La recherche d’unité dans les sciences naturelles et le rôle des mathématiques, Sarah Ameur

Artiste: Amina Ziani

Certaines théories contemporaines comme la « théorie du tout »[1], qui vise à unifier la force gravitationnelle et les trois autres interactions fondamentales connues en physique, alimentent l’espoir commun qu’un jour, nous réussissions à unifier la connaissance scientifique. En physique atomique, par exemple, l’objectif de décrire tous les phénomènes empiriques à partir de quelques lois fondamentales est devenu si central qu’à l’état actuel, une pluralité des concepts n’est pas envisageable. Dans cette analyse, nous proposons de voir que la recherche obstinée d’unité peut nuire à une compréhension satisfaisante des phénomènes que décrivent les sciences de la nature. Puis, nous verrons que les mathématiques, qui dominent les sciences, contribuent également à cette grande unification. L’analyse porte sur des œuvres littéraires traitant de cette obsession d’unification. En étudiant Le rêve de d’Alembert de Denis Diderot (1769) et « La Bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges (du recueil de nouvelles Fictions, 1960), nous verrons que la volonté d’unifier la connaissance provient du dogme bien établi de l’unité et de la causalité matérielle. Un texte du physicien allemand Werner Heisenberg, intitulé « La théorie quantique et les racines de la science atomique »(dans Physique et philosophie, 1958),nous permettra enfin de comprendre le rôle des mathématiques dans le rassemblement des connaissances.

Dans Le rêve de d’Alembert, les personnages qui conversent au chevet de d’Alembert voient la Nature comme le berceau d’une harmonie supposée entre des concepts qui n’ont pas de lien a priori. Au XVIIIe siècle, la biologie semble être le domaine de prédilection pour expliquer diverses manifestations naturelles. Les personnages de Diderot et de Bordeu stipulent que les règnes minéral, végétal et animal sont reliés entre eux par des transformations simples comme l’assimilation et la digestion, qu’ils ne définissent pas clairement, d’ailleurs. Dans son rêve, d’Alembert dira : « Il n’y a qu’un seul grand individu : c’est le tout. […] Naître, vivre et passer, c’est changer de formes… » (p.104) L’idée d’harmonie si chère à la pensée pré-scientifique incite les penseurs à proposer des explications farfelues, telles que celle qui veut que la solidification des métaux et des graisses refroidies soit une coagulation[2]… Dans La formation de l’esprit scientifique (1941), Gaston Bachelard critique le dogme général selon lequel tous les phénomènes devraient se réduire à un grand principe : « Les diverses activités naturelles deviennent ainsi des manifestations variées d’une seule et même Nature. […] Ce qui est vrai du grand doit être vrai du petit et vice-versa. À la moindre dualité, on soupçonne une erreur. » (p.106) Il semble donc que la science de l’ère préscientifique du XVIIIe siècle soit fondée sur l’idée d’unité de la Nature.

Dans « La Bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges (du recueil de nouvelles Fictions), les hommes de la Bibliothèque aspirent à une connaissance parfaite, quasimystique. Le savoir est, en effet, un symbole de grandeur évoquant l’idée que l’Homme puisse accéder à la connaissance que ne lui révèle pas Dieu. C’est aussi une consolation face à notre incompréhension de la cause des choses : « Quand on proclama que la Bibliothèque contenait tous les livres, […] l’univers avait brusquement conquis les dimensions illimitées de l’espérance. […] [I]l fut beaucoup parlé des Justifications : livres d’apologie et de prophétie qui justifiaient à jamais les actes de chaque homme et réservaient à son avenir de prodigieux secrets. » (p.76) Une telle consolation existe aussi dans les sciences de la nature, en ce sens que l’idée de la causalité matérielle cherche à ramener les phénomènes observés à une cause première. Un exemple fameux est la théorie du Big Bang, dont certains jugentaujourd’hui l’utilité comme restreinte à une curiosité métaphysique que les scientifiques n’osent pas avouer[3]. Certes, le Big Bang explique adéquatement l’entropie croissante et l’expansion de l’univers, mais il n’empêche qu’une certaine mécanique du point originel demeure… La supposition de l’existence d’une causalité nous pousse donc à vouloir unifier la connaissance.

