Pédagogie du dialogue : relation et sensibilité, Richard Vaillancourt


Richard Vaillancourt enseigne la philosophie au Collège de Bois-de-Boulogne


Résumé 

Ce texte est la suite d’un article publié l’an dernier dans cette revue où je défendais la liberté académique, tout en rappelant la responsabilité du corps professoral vis-à-vis une recherche de la vérité régie par des normes académiques. Je soutenais que la liberté académique s’accompagne d’une forme d’autocontrainte qui doit être exercée individuellement et collectivement par la communauté enseignante.

Dans cette deuxième partie, je tente de répondre à la question suivante : Comment aborder les sujets sensibles pour maximiser la qualité de la relation pédagogique ? J’essaie de montrer que la responsabilité de l’enseignant.e s’étend à la sensibilité des étudiant.e.s, comme la relation pédagogique, jamais exempte d’une certaine forme d’autorité contraignante, doit avoir comme idéal le consentement rationnel et émotionnel des étudiant.e.s à travers une éthique de la discussion démocratique, ce qui nécessite une certaine posture quant à l’autorité de l’enseignant.e. Je défends que les espaces de discussions démocratiques au sein de la relation pédagogique soient ainsi plus appropriés que les notions d’espaces sécuritaires ou de traumavertissements pour prendre en compte sérieusement la sensibilité des étudiant.e.s et éviter la reproduction des injustices épistémiques.


Travis: Yeah, I don’t know. That’s about the dumbest thing I ever heard.

Wizard: I’m not Bertrand Russell. Well what do ya want. I’m a cabbie you know. What do I know? I mean, I don’t even know what the f*** you’re talkin’ about.

Travis: Yeah I don’t know. Maybe I don’t know either.

Taxi Driver, Martin Scorsese, 1976

1. La sensibilité des étudiant.e.s

Il y a quelques années, une étudiante m’a interpellé au premier cours de la session pour me faire part d’un trouble profond. Elle était choquée par le fait que j’avais affirmé battre régulièrement de jeunes enfants dans des parcs. Je ne pus réprimer un fou rire avant de réussir à lui répondre que j’avais joué la comédie et que cette histoire se voulait une preuve par l’absurde pour contrer la thèse du relativisme moral radical et que je comprenais mal qu’elle n’ait pas saisi ma stratégie pédagogique. Elle voyait qu’il y avait anguille sous roche, mais son trouble du spectre de l’autisme lui donnait beaucoup de difficultés à reconnaître l’ironie ou l’humour pince-sans-rire. Elle me demandait donc d’éviter l’ironie ou ce genre d’humour en classe. Aussi bien me dire de demeurer à la maison et de ne plus enseigner !

Devais-je me soumettre au besoin de cette étudiante pour ménager sa sensibilité (ou son manque de sensibilité pour mon humour) sous peine de réduire considérablement ma liberté académique ? J’ai finalement convenu avec elle d’un signal explicite qui lui permettait d’être informée lorsque j’utilisais ce genre de rhétorique. Elle continuait ainsi d’être un peu bousculée, mais jamais bien longtemps et l’accommodement m’imposait une contrainte bien minime qui ne brimait en rien mes méthodes et ma liberté académique.

Jusqu’où doit-on se préoccuper de la sensibilité étudiante ? Sur le plan politique et légal, cette question est en voie d’être résolue si l’on se fie au rapport de la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire et aux suites que souhaite y donner le ministère de l’Enseignement supérieur.[i] Pas de droit à ne pas être offensé (p.15-16), mais une liberté qui s’exerce de façon responsable dans la civilité et le respect des opinions d’autrui (p.24-25). Le rapport stipule que des traumavertissements ne peuvent être imposés aux professeur.e.s et que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires (p.63). Or, quelles sont les balises qui nous permettent de bien comprendre ce que veut dire respecter les opinions des étudiant.e.s ? Comment intégrer ces opinions pour ne pas nuire à l’objectif pédagogique et maximiser la qualité de la relation avec les étudiant.e.s ?

Pour répondre à ces questions, nous devons définir ce que nous entendons par sensibilité. À première vue, si l’on se fie aux récents événements médiatisés qui réfèrent à la sensibilité des étudiant.e.s on peut voir celle-ci comme une « aptitude à réagir rapidement »[ii]. Dans un sens connexe, la sensibilité se définit comme sentiment ou émotion. On réagit rapidement comme on vit un sentiment plus ou moins intense, comme on est plus ou moins sensible. Poser le problème de la sensibilité des étudiant.e.s revient à poser celui de la place du sentiment en classe et dans l’existence en général.

On sait que la notion de sentiment est centrale dans l’histoire de la philosophie et que certains philosophes en font la pierre d’assise de la moralité alors que d’autres ne lui accordent aucune valeur épistémique ou morale. Je n’ai pas pour objectif de refaire l’histoire de ce débat, mais comprenons avec Olivier Reboul que « le sentiment sous toutes ses formes, est toujours la conscience immédiate d’une existence dont la valeur nous engage d’une certaine manière […] qui donne un sens à notre existence »[iii] En ce sens, on peut voir que le sentiment a ainsi un pouvoir épistémique de l’ordre de l’assentiment ou de la croyance qui mérite toutefois un retour réflexif. Ce qui nous touche et nous oriente a besoin d’être distancié (ou d’être bridé selon Platon dans la République) pour mieux en mesurer la valeur et orienter notre engagement. Il n’en demeure pas moins que le sentiment est un « mobile qui pousse à agir », une « question posée à ma liberté »        « qui joue le même rôle que l’expérience dans la science […] une expérience sans laquelle la raison n’aurait rien sur quoi raisonner. » [iv] Le sentiment (tout comme la raison) est donc nécessaire sur le plan éthique, politique et épistémique.

Faut-il donc que le pédagogue tienne compte des sentiments de ses étudiant.e.s ? Il ressort de notre analyse que le sentiment est un puissant moteur, essentiel à la connaissance. Chaque professeur.e, qu’il le veuille ou non, en appelle régulièrement aux sentiments. L’un utilisera la joie que provoque le rire, l’autre la fierté ou la honte issue d’une compétition pour stimuler l’apprentissage et intéresser les étudiant.e.s aux contenus d’enseignements.

