bien et du beau, est encore parlante pour les étudiants d’aujourd’hui, mais c’est un discours pour lequel ils n’ont littéralement pas beaucoup de temps. Notre question doit être reformulée : comment, dans le peu de temps que nous avons avec les étudiants, donner un enseignement à la hauteur de leur potentiel ?

II. Les finalité de l’intelligence moderne

L’hédonisme est loin d’être la seule philosophie à l’œuvre dans notre culture marquée par l’économie capitaliste. L’intelligence y apparait surtout comme une faculté au service des besoins humains qui font tourner la roue du travail et de la consommation. Soumise à des exigences d’efficacité et de productivité, la raison se formalise et se désincarne, elle devient exclusivement technique, sous la forme des sciences naturelles et des technologies. Nous évoluons dans un système du travail et de la consommation, dans lequel la raison a pour finalité principale l’utilité et la productivité économique, tandis que les désirs deviennent dans la consommation des fins en soi, arrachés à toute finalité supérieure et à tout ordre symbolique. L’intelligence technique et l’hédonisme sont donc complémentaires. Dans son usage technique, l’usage rationnel de l’intelligence est souvent ressenti comme étant essentiellement un travail. C’est un effort, une dépense d’énergie qui n’a pas sa fin en elle-même. Suivant l’antique sagesse des esclaves, le travailleur moderne veut travailler le moins possible. La majeure partie de ce qui est enseigné aujourd’hui répond à des finalités techniques, finalités qui, par définition, sont subordonnées à d’autres. Plus la connaissance est technique, moins elle est une fin en soi, moins elle a une valeur intrinsèque. Le problème qui se pose à la pédagogie est la transmission de la connaissance, alors que l’apprentissage est vécu seulement comme un travail. En l’absence d’une reconnaissance formelle de la valeur de la connaissance, un bon nombre d’étudiants ne voient pas la finalité de l’éducation. Il arrive d’ailleurs dans notre système qu’elle n’en aie aucune. La pédagogie hédoniste tente de s’inspirer du monde de la consommation pour rendre l’éducation plaisante, pour lui enlever son caractère contraignant, mais elle doit pour se faire déroger à la rigueur intellectuelle et réduire la connaissance à peau de chagrin. La philosophie technique a ceci d’inconsistant qu’elle suppose un haut niveau d’éducation, tout en rendant difficile la valorisation de l’éducation en tant que culture. En s’alliant à l’hédonisme, elle déroge à ses idéaux d’efficacité et de productivité.

Cette description passe cependant trop rapidement sur les racines culturelles de l’économie de marché. Historiquement, la consommation et le travail ont pris la place centrale qu’on leur connaît aujourd’hui parce qu’ils sont d’abord devenus des valeurs. Cette valorisation est le fait du libéralisme, qui promeut l’autonomie, une liberté éclairée par la raison dans laquelle l’individu est souverain, c’est-à-dire maître de lui-même et reconnu comme tel. L’arbitraire de ce qui a ou non de la valeur monétaire a sa source dans la valorisation de l’autonomie humaine, dont la consommation est la face subjective. La face objective de l’autonomie est le travail, par lequel l’individu produit les biens et services dou és de valeur, et acquiert un pouvoir technique de transformer le monde. Une chose a de la valeur parce qu’elle est demandée et produite volontairement[ii]. L’économie cesse d’être purement technique lorsqu’elle s’enracine dans la valeur de l’autonomie. L’hédonisme ne peut pas être la philosophie principale du capitalisme, puisque l’effort, la privation en vue de bénéfices futurs sont non  seulement nécessaires,  mais y sont valorisés en eux-mêmes. Toutefois, les valeurs hédonistes incarnées dans la consommation menacent constamment de dissoudre les valeurs d’autonomie nécessaires au fonctionnement du capitalisme. On notera au passage que le socialisme ne change rien à cette contradiction, il ne fait que prôner la mise en place d’un dispositif étatique  visant à permettre à tous les citoyens l’accès égal au travail et à la consommation : le plaisir, la volonté autonome et la technique restent ses valeurs fondamentales, valeurs reformulées en termes collectifs plutôt qu’individuels[iii]. Ainsi, historiquement, l’intelligence n’est pas seulement technique, elle est la Lumière qui guide le progrès de la liberté.

