Défendre l’autorité de l’enseignant pour affermir la personnalité de l’étudiant, Georges-Rémy Fortin

Artiste: Audrey Castonguay


Un professeur ne peut véritablement enseigner sans autorité. Si ce qu’il enseigne n’est pas nouveau pour l’étudiant, alors il n’enseigne pas vraiment. Si ce qu’il enseigne est nouveau, alors l’étudiant est confronté à du non-encore connu, de l’inconnu. Si la nouvelle connaissance non encore connue est moindrement complexe, moindrement substantielle, la compréhension ne sera pas immédiate. C’est pourquoi l’étudiant doit croire avant de comprendre, croire pour comprendre. L’autorité du professeur garantit à l’étudiant qu’il peut se fier à lui, qu’il peut lui faire confiance.

La confiance accordée au professeur n’a pas à être aveugle, ou absolue. Elle peut être retirée. L’autorité s’impose par la soumissions librement consentie à la force rationnelle du discours. L’étudiant croit pour comprendre. La compréhension doit suivre la croyance. La confiance doit accroitre l’intelligence. L’accroissement d’intelligence accroit en retour la confiance. La confiance et l’intelligence ne peuvent s’accroître l’une sans l’autre.

Ainsi, autorité et enseignement ont partie liée. Platon et Aristote, à la suite de Socrate, voyaient dans la capacité d’enseigner la preuve de l’universalité d’un savoir. Si le particulier est enchaîné à l’individu, l’universel est par nature ce qui se communique, ce dont la subsistance et l’ampleur permettent au multiple une participation. Or si l’enseignement prouve l’universel, l’universel légitime l’enseignement. L’autorité de l’enseignement ne peut se fonder que sur l’universalité du savoir.

C’est parce qu’elle se fonde sur l’universel que l’autorité n’a pas besoin de recourir à la force, du moins la force physique. Autorité et pouvoir sont deux choses différentes. L’autorité du savoir s’impose d’elle-même, ou par une force intellectuelle et émotionnelle. L’autorité de l’enseignement repose sur sa capacité à communiquer le Vrai, le Bien et le Beau aux esprits et aux cœurs.

Bien sûr, on doit distinguer les aspects objectif et subjectif de l’universel, c’est-à-dire la vérité de l’universel, d’une part, et de l’autre, sa compréhension par les individus. C’est pourquoi l’on distingue les matières enseignées de la pédagogie. Toutefois, comme l’objectif et le subjectif ne sont séparés qu’artificiellement, contenu et pédagogie perdent leur sens lorsqu’ils sont séparés.

L’universel est par nature ce qui éclaire et nourrit un esprit rationnel, comme l’illustre l’analogie platonicienne entre le Bien et le soleil. Si le savoir est solide, l’esprit est satisfait. Le langage, les images et les procédés contingents qui sont employés pour aider un étudiant à comprendre peuvent certes faire que la compréhension soit plus ou moins rapide, plus ou moins agréable, mais, en définitive, c’est la valeur du savoir qui donne un sens à l’apprentissage. L’obsession pour la pédagogie et les moyens de transmissions aggravent la crise du sens, et ruinent l’autorité.

Si le langage ne se réduit pas à un outil inerte à la disposition de la pensée, celle-ci ne se réduit pas à la communication, à l’expression ou à la signification. La pensée est une présence au monde et à soi, à l’être, aux vivants et aux personnes. C’est dans ce milieu concret qu’elle trouve l’universel. C’est dans ce milieu concret que se fondent l’autorité et le sens. C’est dans ce monde vivant que se trouve quelque chose à enseigner, à dire, quelque chose qui «motive». 

Bien entendu, on rétorquera qu’il n’y a pas d’universel, que l’objectivité est un leurre, que la vie concrète est interprétée de multiples façons. Un argument simpliste, mais pourtant couramment répété, est que la diversité des opinions prouve la fausseté de l’universel. Pourtant, qui a lu quelques textes philosophiques composés par de jeunes adultes sait que la diversité des opinions est loin d’être un fait. Ce qui règne, c’est bien plutôt le conformisme, le ronron d’opinions mille fois exprimées, qu’un chaos diversitaire. Le rejet de l’universel n’augmente pas la diversité, mais au contraire l’appauvrit.