L’intellectuelle afro-américaine bell hooks[v] publiait un essai à ce sujet en 1994 dont nous reprendrons certaines analyses. Elle voit dans l’utilisation des sentiments en classe ou d’un concept connexe, la passion, un formidable outil d’apprentissage :

« Dans la mesure où les enseignants déploient cette passion, qui doit être fondamentalement enracinée dans l’amour pour les idées qu’on peut inspirer, la classe devient un lieu dynamique où les transformations des relations sociales sont concrètement matérialisées et la fausse dichotomie entre le monde à l’extérieur ou à l’intérieur de l’université disparaît. »[vi]

J’ai récemment pris conscience que je faisais assez souvent part à mes étudiant.e.s de mes émotions devant telle réfutation de Socrate, le cogito de Descartes ou le « on le forcera à être libre » du Contrat social de Rousseau. « C’est un passage magnifique, j’en suis tout ému. Voyez comment l’auteur vient résoudre le problème initial ! » C’est un puissant outil pédagogique motivationnel que je vais même parfois exagérer et mettre en scène ! J’espère que ma réaction les amènera à se poser la question suivante : « Comment se fait-il que mon enseignant soit si émotif alors que je bâillais hier en lisant ce texte ? Quelque chose a dû m’échapper, je veux comprendre ce que j’ai manqué. »

En cohérence avec l’exemple de Socrate, Descartes et Rousseau, hooks souligne que cette passion doit s’ancrer dans les idées et dans la théorie, mais qu’elle doit avoir pour finalité de s’exprimer dans le monde extérieur. L’émotion devient ainsi un pont entre la théorie scolaire et la vie réelle. On retrouve cette même idée dans la définition de l’éducation que propose le philosophe analytique Richard Stanley Peters :

« L’éducation en somme, est essentiellement affaire de processus par lesquels sont intentionnellement transmises des choses valables d’une manière intelligible et consentie, lesquelles créent, chez qui les apprend, un désir de s’y élever qui s’inscrit harmonieusement dans une forme de vie. »[i]

Ce que je souhaite éclairer ici est la création d’un désir de s’élever aux choses valables et de les inscrire harmonieusement dans notre vie. Pour que ces choses valables soient durablement transmises à une personne, elle doit les désirer, éprouver un sentiment favorable envers elles, avoir à cœur de les atteindre. Les émotions ont cette capacité de « nous garder en éveil ou en alerte. […] Si nous sommes fermés émotionnellement, comment peut-il y avoir une quelconque excitation pour les idées? »[viii] Cette ouverture émotionnelle à ce qui est appris est pour hooks une des conditions nécessaires à un « apprentissage profond et intime. »[ix] Le problème n’est donc pas la place du sentiment en classe quand celui-ci est contrôlé et utilisé par le maître. La sensibilité qui semble problématique et qui viendrait nuire à la liberté académique serait celle qui n’est pas conforme avec l’intention pédagogique de l’enseignant.e: c’est le sentiment discordant non prévu.

Que faire avec ce sentiment non désiré dans la relation pédagogique? En tenir compte vient-il restreindre indûment la liberté académique que ce soit en rectifiant le tir après coup ou dans une autocensure prévoyante ?

2. Trois objections : marchandisation, subjectivité de l’expérience et violence de la connaissance

Il est assez nouveau de voir les étudiant.e.s exprimer leurs émotions en classe et cela est certainement lié à la redéfinition de l’autorité inhérente à l’éducation démocratique. J’ai défendu dans d’autres articles que l’égalité des intelligences doit permettre à tous et toutes de participer activement au dialogue pédagogique à partir de son expérience. Or, quelle autorité doit-on donner à l’expérience subjective des étudiant.e.s et aux sentiments qui en font partie ? Pour certains, il est néfaste de considérer ces sentiments futiles et toute demande allant en ce sens serait une atteinte à la liberté de l’enseignant.e. Trois types d’arguments viennent généralement soutenir cette thèse.

La marchandisation

L’un des arguments de ceux et celles qui défendent une conception presque absolue de la liberté académique est de voir toute restriction de la liberté académique par souci de la sensibilité des étudiant.e.s comme une forme de marchandisation de l’éducation. Adopter une posture plus inclusive et plus sensible à ce qui pourrait blesser les étudiant.e.s, serait une forme de clientélisme qui dénature l’acte pédagogique en l’orientant vers les perceptions et les préférences individuelles. Ils affirment souvent que la reconnaissance par les différentes directions d’établissements scolaires de la légitimité des critiques étudiantes revient à les considérer comme des client.e.s insatisfaits du contenu d’un cours que l’on devrait nécessairement satisfaire. Il s’agirait surtout pour ces directions de préserver la « marque de l’université » ou du Collège en accommodant les client.e.s afin de leur faire plaisir.[x]  S’il est vrai que certaines réactions de certaines administrations semblent aller en ce sens, il est faux d’y voir l’argument central de ceux et celles qui soutiennent la nécessité d’écouter la voix sensible des étudiants et étudiantes. Est-ce nécessairement une forme de clientélisme ou plutôt l’écoute empathique d’un interlocuteur légitime ?

Cet amalgame est peut-être nourri par une certaine interprétation de ce qu’est l’éducation et de son lien de parenté avec la vente. Comme le philosophe John Dewey le souligne dans cette célèbre analogie :

« Enseigner et apprendre sont des actes corrélatifs ou correspondants au même titre que vendre et acheter. On ne peut pas plus parler de vendre si personne n’achète, qu’on ne peut dire qu’on enseigne si personne n’apprend. »[xi]

Loin d’être une défense de la marchandisation de l’éducation, Dewey affirme ici le caractère dialogique de l’enseignement. L’enseignement est une relation entre au moins deux individus qui interagissent. Si la personne enseignante a la liberté de déterminer le contenu de ses cours et ses méthodes pédagogiques, elle doit nécessairement s’intéresser à la réception de ce contenu par les étudiant.e.s et à l’efficacité de ses méthodes afin « d’éveiller et de stimuler des forces déjà actives en eux. »[xii] La thèse centrale de Dewey à ce sujet est la suivante: « l’éducation, si elle veut atteindre ses fins, d’une part à l’égard de l’enfant, d’autre part à l’égard de la société, doit être fondée sur l’expérience, qui est toujours l’expérience actuelle et vitale de quelqu’un. »[xiii] Dewey ajoute que l’expérience éducative est transformatrice pour l’étudiant comme pour l’enseignant à différents degrés. Par conséquent, l’éducation doit être fondée sur l’expérience de l’enseignant.e aussi bien que sur celle de l’étudiant.e. En accord avec cette conception de l’éducation, nous devons admettre qu’il est primordial d’écouter et de reconnaître les sentiments qui sont une part essentielle de l’expérience humaine, et ce indépendamment de toute marchandisation. Il est donc caricatural de voir le fait de se soucier du bien-être des étudiant.e.s comme une nécessaire marchandisation de l’enseignement.