Les étudiants du XXIe siècle ne se réduisent toutefois pas à ce portrait. Ni la pensée technique, ni l’hédonisme, ni l’autonomie libérale ne sont dominants chez la plupart d’entre eux. Ils rêvent d’aisance matérielle, mais aussi de statut social, et d’une vie bonne. Pourquoi la médecine fait-elle rêver autant d’étudiants québécois ? N’est-ce pas à cause de la noblesse du geste de guérir ?  Lorsqu’ils parlent de l’évolution des technologies, les jeunes voient un monde de possibilités humaines, pas seulement des possibilités économiques. D’ailleurs, le monde des affaires et du commerce semble n’intéresser qu’une assez petite partie de nos étudiants. La plupart se voient professionnels de la santé, du droit, ingénieurs ou informaticiens. Ils ont une conscience aiguë de l’utilité humaine de ces domaines professionnels. Leur intelligence est donc surtout existentielle, quelque part entre Camus et Oprah Winfrey. Ils cherchent un sens à leur vie, et ils savent que cela implique des valeurs. Leurs valeurs sont celles de la  réalisation de soi : carrière passionnante, santé physique et bien être psychologique, vie de couple romantique ou amour familial, loisirs trépidants. Ces valeurs individualistes sont compensées  par une conscience environnementale et la philosophie du respect de la diversité. Une minorité fait preuve d’un fort attachement à la justice sociale, à une spiritualité personnelle ou à une tradition religieuse. Tout comme nous, ils savent que les machines sociales que sont l’économie de marché et l’État régulateur sont précisément cela, des machines. Les jeunes d’aujourd’hui sont très critiques, parfois mêmes cyniques, envers les excès du monde du travail et de la consommation. En définitive, la plupart des gens s’accrochent à leur humanité. Notre nature est persistance. Une personne ne peut vivre seulement pour la satisfaction de ses pulsions, ni comme un technicien sans âme; elle a besoin de valeurs socialement partagées. L’obsession contemporaine pour la reconnaissance en est une preuve éclatante. C’est là la contradiction de l’intelligence existentielle: elle est fondamentalement individualiste, et désespérément à la recherche d’un rapport authentique à l’autre. La conscience existentielle a toutefois le grand mérite de montrer au grand jour le problème qui l’habite. Elle cherche passionnément la vie bonne, mais elle est incapable de la penser. Nous retrouvons ici les problèmes classiques du vrai, du bien et du beau, dans le langage de nos propres étudiants, avec seulement un peu moins de génie littéraire que dans  les œ uvres philosophiques pour classes terminales, ainsi qu’on a qualifié les oeuvres de Camus et Sartre.

 

III. Nature humaine et modernité

Ce qui est ressenti dans la conscience existentielle, c’est que la modernité nous met en contradiction avec notre nature. Les exigences techniques sont parfois tellement formalisées qu’elles n’ont plus de rapport avec la réalité et les valeurs des individus. La consommation et les droits individuels ont tellement dissous les traditions, les cultures humaines et le rythme naturel de la vie que certaines personnes ne vivent que de façon impulsive, sans valeurs ou vision du monde directrice. Ces contradictions reflètent des problèmes de fonctionnement profonds dans l’économie et l’État modernes. Notre culture est aussi porteuse de contradictions. Aussi bien les valeurs libérales que les valeurs existentielles sont tournées plus vers l’individu particulier que vers l’universalité humaine, et plus vers l’action que vers la connaissance. Nous privilégions le bien, au détriment du vrai, et le bien individuel au détriment du bien véritable. Notre modernité est toute entière vouée à ce qu’Hannah Arendt a appelé la « vie active », au détriment de la vie contemplative. Or la connaissance est irréductiblement théorique et universelle. Telle qu’elle s’est élaborée en Occident depuis les Grecs, puis répandue dans toutes les sociétés modernes, la connaissance reste une recherche de vérité, d’exactitude par rapport au réel. C’est par un souci d’exactitude et d’exhaustivité que les sciences naturelles sont devenues tellement abstraites. Leur abstraction dépasse largement tout souci utilitaire, de nombreuses connaissances n’ayant aucune application actuelle dans la vie quotidienne. La société moderne n’accorde qu’une place mineure à la science en tant que culture, alors même que les applications scientifiques sont omniprésentes et façonnent notre monde. C’est pourquoi les étudiants valorisent le plus souvent la science par rapport à leurs valeurs personnelles et à leur projet de carrière, plutôt que la science en elle-même. Je suis convaincu que l’individualisme excessif du libéralisme et de l’existentialisme a pour cause leur rejet de la théorie. Seule la théorie élève l’esprit jusqu’à l’universel. Les contradictions que j’évoque tout au long de ce texte sont bien concrètes; elle sont vécues par les étudiants, et il suffit d’un peu d’application pour en discuter explicitement avec eux. Développer l’esprit théorique de nos étudiants n’est ni une tâche absurde, ni une torture; c’est l’urgence de chercher une réponse à des problèmes vécus.