Cette obsession d’unification est également celle des philosophes grecs de L’Antiquité. Dans « Les racines de la science atomique » (Physique et philosophie, 1958) Heisenberg explique que Démocrite fut le premier à élucider « la cause matérielle de toute chose » (p.58) en imaginant quela matière soit constituée de grains insécables de nature encore mystérieuse. Comme aucun élément n’est préférable à un autre, Démocrite rejette la conception de Thalès des quatre éléments (eau, air, terre et feu). C’est un pas de plus vers l’unification de la physique. Plus tard, l’école platoniciennesuggèreque la cause de la matérialité de toute chose soit due à des triangles fondamentaux immatériels qui se combinent pour constituer les différents éléments. L’eau, par exemple, est faite de triangles associés en icosaèdres dont la forme quasi sphérique explique qu’elle soit un fluide déformable, le feu est fait de tétraèdres dont les sommets pointus causent la sensation de brûlure, etc. [4] Heisenberg replace ces idées dans le contexte de la physique atomique : « Nous pouvons ici remarquer que la physique moderne est à un certain point de vue très proche [de ces] doctrines. […] L’énergie peut se changer en mouvement, en chaleur, en lumière et en électricité. » (p.63) L’énergie est un concept difficile à représenter, mais quipermet de rendre compte des manifestations variées de la matière. L’abstraction des phénomènes rend donc la connaissance assimilable.

Le hic est que la doctrine réductionniste, qui cherche à restreindre les concepts complexes à des notions fondamentales, établit une hiérarchie des disciplines, car elle tend à organiser celles-ci à la manière d’un réseau en arbre. Par exemple, la mécanique des fluides et la mécanique des solides sont une branche de la mécanique newtonienne intégrale. On ne peut expliquer l’une et l’autre sans recourir aux trois lois de Newton de la dynamique. Or, cet arbre de la connaissance, que produit la pensée réductionniste, interdit l’accès à une connaissance satisfaisante et totale. Pour le sociologue et philosophe Edgar Morin, il est temps d’admettre une complémentarité entre les disciplines scientifiques plutôt que de les ranger les unes à l’intérieur des autres dans des structures hermétiques : « [U]ne telle unification n’aurait guère de sens, si elle était uniquement réductionniste, réduisant au niveau le plus simple d’organisation les phénomènes d’organisation complexe ; elle serait insipide si elle s’effectuait en se drapant dans une généralité passe-partout […]. Elle n’a de sens que si elle est capable d’appréhender à la fois unité et diversité, continuité et ruptures. » (Introduction à la pensée complexe, p.68-69)

Les théories actuelles dans les sciences naturelles prônent un certain minimalisme. Elles refusent toute forme de dualité. De deux modèles théoriques valides, on préfèrera celui qui a le plus grand champ d’application. De même, les théories qui se réduisent à quelques grands principes ou formules mathématiques tendent à supplanter celles dont on ne peut faire autant. Dans « Les racines de la science atomique, Heisenberg reconnaît les limites de ces « théoriescompactes » dans les sciences expérimentales : « [P]our comprendre [le monde], il nous faut introduire une sorte quelconque d’ordre, et l’ordre signifie qu’on reconnaît ce qui est égal […] De là sort la croyance qu’il existe un principe fondamental, mais en même temps la difficulté d’en tirer l’infinie variété des choses. » (p.62) Les classifications sémantiques et mathématiques que nous suggérons, tout en rendant les connaissances assimilables, les rendent imparfaites. En étant hiérarchisées et normalisées (entre autres par les mathématiques), elles subissent irrémédiablement une entropie[5], désordre irréversible causé par la perte de nuance infinie dont elles étaient dotées avant qu’on ne les réduisît à un paquet de principes.

Que l’on adopte la position réaliste scientifique ou bien celle constructiviste, où nous opposons le constructivisme à l’idée qu’il existe une réalité indépendante de nos sensations et des représentations du monde que nous construisons, les mathématiques demeurent, en sciences, le langage privilégié.

