La pianiste, Nicolas Bourdon

DSC_6434_Sarah Tugault-Hobden Kees Van Dongen

Une oeuvre de Sarah Tugault-Hobden (inspirée par Kees Van Dongen)

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Ma cousine jouait au piano en souvenir de son frère.

On pouvait s’attendre à un morceau de circonstance, quelque chose de pathétique ou de mélancolique sur le mode adagio, mais Florence avait plutôt choisi la Fantaisie pour piano seul opus 77 de Beethoven, un air joyeux et je dirais même triomphant. Cet air contrastait tellement avec la circonstance tragique qui nous réunissait tous qu’un de mes oncles me chuchota à l’oreille : « C’est étrange comme musique. Ça ne convient pas à un décès. » C’était d’autant plus surprenant si l’on connaissait ma cousine…

Je me souviens que Florence était un objet fréquent de discussion entre ma mère et moi. Elle avait d’extraordinaires dons musicaux : « Elle devait absolument faire quelque chose avec ça ! » disions-nous souvent. Pourvue d’une oreille absolue, elle jouait à sept ans les œuvres des grands maîtres avec une maestria peu commune. Seulement, elle était très timide, « elle ne faisait pas de bruit », ce qui n’est pas nécessairement une qualité pour une musicienne… Les concours de piano auxquels elle commençait à participer étaient pour elle une source constante de crises de nerfs et d’insomnies. « À la fin, quand tout le monde applaudit, je me sens plus légère, mais avant, c’est infernal ! » disait-elle d’une voix enfantine et apeurée.

Mais il y avait plus que la timidité. André, le frère de ma cousine, de trois ans son cadet, était atteint de la dystrophie musculaire de Duchenne. Enfants, nous avions vu que quelque chose clochait : à trois ans déjà, ses pas étaient hésitants et il marchait sur ses orteils pour maintenir son équilibre. À une fête de famille, il avait fait un faux pas et déboulé l’escalier, mais il ne s’était heureusement rien cassé. Juste avant de pleurer, il nous avait regardé, nous les enfants qui étions au sommet de l’escalier, avec de grands yeux ronds où se lisait toute la douleur du monde. On eût dit qu’il avait pris conscience en un éclair qu’il n’était pas normal, qu’il ne le serait jamais. Il éclata en sanglots, des sanglots aigus et perçants qui avaient des accents désespérés.

Vers l’âge de dix ans, il dut se déplacer en chaise roulante. Son intellect était aussi affecté et il ne put jamais aller plus loin qu’une sixième année du primaire. Sa voix était difforme; on eût dit que ses mots, comme ses membres, claudiquaient. On lui demandait souvent de répéter, ce qui avait le malheur de le mettre en rogne. Le rêve de ma tante prenait fin brutalement : elle avait toujours voulu avoir deux beaux enfants, des enfants à qui elle aurait mis des habits lisses et étincelants et qu’elle aurait soigneusement peignés. Elle aurait dit à la cantonade dans les soupers de famille : « Florence a remporté le premier prix de son concours de piano; André est le premier de sa classe en français !»

Ma tante avait voulu rompre tout lien avec son ex-conjoint qui l’avait trompée. Je pense qu’elle avait été soulagée lorsque ce dernier lui avait avoué ses infidélités; elle pouvait enfin se séparer ! Il n’était pas présentable et, pour ma tante, c’était un crime plus grave que l’adultère. Il parlait fort, il buvait un peu trop et je me souviens qu’il mettait mal à l’aise mes oncles en leur parlant de politique, oncles pour qui la Floride, le golf et les fluctuations de la bourse étaient les seuls sujets de conversation admis.

S’étant débarrassée d’un personnage encombrant, ma tante était seule maintenant à s’occuper d’un enfant handicapé, et, contre toute logique, elle voulut conserver sa grande maison victorienne de Sillery. Ma cousine devait donc accomplir plusieurs tâches ménagères et s’occupait de divertir son frère qui avait peu ou pas d’amis. Elle poussait souvent sa chaise roulante et je me souviens d’avoir fait une longue promenade avec eux au parc du Bois-de-Coulonge. Insensible à la beauté des fleurs, des arbres matures et des échappées sur le fleuve qui coulait au pied de la falaise, mon cousin hurlait à toutes les deux minutes « Je veux rentrer ! ». Il était irascible, aussi irascible qu’un enfant de deux ans, surtout lorsqu’il n’avait pas toute l’attention de ma tante et de ma cousine qui, selon ses propres mots, étaient ses deux seules amies.