L’attitude théorique existe encore. Le respect studieux avec lequel les étudiants sont capable s d’accueillir un cours magistral et l’application  dont font preuve la plupart d’entre eux dans leurs travaux le montre nt bien. Plus généralement, l’acte de contempler reste le loisir le plus courant, seulement, il s’agit de contemplation informelle, sensible, de plus en plus souvent tournée vers des images détachées de tout concept : passion pour les écrans, les spectacles, le tourisme naturel ou historique. L’engouement universel pour les voyages, auquel participe nt au plus  haut point nos étudiants, n’en est-il pas un pour une vie divine, détachée des basses nécessités de la vie, dans laquelle on se consacre surtout aux délices de la contemplation des lieux visités et du dialogue avec les gens rencontrés ? La pensée théorique logique et rigoureuse est plus ardue, c’est un goût acquis, mais acquis à partir d’une tendance profonde. « Tous les humains ont par nature le désir de savoir[iv]», nous dit Aristote. Je le constate chaque jour dans mon travail d’enseignant. Pour peu qu’une classe prenne le temps de dialoguer, il est toujours plaisant de chercher à comprendre le monde. Je suis souvent surpris de l’intensité que peut prendre un débat philosophique entre étudiants dans des travaux d’équipes. La nature des lois scientifiques et leur rapport au réel, la comparaison entre l’humain et l’animal, l’essence de notre âme et de notre liberté sont des sujets qui, pour être de prime abord rébarbatifs pour plusieurs, peuvent déclencher des débats enflammés après quelques minutes de discussion. L’évolution naturelle a fait de nous des homo sapiens. Nous sommes faits pour connaître. Nous sommes aussi des animaux sociaux. L’évolution culturelle a pris le relais de l’évolution biologique, grâce à nos tendances sociales innées et à nos aptitudes pour le langage et la pensée symbolique. Nous baignons dans un univers structuré par la culture, culture qui marque l’enfant dès son existence intra-utérine : nous absorbons la tradition de nos ancêtres avec le lait de notre mère, comme le dit Montaigne. Les symboles et les idées ont donc pour les humains une existence bien réelle, une existence si omniprésente et quotidienne qu’on l’oublie, parce qu’on la tien t pour acquise.

