Consentement et autorité : le maître ignorant ? Richard Vaillancourt

Artiste: Charlotte Lafrance

Résumé

L’éducation démocratique met de l’avant une conception nouvelle de l’autorité, qui aux yeux de plusieurs vient la vider de son sens. En effet, si l’on se fie au philosophe français Jacques Rancière dans Le maître ignorant, le savoir n’est plus nécessaire au maître pour éduquer comme il devient un accompagnateur presque passif de celui ou celle qui apprend. D’où peut-il donc tirer son autorité si ce n’est que de sa connaissance de la culture qu’il devrait transmettre ? En partant de la thèse de l’égalité des intelligences de Rancière, je tente dans ce texte de montrer que la notion de consentement est nécessaire à la relation pédagogique et qu’il est possible de concilier la liberté et le partage de l’autorité entre le maître et l’élève, tout en maintenant l’exigence d’une transmission permanente d’un modèle d’excellence issu du passé, exigence si chère au conservatisme éducatif.

Dans un volet pratique, je soutiens ensuite que les pédagogues doivent maximiser le contact entre le livre et l’étudiant.e afin de mobiliser complètement sa volonté. Mais encore faut-il que cette pratique conservatrice soit focalisée sur les compétences communicatives de l’étudiant.e, sur la mise en œuvre de leurs propres pouvoirs explicatifs et normatifs à travers la dissertation philosophique ou la création littéraire, afin qu’ils puissent rien de moins que de transformer le monde.


Pour certain.e.s, l’autorité représente ce qu’il y a de plus permanent en éducation.Selon Hannah Arendt, la crise de l’autorité a donc comme conséquence inévitable une crise de l’éducation. Enfants laissés à eux-mêmes sans modèles, égalité démocratique sapant toute autorité, l’ignorance des maîtres, substitution du faire à l’apprendre et du jeu au travail, bref, une tyrannie du mouvement vers le futur sans considération pour le passé.[1] Pourtant l’essence même de l’éducation n’est-elle pas la conservation, la protection de quelque chose à quoi l’on accorde une grande valeur et qui pour cette raison fait autorité ? L’éducation inclusive, progressiste et démocratique n’implique-t-elle pas le pouvoir égalitaire de redéfinir le monde et ainsi l’abandon de toute autorité a priori ?

Certains ont pu récemment affirmer qu’« en éducation, rien n’est plus permanent que le changement ». C’est ce que les professeur.e.s du collège de Bois-de-Boulogne ont pu entendre de leur directeur Guy Dumais lors de la récente rencontre institutionnelle à laquelle ils ont dû consentir. S’il est vrai qu’il y a dans l’éducation et, de manière plus large, dans les sociétés démocratiques une « constance du progrès »[2], j’aimerais dans ce qui suit rappeler que ce progrès s’exerce toujours dans une structure toutefois plutôt permanente.

En 1965, Richard Stanley Peters un des illustres représentants du renouveau analytique de la philosophie de l’éducation, établissait trois critères fondamentaux (et donc permanents) qui caractérisent l’éducation et sans lesquels il serait erroné d’utiliser ce terme. Peters résume les trois critères dans la formulation suivante :

« L’éducation en somme, est essentiellement affaire de processus par lesquels sont intentionnellement transmises des choses valables d’une manière intelligible et consentie, lesquelles créent, chez qui les apprend, un désir de s’y élever qui s’inscrit harmonieusement dans une forme de vie. »[3]

Premièrement, l’éducation est laudative, normative et intentionnelle : quelqu’un veut transmettre intentionnellement quelque chose qu’il considère avoir de la valeur. L’éducation n’est jamais neutre puisqu’on veut transmettre des savoirs ou des compétences qui ont aux yeux de la personne qui éduque, une certaine autorité. On pourrait aussi dire que l’éducation est perfectionniste comme on vise ainsi à changer pour le mieux, à perfectionner l’apprenant en conformité avec cet idéal autoritaire.

Deuxièmement, les savoirs transmis doivent être accompagnés d’une compréhension plus générale du rôle de ceux-ci dans l’ensemble de l’existence humaine. La personne éduquée doit comprendre les principes qui sous-tendent les savoirs acquis et les raisons de leurs intérêts.[4] Elle doit être consciente de l’importance du rôle que jouent ces savoirs. Cette compréhension générale vient transformer sa vision du monde, sa « perspective cognitive » sur l’ensemble de la réalité. Elle relie entre eux les différents savoirs et rend la personne « soucieuse des choses valables dont il est question et elle aura à cœur d’atteindre les normes impliqués »[5].