À chaque réunion de famille, on demandait à ma cousine de jouer au piano et elle refusait obstinément. Personne n’était plus insistant que moi : une virtuose craignait de jouer devant des béotiens qui allaient naturellement applaudir sa performance : ça m’était incompréhensible ! Elle avait maintenant douze ans, âge où on décide généralement si on poursuit des études professionnelles en musique ou si on se contente du dilettantisme de l’amateur.

« Tu peux déjà commencer à donner des cours : tu as le talent et la maturité ! lui disais-je. Tu peux même faire des tournées un peu comme Mozart l’a fait avec son père dans toute l’Europe ! Tu seras acclamée partout où tu passeras. Bref, tu peux vivre de ton art !

—  Mais je dois m’occuper de mon frère », me répondait-elle d’un ton chagriné.

Je pus enfin l’entendre à un concert de fin d’année organisé par sa professeure de piano. Je m’assis tout à l’arrière de la salle, et même à l’arrière d’un homme dépassant les six pieds pour ne pas que ma cousine m’aperçût.

« Elle m’a strictement interdit d’inviter des gens qu’elle connaît, m’avait indiqué ma tante. Elle peut tolérer une foule anonyme, mais des intimes, non. C’est à peine si elle nous tolère André et moi. »

Ses collègues étaient certes talentueux, mais ils ne pouvaient rivaliser avec elle. Une jeune fille très belle aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds et bouclés, qui portait une robe rouge, et qui souriait à la foule un peu comme le ferait une Miss America, l’accompagnait au violon. Ils jouèrent le dernier mouvement de la fantaisie en do majeur pour piano et violon de Schubert, une des œuvres les plus difficiles du répertoire. En voyant l’élégance de la jeune fille aux cheveux blonds, on se disait que c’était elle la virtuose; ma cousine, quant à elle, était une petite chose craintive et comme repliée sur elle-même.  Elle s’était avancée sur la scène d’un pas feutré et hésitant et avait à peine jeté un regard sur l’auditoire.

Dans la vie de tous les jours, Florence était une chose banale. Elle était de ces êtres qu’on ne remarque pas et qui, dans une foule, se dissolve. Elle n’était pas belle, elle n’était pas laide; elle était terne. Sa conversation était sans éclat, voire même inexistante. Elle ne savait pas comment faire bonne impression et si elle vous rencontrait, elle vous présentait une main moite et tremblotante. Elle espérait ensuite que vous meubliez toute la conversation; si vous lui posiez des questions, elle vous répondait à contrecœur par un mot ou deux. Mais quand elle jouait au piano, une mue s’opérait. Ses mains habituellement tremblotantes étaient d’une grande fermeté et assuraient des attaques précises sur les notes.

Si on n’observait pas trop la différence de talent des deux musiciennes lors des premières notes mélancoliques et traînantes de la fantaisie, la jeune fille blonde eut bientôt de la difficulté à suivre ma cousine lorsqu’ils parvinrent à l’exaltation du presto : Florence s’élevait dans les cieux de la beauté à une vitesse vertigineuse, alors que la blonde était lourdement rivée au plancher des vaches.

À la fin du concert, je parvins, sans me faire remarquer de ma cousine, à accrocher sa professeure qui s’était dirigée vers l’auditoire pour saluer le père d’un de ses étudiants.

« Elle est extrêmement douée, me dit-elle, mais elle hésite encore à faire des études de piano. Même si elle ne pratique pas assez, elle est parvenue à ce niveau ! Imaginez si elle s’y met pour vrai. »

Puis, j’entraperçus ma cousine quitter la salle : elle poussait la chaise roulante de mon cousin. « Veux manger ! » hurla-t-il plusieurs fois d’une voix colérique et stridente, qui était particulièrement désagréable à entendre. On eût dit qu’il comprenait qu’il n’était pas à sa place parmi tous ces jeunes gens talentueux et il s’attirait le regard curieux et irrité des parents et des jeunes musiciens; ma tante se dépêcha d’entraîner ses deux enfants en dehors de la salle. 

Tous les caprices d’André étaient exaucés : son handicap, sa douleur et sa mort annoncée, qui surviendrait au plus tard dans sa vingtième année, et dont on ne parlait qu’à demi-mots, proscrivaient toute sévérité. Sa chambre débordait de jouets et de toutous, il n’avait aucune restriction dans ses heures de télé et passait le plus clair de son temps à regarder des dessins animés ou des films de super-héros particulièrement violents.