L’expérience : subjectivité et relativisme

Cette marchandisation serait accompagnée en parallèle par l’idéologie woke, courant extrême des politiques de l’identité qui viendrait jouer le jeu du néolibéralisme, en ramenant tout à l’identité subjective des individus. Qu’entend-on par woke (éveillé)?

« On entend par là une mouvance de la gauche qui tourne le dos au « nous » démocratique, se concentre sur l’expression de soi des individus, fétichise ce qui différencie les citoyens les uns des autres, privilégie l’hystérie morale en lieu et place de l’argumentation raisonnée. »[xiv]

Le fait de se concentrer sur l’expression des individus et sur ce qui les différencie est-il vraiment une sorte de fétichisme, un refus du « nous » démocratique ?

Ce que critiquent les wokes dans l’universalisme ou le « nous » démocratique est qu’il est un particularisme ou un « je » qui s’ignore. Sous des prétentions d’universalité se cacheraient des normes particulières qu’une partie de la population souhaiterait imposer aux autres souvent avec de bonnes intentions. Le point focal sur l’expression des identités différenciées est une façon d’éclairer certaines différences injustement laissées de côté dans la définition de l’universel. La reconnaissance de ces différences devrait nous amener à redéfinir ou du moins à réinterpréter l’universel. Il est possible de réclamer une identité partagée si celle-ci prend acte des différences et leur accorde un espace. Les wokes nous disent ne pas se reconnaître dans l’universel actuel et chercher à ce que les minorités soient reconnues et incluses dans le « nous » démocratique, pour permettre un universel partagé par tous et toutes.

On pourrait répondre que cette expression des différences au cœur des critiques étudiantes ne peut être prise au sérieux comme elle serait ancrée dans des sentiments futiles et instables. Devant certains sujets, des étudiant.e.s peuvent ressentir un malaise, un inconfort ou des émotions négatives. Prendre au sérieux ces émotions négatives serait nous entraîner dans un relativisme comme l’expérience de chacun est différente : ces émotions ne sont pas identiques pour tous et elles sont suscitées par des contenus différents. D’une part, il serait donc impossible de prévoir ce qui causera des sentiments néfastes et de modifier le contenu des cours en conséquence. D’autre part, tout contenu serait potentiellement un sujet sensible qu’il faudrait éviter ! Considérant la volatilité et l’imprévisibilité des sentiments étudiants, ils ne seraient pas assez fiables pour être des acteurs légitimes de la relation pédagogique.

On peut ajouter à cet argument que le professeur.e doit transmettre des savoirs universels qui ne relèvent aucunement d’une quelconque subjectivité. Il ne pourrait moduler ces savoirs en fonction de la sensibilité étudiante sans trahir son expertise disciplinaire.

Pourtant, l’expérience subjective est nécessairement le point de départ de la connaissance. Pour John Dewey, l’éducation est « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. »[xv]  L’expérience présente de la personne à éduquer est donc au centre de la relation éducative et elle participe ainsi de manière presque égale à l’autorité éducative : l’enfant construit son savoir dans une dialectique permanente avec le monde à partir de sa subjectivité. « Se concentrer sur l’expérience permet aux étudiant-es de revendiquer une base de savoir depuis laquelle iels peuvent parler ».[xvi] Les connaissances transmises par le ou la professeur.e viendront idéalement bonifier cette expérience, mais seront toujours teintées par elle. Il est donc essentiel de lui accorder un rôle important dans l’expérience éducative comme on s’intéresse à la qualité de la communication et de se rappeler que  « nous communiquons de la façon la plus efficace en choisissant une manière de parler qui est informée par la particularité et la singularité des personnes avec et à qui nous parlons. »[xvii]

Un équilibre est donc possible entre l’expérience subjective et les savoirs universels comme l’éducation est réorganisation de l’expérience et qu’elle implique une transformation qui éloigne du relativisme.

La connaissance est troublante

Il nous faut aussi rappeler la thèse de Platon exposée entre autres dans La République et si bien illustrée dans la célèbre allégorie de la caverne. L’erreur principale du prisonnier du monde sensible est précisément d’être à l’écoute de ses sentiments et de ses désirs; il est par conséquent peu motivé à gravir le tortueux chemin qui mène à l’extérieur de soi et à la connaissance du réel. La connaissance nécessitant un travail purement intellectuel est initialement douloureuse et contraire aux habitudes contractées par la recherche du plaisir. Il serait donc normal que l’étudiant.e se plaigne régulièrement d’inconfort et de malaise. Plier à ces plaintes serait le garder dans l’ignorance! On rendrait donc service aux étudiant.e.s en leur faisant ressentir l’inconfort nécessaire à l’acquisition de nouvelles connaissances.

Ceci serait encore plus vrai dans des cours de philosophie ou de littérature par exemple, comme le questionnement sur des problèmes fondamentaux amène à remettre en doute des croyances au fondement de l’identité ce qui cause incertitude et souffrance. Toute formation est ainsi une déformation assurément troublante pour la personne qui la vit. « Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous »,[xviii] croit Kafka.

Un argument connexe a été récemment avancé par le psychologue Jonathan Haidt dans sa critique des traumavertissements. Les traumavertissements (trigger warnings) sont des avertissements qui précèdent la diffusion de contenus qui seraient susceptibles de provoquer des réponses émotionnelles négatives chez certaines personnes. Ces avertissements auraient pour but de donner la possibilité aux personnes de se préparer émotionnellement au contenu ou à ne pas y être exposé selon leur préférence.