Concernant la posture réaliste, les mathématiques sont le lieu commun de nos subjectivités, c’est-à-dire qu’elles rendent le mieux compte de ce comment la plupart des observateurs mesurent et conçoivent la réalité objective. Les mathématiques, en ce sens, sont la métaphore la plus convenable qu’on connaisse pour traduire cette réalité pourtant infiniment difficile à saisir. Dans « Les racines de la science atomique », Heisenberg exprime sa crainte quant à la possibilité qu’on se heurte un jour à une limite infranchissable des concepts mathématiques qu’il nous sera alors possible de développer pour théoriser la physique atomique. Il ne nous reste donc plus qu’à espérer « que la loi fondamentale [de la physique] […] se montrera une loi mathématique simple même si son application […] peut se montrer fort compliquée. »  « Il est difficile d’étayer cet espoir de simplicité par le moindre argument solide, sauf le fait que, jusqu’à présent, il a toujours été possible d’écrire les équations fondamentales de la physique sous des formes mathématiques simples. » (p.77-78) Ici, le propos d’Heisenberg présente des similitudes avec la vision réaliste scientifique, car il pose la question de la concordance des mathématiques avec une réalité indépendante de notre expérience.

Dans le premier dialogue du Rêve de d’Alembert, les personnages affirment que la capacité de raisonner et de faire des analogies soit une affaire de mathématiques.La perception des stimuli extérieurs par un animal serait en effet possible grâce à des harmoniques. Les humains, dotés d’une corde oscillante supplémentaire, seraient ainsi aptes à raisonner par déductions : « C’est une quatrième corde harmonique et proportionnelle à trois autres dont l’animal attend la résonance qui se fait toujours en lui-même, mais qui ne se fait pas toujours en nature. » (p.73) Les personnages font l’amalgame entre une notion mathématique et une notion complexe de biologie, qui n’ont pas vraiment de lien entre elles. Toutefois, pour le constructivisme, cet amalgame n’est pas forcément un obstacle à la connaissance, parce qu’on ne préférera pas un formalisme mathématique à un autre au regard de l’interprétation sémantique que ce formalisme donne du phénomène. Seul le contenu mathématique d’une théorie est débattable.

C’est aussi l’approche constructiviste que favorise aujourd’hui la physique atomique. La notion de substance matérielle est peu à peu – et c’est un processus lent dans l’histoire de la physique, en raison du niveau d’abstraction chaque fois plus élevé que cela requiert – remplacée par des « formes mathématiques », pour reprendre l’expression d’Heisenberg. Ce changement de paradigme aurait commencé dès l’Antiquité : « [L]es triangles fondamentaux [de Platon] ne peuvent être considérés comme de la matière, car ils n’ont aucune dimension dans l’espace ; c’est seulement quand ils sont assemblés pour former un solide régulier qu’une unité de matière est créée. Les plus petites parties de la matière ne sont pas les Entités fondamentales, comme dans la philosophie de Démocrite, mais sont des formules. » (p.71) Les particules élémentaires de la physique moderne ont subi le même traitement de réduction à un formalisme mathématique. Depuis de Broglie et Schrödinger, le photon, l’électron, le proton et même les particules plus lourdes ne sont plus des corpuscules classiques avec une position parfaitement déterminée. Nous avons réduit leur représentation à des fonctions d’onde de probabilitéqui donnent la distribution de l’énergie dans l’espace. Au-delà de cette description, le schéma ne peut être développé davantage.

Dans « La Bibliothèque de Babel », les hommes interprètent leur monde au moyen de formes sémantiques plutôt que mathématiques. Les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien, prises isolément, ne sont pas porteuses de sens, mais les habitants de Babel les assemblent pour constituer des mots auxquels ils attribuent un sens. Ces mots ne sont pas des essences d’une prétendue réalité, mais seulement un formalisme pratique pour interpréter les écritures. Comme chez les philosophes de l’Antiquité grecque et les physiciens modernes, les hommes de Babel entrevoient qu’à terme, ils pourront ramener la compréhension de leur monde à quelques grands principes : « [O]n espérait aussi […] l’éclaircissement des mystères fondamentaux de l’humanité : l’origine de la Bibliothèque et du Temps. Il n’est pas invraisemblable que ces graves mystères puissent s’expliquer à l’aide des seuls mots humains : si la langue des philosophes ne suffit pas, la multiforme Bibliothèque aura produit la langue inouïe qu’il y faut […] » (p.77) Les hommes reconnaissent que le formalisme qu’ils développent ne peut traduire fidèlement la réalité, mais ils ne nient pas la possibilité que celle-ci puisse être un jour dévoilée. En fait, les formes essentielles sémantiques existent dans la Bibliothèque ; il suffit de les chercher et de les interpréter, mais il n’y a pas à les inventer.