Il n’avait aucune inhibition et il pouvait vous lancer des insultes sans aucune raison. Lors d’un réveillon de Noël chez mon oncle médecin, il s’écria : « Il pue le gros monsieur ! » au sujet d’un traiteur bedonnant qui lui offrait des petites saucisses dans le sirop. « Ce n’est pas gentil André » lui dit faiblement ma tante, sans pourtant le réprimander. Ma tante me dit plus tard dans la soirée : « Il a sûrement quelque chose à se reprocher ce traiteur; les enfants, ça sent tout ! » L’amour inconditionnel qu’elle éprouvait pour son fils l’aveuglait : il n’avait certes pas une intelligence formelle développée, mais elle croyait que, un peu comme les animaux ou les bébés, il était doté d’un instinct infaillible pour flairer les gens et émettre des jugements éclairés sur leur compte.

Sa fille, au contraire, avait un talent fou, mais recevait peu de compliments de sa mère. Elle l’écoutait quelques minutes jouer au piano dans le grand salon aux murs lambrissés, puis courait à la chambre de son fils qui l’appelait à l’aide. La plupart du temps, Florence jouait seule dans le grand salon. Elle ne paraissait pas souffrir du manque d’attention de sa mère. À ma connaissance, la seule reconnaissance qu’elle obtenait après tous ses sacrifices, c’est qu’au moment où elle bordait son frère ou qu’elle lui apportait un verre d’eau avant la nuit, ce dernier déposait un baiser sur sa joue, lui murmurait parfois un faible « Je t’aime ma sœur » et s’endormait l’air enfin apaisé. Les années passèrent : ma cousine avait entrepris une double scolarité en musique et en sciences au cégep de Sainte-Foy. Elle devait selon moi envoyer paître la portion « sciences » de sa scolarité et se dévouer corps et âme à la musique, mais il arriva bientôt qu’André ne put quitter lui-même son lit : on devait l’aider à s’asseoir dans sa chaise roulante. Il dut aussi porter des couches que ma cousine et ma tante changeaient plusieurs fois par jour. C’est aussi elles qui le lavaient et qui l’aidaient à se tourner la nuit pour qu’il ne développe pas des plaies de lit. Deux longues années se passèrent ainsi.

Il vient un moment inévitable où la dystrophie s’attaque aux organes vitaux. Les poumons de mon cousin étaient maintenant très fragiles et sans les soins dévoués de ma cousine et de sa mère, André serait mort beaucoup plus rapidement. Même si elles faisaient tout en leur pouvoir pour qu’André évite tout contact avec des agents pathogènes, il finit pas attraper un vilain rhume qui dégénéra rapidement en pneumonie. Sa respiration était bruyante et asthmatique; sa peau était blanche comme un drap. La pose d’un masque à oxygène parvint toutefois à ralentir son agonie.

André avait conscience que ses jours étaient comptés; il parlait peu. On eût dit qu’il retenait le peu d’oxygène qui lui restait. Cette petite chose difforme qu’il était devenu luttait avec une sorte de crispation désespérée contre la mort. Au moment de dormir, il devait toutefois se laisser aller au sommeil et il avait peur que la mort profite de son abandon pour l’emporter à jamais dans les ténèbres, là où il n’y a plus d’amour, là où il ne verrait plus jamais sa mère et sa sœur. Dans le monde de la mort, tout était noir et silencieux, comme sa chambre la nuit quand sa mère et sa sœur n’étaient plus auprès de lui. Son coucher était particulièrement long et pénible et demandait des trésors de patience aux deux femmes qui étaient à son chevet. « Je ne veux pas mourir ! » hurlait-il d’une voix plaintive. Et ces mots allaient droit au cœur des deux femmes qui redoublaient d’ardeur dans les soins qu’elles prodiguaient au malade.

Cela prit un bon mois, mais il finit par mourir dans une atmosphère faite de silence, de morve et de râles qui se muaient parfois en cris désespérés. Sa mère organisa une soirée dans sa grande maison de Sillery pour lui dire un dernier adieu. Elle m’avait demandé de lire l’hommage qu’elle avait composé en son souvenir parce qu’elle en était elle-même incapable. « Il nous avait été momentanément prêté par le ciel, Dieu l’a repris. C’était un ange qui a rejoint ses collègues archanges tout là-haut. Si vous regardez bien la forme des nuages, vous pourrez voir sa main nous faire un dernier adieu. » Tout en lisant ce passage avec une émotion feinte, je me souviens avoir pensé : Dieu merci ! Nous sommes enfin débarrassés de ce petit monstre.