Troisièmement, l’éducation requiert un consentement, une participation volontaire de la personne éduquée. Ce troisième critère sera l’objet principal de mon texte suite aux quelques remarques suivantes.Il nous semble donc que ces trois critères sont peut-être plus permanents que le changement si l’on veut définir ce qu’est l’éducation et que derrière l’apparence d’un changement permanent, il y ait une structure fondamentale qui le rende possible et qui implique une certaine forme d’autorité. 

Mais il est vrai que l’éducation est aussi essentiellement affaire de changement. Si l’on se fie à la suite du discours de monsieur Dumais, nous devons reconnaître avec lui qu’il y a beaucoup de changements dans la manière dont est transmis ce qui a de la valeur, notamment suite à l’apport tâtonnant mais considérable des sciences de l’éducation et des nouvelles technologies. Outre les méthodes de transmission, il y a aussi les savoirs, les compétences et les vertus transmises(ce qui a une valeur importante aux yeux de celui ou celle qui éduque) qui ont considérablement et bien heureusement changé dans l’histoire. Si certains savoirs apparaissent difficilement incontournables (1+1=2), d’autres n’ont heureusement plus de valeur aujourd’hui (la Terre est plate, le rôle de Thérèse est de préparer les repas de Luc…).

Toutefois, s’il est question d’une permanence du changement en éducation, c’est surtout dans l’idée fondamentale au cœur des critères de Peters qui est que l’éducation est perfectionniste, qu’elle a toujours pour objectif de changer pour le mieux la personne à éduquer et que cela ne peut se faire sans un idéal normatif et sans une certaine autorité. Le changement est permanent en éducation comme c’est là le but ultime de celui qui éduque : transformer l’enfant, ce qui inclut toujours une certaine forme de trouble, de dérangement voire même d’une certaine violence. Il faudrait garder à l’esprit cet impératif de changement lorsqu’il sera question de libre-choix, de pédagogie inclusive et de bienveillance en éducation. Par exemple, interdire l’utilisation des téléphones cellulaires en classe dans certains contextes éducatifs est certes dérangeant et agressant pour certain.e.s élèves, mais cette violence peut-il les amener à changer pour le mieux ?

En plus d’avoir abordé les notions d’autorité et de consentement, ces remarques introductives nous permettent d’affirmer qu’il est approprié de reconnaître la place centrale qu’occupe le changement en éducation (surtout dans son aspect perfectionniste) mais qu’il serait hasardeux d’en tirer une formule choc qui serait paradoxalement susceptible de camper les conservateurs dans leurs positions plutôt que de les amener… à progresser.

Autorité et liberté

Je veux maintenant dans ce qui suit tenter de comprendre comment l’autorité et la liberté, deux concepts possiblement contradictoires, peuvent cohabiter en éducation. Comme nous venons de reconnaître que l’éducation vise toujours à transformer quelqu’un et à exercer ainsi une forme de violence au sens large, comment cette transformation peut-elle être conciliable avec la liberté comprise comme consentement et participation volontaire de la personne éduquée ?

Emmanuel Kant dans ses Réflexions sur l’éducation identifie la tension entre autorité et liberté comme l’un des plus grands problèmes de l’éducation : « Comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de la liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? »[6] se demande Kant. John Dewey pour identifier le même problème utilise la formule suivante : « [comment] mettre en parallèle les idéaux d’un développement libre et complet de la personnalité privée, d’un côté, et la discipline sociale et la subordination politique de l’autre [?]»[7]. Sans qu’il soit nécessairement question d’une obligation légale, surtout lorsqu’il est question de la formation collégiale (si l’on ne veut pas confondre autorité et coercition), ce problème se retrouve au cœur de toute relation pédagogique tant l’acte éducatif est profondément normatif. Toute éducation repose sur une conception du bien, du beau et du vrai plus ou moins manifeste et consciente d’elle-même qui se constitue comme autorité.

Pour ceux qui choisissent librement une formation collégiale dans un domaine d’étude particulier, il n’en demeure pas moins qu’on les oblige ensuite à suivre une formation générale qui dans la tradition de l’éducation libérale et humaniste viserait à les émanciper, à les rendre autonomes, bref à les rendre libres. Comment donc,dans cette situation qui nous incombe,cultiver la liberté sous la contrainte ? En s’inspirant de la formule rousseauiste du Contrat social, se retrouve-t-on dans une situation où nous forçons les étudiant.e.s à être libres ?

Ce problème central de philosophie politique se retrouve au cœur de toute la tradition en philosophie de l’éducation. Deux tendances centrales se dessinent en réponse à ce problème : l’éducation républicaine-conservatrice et l’éducation libérale-progressiste. Le but de cet article n’étant pas de faire l’histoire ou l’analyse détaillée de ces tendances, je m’en tiendrai à une définition sommaire et forcément caricaturale.