En réaction à l’individualisme extrême des sociétés contemporaines, la nature sociale de l’être humain redouble d’ardeur et le pousse vers des pôles identitaires simplistes. Pour ne pas se laisser emporter par la frénésie du monde du travail et de la consommation, on s’accroche aux finalités les plus communes qui soient: l’acquisition et la conservation d’un bon revenu, d’un statut social, et l’accomplissement de soi. Pour y voir clair dans un flots d’informations majoritairement insignifiantes et fausses, on distille jusqu’à la caricature une morale de plus en plus rigide.

Les partisans de la philosophie du non et de la critique à tout vent ont beau jeu de dénoncer ces raidissements, ces crispations existentielles qui ont quelque chose d’artificiel, et qui peuvent souvent «faire le jeu du système». Mais le non présuppose le oui, la critique n’est critique que d’une affirmation préalable, et l’espace libéré par une déconstruction ne prendra vie que si quelque chose s’y édifie à nouveau.

Les philosophies du soupçon sont facilement récupérables par le marketing, et elles participent en définitive du même mouvement d’éclatement et de surpécialisation qui a engendré l’économie moderne, la course au progrès technologique et l’abstraction croissante de monde intellectuel. Elles ne donnent l’impression d’offrir une position de recul face au monde contemporain que parce qu’elles se sont logées dans l’oeil du cyclone.

La critique effrénée, lorsqu’elle est vraiment critique, sape l’autorité par laquelle elle se transmet elle-même. Pour échapper à cette auto-destruction, la critique se transforme souvent en un petit catéchisme qui ne se transmet que par le dogmatisme le plus aveugle. Dans un cas comme dans l’autre, l’expérience nous ramène au constat que seul l’universel s’enseigne. Le particulier s’évanouit, ou il ne se préserve que de façon mécanique, répétitive. Seul l’universel vit dans l’intelligence, et fait vivre l’intelligence.

L’autorité est la capacité de vivifier la pensée. Entre le gourou, qui écrase la personnalité de l’étudiant, et le pédagogue moderne, qui le laisse à lui-même et au conformisme social, le professeur qui impose l’autorité de l’universel aide l’étudiant à développer sa propre personnalité. Une personne n’en devient une qu’en relation avec d’autres personnes et avec le monde. Cette relation n’est rationnelle que par la participation à des universaux qui médiatisent les êtres et les gens.

Les universaux prennent plusieurs formes: les vérités communes sur le monde et le vivant, les vertus et les valeurs partagées, le sens de la beauté de la nature, des êtres et des oeuvres d’art. Ils permettent non seulement un horizon de sens commun, mais les interactions entre individus qui développent le caractère, forment les opinions, font éclore la personnalité. L’universel ne dissout pas le particulier, il ne le fait pas disparaître dans une uniformité monochrome. En médiatisant le particulier, en reliant l’individu à l’individu, l’universel permet à la diversité d’exister comme diversité.

Enseigner n’est pas autre chose que permettre à l’étudiant de participer à l’universel par sa raison.  Participer rationnellement à l’universel, c’est là seulement ce qui constitue l’acte de penser, de philosopher. C’est à cela que se mesure l’autorité. On la reconnaît comme l’arbre à ses fruits: l’étudiant qui pense par lui-même. Si l’étudiant conteste son maître intelligemment, ce sera grâce à ce qu’il lui aura enseigné, et ce sera un hommage à son autorité. Si la contestation de l’étudiant est rationnelle, la participation à l’universel est approfondie, elle n’est pas niée.

La véritable autorité s’impose d’elle-même, par la force de l’universel qu’elle communique. La crise de l’autorité est une crise de la confiance. Les victimes de la crise sont celles qui, faute d’avoir appris à qui faire confiance, font confiance à ceux qui ne leur apprennent rien, à ceux qui les confortent dans leur médiocrité, ou à ceux qui, pour fuir cette dernière, font tourner à vide la pensée du refus. L’angoisse qui étreint l’humanité déboussolée est le cri de l’âme qui se languit du Vrai, du Bien et du Beau. Malgré cette crise, les universaux sont ce qu’ils sont, et les maîtres enseignent ce qui doit l’être. La véritable autorité est celle qui sera toujours sensible à ce cri, et qui sera toujours prête à y répondre.

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