Plus tard dans la soirée, alors que je discutais au sous-sol avec un de mes cousins, j’entendis une note de piano bientôt suivie par une rafale de notes qui semblaient jouées au hasard. « Tiens, pensai-je, un enfant, sûrement un de mes jeunes cousins qui joue n’importe quoi au piano. » Cependant, les notes s’ordonnèrent rapidement; je montai les escaliers à toute vitesse et j’entrai dans le grand salon.

Ma cousine jouait au piano en souvenir de son frère.

La Fantaisie de Beethoven débute par deux « rafales » de notes chaotiques ˗ ce furent ces sons qui étaient à l’origine de ma méprise ˗ mais elle trouve rapidement un point d’équilibre avec des vagues de notes en si majeur sans toutefois que ne se perde cet esprit d’improvisation et cette vision généreuse d’un « jardin à l’anglaise foisonnant et exubérant », comme l’écrit un musicologue pour décrire l’art de Beethoven. On a l’impression d’entendre un génie qui met de l’ordre dans ses idées fulgurantes sans pour autant que cet ordre ne soit un corset brimant la fougue de l’improvisation. Après la mort du grand compositeur, les amis de Beethoven ne pouvaient d’ailleurs entendre cet air sans l’imaginer improvisant sur son piano.

« Beethoven, plus que tout autre musicien, raconte un grand pianiste spécialiste de son œuvre, est le compositeur du conflit intérieur. Il est pris dans sa tête. Sa tête le fait affreusement souffrir : contrairement à Mozart, il n’y a pas de légèreté ni d’alacrité chez lui. On peut penser à un mathématicien bûchant et trébuchant sur un problème, à un homme perdu dans un labyrinthe, à un homme hésitant entre deux chemins… Je regarde ses partitions et son image formidable m’apparaît : il arrache ses cheveux, ses longs cheveux hirsutes… Aucun chemin ne semble praticable, mais soudain il aperçoit la lumière, il trouve la solution, et une joie profonde envahit alors sa musique. »

Je pense que cette Fantaisie exprimait ce combat intérieur mieux que toute autre pièce de Beethoven : d’un geste viril, le musicien déchirait la gangue du malheur et de l’informe pour s’élever vers la lumière, mais, dans son vol, il traînait encore avec lui des lambeaux d’angoisse, comme le font parfois les combattants qui emportent avec eux les oripeaux de leurs ennemis pour mieux prouver leur victoire.

Cette Fantaisie faisait éclater au grand jour l’immense talent de ma cousine. Elle apparaissait comme la grande Ordonnatrice. Celle qui préside au triomphe de l’équilibre sur le chaos et de l’harmonie sur la difformité. Ma tante pleurait, mais je n’eus pu dire s’il s’agissait de joie ou de peine. Ma cousine fut applaudie à tout rompre; elle reçut d’abord cette salve avec un large sourire victorieux. Elle qui avait à peu près toujours les yeux baissés ou détournés, nous regarda enfin franchement et, je dirais même peut-être, avec un air de défi. Je me souviens de m’être dit : « Son frère mort, son talent ne connaîtra maintenant plus aucun obstacle ! »

Puis, lorsque les applaudissements cessèrent, son sourire se transforma en grimace. Elle alla s’asseoir sur un des longs sofas du salon; elle avait le pas hésitant que je lui connaissais bien. Ma mère, mon père, mes oncles, mes tantes, mes cousins et mes cousines la couvraient de compliments, mais elle semblait ne pas les entendre; elle regardait dans le vide et répondait à leur enthousiasme par de faibles « mercis ». Après que se fut calmée la vive émotion causée par sa performance, j’allai m’asseoir auprès d’elle. Elle était maintenant seule et comme abandonnée sur le long sofa. À mon tour, je la couvris d’un flot d’éloges, mais elle me répondit : « Il est mort, mon frère est mort ! » Ses yeux étaient ronds et humides de désespoir. C’étaient ceux d’un enfant perdu qui demande à être secouru. C’étaient les mêmes yeux qu’avait eus son frère lorsqu’il avait déboulé l’escalier et qu’il nous regardait de son regard de fin du monde.

Depuis ce jour, Florence ne joua plus jamais devant nous. Elle abandonna ses études en musique et entreprit un baccalauréat en pharmacie. « Elle joue encore du piano, même si c’est plus rare qu’avant, me confia ma tante. Elle m’interdit de l’écouter. Elle a une sourdine et elle ferme les portes du grand salon. Parfois, une note parvient jusqu’à moi dans la cuisine, mais elle est tellement faible et indistincte… On entend une espèce de chuchotement, mais on n’entend pas les mots. »

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