Dans la poursuite de la tradition républicaine platonicienne et aristotélicienne, une auteure comme Hannah Arendt par exemple, stipule que « le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation »[8]. L’éducateur doit assumer la responsabilité « de la continuité du monde […] [qui a ] besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque génération.»[9] Cette responsabilité repose finalement sur l’autorité du monde lui-même qui doit s’imposer à nous. L’obéissance requise en éducation n’est pas l’obéissance au maître mais au monde lui-même. Le rôle de l’éducateur est de transmettre ce monde en prenant le passé comme modèle : « sa profession exige de lui un immense respect du passé »[10]. Bref, pour Arendt, c’est une patiente connaissance du monde tel qu’il est, qui ne peut advenir que par l’autorité du maître et du monde lui-même, qui rendra ensuite possible la liberté de l’enfant et le progrès du monde. Il ne s’agit donc pas de promouvoir en éducation des manières de vivre, des manières de faire, et des compétences, mais plutôt d’apprendre rigoureusement des savoirs.Bref, l’autorité sans être violence ou coercition est « incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté »[11].

À l’opposé, pour les progressistes comme John Dewey par exemple, l’éducation est « la reconstruction ou réorganisation de l’expérience qui ajoute à la signification de l’expérience et qui augmente la capacité de diriger le cours de l’expérience ultérieure. »[12] L’expérience présente de l’enfant éduqué est donc au centre de la relation éducative et il participe ainsi de manière presque égale à l’autorité éducative : l’enfant construit son savoir dans une dialectique permanente avec le monde. L’éducation progressiste si elle ne néglige pas complètement le passé, est ainsi résolument tournée vers l’avenir et la liberté de l’enfant de construire cet avenir. Il est donc vrai que l’on assiste ici à une transformation de l’autorité comme le maître est maintenant compris comme un accompagnateur qui partage l’autorité avec l’élève par un processus d’argumentation dialectique. Par son caractère égalitaire, on comprend donc pourquoi Dewey qualifie cette conception de l’éducation comme étant démocratique. Est-ce à dire que le professeur n’a plus besoin d’être érudit et que la connaissance du monde n’est plus requise ? Ce n’est pas ce que soutient Dewey, mais ce n’est pas ici mon propos.

Celui ou celle qui s’intéresse à cette problématique ne peut qu’être intrigué par le titre d’un ouvrage du philosophe français Jacques Rancière: Le maître ignorant. Connaissant peu Rancière, outre le fait qu’il œuvre au sein du système d’éducation français qui est plutôt conservateur, je m’attendais à une critique du type de celle d’Arendt concernant la crise de l’autorité et de la tradition en éducation : la pédagogie s’est affranchie complètement de la matière à enseigner, estime-t-elle, et « cela a conduit à négliger complètement la formation des professeurs dans leur propre discipline […] il arrive fréquemment qu’il en sache à peine plus que ses élèves »[13]. On pouvait donc s’attendre à une dénonciation véhémente de l’ignorancedes maîtres et de la perte de l’autorité en éducation.

Cependant, la thèse de Rancière est toute autre. Contrairement aux doléances d’Arendt, c’est l’éloge du maître ignorant que nous propose Rancière. À partir d’un commentaire sur l’œuvre du pédagogue français et penseur de l’éducation Joseph Jacotot (1770-1840), Rancière vient critiquer le modèle explicatif de la pédagogie traditionnelle reposant sur l’autorité de la tradition et sur l’intelligence du maître. Pour Jacotot et Rancière, l’émancipation intellectuelle des enfants ne repose pas sur une acquisition passive des savoirs fondamentaux, mais bien sur une activation de la volonté et de l’intelligence de l’enfant.

L’égalité des intelligences

La thèse de Rancière qu’il prend de Jacotot est que nous devons déplacer l’autorité du pédagogue. Le paradigme pédagogique est actuellement centré sur l’autorité de l’explication que seule peut produire une intelligence supérieure, celle du maître : « comprendre est ce que l’enfant ne peut faire sans les explications d’un maître » (p. 14)[14]. Le maître compétent serait celui qui arriverait à mieux expliquer, à rendre plus explicite toutes les étapes deson raisonnement pour qu’elles soient assimilées et ensuite reproduites par l’enfant. Jacotot soutient qu’il faut renverser ce paradigme :

« Renverser la logique du système explicateur. L’explication n’est pas nécessaire pour remédier à une incapacité à comprendre. C’est au contraire cette incapacité qui est la fiction structurante de la conception explicatrice du monde. C’est l’explicateur qui a besoin de l’incapable et non l’inverse, c’est lui qui constitue l’incapable comme tel. Expliquer quelque chose à quelqu’un c’est d’abord lui démontrer qu’il ne peut pas le comprendre par lui-même. » (p.15)