En contexte scolaire, Haidt soutient que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise.  Écartons tout de suite l’idée que le professeur pourrait avoir comme mission de guérir certaines personnes en les confrontant à leurs traumatismes passés comme ce n’est évidemment pas le rôle explicite du professeur. Toutefois, il semble qu’il soit positif pour une personne d’aborder les sujets sensibles plutôt que de les éviter. C’est du moins la thèse de Haidt qui affirme qu’il est erroné de penser que les personnes traumatisées doivent éviter d’être confrontées à leurs émotions négatives réactivées par du contenu sensible :

« they are wrong to try to prevent such reactivations. Students with PTSD should of course get treatment, but they should not try to avoid normal life, with its many opportunities for habituation. Classroom discussions are safe places to be exposed to incidental reminders of trauma (such as the word violate). A discussion of violence is unlikely to be followed by actual violence, so it is a good way to help students change the associations that are causing them discomfort. And they’d better get their habituation done in college, because the world beyond college will be far less willing to accommodate requests for trigger warnings and opt-outs. » [xix]

Les salles de classe sont des espaces plutôt sécuritaires pour penser à des évènements passés traumatisants comme il est improbable qu’un évènement similaire se produise réellement à ce moment, ce qui permet d’associer les pensées troublantes à des situations sécuritaires. Ainsi, il serait mieux pour les personnes étudiantes de commencer ce processus en classe comme elles devront éventuellement être confrontées à ces sujets à l’extérieur ce qui pourrait causer des troubles encore plus grands. Selon cette approche, aborder ces sujets en classe permet donc aux étudiant.s de graduellement faire face à leurs sentiments négatifs pour ne pas avoir à fuir la réalité du monde.

Bref, les sentiments négatifs seraient une partie essentielle du processus éducatif et il serait même bénéfique pour des personnes traumatisées d’être exposées aux sujets sensibles pour affronter positivement des peurs ou des émotions négatives bien réelles. La sensibilité aurait ainsi sa place en classe, mais ne pourrait être utilisée par les étudiant.e.s comme argument permettant d’éviter certains contenus pédagogiques.

Certes, nous devons reconnaître que la difficulté et l’inconfort sont bien souvent une étape du développement intellectuel et que « toute douleur n’est pas blessure et tout plaisir n’est pas bon. »[xx] À l’inverse, reconnaissons aussi que la douleur n’est pas non plus essentielle au développement et que le plaisir est souvent bénéfique à l’apprentissage.

Ainsi, nous avons d’un côté le refus nécessaire d’un « droit à ne pas être offensé » et à ne pas être mis en contact avec certains contenus offensants, et de l’autre la nécessité de considérer les sentiments et émotions ressenties par les étudiant.e.s. Comment réconcilier ces deux exigences a priori contradictoires ?

3. Espaces sécuritaires, espaces démocratiques

Si les salles de classe sont des espaces sécuritaires pour revisiter certains traumatismes, elles ne peuvent toutefois être considérées comme des espaces sécuritaires au sens du concept de safe spaces popularisé dans les dernières années sur les campus américains. Selon The safe space network cité par Geneviève Pagé, un espace sécuritaire est un endroit où les personnes n’ont pas peur d’être mises dans l’inconfort en raison de leurs caractéristiques identitaires ou de leurs expériences passées et où tous et toutes sont fortement encouragés à respecter les autres et à garantir leurs dignités.[xxi] Ce genre d’espace sécuritaire s’accompagne généralement d’un principe de base qui est que : « c’est aux opprimés de parler de leurs oppressions, et les privilégiés ne doivent pas contredire ou mettre en doute les opprimés, d’abord parce qu’ils ne connaissent pas leur réalité, ensuite parce que se faisant, ils se rendraient coupables d’oppression ».[xxii]

Outre les raisons évoquées ci-dessus, le concept d’espace sécuritaire est aussi extrêmement contraignant et permet difficilement d’exprimer des idées qui critiquent les affirmations et croyances des autres. L’espace sécuritaire décourage donc toute critique intersubjective, ce qui rend impossible le débat et le dialogue démocratique. Ce concept peut être intéressant dans certains contextes, mais est inapproprié pour tout espace démocratique ou pédagogique qui nécessite une attitude critique permanente. Comme Michel Seymour, nous pensons que « la salle de cours n’est pas un safe space pour les étudiant-e-s, mais elle n’est pas non plus un safe space pour les profs. »[xxiii]

S’il ne faut pas éviter certains sujets en raison des sensibilités étudiantes, est-ce envisageable qu’elles puissent toutefois modifier l’activité pédagogique comme elles peuvent être un puissant levier ou au contraire un frein à l’apprentissage? Nous croyons que si les professeur.e.s n’ont pas trop à se soucier de la sensibilité sur le plan légal tant qu’ils respectent les lois en vigueur, qu’il serait néfaste de ne pas s’en soucier sur le plan pédagogique et moral. Dans ce qui suit, je défendrai que la sensibilité étudiante doive s’exprimer et avoir une certaine autorité pour maximiser la qualité de la relation pédagogique, mais sans en faire le critère principal de ce qui devrait être enseigné ou non.

L’autocensure comme pratique morale

Même si nous pensons que les salles de cours ne sont pas des espaces sécuritaires comme définis ci-dessus, il ne faudrait toutefois pas rejeter en bloc ce qui motive les demandes d’espaces sécuritaires. Déjà en 1994, bell hooks affirmait « je crains que les accusations contre les politiques identitaires soient la nouvelle mode pour faire taire les étudiant-es des groupes marginaux. »[xxiv] Le fait que l’on récuse certaines demandes qui nous semblent extrêmes ne devrait pas servir à taire et à caricaturer les problèmes réels que vivent les personnes marginalisées. Il faut reconnaître les rapports d’oppressions qui structurent depuis longtemps l’espace politique, culturel et éducatif. Il faut reconnaître que la parole des femmes ou des personnes racisées a longtemps été mise à l’écart, ridiculisée, caricaturée et oblitérée. Au mieux, cette parole n’était bien souvent prise en compte que lorsque transmise charitablement par des personnes en position d’autorité épistémique qui en faisait elle-même l’interprétation à partir de leur propre expérience. On comprend ainsi pourquoi plusieurs cherchent à se réapproprier la manière de raconter leur propre histoire et de rétablir leur légitimité épistémique si longtemps discréditée. Il est donc essentiel d’aménager un espace en classe où les personnes ont l’occasion d’exprimer leurs sentiments ou leur expérience que ce soit sur le contenu des cours ou sur les méthodes pédagogiques afin de participer à la déconstruction de ces rapports d’oppression.

En s’inspirant de la pensée de Carol Gilligandans La voix différente dont elles signent la préface, Sandra Laugier et Patricia Paperman avancent : « La question de savoir quand et comment faire confiance à l’expérience (à sa propre expérience, et à celle d’autrui), quand et comment tenir compte par exemple des réactions d’offense est une question qui ne peut être résolue de façon générale. Elle définit des styles de pensée morale. »[xxv] Le style de pensée morale que je veux promouvoir dans ce texte est fondé sur la conviction que l’enseignement est une expérience partagée et « qu’être enseignant-e signifie être avec les gens »[xxvi]. L’enseignement est une relation humaine qui n’est pas aussi forte que l’amitié, mais qui dépasse le cadre d’une relation citoyenne libérale comprise au sens faible. Ce style de relation morale implique un degré d’écoute de l’expérience d’autrui qui dépasse un cadre strictement légal.