Heidegger, pour qui le rapport au monde est ontologiquement premier, et Levinas, pour qui c’est le rapport à l’autre qui est premier, métaphysiquement, ont tous les deux raisons, si l’on ne chipote pas trop sur le sens de « premier ». Le rapport à l’autre est certainement plus intense et plus marquant que le rapport au monde, mais il est subjectivement impossible de vivre sans une représentation du monde. Notre biologie et notre culture ont pris forme dans un environnement naturel : nos structures cognitives et culturelles portent de part en part la marque de la condition naturelle de l’être humain, soit l’espace, le temps, le rapport à la faune, à la flore, ne serait-ce que les pigeons et les pissenlits des villes modernes. Être biologique et culturel, l’individu moderne reste aussi un être spirituel. Face à la nature et à la société, il cherche à savoir « ce qu’il lui est permis d’espérer », selon la formule de Kant. Qu’est-ce que l’intelligence, en définitive? Selon la conception rationaliste, l’intelligence se définit comme faculté logique (avec ou sans observation). De ce point de vue, l’intelligence est surtout une source d’autonomie, d’esprit critique. Il existe aussi une conception intuitive de l’intelligence : l’intelligence est le cœur, la sensibilité, la conviction. Platon est en fait à l’origine des deux courants, et on peut voir sa pensée comme une tentative de les articuler l’un à l’autre. L’opposition entre les deux est certainement fausse. Pascal montre très bien que la raison, c’est-à-dire la faculté de faire des inférences, aussi bien géométriques (logique exacte des sciences naturelles) que fine (esprit de finesse, herméneutique), la faculté de faire des inférences, donc, est fondée sur le coeur, sur des convictions profondes que nous ne pouvons expliquer ni mettre en doute. Les penseurs médiévaux des trois monothéismes n’ont certes pas sous-estimé le coeur, la foi, mais ils ont pourtant développé l’art de la critique et de l’analyse logique à un niveau époustouflant. Les textes philosophiques classiques réunissent en eux les deux formes d’intelligence, celle de la raison, et celle du cœur.

Couché sur papier, un raisonnement s’offre à l’exploration, à la découverte. En même temps, un texte écrit en langage naturel laisse jouer librement entre eux les aspects pragmatiques, rhétoriques et poétiques du langage. L’humain, naturellement fait pour comprendre et apprécier les symboles et pour apprécier la connaissance, ne peut rester insensible à un texte bien mis en contexte. Le meilleur moyen de faire appel à l’intelligence des étudiants est la lecture  de textes en commun. On peut donner à lire à la maison de court ou de longs textes, mais il importe absolument de lire en classe. Que les étudiants lisent entre eux, ou qu’ils viennent nous voir pour résoudre leurs difficultés d’interprétation, la lecture en commun effectue des petits miracles. Une autre source de miracles est l’écriture. Notre époque nous force à écrire sous la forme de kilomètres de formulaires à remplir, elle nous incite à exploser impulsivement dans l’univers numérique  en une myriade de petites tirades qui, si jamais elles sont lues, seront sit ôt oubliées. Ce qui nous manque, c’est le temps d’élaborer notre pensée sur papier, et quelqu’un qui prenne le temps de nous lire. C’est ce que nous pouvons offrir à nos étudiants. Leur permettre de réagir aux textes travaillés en classe par des textes, tantôt personnels, tantôt formels. Même dans un texte personnel, plusieurs étudiants choisiront de reformuler quelques idées philosophiques glanées dans le cours magistral précédent l’écriture. N’est-ce pas déjà beaucoup ? Réagir à la pensée de Descartes ou de Nietzsche demande de l ’ambition! D’autres osent critiquer, osent s’approprier les idées des philosophes. C’est un peu comme retoucher la cathédrale Notre-Dame de Paris. L ’idéalité permet une liberté extraordinaire. Dans ces exercices d’écriture, le professeur met les étudiants à l’épreuve de clarifier leur pensée et de se mesurer ne serait-ce qu’un peu aux idées qui donnent forme à notre civilisation. Il en tire quant à lui le bénéfice de savoir au moins un peu ce que pense la jeunesse d’aujourd’hui. Cela le change de lire des gens mort s depuis mille ans et plus. Cela lui permet de confronter sa propre pensée à la réalité humaine concrète, cela le sauve du vide de l’abstraction.

 