Le système explicateur repose sur une hiérarchie des intelligences. La supériorité de l’intelligence des maîtres « est le principe de l’explication. Tel sera désormais pour Jacotot le principe d’abrutissement. » (p.16) L’explication est fondée sur l’inégalité, elle la nécessite. Le maître traditionnel est donc celui qui abrutit l’enfant de son autorité en lui rappelant qu’il est inférieur et que son intelligence ne lui aurait jamais permis de se hisser à la hauteur de sa propre capacité explicative.

Contrairement au système explicateur qui abrutit, Jacotot propose une véritable culture scolaire de l’émancipation. Être émancipé, ce n’est pas comprendre le monde tel qu’il est ou plutôt comme il est compris et interprété par l’élite intellectuelle traditionnelle, mais plutôt avoir :

« la conscience de ce que peut une intelligence quand elle se considère comme égale à toute autre et considère toute autre comme égale à la sienne. L’émancipation est la conscience de cette égalité, de cette réciprocité qui seule permet à l’intelligence de s’actualiser par la vérification. Ce qui abrutit le peuple, ce n’est pas le défaut d’instruction mais la croyance en l’infériorité de son intelligence. » (p.68)

Le problème de l’éducation est donc d’utiliser l’autorité du maître pour « révéler une intelligence à elle-même » (p.50) ce qui ne peut se faire sans que l’enfant prenne une conscience aiguë de sa propre valeur en lien avec le maître et la culture. À trop valoriser la culture, les modèles d’excellence et leurs intelligences supérieures et en concevant l’éducation comme une montée vers les sommets de la connaissance, on souligne à grands traits l’incapacité du grand nombre à y accéder. Devant une accession si ardue pour atteindre cette excellence si éloignée, plusieurs ne consentiront pas à s’y engager considérant la croyance qu’ils ont de leur infériorité. On comprend de ce qui précède que Rancière ne veut pas nier l’autorité du maître ou de la culture sans quoi l’idée même d’éducation serait absurde. Ce qu’il veut éviter est le sentiment d’infériorité qui s’accompagne généralement de la reconnaissance de cette autorité dans le système explicatif du maître savant.

Comment donc le maître peut-il conserver son autorité et transmettre l’autorité de la culture sans recourir au système explicatif et au déversement du savoir pour émanciper l’intelligence de l’enfant ? Autrement dit, comment réussir à engager pleinement l’étudiant.e, à le faire consentir absolument à l’autorité du lien éducatif dans un rapport égalitaire ?    

On pourrait penser que la solution est sous nos yeux depuis 2500 ans, dans l’éducation socratique. En effet, dans la méthode socratique, le maître ne professe pas mais utilise plutôt le questionnement dialectique pour amener l’élève à supprimer les hypothèses erronées, en cherchant une cohérence au sein de ses propres réponses. On pourrait ainsi penser que cette méthode institue une égalité des intelligences comme l’élève est amené à déconstruire lui-même ses propres erreurs et ainsi à reconstruire son savoir. Cependant, pour Rancière, le socratisme est « une forme perfectionnée de l’abrutissement » (p.52). L’autorité de Socrate n’émancipe pas, il abrutit. Rancière tire un exemple du Ménon : « Socrate doit prendre l’esclave par la main pour que celui-ci puisse retrouver ce qui est en lui-même. La démonstration de son savoir est tout autant celle de son impuissance : il ne marchera jamais seul » (p.52) Dans l’éducation socratique comme dans le système explicatif, l’élève sent que sans les bonnes questions il n’aurait jamais réussi à faire cette démonstration. À notre avis, voilà pourquoi dans un autre texte de Platon, Alcibiade tombe amoureux de Socrate et l’implore : « Puisses-tu ne pas t’éloigner ! »[15] Alcibiade initialement si distant envers Socrate et confiant en sa propre intelligence,est maintenant abruti comme il reconnait subitement un manque : il ne possède pas ce savoir ou cette vive intelligence qu’il retrouve chez Socrate. La dialectique socratique en plus de lui révéler l’incohérence de ses croyances, ce qui est souhaitable, lui révèle l’infériorité de son intelligence et sa dépendance au maître.