Certains professeur.e.s adoptant un certain style de pensée morale autoritaire et légaliste pourraient n’accorder aucun crédit à l’expérience étudiante et à certaines réactions d’offense considérées de facto illégitime. Les défenseurs d’une liberté académique absolue qui s’opposent à toute forme d’autocensure ne semblent pas reconnaître cette expérience partagée qu’est l’éducation. C’est dans cet espace incertain de la réflexion morale que le pédagogue choisit ou non de considérer le ressenti des personnes à qui il s’adresse.

Dans sa participation au livre Liberté surveillée qui porte sur la liberté d’expression, Jocelyn Maclure affirme « la contrepartie éthique de notre droit légal à offenser, à ridiculiser et à blesser est de bien réfléchir aux conséquences de nos actes d’expression pour les autres, en prenant en considération les valeurs et les engagements qui les définissent. »[xxvii] Dans le même sens, il y a une contrepartie éthique à la liberté académique qui nous demande de réfléchir aux conséquences de nos actes pédagogiques sur nos étudiant.e.s. Pour le dire autrement, « [avoir] le droit de faire quelque chose n’est pas une raison suffisante pour agir. »[xxviii] Il est parfois souhaitable de choisir de ne pas heurter pour des raisons morales, par souci d’autrui comme on peut choisir de blesser quelqu’un pour de bonnes raisons. Mais il est aussi possible de s’empêcher de le faire sans y voir une forme délétère d’autocensure: « l’autocensure n’est regrettable que lorsqu’on décide de ne pas s’exprimer par crainte d’être la cible d’actions illégales ou immorales. […] L’autocensure peut aussi être le résultat d’une véritable réflexion morale »[xxix].

L’expérience de l’autrice Melikah Abdelmoumen reflète bien cette réflexion morale. Donnant une conférence devant des étudiant.e.s au collégial, elle a employé l’expression « le mot en n » alors qu’elle affirme être mal à l’aise avec celle-ci et avoir l’habitude d’ utiliser des mots violents lorsque nécessaire. Mais dans ce cas, alors que des étudiant.e.s à qui elle s’adresse ont déjà utilisé l’expression « mot en n », elle s’est autocensurée pour la raison suivante : « J’ai choisi d’écouter cet ébranlement. Je les ai suivis. J’ai fait référence à la réalité à laquelle renvoie le mot en n sans dire le mot, parce que je n’avais pas envie de les heurter. Ça me semblait une raison suffisante. »[xxx]

Par ailleurs, l’éducateur a une responsabilité disciplinaire envers le passé, mais aussi une responsabilité envers les nouvelles réalités et les progrès sociaux. L’école n’est pas à l’extérieur de la société et l’éducateur participe aux débats et enjeux contemporains ce qui est d’ailleurs reconnu par certains syndicats de professeur.e.s : « la personne enseignante doit faire progresser ses enseignements, tout en tenant compte de l’évolution des débats scientifiques et sociaux. » [xxxi]

Certes, l’expérience de chacun est différente et il faudrait éviter de modifier substantiellement le contenu des cours en fonction de ces différences. Néanmoins, chaque époque met en lumière certains problèmes sociaux qui nous permettent d’identifier des tendances et de prévoir certaines sources évidentes d’émotions négatives. Négliger ces sources au nom de la liberté académique ou de la dénonciation des caprices d’une jeunesse instable serait mal avisé. Par exemple, la dénonciation des violences sexuelles n’est pas une mode passagère ou un caprice lorsque l’on sait qu’une femme sur trois sera victime d’au moins une agression sexuelle dans sa vie. Sachant cela, il est de la responsabilité des professeur.e.s d’aborder ce sujet avec une certaine prudence ce qui ne veut aucunement dire de ne pas l’aborder du tout. Il faut écouter les critiques des étudiant.e.s et même de la société en général si l’on veut partir de l’expérience et arriver à transformer celle-ci. Le sentiment n’enferme pas dans la subjectivité et il est primordial de valoriser l’expression d’expériences personnelles dans les discussions.

Il m’est parfois arrivé au début de ma carrière d’utiliser l’exemple des violences sexuelles pour illustrer une conséquence possible de l’absence d’une autorité publique au sein d’une société. Ce n’était pas anodin comme je voulais par cet exemple marquer les esprits et rendre manifeste la nécessité d’une quelconque autorité pour au moins assurer la sécurité physique des personnes. Avant même le mouvement « me too » j’ai pris conscience que l’utilisation de cet exemple provoquait sûrement un malaise pour des victimes d’agressions fort probablement présentes dans mes classes. Était-ce vraiment nécessaire de prendre cet exemple pour arriver à mon objectif pédagogique ? Depuis, je continue d’aborder les violences sexuelles dans certains contextes incontournables, mais je m’abstiens d’y faire référence lorsque ce n’est pas nécessaire.

En somme, sans en faire l’unique critère de ce qui devrait être enseigné, la sensibilité des étudiant.e.s est un élément important de l’expérience pédagogique qui ne doit pas être négligé. Même s’il est impossible de prévoir tous les contenus potentiellement sensibles, certains thèmes sont objectivement sensibles dans une période donnée et il est essentiel de les traiter comme tel. Reconnaître le caractère objectif de certains problèmes sociaux est aussi une façon de reconnaître le caractère subjectif des discriminations vécues et de valoriser l’expérience des étudiant.e.s. C’est ainsi une façon de modestement transformer les rapports de pouvoir : « En reconnaissant la subjectivité et les limites de l’identité, nous perturbons l’objectivation tellement nécessaire à la culture de domination. »[xxxii]

Pour informer cette réflexion morale, encore faut-il qu’il y ait un espace possible pour que les étudiant.e.s puissent s’exprimer librement à ce sujet, et ce, de manière à réduire le risque d’éventuelles offenses.

Espaces démocratiques

Si la classe ne peut être un safe space, elle devrait plutôt être un espace démocratique où ces enjeux sont discutés ouvertement de manière critique, et ce, dès le début de la session. Plutôt que d’éviter tout sujet potentiellement controversé, il faut favoriser la construction d’une communauté et permettre aux étudiant.e.s « d’exprimer des raisons ou des perceptions, des affects, des émotions »[xxxiii] sur différents sujets sans pour autant éviter d’y porter un regard critique.