Il semble finalement que l’approche réductionniste dans les sciences naturelles ne soit pas toujours profitable à une connaissance satisfaisante. Nous avons pu voir que la catégorisation des phénomènes empiriques, en occultant les nuances pour adapter leur description aux cadres théoriques déjà existants, précipitait la connaissance dans le gouffre d’une entropie irréversible. Le sociologue et philosophe Edgar Morin nous met en garde contre la hiérarchisation des domaines scientifiques, qui est une forme de pensée réductionniste. Dans son Introduction à la pensée complexe, il propose d’adopter la pensée complexe, soit une approche fondée sur la reconnaissance de l’impossibilité à expliquer certains phénomènes, qu’il s’agisse des sciences expérimentales, d’économie ou de sociologie, par des théories simples. Il propose d’admettre la contradiction comme faisant partie intégrante de nos représentations du monde, en affirmant ceci : « La contradiction est au cœur de la complexité, elle ne se dépasse pas, elle s’assume. »Si cette suggestion semble pour l’instant peu applicable dans les sciences naturelles, elle suscite au moins la curiosité, puisqu’elle appelle à délaisser un moment la recherche obstinée d’une « science compacte ». Et qui sait, peut-être qu’un tel changement de paradigme poussera les scientifiques à développer de nouvelles mathématiques mieux adaptées à leur domaine d’étude, comme l’a fait Richard Feynman lorsqu’il a introduit les intégrales de chemin pour adapter le formalisme lagrangien de la théorie des champs à la mécanique quantique. 

Bibliographie

BORGES, Jorge Luis. « La Bibliothèque de Babel » dans Fictions, 1944, extrait PDF fourni par l’enseignant.

DIDEROT, Denis. Le Rêve de d’Alembert, Paris, Éditions GF Flammarion, 2002, 240 p.

HEISENBERG, Werner. « Les racines de la science atomique » dans Physique et philosophie, 1958, extrait PDF fourni par l’enseignant.

LESSARD, Patrice. « Notes de cours Français propre au programme Sciences de la nature », 2019, 60 p.

BACHELARD, Gaston. Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F, 1941, 176 p.

MORIN, Edgar. Introduction à la pensée complexe, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points », 2005, 158 p.

Médiagraphie

KARFIF, Filip. « Que fait et qui est le démiurge dans le Timée? » dans Études platoniciennes, Dossier : Puissances de l’âme, 2007, [https://journals.openedition.org/etudesplatoniciennes/907 ], (page consultée le 28 novembre 2019).

KREMER MARIETTI, Angèle. « La question du réalisme scientifique : un problème épistémologique central » dans Revue européenne des sciences sociales, v. XL-124, dans Histoire, philosophie et sociologie des sciences, 2002, [https://journals.openedition.org/ress/575#bibliography], (page consultée le 29 novembre 2019).

PSYCHANALYSE.COM. Edgar Morin : Introduction à la pensée complexe, [https://www.psychaanalyse.com/pdf/EDGAR_MORIN_INTRODUCTION_A_LA_PENSEE_COMPLEXE_1990.pdf], (document PDF consulté le 7 novembre 2019).

SCHUTZ, Sacha. « L’entropie et la théorie de l’information », [http://dridk.me/shannon-entropy.html], (page consultée le 13 novembre).

WIKIPÉDIA. « Constructivisme (épistémologie) », [https://fr.wikipedia.org/wiki/Constructivisme_(%C3%A9pist%C3%A9mologie)], (page consultée le 29 novembre 2019).

WIKIPÉDIA. « Réductionnisme » [https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9ductionnisme], (page consultée le 3 décembre 2019).


[1] Cette expression a été introduite pour la première fois en 1986, dans la revue Nature.

[2] Bachelard évoque cet exemple dans son ouvrage La formation de l’esprit scientifique (1941). La théorie fut proposée par l’Académie des sciences en France, en 1669.

[3] Le cosmologue James Peebles, Nobel de physique 2019, est l’un d’eux.

[4] D’après le Timée de Platon.

[5] L’entropie de l’information est une idée développée par l’ingénieur Claude Shannon en 1949. Ici, nous avons repris l’expression d’« entropie » pour faire une métaphore.

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