Attention et volonté

Sans nier l’importance de la culture, ou vouloir soutenir un relativisme néantisant, le défi est de développer une capacité à entrer en relation avec la culture, avec les autres, de manière égalitaire et surtout avec attention.Allons au-delà de l’analyse de Rancière. On constate que la réfutation socratique cause certainement l’attention. Celui qui est bousculé, ébranlé, par le constat de ses propres contradictions sort nécessairement de sa zone de confort ce qui ne peut que motiver son attention. Mais cela n’entraîne pas nécessairement le mouvement de l’intelligence; on ne le voit que trop bien dans de nombreux dialogues de Platon ou la honte causée par la réfutation entraîne plutôt un sentiment d’infériorité ou une colère accompagnée de déni; ce qui signifie dans ces deux cas un retrait de l’intelligence. Si la réfutation est parfois nécessaire elle doit s’accompagner d’une attention bénéfique. L’attention recherchée est « l’acte qui fait marcher cette intelligence sous la contrainte absolue d’une volonté » (p.45).

Comment peut-on y arriver ? Quelle méthode le maître peut-il employer pour rendre attentif l’étudiant.e, et s’assurer de son véritable consentement ?Pour Rancière, il faut « laisser l’intelligence [des étudiants] aux prises avec celle du livre » (p.25), le lien qui unit le maître à l’élève.Celui qui est attentionné va chercher avec hasard, il se débrouillera seul avec le livre et comprendra petit à petit, en rapportant toujours ce qu’il trouvera à ce qu’il aura initialement trouvé par hasard ou à ce qu’il comprendra déjà. Il tâtonnera, mais rapidement le hasard fera place à la méthode comme il rapportera toujours les éléments entre eux.Dans ce modèle, il faut laisser l’enfant déployer sa propre méthode, « le vrai mouvement de l’intelligence humaine qui prend possession de son propre pouvoir » (p.22)

Cette méthode du hasard active de manière authentique la volonté, car l’élève comprend qu’il peut « apprendre seul et sans maître explicateur quand [il le veut], par la tension de son propre désir ou la contrainte de la situation » (p.24) Quel est donc le rôle du maître dans cette méthode de la volonté ? Le maître selon Jacotot, est celui qui affirme : « Il faut que je vous apprenne que je n’ai rien à vous apprendre » (p.28 ), sinon que « tous les hommes ont une égale intelligence » (p.34). Le maître ignorant devient un accompagnateur qui substitue « la clarté des explications à l’autorité du livre » (p.17). Ce faisant, il néglige sa propre autorité issue de son savoir pour la substituer à celle du livre. Le livre est « l’égalité des intelligences […] l’exact renversement de la hiérarchie des esprits que signait, chez Platon[i], la critique de l’écriture » (p.66) La véritable éducation, sans négliger la contrainte, requiert pour Rancière un « lien intellectuel égalitaire entre le maître et l’élève » (p.25) et cela passe par un objet commun devant lequel ils sont égaux, le livre.

Le maître malgré son ignorance est toutefois nécessaire: il interroge, il commande une parole, c’est-à-dire la manifestation d’une intelligence qui s’ignorait ou se délaissait et il vérifie ensuite que le travail de cette intelligence se fait avec attention, « que cette parole ne dit pas n’importe quoi pour se dérober à la contrainte. » (p.51) et qu’il cherche avec constance. Avec cette volonté, l’étudiant.e s’attachera à la parole, il ou elle fera l’effort de comprendre et voudra répondre à celui ou celle qui lui parle (ultimement le livre), non pas comme celui qui examine mais comme celui qui écoute en pleine égalité.

On comprend de ce qui précède que malgré l’importance des livres, de l’autorité de la culture et de la connaissance du monde tel qu’il est, la méthode de l’éducation n’est pas qu’une transmission de savoirs : « La vertu de notre intelligence est moins de savoir que de faire. » (p.110) Le but n’est donc pas de faire des savants mais plutôt: 

« de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs. » (p.168)

L’éducation favorise ainsi la formation d’êtres de progrès, « qui pensent surtout que savoir n’est rien en soi-même et que faire est tout » (p.181) Cependant, ce faire n’est pas que technique et matériel, « ce faire est fondamentalement acte de communication » (p.110). La compétence ultime est de communiquer, d’écrire, d’argumenter, de porter des jugements, bref, d’avoir la volonté de produire une pensée en mobilisant des savoirs avec intelligence ! La méthode de l’émancipation, contrairement à la méthode explicatrice abrutissante, est ainsi pour l’étudiant.e« une méthode active qui lui donne l’habitude de raisonner par lui-même et d’affronter seul les difficultés, qui forme l’assurance de la parole et le sens des responsabilités » (p.203). Et cela rappelons-le, accompagné d’un maître ignorant.