« Dans une certaine mesure, nous savons que quand nous parlons pendant le cours de sujets qui passionnent les étudiant.es, il y a toujours la possibilité d’un affrontement, de l’expression vigoureuse d’idées ou même de conflits. […] Beaucoup d’enseignant.es m’ont communiqué leur désir de faire de leur classe un espace « sûr »; cela signifie habituellement que le ou la professeur.e fait un cours magistral à un groupe d’étudiant.es silencieux.ses qui ne répond que quand on les interpelle. […] Faire de la classe un environnement démocratique où tout le monde ressent la responsabilité de contribuer est un objectif essentiel de la transformation pédagogique. […]»[xxxiv]

Cet espace que hooks qualifie d’environnement démocratique comme il accorde à tous et toutes le pouvoir et la responsabilité de s’exprimer et de critiquer, doit ouvrir la discussion sur des sujets sensibles qui peuvent certainement blesser ou offenser certaines personnes. Ceci ne veut pas dire qu’il faut être insensible à ce que pourront ressentir ces personnes ni que nous pouvons aborder ces sujets sans précautions. Mais si nous voulons déconstruire les rapports de pouvoir et rétablir les injustices du passé, il est essentiel d’en montrer les rouages et de les nommer ce qui implique pour reprendre les mots de Geneviève Pagé « que les femmes présentes dans la classe doivent entendre des propos sexistes, que des personnes racisées doivent subir des propos racistes et que des personnes non conformes en termes d’orientation sexuelle ou d’expression ou d’identité de genre peuvent devenir des objets de curiosité, souvent déplacée ».[xxxv]

Il est primordial d’examiner de près les préjugés et les propos problématiques pour apprendre aux étudiant.e.s à les reconnaître et à s’en prémunir. L’esprit critique ne peut se développer qu’en passant au crible les diverses propositions aussi choquantes peuvent-elles être. Il est donc essentiel d’exposer à de multiples thèses et arguments contradictoires et possiblement choquants pour développer cet esprit critique. La société de droit, la recherche de la vérité et du progrès social rendent nécessaires d’aborder ces enjeux comme il s’agit d’un impératif démocratique.

Pour que cet examen soit bénéfique, il est important de construire une communauté où la parole de toutes et tous soit vraiment écoutée :

« il faut construire une communauté afin de créer un climat d’ouverture et de rigueur intellectuelle. Plutôt que de se concentrer sur des soucis de sécurité, je pense qu’un sentiment d’appartenance crée un sentiment d’engagement partagé et de bien commun qui nous lie. Ce que nous partageons toustes, idéalement, est un désir d’apprendre – de recevoir activement des connaissances qui augmentent notre développement intellectuel et notre capacité à vivre plus pleinement dans le monde. Selon mon expérience, une façon de construire une communauté dans la classe est de reconnaître la valeur de chaque parole individuelle. »[xxxvi]

Cette reconnaissance est compatible avec la critique si celle-ci est réellement représentative de la position critiquée et qu’elle en prend la pleine mesure. Comme l’exprime Geneviève Pagé, le meilleur moyen d’être à l’écoute de la sensibilité étudiante est de se concentrer sur l’identification et la transformation des rapports de pouvoir en créant un espace de classe : « où les stéréotypes doivent être démasqués, les savoirs désappris et les préjugés confrontés. […]. Dans ce contexte, la salle de classe n’est sécuritaire ni pour les individus membres d’un groupe opprimé ni pour les membres du groupe dominant. »[xxxvii]

Le fonctionnement même du cours et son contenu doit aussi être mis à discussion et il faut respecter les opinions divergentes des étudiant.e.s et leur permettre  « de questionner, réfléchir, remettre en question l’importance de certaines œuvres, notions, théories, concepts ou modèles d’analyse ». [xxxviii]Ceci étant dit, il ne faudrait pas conclure que les étudiant.e.s obtiennent ainsi un droit de veto sur l’expérience éducative. On ne peut conclure à une autorité absolue de l’expérience individuelle et il faut résister à une conception « essentialiste qui construit l’identité de façon monolithique et excluante. »[xxxix] Mais on ne peut non plus invoquer cet argument pour « réduire au silence et exclure ».[xl]

L’enseignant.e, en tant qu’expert, pourra nourrir la discussion avec sa propre expérience, ses savoirs et ses compétences pour favoriser « un va-et-vient entre nos émotions, les savoirs et nos objectifs politiques. »[xli] L’important est qu’il adopte une posture critique et qu’il fasse cette réflexion morale de manière éclairée et de bonne foi en reconnaissant cette responsabilité et le privilège épistémique qu’il détient en tant qu’expert disciplinaire. S’il est légitime pour les membres des groupes historiquement dominants d’être inclus dans la discussion sur les injustices subies par les groupes minoritaires, cela s’accompagne d’une responsabilité de reconnaissance de certains privilèges épistémiques et d’un effort de déconstruction pour redonner du pouvoir aux personnes marginalisées.

Les traumavertissements

Si nous écartons la notion d’espace sécuritaire pour privilégier celui d’espace démocratique, qu’en est-il des traumavertissements (trigger warnings) ? Peuvent-ils être des outils pertinents pour assurer le bon fonctionnement de l’espace démocratique en classe?

Suivant l’argument de Haidt avancé ci-dessus, je soutiens que les avertissements sont néfastes s’ils amènent les étudiant.e.s à s’exclure de la classe pour ne pas être exposés à du contenu qui les rend mal à l’aise. Alain Roy exprime essentiellement la même chose qui nous rappelle la hache de Kafka :

« Demander que des traumavertissements nous protègent de contenus dérangeants, c’est n’avoir rien compris à la raison d’être des œuvres littéraires, dont la valeur et le prix tiennent précisément à leur capacité de nous surprendre, de nous déstabiliser, de nous faire voir le monde d’une autre façon, de nous amener à reconsidérer ce que nous pensions savoir, et même aussi de choquer, de provoquer, de perturber. »[xlii]

Néanmoins, on peut penser que l’avertissement peut être tout à fait approprié s’il s’articule comme un espace de discussion précédant le contenu sensible. Il me semble sain d’annoncer dès le début de la session les sujets sensibles qui seront abordés tout en affirmant notre ouverture pour en discuter en privé comme en public. Il est important que les étudiant.e.s puisse avoir une tribune pour s’exprimer sur leur malaise et il est toujours mieux de pouvoir ouvrir la discussion avant l’exposition au contenu sensible. On évite ainsi l’idée que les étudiant.e.s doivent avant tout être protégés plutôt que confrontés, ce que dénoncent depuis quelques années Jonathan Haidt cité plus haut et l’American Association of University Professors. En effet, le principe est non pas de protéger les étudiant.e.s sensibles, mais de mieux les préparer à être confrontés. Il n’y a pas plus de vertus pédagogiques à causer des surprises désagréables ou à surutiliser des images choquantes ou des mots choquants.