IV L’enracinement

Clarifier ses  s valeurs et sa vision du monde n e sont pas chose facile, y compris pour des adultes. La plupart des gens vi vent une métaphysique implicite, jusqu’à ignorer le mot «m étaphysique». C’est pourquoi il est remarquable que même une minorité d’étudiants vive de façon tout à fait explicite des valeurs enracinées dans la nature humaine : ils sont déjà conscients des finalités humaines les plus hautes. Avec eux, le travail philosophique peut aller très loin. Quant au plus grand nombre de nos étudiants, il vit le travail et la consommation comme des valeurs personnelles de réalisation de soi. Il faut leur faire réaliser que les valeurs individualistes ne sont pas les valeurs ultimes, que notre nature humaine a des finalités plus élevées, l’individu ne pouvant s’abstraire de l’histoire et de la nature. Enfin, une minorité vit le travail et la consommation impulsivement, comme un ensemble de contraintes et de séductions. La tâche est plus difficile pour eux. Il faut surtout leur faire réaliser les valeurs qu’ils portent implicitement en eux. Les mêmes textes peuvent parler aux trois catégories d’étudiants, mais pas de la même façon. Les mêmes cours magistraux, s’ils sont suffisamment ancrés dans l’expérience de notre époque et de la nature, parleront à tous. L’écriture de dissertations sera salutaire pour tous, surtout pour ceux qui en ont le moins l’habitude. Il est trivial d’affirmer que l’apprentissage dépend de la motivation, et donc que pour faire appel à l’intelligence des étudiants, il faut comprendre leurs soucis, toucher leurs intérêts. Mais encore faut-il distinguer entre les motivations à court et long terme, les motivations profondes et superficielles. L’enseignement doit donc être enraciné, au sens que Simone Weil donnait à ce terme. Le concept d’enracinement décrit le fait que l’humain est essentiellement dépendant d’un ensemble de milieux sociaux et naturels. Lorsque l’individu reconnaît dans les milieux dont il dépend la source à laquelle puiser de quoi satisfaire ses besoins, la condition humaine cesse d’être une limite pour devenir un monde de possibilités, de liberté. L’enseignement a pour tâche principale selon moi de travailler avec les étudiants à effectuer cette reconnaissance.

C’est par une parole authentique que l’on peut toucher le cœur des gens.  Lorsque quelqu’un parle sincèrement, cela se sent. Il n’y a pas d’autre fondement à la pédagogie que l’honnêteté. Présenter aux étudiants la vie telle qu’elle est. Les étudiants apprécient beaucoup, ou du moins remarquent avec attention , les professeurs qui aiment leur matière. Et pourquoi « aime-t-on sa matière », sinon  parce qu’on aime une certaine vérité, ou plutôt une certaine réalité ? Simone Weil le dit bellement : « La vérité est l’éclat de la réalité. L’objet de l’amour n’est pas la vérité, mais la réalité[v].» Il n’y a pas d’autre façon de rejoindre les étudiants que par notre propre expérience de la vie. Il y a bien sûr ici un écueil presque inévitable : celui de tomber dans l’anecdote, dans le particulier et l’insignifiant, souvent sous couvert de comique ou de tragique. Ce qui sauve l’enseignant de l’insignifiance est de confronter son vécu aux textes classiques. Ces textes sont exigeants, même à petites doses. En percer quelques secrets est toujours une source de gratification. Il y a plusieurs fa çons d’aborder la philosophie classique. C’est à nous de ne jamais relâcher notre sérieux, de penser aux problèmes véritables de la vie, de parler aux étudiants non de nous, mais du monde, de notre monde. Les contradictions de nos tendances existentielles, libérales, techniques et hédonistes sont vécues implicitement par tous, et elles sont sources d’angoisse et de découragement. Ces contradictions ont toutes une racine philosophique. Même la technique et l’hédonisme, pratiques plutôt que théoriques, ont pris la place qu’on leur connaît aujourd’hui à cause de certaines visions du monde. Le masochisme du surtravail et la gloutonnerie de la surconsommation ne sont pas naturels, ils sont le fruit  de dérèglements biologiques et culturels dont nous sommes nous -mêmes la cause. Nous sentons bien que notre époque nous met tout à l’envers, et que la finalité spirituelle de notre intelligence, qu’elle soit de ce monde ou d’un autre, ne peut être satisfaite par les philosophies régnantes dans nos vie  quotidiennes.

 

Notes

[i] http://www.thecrimson.com/article/2006/2/13/c-minus-prof-to-give-more-as/

[ii] Je m’inspire ici, et pour toute la section II, de Leo Strauss, Droit naturel et histoire,  et de Pierre Manent, La cité de l’homme.

[iii] Je m’inspire ici de Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde, Éditions Gallimard, 2017

[iv] En 980 a 21. Trad. de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin. Aristote, Métaphysique, p.71, Éditions Flammarion, Paris, 2008

[v] Simone Weil, L’enracinement,  p.1186 dans Œuvres , Éditions Gallimard, 1999

 

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