L’autorité du monde et le consentement

Mais le problème initial ne demeure-t-il pas entier ? Ne faut-il pas que le mouvement de la volonté prenne naissance quelque part dans l’autorité du maître ? Ne faut-il pas pour que l’élève prenne conscience de l’égalité de son intelligence, qu’il soit forcé à voir le livre comme une parole valable qu’il doit écouter ?S’il faut laisser l’élève fonder ses propres explications à partir de son rapport au livre, pourquoi ce livre plutôt qu’un autre ? Je ne crois pas que Rancière réponde à ces questions d’autant plus que les exemples qu’il donne semblent toujours liés à un savoir manifestement nécessaire pour celui qui est éduqué : par exemple, la première expérience de Jacotot, où il introduit au français des gens qui veulent l’apprendre par nécessité. Mais comment peut-on motiver quelqu’un qui ne l’est pas déjà ? Comment motiver à l’apprentissage de la philosophie grecque ou à la littérature russe du XIXe siècle ?

Il semble que le maître doive nécessairement circonscrire l’offre initiale ce qui n’est autre chose que l’exercice de l’autorité.Le maître doit aussi causer ce mouvement initial, cette rencontre avec le livre, ce désir même d’entrer en communication; il a donc la tâche ingrate de stimuler le consentement, la participation volontaire de la personne éduquée. Techniquement, nous ne devrions pas avoir ce problème dans les études collégiales comme les étudiant.e.s choisissent leurs programmes d’études, ce qui suppose un certain intérêt ou une volonté de s’investir dans les cours choisis. Mais, il ne faut pas oublier que la formation générale comporte une forme de coercition.

On m’objectera qu’au sens légal les cours de formation générale ne sont certainement pas une menace à l’intégrité ou à la sécurité de quiconque et que la formation collégiale n’est pas obligatoire et que donc personne n’est obligé de suivre un cours de philosophie.On peut aussi considérer que l’élève qui s’assoit dans une classe collégiale l’est de manière consentante. Son consentement éclairé est même implicitement demandé lors de la présentation obligatoire du plan de cours, comme « il faut que la personne qui consente soit adéquatement informée des aspects essentiels de l’activité ou du contrat auquel on lui propose de consentir »[16] En ce sens, il est indéniable que l’étudiant est légalement consentant à sa présence en classe. Un autre argument de poids est que cette coercition (les cours de formation générale obligatoire) est la conséquence d’une décision politique démocratique et légitime inspiréede surcroît par des intellectuels importants, c’est-à-dire par la mise en place des recommandations du Rapport Parent.

Mais réfléchir sur le consentement nous oblige à nous questionner sur les rapports de force au cœur du consentement, au caractère inégalitaire des relations humaines. Les cours de formation générale sont pour plusieurs un mal nécessaire auxquels ils consentent mais seulement de manière instrumentale. Leur consentement repose sur l’exigence de réussite, sur la nécessité de réussir ces cours afin d’obtenir le diplôme qu’ils convoitent. Conséquemment, le rapport de force du maître à l’élève repose sur cette dépendance de l’étudiant.e à l’évaluation positive du maître. Ce à quoi consent une partie des élèves est à cette nécessité de satisfaire aux exigences du cours pour pouvoir le réussir. C’est d’ailleurs pourquoi certains demandent les exigences les plus précises possibles. Ils consentent à se soumettre aux livres qu’il faut lire et surtout aux pages qu’il faut lire, voire même aux passages qui répondent exclusivement aux questions préparatoires qu’un professeur consciencieux aurait dû fournir… Dans bien des cas il n’y pas de véritable consentement aux livres et à la culture en général, la véritable autorité étant le fantôme du diplôme à obtenir.

« Si vous voulez mieux comprendre, vous écouterez ce film cette semaine…  Profitez-en pour lire ce livre cet été. » Pourquoi ce drôle de sourire dans le visage de mes étudiant.e.s ? Pourquoi personne ne note-t-il le nom de ce roman ? Ils ne consentent pas. Sauf une minorité d’élèves qui ont déjà consenti dans des expériences antérieures et qui sont souvent les plus intéressés. Nous sommes contents de les avoir, mais nous avons si peu de travail à faire avec eux. L’enjeu est de faire consentir les autres. Comment y arriver ? Comment « pouvoir convaincre des gens qui ne vous écoutent pas ? »[17) ou si peu ?

Dans la relation pédagogique, la présence et l’attention sont les premiers pas du consentement et nous savons bien comment les susciter : « Ceci sera une question à l’examen, ceci est primordial pour la dissertation, cette information est essentielle pour réussir… » Tout attentionnés sont maintenant nos étudiant.e.s. Mais ce n’est pas ce consentement mû par une motivation extrinsèque que nous cherchons mais une véritable curiosité, une émancipation, une volonté intrinsèque intelligente.