Cet espace de discussion peut être très informel et advenir à différents moments de la session, mais on peut aussi penser à quelque chose de plus formel comme ce qu’Alain Roy propose d’inscrire dans un plan de cours:

 

« Le cours que vous vous apprêtez à suivre soulève de nombreux enjeux sensibles. Les étudiant·e·s, le professeur et les intervenant·e·s expert·e·s seront appelé·e·s à débattre de plusieurs questions difficiles et controversées. Tous les points de vue sont recevables, pour autant qu’ils soient exprimés dans le respect et avec l’ouverture qui s’impose. Chaque étudiant·e doit être conscient·e que certaines questions sont susceptibles de heurter ses convictions personnelles, quelles qu’en soient la nature et la source, et de provoquer de l’inconfort, des malaises, et peut-être même de la détresse. Les étudiant·e·s qui, après avoir été dûment avisé·e·s de ces conditions d’apprentissage, demeurent inscrit·e·s au cours, sont présumé·e·s y adhérer en toute connaissance de cause. »[xliii]

Cet avertissement a quelque chose de l’ordre du contrat qui invite peut-être l’étudiant.e vulnérable à s’exclure du cours, ce qui ne devrait pas en être l’objectif. Il s’agit plutôt d’une ouverture au dialogue et de la reconnaissance de la sensibilité que constitue cet avertissement. Ces deux éléments sont cruciaux pour maximiser la qualité de la relation pédagogique. Pour les mettre encore plus en évidence, il est souhaitable de faire régulièrement des discussions critiques qui servent en quelque sorte de « trigger warnings ». Avant d’aborder un sujet sensible, il peut être bénéfique de clarifier notre intention pédagogique, de reconnaître la complexité du sujet, de démontrer de l’empathie envers les personnes qui pourraient être concernées, et de permettre à tous de s’exprimer. Ces discussions critiques doivent être une occasion pour le professeur.e. de mettre en jeu son pouvoir politique et épistémique pour tenter d’égaliser les rapports de force sur certaines questions. C’est le point de départ d’une expérience pédagogique égalitaire où les étudiant.e.s et le professeur.e se donnent le droit à l’erreur et exposent leurs vulnérabilités et leurs angles morts. Beaucoup mieux qu’un simple avertissement, cet espace de discussion permet de réfléchir avec les personnes sur les sujets sensibles et sur la manière de les aborder.

Vous avez peut-être déjà lu l’excellente nouvelle de mon collègue Nicolas Bourdon dans la dernière publication de Bios, sinon je vous conseille de le faire. Ce texte dépeint un professeur passionné de littérature qui s’acharne à faire lire des œuvres classiques difficiles à des étudiant.e.s peu convaincues. Un de ses cours se met à déraper lorsqu’il affirme : « Voltaire croit que les religions sont des impostures. » « Monsieur, vous me manquez totalement de respect ! » lui crie un étudiant. L’ambiance de sa classe se détériore, les élèves se braquent et ont une attitude hostile. Le problème revient la session suivante lorsqu’il aborde le sujet du racisme… Ce texte montre à quel point il est difficile pour les professeur.e.s d’aborder des sujets sensibles alors que la population étudiante est de plus en plus sensible aux injustices et à la façon de les aborder par les personnes en position d’autorité. C’est aussi une critique d’une certaine culture de l’annulation et d’une crainte légitime du « retour de l’index » si l’on se fie à l’autodafé de l’an dernier en Ontario où des bandes dessinées d’Astérix et Obélix, de Tintin et de Lucky Luke ont été littéralement brûlées parce qu’elles présentaient prétendument du contenu offensant pour les membres de premières nations.[xliv]

Il est évident que les étudiant.e.s seront enclins à se braquer et à réagir de manière négative s’ils ont l’impression que le professeur adopte une position provocatrice et confrontante qui attaque consciemment les différentes conceptions qui entourent certains sujets sensibles. Celui qui veut trop choquer et qui montre trop d’autorité ne fera que provoquer des attitudes d’écoute passive rendant impossible toute transformation des étudiant.e.s. Mais je ne crois pas que ce soit l’attitude du professeur dans la nouvelle.

Il adopte plutôt une position quasi naïve, oblitérant les controverses actuelles et les sensibilités exprimées dans l’espace public comme si elles n’avaient pas de valeurs. Il est normal que les étudiant.e.s voudront le « réveiller » ne voulant pas croire qu’il n’est pas conscient de leurs expériences et de la sensibilité des enjeux qu’il aborde.

Paradoxalement, avoir une classe démocratique ou l’expérience subjective joue un rôle important, est un excellent moyen de valoriser la théorie et la critique des idées ainsi qu’à nuancer l’apport épistémique de l’expérience :

« C’est plutôt dans un contexte où la connaissance expérientielle des jeunes est niée ou invisibilisée que ces jeunes se sentent le plus déterminé-es à démontrer à leur auditoire à la fois sa valeur, mais aussi sa supériorité comme moyen de savoir. »[xlv]

Le problème du professeur dépeint dans la nouvelle est qu’il ne prend pas le temps d’instaurer un espace de dialogue où l’expérience étudiante est valorisée et où l’étudiant.e et l’enseignant.e sont conjointement amenés à douter du processus pédagogique en cours. Quand les étudiant.e.s voient un professeur.e qui adopte une posture de doute, d’humilité et de reconnaissance, ils sont beaucoup plus portés à lui donner un droit à l’erreur, à excuser ses maladresses et à s’exprimer sans coup d’éclat. bell hooks évoque une responsabilité que notre enseignant fictif n’a pas vraiment assumé :

« C’est pour moi une responsabilité fondamentale de l’enseignant-e de montrer par l’exemple une aptitude à écouter sérieusement les autres. Notre intérêt pour la parole étudiante soulève tout un tas de questions sur l’acte de faire taire. À quel moment en classe ce que dit quelqu’un-e ne doit pas être approfondi en classe? »[xlvi]

La pédagogie critique que je propose refuse la culture de l’annulation même si nous avons aussi la responsabilité de poursuivre notre formation et de « décoloniser » nos savoirs et nos corpus, de lire et de faire lire des voix plus minoritaires. La responsabilité de l’enseignant.e dans cette situation est d’écouter ce jeune qui croit qu’on lui a manqué de respect, de lui demander d’expliquer son raisonnement, de montrer de l’empathie pour ce qu’il ressent et de signifier humblement que ce n’était pas volontaire. À partir de cette expérience où les voix sont écoutées, on peut ensuite revenir à Voltaire et à son message de tolérance et l’on peut très bien lire Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur. L’enseignant.e doit montrer qu’il est informé, qu’il a une certaine empathie ou au moins une charité herméneutique, même s’il n’est pas nécessairement en accord avec tout. Il doit montrer qu’il prend conscience de son privilège épistémique, qu’il considère que la question est complexe, qu’il y réfléchit, qu’il est possible qu’il se trompe même s’il prend position dans un sens ou dans l’autre, bref d’exprimer sa vulnérabilité pour entrer en relation.

En conclusion, s’il faut s’opposer aux dérives de l’extrémisme identitaire et de ses méthodes (appels à la censure et campagnes d’annulation), ainsi qu’aux espaces sécuritaires et aux obligations d’émettre des traumavertissements, il faut pourtant reconnaître la légitimité des voix qui expriment certaines injustices. Il est insuffisant et en quelque sorte tout aussi radical de défendre sans nuance une liberté académique absolue sourde à ces revendications. Le progrès social nécessite de l’enseignant.e qu’il transforme ses pratiques et qu’il soit ouvert à modifier son contenu ou ses méthodes pédagogiques dans une autocensure saine issue d’une réflexion morale informée par la voix des étudiant.e.s et du contexte social. C’est en ouvrant un espace de dialogue démocratique en classe que l’on peut donner une voix à ceux et celles qui se sentent laissés de côté et ainsi permettre d’amoindrir le radicalisme de certaines de leurs critiques.


[i] Fortier, Marco, https://www.ledevoir.com/societe/education/696291/quebec-depose-un-projet-de-loi-sur-la-liberte-universitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[ii] Petit Robert, « Sensibilité », 1991, p.1798.

[iii] Reboul, Olivier, Dictionnaire de la philosophie, « Sentiment», Universalis, p.1858.

[iv] Ibid, p.1857, 1859 et 1861.

[v] bell hooks est le nom d’autrice créé par Gloria Jean Watkins. Le fait que ce nom n’ait pas de majuscules est délibéré : c’est une façon pour hooks de minimiser l’attention vers l’autrice et de favoriser le contenu de ses livres. On peut douter de l’efficacité de cette stratégie! 

[vi] hooks, bell, Apprendre à transgresser,  Syllepse, Paris, 2019, p.148.

[vii] Peters, Richard Stanley, Education as initiation, dans dir. Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.99.

[viii] hooks, op. cit., p.143-144.

[ix] Ibid, p.19.

[x] Trudel, Pierre, https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/598248/la-marque-de-l-universite, [consulté le 21 avril 2022].

[xi] Dewey, John, Comment nous pensons, Le seuil, Paris, 2004, p.43-44.

[xii] Ibid, p.44.

[xiii] Dewey John, Démocratie et éducation suivi de Expérience et éducation, Armand Colin, 2011, p.515.

[xiv] Poulin, Alexandre, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/591226/prendre-conge-de-la-gauche-identitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xv] Dewey, John, op.cit., 2011, p.158.

[xvi] hooks, op. cit., p.138.

[xvii] Ibid, p.15-16.

[xviii] Kafka, Franz, Lettre à Oskar Pollak, 1904.

[xix] Haidt, Jonathan et Lukianoff, Greg, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2015/09/the-coddling-of-the-american-mind/399356/, [consulté le 21 avril 2022].

[xx] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.143.

[xxi] Pagé, Geneviève, Pouvoir, inconfort et apprentissage : les cours féministes peuvent-ils et doivent-ils être des espaces préfiguratifs et sécuritaires?, Éthique en éducation et en formation, (7), 2019, p. 13.

[xxii] Collin, Annie-Ève, « La liberté académique », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.213.

[xxiii] Seymour, Michel, https://ricochet.media/fr/3755/les-intellectuels-ont-ils-leur-place-a-luniversite?fbclid=IwAR1hpE_IbbjjLoVX6rkDKzrVLWWep8P6_Ve5II4cNNwvw6U2laMI5ssuITo, [consulté le 21 avril 2022].

[xxiv] hooks, op. cit., p.80.

[xxv] Gilligan, Carol, Une voix différente, Champs, p.XXVI.

[xxvi] Scapp, Ron, dans hooks, op. cit. p.153.

[xxvii] Maclure, Jocelyn, « L’inconfort du libéralisme: Haine, offense et limites à la liberté d’expression », dans Baillargeon, Normand dir. Liberté surveillée, Leméac, Montréal, 2019, p.91.,

[xxviii] Ibid, p.92. 

[xxix] Idem 

[xxx] Abdelmoumen, Melikah, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/648687/point-de-vue-les-mots?fbclid=IwAR0EoYODXPAKwRu2fJNPzm43Iu7B4MU1t6T9dcyucwym-BoWPmChiWNyM1U, [consulté le 21 avril 2022].

[xxxi] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf [consulté le 21 avril 2022].

[xxxii] hooks, op. cit., p.130.

[xxxiii] Ibid, p.40.

[xxxiv] Ibid, p.40-42.

[xxxv] Pagé, op.cit., p.14.

[xxxvi] hooks, op. cit., p.40-42.

[xxxvii] Pagé, op. cit., p.13-14.

[xxxviii] https://www.scccul.ulaval.ca/wp-content/uploads/2021/03/Memoire_Liberte-academique_SCCCUL_26Mars2021_FINAL.docx.pdf

[xxxix] hooks, op. cit., p.86.

[xl] Idem

[xli] Pagé, op.cit., p.22.

[xlii] Roy, Alain, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/647601/le-reel-n-est-pas-securitaire, [consulté le 21 avril 2022].

[xliii] Roy, Alain, cité dans https://theconversation.com/un-preambule-pourrait-assurer-la-liberte-dexpression-en-milieu-universitaire-152788, [consulté le 21 avril 2022].

[xliv] J.-Marsan, Marilou, https://www.ledevoir.com/opinion/idees/631740/le-retour-de-l-index, [consulté le 21 avril 2022].

[xlv] hooks, op. cit., p.85.

[xlvi] Ibid, p.140

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