La voie conservatrice est de substituer l’autorité du diplôme à celle du savoir et de la culture en instituant un modèle d’excellence, une véritable autorité épistémique et morale ce qui est justement la porte d’entrée du système explicateur : « Vous n’aviez pas lu Platon, vous ne pouviez donc rien comprendre du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, du bien et du mal. Voyez comme les textes de Platon sont magnifiques, nombreux et profonds. Très peu d’entre vous pourront les lire et les comprendre vraiment. Voyez comme vous êtes ignorants de l’essence de l’existence humaine. Mais nous démêlerons tout ça. Je suis capable de vous expliquer et vous pourrez répéter ensuite. » Il s’agit là à mon avis d’une erreur de posture. Je suis en accord avec Rancière : « Il y a abrutissement là où une intelligence est subordonnée à une autre intelligence. » (p.27)

Comment pouvons-nous concilier l’attention, l’autorité de la culture et l’égalité des intelligences? Pour être légitime et efficace, l’autorité doit s’exercer sur la volonté et non sur l’intelligence. Essayer de faire reconnaître l’autorité de la littérature et de la philosophie, c’est essayer de faire reconnaître l’autorité du monde par la philosophie et la littérature. Pour reconnaître son autorité, il faut reconnaître son altérité et il faut que l’apprenant se sente responsable envers cette autorité. On doit donc utiliser l’autorité du maître pour stimuler l’intérêt de l’enfant, le rendre attentif afin qu’on le contraigne à activer sa volonté. La sujétion a donc pour objet la volonté et non l’intelligence. La tâche du maître est de contraindre l’étudiant.e« à utiliser de sa propre intelligence » (p.29) comme celle-ci a pour fonction de servir la volonté (p.88).

Transformer l’autorité par la dissertation philosophique ou la création littéraire

Il y a évidemment quelque chose d’ironique de dénoncer l’explication dans un texte explicatif ! Je ne pense pas qu’il soit possible ni même souhaitable d’évacuer l’explication de la relation pédagogique et a fortiori de la relation humaine. La réciprocité démocratique exige une constante justification aux autres de notre façon de vivre et pour y arriver nous devons essayer de leur expliquer. Mais je pense qu’il est possible de conserver l’égalité dans l’explication et c’est là que nous devons faire un effort considérable.

Cette méthode de l’émancipation doit être interne à l’individu, elle doit s’appuyer sur son autonomie et la reconnaissance de son intelligence propre. L’élève sera motivé s’il comprend que sa voix peut avoir un poids, qu’il peut faire partie intégrante du modèle d’excellence qui fait autorité et qu’il peut aussi le redéfinir. Le consentement nécessite un rapport dialectique d’égalité où les deux pôles pourront mutuellement se transformer. Si l’étudiant.e comprend qu’il peut transformer son maître, la philosophie et finalement sa vie à travers elle, il y trouvera un intérêt authentique, il sera attentionné. S’il comprend l’égalité des intelligences et son propre pouvoir explicatif, il consentira à participer au dialogue culturel. Selon cette conception, le livre ou la culture joue une part très importante, mais seulement dans la mesure où le livre s’inscrit dans un horizon de sens a priori très subjectifs, qui peuvent tout de même être différents que les intérêts immédiats de l’étudiant.e. La « vérité » est ainsi toujours en construction, toujours l’objet d’une enquête que le sujet doit mener activement. L’émancipation fait de l’être humain un interprète qui peut donner un sens à ce qu’il vit en interaction avec le monde(le livre, le maître, les autres élèves) et à partir de son vécu préalable, ce qu’il pense savoir déjà. L’éducateur peut contraindre par son autorité, mais il fait fausse route s’il ne cherche pas à substituer cette autorité à l’intelligence de l’étudiant.e, seule possibilité du consentement. Cette approche que l’on peut qualifier de démocratique au sens de Dewey écarte un apprentissage abrutissant qui repose sur la seule répétition des explications du maître.

En pratique, il faut maximiser leur chance de s’exprimer sur le livre et minimiser l’explication totalisante. Il faut reconnaitre explicitement que différentes interprétations sont possibles tant qu’elles sont argumentées (qu’elles proviennent d’une intelligence) et que les explications du maître peuvent aussi être critiquées. Le maître peut être ignorant dans la mesure où il peut laisser l’élève seul face au livre sans qu’il ait besoin de lui imposer la bonne compréhension, qui de toute façon lui fait aussi en partie défaut. Il faut stimuler le faire; la possibilité de s’exprimer et de porter des jugements éthiques, politiques et esthétiques sur les problèmes étudiés tout autant que sur les livres à l’étude ou sur la relation pédagogique. Contrairement à ce que pense Arendt, l’autorité démocratique, celle qui est consentie, est possible et nécessaire en éducation et est absolument compatible avec « la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. »[19]

Il faut à tout prix éviter une partie du paradigme conservateur comme l’obéissance passive à l’autorité de la culture transmet aussi des habitudes, des compétences non-démocratiques de soumission à l’autorité. Même si l’on peut penser comme Arendt que la connaissance du monde doit précéder toute forme d’invention, cette longue transmission d’un monde trop autoritaire nuit à la créativité et à l’autonomie qui nécessite toujours une critique préalable, un non-respect de l’autorité traditionnelle. Si selon Arendt l’autorité est une vertu, il s’ensuit qu’il en est de même pour l’obéissance à cette autorité. A-t-on vraiment besoin de rappeler à l’aide d’exemples historiques l’importance de mettre en doute toute autorité qui prétend être un modèle d’excellence?

C’est d’ailleurs par la dissertation critique que l’on peut vérifier le consentement. Au lieu de souhaiter une neutralité axiologique et une parfaite objectivité de nos étudiant.e.s afin de les extirper de leur « vision simpliste et naïve du monde »[20] il faut plutôt leur permettre d’être subjectifs, de donner des exemples tirés de leur vie quotidienne, de leur perspective, de dire les choses comme ils les comprennent et non comme nous les avons inévitablement expliquées. C’est peut-être ce que nous retrouvons sur certaines grilles de correction comme étant l’originalité. C’est cette participation qu’il faut susciter en rendant possible que l’étudiant.e prenne la pleine mesure de son intelligence en égalité avec le maître, le livre et la culture et qui nécessite de notre part une charité herméneutique. Il ne faut pas qu’il s’élève, se hisse à la culture, se dégage de son individualité pour atteindre l’universel transcendant. Il faut au contraire qu’il mobilise son intelligence immanente, pour s’ouvrir au monde.L’autorité du monde si chère à Arendt demeure, malgré l’importante liberté de le changer, de l’interpréter, de l’expliquer différemment. L’étudiant qui consent à l’autorité des textes n’est pas celui qui les répète bêtement, mais celui qui les critique à sa façon et qui, en quelque sorte, les réinvente et les réactualise. Faire est essentiellement communiquer nous disait Rancière. Si dans sa dissertation, il consent à s’exprimer sur un mode authentique bien à lui, teinté par son individualité et ses particularités, c’est qu’il reconnaît une forme de responsabilité envers les textes et donc l’autorité du rapport dialectique avec la culture. Par le fait même de cette reconnaissance de l’autorité, il exprime son individualité, sa liberté et son consentement.

[1] Arendt Hannah, « La crise de la culture », dans L’humaine condition, Paris, Gallimard 2012

[2] On retrouve cette formulation entre autres chez John Stuart Mill, Lord Acton et John Dewey.

[3] Peters, Richard Stanley, Education as initiation, dans dir. Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.99.

[4]Normand Baillargeon, L’éducation, Paris, Flammarion, 2011, p.95.

[5] Peters, Richard Stanley, op.cit. p.97.

[6] Kant, Emmanuel, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, p.118. Sans détailler la solution que Kant donne à ce problème, mentionnons brièvement qu’inspiré par L’Émile de Rousseau, il propose de laisser toute la liberté (au sens large) à l’enfant, tant qu’il ne s’oppose pas à la liberté d’autrui, tout en lui montrant « qu’il ne saurait parvenir à ses fins si ce n’est en laissant les autres atteindre les leurs ». Finalement, l’autorité doit se justifier elle-même devant l’enfant : « on doit lui prouver qu’on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l’usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’un jour il puisse être libre ».

[7] Dewey, John, Démocratie et éducation, Paris, Armand colin éditeur, 2011, p.179.

[8] Arendt, Hannah, op.cit., p.758.

[9]Ibid, p.753.

[10]Arendt, Hannah, op.cit., p.759.

[11] Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », p.672.

[12] Dewey, John, op.cit., p.158.

[13] Arendt, p.750.

[14] Les citations accompagnées d’un numéro de page entre parenthèses sont toutes tirées de : Rancière, Jacques, Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.

[15] Platon, Alcibiade, 131 d.

[16] Platon, Phèdre, 274c-277a.

[17] Pierre Trudel, « Le consentement », Le Devoir, 7 janvier 2020.

[18] Platon, République, 327 c.

[19]Arendt Hannah, « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans L’humaine condition, Paris, Gallimard 2012, p.672.

[20] Réjean Bergeron,« La culture qui fait le trottoir », Le Devoir, 4 septembre 2019.


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